Version imprimable de Giono et la technique
Jean Giono
Le Poids du ciel
(1935, extrait)
Je ne suis pas l’ennemi de la technique. Je suis l’ennemi des formes modernes de l’emploi de la technique. Je ne veux pas détruire les avions, les phonographes, les cinématographes, la radio. Je dis seulement qu’il y a quelque chose de plus que tout ça et de plus beau : c’est un homme. J’ai dit ailleurs que toutes les patries, tous les territoires, toutes les mystiques ne valaient pas la vie d’un homme ; je dis ici que toutes les découvertes ne valent pas la vie d’un homme ; j’ai pris ailleurs une position nette et inébranlable contre toutes les guerres, et je prends ici une position nette et inébranlable contre les guerres de toutes sortes.
Je ne crois pas que la technique puisse apporter toute seule le bonheur aux hommes. Je ne crois pas qu’il suffise d’une réforme de structure sociale pour que l’emploi de cette technique devienne soudain bénéfique. Je dis que nous serions peut-être sur la vraie route de la joie si nous nous servions en même temps et également de la technique et de la sagesse. Je dis que l’ennemi de la sagesse, c’est le profit ; et je dis que la technique est une séduisante machine à profit. Les réformes de structure ne font jamais que changer le profit de place : il cesse de tuer la sagesse du capitaliste pour tuer la sagesse de l’état. La sagesse est de savoir que l’homme n’est pas un animal politique, mais qu’il est un animal naturel. Il n’a pas un absolu besoin de technique. Il existait des hommes heureux avant que la technique existe. Je dis même que depuis qu’elle existe, les hommes sont un peu plus malheureux, contrairement à ce que généralement on affirme.
Il faut s’examiner soigneusement soi-même et se poser la question à l’instant où l’idée vous saisit : votre bonheur personnel dépend-il de la technique ? À l’instant précis où vous vous examinez, vous, individuellement, seul avec vous-même, votre paix intérieure, votre joie a-t-elle un absolu besoin de technique ? Faites votre compte ; faites deux parts des choses qui vous sont absolument nécessaires et individuellement nécessaires pour que votre vie soit belle : mettez d’un côté ce qui est sujet de la technique et de l’autre ce qui est sujet de la nature. Pesez. Ce qui est sujet de la nature, c’est ce que j’appelle le poids du ciel. Et je n’attends pas que vous me répondiez ; répondez-vous à vous-même ; ça suffit. Votre réponse ne m’intéresse pas (voilà toute la question), elle vous intéresse, vous. Même si vous êtes un homme ultramécanique, vous verrez combien le ciel pèse sur vous en réalité. Et quelle importance pour votre beauté que vous placiez sous ce poids des épaules naturelles ! Car c’est pour ce poids qu’elles sont faites.
Mais tout n’est pas là. Ce que nous voyons clairement par ce procédé (tout au moins je souhaite que vous le voyiez clairement), ce sont les raisons du misérable désespoir moderne. Mais vous et moi nous ne sommes cependant que ce qu’on pourrait appeler les profiteurs de la technique. C’est nous qui nous servons des produits de la technique. Il fallait d’abord voir si elle nous était vitalement indispensable (j’emploie encore ce mot dans le sens : pensée conjointement). Le compte dans lequel j’ai essayé de vous pousser tout à l’heure a dû vous parler à ce sujet. Mais il y a ceux qui servent la technique et ceux-là sont des hommes comme vous et moi ; cependant leur condition est différente : ce sont eux qui ont comme œuvre sur la terre de construire les produits de la technique ; ils sont au cœur du drame. Ils n’ont pas plus besoin que nous de ce qu’ils font ; mais en plus ils le font. L’homme est un animal qui a le sens de l’utile. Un des supplices les plus terribles qu’on puisse inventer pour lui, c’est le travail inutile. Il y a le travail évidemment inutile qui est un supplice ; il y a le travail dont l’inutilité n’est pas évidente mais existe, dont l’inutilité a des raisons philosophiques. Ce travail dessèche l’homme, le rend pareil a du bois incendiaire. Il ne peut plus ni jouir ni aimer. Comme la bêche du gemmeur écorche le tronc des pins et leur sève les abandonne, ce travail écorche les individus et ils perdent lentement leur beauté. Je ne veux pas connaître leur salaire ; je sais qu’il sera toujours injustement insuffisant. Une des plus grandes horreurs du capital, c’est qu’il a perverti les hommes jusqu’à leur faire croire qu’il pouvait payer cette dégradation et cette honte. Je crois que le drame n’est pas dans le salaire de ces hommes ; il est dans le fait que ce salaire, quel qu’il soit, ne pourra jamais leur permettre d’acheter ce qu’ils perdent ; et qu’en réalité, gagneraient-ils mille francs par heure, ils ne cesseraient quand même de s’appauvrir. Car je ne veux pas dire acheter à une boutique ni que ce soit quelque chose qui se vende ; je me suis seulement servi d’un mot capitaliste ; mais j’ai voulu dire que ce salaire ne leur permettra jamais d’être libres, car, pour eux, la liberté n’est pas une question sociale ou capitaliste. C’est une question de valeur individuelle, de beauté individuelle perdue. Je ne parle pas de la mutilation physique qui existe et qui compte, mais qui est accidentelle ; je ne parle pas des déformations physiques déjà un peu plus généralisées, ni de certaines perversions presque aristocratiques qui saisissent les ouvriers en contact avec certains produits chimiques attaquant la matière de l’homme avec une violence voluptueuse, comme par exemple : les benzol, benzine, xylol, toluol, des peintures au pistolet, dont on ne peut priver l’intoxiqué sans qu’aussitôt il en réclame terriblement pour son dernier plaisir, ne pouvant plus vivre sans le poison. Malgré le fracas infernal de ces derniers mots : ne pouvoir vivre sans le poison, et cette sorte de sinistre tourbillon raccourci en quoi ils changent brusquement la vie de l’homme, c’est d’une blessure plus grave encore que je veux parler. Elle n’est pas spectaculaire ; à peine un coup de bêche de gemmeur, et dans le plus secret, mais dans le plus radieux de l’humain. Et l’issue ne se ferme plus. Ce qui devait servir à la joie sert à fabriquer du produit technique. Le monde entier est recouvert d’un marécage de cette sève de joie gâchée pourrissante. Imaginez seulement pour votre sang qui est moins précieux, croyez-moi, une blessure semblable, cachée sous vos vêtements et par laquelle sans cesse le sang vous quitte et se pourrit le long de vous, et englue vos pieds et vos bras, vous vide complètement et vous laisse encore vivant. Vivant, je veux dire utilisable, car qui peut appeler cela vivre ? Et ces hommes doivent en plus, et dans cette situation, participer aux plus grands drames naturels de l’amour, de la joie et de l’appétit ! Impuissantes étreintes d’ombres ! Mais supposons que la civilisation technique soit notre seul avenir ; il est inutile alors d’être troublé par le spectacle de cette misère physiologique. Il faut au contraire l’organiser. Le bonheur des générations futures l’exige. Le produit technique indispensable à la vie de l’homme l’exige. Nous n’avons pas besoin de conscience ; nous avons besoin d’un raisonnement logique parfaitement froid. Si la misère des hommes qui servent la technique est insupportable, ils ne la supporteront pas. Ils mourront ; ou bien ils cesseront de servir. Dans les deux cas, les hommes qui se servent des produits de la technique sont menacés dans ce qui est indispensable à leur vie. Il faut donc empêcher les autres de mourir le plus longtemps possible. La misère des hommes techniques provient de ce qu’ils sont naturels, étant par la suite attachés à un travail qui ne leur permet plus l’exercice de ce naturel. Il n’y a pas à nous inquiéter du fait que la technique humaine n’existe pas pour l’univers ; nous avons décidé une fois pour toutes que l’univers est d’un côté et nous de l’autre ; et que ce qui n’existe pas pour l’univers existe pour nous et contient notre seul espoir. Il n’y a pas non plus à considérer que la nature ne collabore pas avec nous et ne différencie pas les hommes à leur naissance, livrant, exactement manufacturés, ceux qui doivent servir et ceux qui doivent se servir. (À aucun moment il n’est ici question de capitalisme, je le suppose aboli et nous sommes par exemple dans un état encore plus avancé que l’état communiste, mais qui a mis comme lui tout son espoir dans la technique. Il n’est question que d’hommes qui produisent des objets techniques et de ceux qui ne font que se servir de ces objets, car ce ne sont jamais et nulle part exactement les mêmes.) La nature donc ne collabore pas avec la technique. Il fallait s’y attendre, puisque nous sommes séparés du reste de l’univers, mais, et c’est ce que je veux bien préciser, la nature n’agit pas envers la technique comme elle agit envers les formes universelles. Elle ne fournit pas de formes formées. La nature fournit les formes formées de l’eau : ce sont les poissons ; les formes formées de l’air : ce sont les oiseaux ; les formes formées de la terre : ce sont les mammifères, les reptiles, et précisément dans l’énumération des classifications zoologiques on voit avec quelle logique elle adapte les formes vivantes jusqu’à la plus subtile variation du milieu formant. Mais, pour la technique, elle fournit seulement des hommes naturels, forme formée d’une des subtilités de la terre. Tels qu’ils sont ainsi fournis à la vie, ces hommes sont parfaitement adaptés à cette subtilité de la forme terre dont ils sont la forme formée, mais ils ne sont pas parfaitement adaptés à la technique. Seule une partie d’eux-mêmes peut s’adapter à la technique : c’est cette partie spirituelle qui est faite de faiblesse et de curiosité. Faiblesse qui, suivant la logique de la nature, doit entretenir la joie de se sentir continuer à vivre ; curiosité de ses aboutissants d’être vivant qui oblige à continuer à vivre. Nous n’avons pas à décider si les hommes se trompent ou s’ils ont raison en adaptant cette partie d’eux-mêmes à la technique, nous avons seulement à constater qu’ils le font. Mais, le faisant, ils sont douloureusement tiraillés par tout le reste de leur forme formée. Nous avons vu même qu’après toute la puissante dénaturation que déjà la technique leur a fait subir, les souvenirs de l’état naturel les déchirent de plus en plus brutalement dans le plus sensible d’eux-mêmes. Pour les hommes qui se servent des produits de la civilisation technique, l’ivresse de l’usage de ces produits peut les empêcher de comprendre qu’ils souffrent. Enfin, je veux dire : ils n’auront par exemple qu’une farouche inquiétude, un mystérieux désespoir, enfin, tous ces sentiments que nous connaissons bien et qui nous font appeler misérablement vers l’espoir. Mais les hommes qui servent les produits de la civilisation technique subissent leur misère sans ivresse. Bien entendu, leur dénaturation est encore plus parfaite ; et, au point de vue de la vie naturelle, on peut presque dire qu’ils sont morts. Mais leur souffrance est si terrible qu’à un certain moment elle peut peut-être agir sur eux comme une simple force physique, et les faire ruer comme le courant électrique fait ruer les cuisses mortes de la grenouille. C’est ce qu’il faut éviter. C’est le plus grave problème à résoudre pour la civilisation technique après qu’elle s’est emparée de toute la terre. Il lui faut absolument vaincre ici, non seulement pour que son progrès ne soit pas embarrassé ou détruit par les plaintes et les révoltes de cette légitime souffrance, mais encore parce que sa victoire sur ce point précis assure d’un seul coup sa justification complète. En effet, c’est le point par lequel elle est encore attachée à la nature. C’est le point où elle est encore sous la sujétion de la nature. Elle a encore besoin d’êtres naturels pour exister, et si, après quelques années, les hommes qui ont passé la porte de l’usine, elle peut triomphalement nous les présenter en nous disant : « Voyez, ils n’ont plus rien de naturel », la première fois qu’ils passent la porte d’entrée ils sont des hommes de provenance naturelle. C’est là qu’il faut trancher pour qu’elle se libère définitivement de toute sujétion ennemie. Et elle va le faire avec ses moyens techniques.
Dans les temps où je finis d’écrire ce livre, on n’a pas encore accordé une confiance totale à la technique. On continue à savoir qu’il y a des existences naturelles. Mais on a attaché un sens péjoratif à la poétique, un sens qui signifierait à la fois inutilité et niaise enfance, et chaque fois qu’on parle d’existence naturelle on insiste pour en montrer le sens poétique. Nous avons l’air de jouer un jeu de dupes. La technique moderne est déjà devant le problème de sa sujétion à la nature. Elle n’ose pas encore le résoudre par le raisonnement froid qu’elle pourra se permettre quand elle possédera la vie de l’avenir sans conteste. Elle essaie encore de le résoudre bêtement, avec des raisonnements naturels, très touchants pour celui qui les regarde du fond de la poétique, car ils sont gentiment niais et inutiles. Qu’elle soit obligée d’employer ces raisons naturelles est un curieux aveu d’impuissance. Elle s’est aperçue qu’il était dangereux pour elle et pour son avenir de se faire servir par des hommes dont l’état devenait de plus en plus misérable. Elle a gauchement essayé de leur faire supporter cette misère. À certains endroits, elle a essayé de leur faire croire qu’elle se donnait : elle n’a donné que le gouvernement aux ouvriers ; elle est restée maîtresse absolue de leur corps, continuant, comme dans le passé capitaliste à détruire leurs nerfs, leurs artères, leur sang ; elle n’a pas libéré la beauté de l’individu ; elle s’est gardé le droit de s’en servir et elle s’en sert comme avant, sans honte et sans scrupules. À d’autres endroits où le gouvernement appartient encore aux capitalistes, on a donné aux ouvriers des congés, des permissions de vivre ailleurs pendant un certain temps, comme si on disait : « Nous savons que la vraie vie est ailleurs, allez vivre pendant quelque temps puis revenez. » Ce sont des solutions poétiques. Et on comprend bien que la technique ne pourra pas continuer à les employer. C’est trop satisfaire la civilisation ennemie. Il y a dans la nature des forces dont il faut qu’elle se méfie. Les individus retrouvent leur beauté avec une incroyable vitesse. Brusquement, les bras et les jambes prennent leur plaisir animal de bras et de jambes. On ne peut pas connaître à l’avance l’ampleur des événements déterminés par la rencontre d’un torse d’homme et du vent. Et la technique le sait. Elle ne va pas tarder à employer son raisonnement le plus froid. Qui parle de cruauté ? Il n’est question ici que de logique. Et peut-être de bonté et de tendresse technique. Les hommes techniques sont malheureux ? Ce malheur est dangereux pour la civilisation technique ? Il faut les rendre heureux dans ce travail qui est de servir cette civilisation. Quelle est la raison de leur malheur ? – Ils ont un corps naturel. – Pourquoi ce corps naturel est-il la raison de leur malheur ? – Parce qu’il a été formé par la forme terre, qu’il s’y adapte avec joie et qu’il ne peut pas s’adapter avec joie à une forme pour laquelle il n’est pas formé. – C’est donc une raison biologique ? – Oui. – La technique s’intéresse à la biologie. Elle n’a pas donné à l’avion les formes de l’antilope ou de l’oursin ; elle lui a donné les formes de l’oiseau. Tous les bateaux ressemblent à des poissons. Elle peut s’intéresser à l’homme aussi. – Le corps de l’homme est une œuvre naturelle et il s’est fait d’un équilibre extrêmement sensible dans lequel toute intervention peut apporter la mort. La technique ne se sert pas des morts, tout au moins comme ouvriers. – Il y aura la part du feu, c’est entendu ; au début de l’intervention technique dans l’équilibre biologique de l’homme il y aura évidemment beaucoup de morts. Mais la race humaine se reproduit extrêmement vite. Le premier avantage de cette solution biologique c’est que, tout de suite, la nature devient sujette. La technique remporte déjà une grande victoire. Elle pourra d’ailleurs créer des haras. – Des haras d’hommes ? – Pourquoi pas ? – Mais la délicatesse d’un enfant… – La science a fait beaucoup de progrès. La connaissance chirurgicale va toujours un centimètre plus profond que la coupure de son couteau. Elle va d’ailleurs se perfectionner dans tous ces premiers temps où elle tâtonnera dans cette chair, et très rapidement elle fera des progrès que la poétique ne peut même pas imaginer. – Mais il est impossible de penser froidement que la technique peut se reconnaître le droit d’intervenir dans le corps de l’homme. La délicatesse d’un enfant n’est pas la fragilité de sa constitution biologique. C’est la grâce de sa joie naturelle, sa nouveauté. – La technique a une autre conception de la bonté et de la tendresse. Elle ne peut pas s’embarrasser de l’humain, et, ainsi libérée, elle atteint une sorte de bonté pure, de tendresse pure pour la chair. Cet enfant, tel qu’un homme et une femme l’ont fait, doit devenir plus tard un serviteur de la technique. Tel qu’il est fait, il souffrira effroyablement de cette servitude ; il ne pourra pas apaiser sa souffrance : tous les moyens précédemment essayés ont échoué. Il ne faut pas qu’il soit malheureux : son malheur menace la civilisation technique et cette civilisation est le seul espoir. Il faut qu’il soit heureux, et totalement. Il faut que ce soit fait d’un seul coup. On n’a pas le temps d’y revenir : le temps compte. Débarrassé des préjugés humains et des préjugés de pitié valables seulement pour les temps poétiques, le raisonnement technique pur atteint à la bonté pure. Cet enfant aura le bonheur pur. Elle donnera ainsi la plus grande certitude à l’avenir de l’homme. – Quels hommes, si elle se donne le droit d’intervenir dans leurs corps ? – Il n’y a pas de différence entre l’enfant né dans le haras technique et celui qui naissait avant dans ce qu’on appelait la classe ouvrière. S’il y en a une c’est une différence en mieux. L’enfant de la classe ouvrière gardait son corps d’homme naturel pour entrer dans une vie où ce corps naturel n’avait ni usage ni nécessité. Il gardait son esprit et parfois un excellent esprit (si on se place au point de vue poétique) mais cet esprit, comme ce corps, ne pouvaient servir qu’à la souffrance, puisqu’on les privait de leurs territoires naturels. Il ne peut plus être question de leur rendre leurs territoires naturels, puisque la civilisation technique est le seul espoir. Il faut donc modifier leurs corps. – Ils avaient une beauté individuelle qui était d’accord avec l’univers. – Ils auront une beauté de masse qui sera d’accord avec la logique intelligente de la technique. – Mais la beauté de l’individu ? – Il ne peut pas être question de beauté de l’individu dans la civilisation technique ; il est question de logique. Ce qui ne sert pas doit être supprimé. Ce qui sert doit être poussé jusqu’à son point de plus totale perfection. Les mots ne doivent plus avoir de sens poétique ; ils n’ont plus qu’un sens technique. La beauté de l’individu ne sert qu’à l’individu. C’est purement une exigence organique. Elle ne peut pas être tolérée. Nous sommes au cœur même du combat. La beauté de l’individu est exactement l’adversaire de la civilisation technique. Si la beauté de l’individu était l’espoir, il y faudrait assujettir la technique. Si la technique est l’espoir, il y faut assujettir la beauté de l’individu.
Il sera facile d’intervenir biologiquement. Après la maternité du haras, la maternité chirurgicale donnera à l’enfant sa deuxième naissance ; sa naissance logique. Il était né pour l’univers, il naîtra pour la technique. Il ne restera pas de monstrueuse dualité en lui. Il sera techniquement la forme formée de l’usine à laquelle il devra appartenir. Il y a des spécialistes industriels, il sera un spécialiste organique. La technique ne courra plus le risque d’être discutée par le malheur. Le malheur venait du désaccord entre la chair naturelle et la technique. La chair sera mise chirurgicalement d’accord. Elle n’aura plus d’autre bonheur que cet accord. La technique a besoin d’hommes qui doivent accomplir dans tout le temps de leur travail un certain nombre de gestes extrêmement précis dont il est facile de dresser le catalogue. On détermine exactement quels sont les membres nécessaires à l’exécution parfaite de ces gestes, et quelle partie du cerveau est le moteur. Tout l’organique inutile est supprimé. Il est inutile que cette chair soit sensible aux couleurs ou aux sons ; que les jambes soient capables de marcher par exemple ; si la station devant la machine est absolue, on peut supprimer les jambes, et les remplacer par une bitte de fonte sur laquelle la chair sera placée. On peut même calculer exactement la distance entre l’endroit où on placera la chair et le point de la machine que la main de cette chair devra toucher. On peut, à ce moment-là, supprimer les yeux qui ne seront plus nécessaires et calculer la place exacte d’où, en tenant compte du développement du bras, la main rencontrera obligatoirement le point de la machine qu’elle doit toucher. Si une machine se transforme et que la chair n’y soit plus adaptée, il est facile et parfaitement moral de détruire simplement la chair inutile par le procédé extrêmement propre et facile d’une piqûre hypodermique ou à la rigueur intraveineuse. Aucune logique ne s’y oppose ; toute la logique le demande. La bonté pure le demande. Le milieu formant disparaît, la forme formée doit disparaître si on ne veut pas qu’elle agonise, donc qu’elle souffre avant de mourir. Le mot même est un peu gros : il ne s’agira pas de tuer, il s’agira seulement de faire disparaître. Mais le mot souffrir a toujours sa valeur et le procédé parfait de la piqûre empêchera la souffrance. Les transformations dans la chair s’exécuteront sur des enfants frais, tout de suite après la naissance. La mortalité sera sans doute de quinze pour cent au moment de l’opération et de vingt pour cent en plus par la suite, mais le système du haras, supérieur à celui de la famille, fournira une matière première suffisamment abondante dont on pourra accélérer la production en usant de fécondations artificielles en série.
Il ne faudra laisser aucun souvenir dans la chair de ces enfants. L’œil en trop, le bras en trop, les jambes en trop menacent la technique. Le souvenir en trop menacerait la technique de la même façon. Si la chair pouvait seulement se souvenir d’une image naturelle il y aurait de la souffrance. Mille souffrances réunies sont un danger ; elles seraient capables de reformer la partie du cerveau qui est le moteur de la révolte, ou seulement la mélancolie qui n’a jamais été un instrument de travail. Il faut avant tout empêcher la souffrance. C’est pourquoi, malgré l’effroyable dureté apparente de cette logique, elle est de la bonté pure. Et elle assure l’avenir. Chaque forme de la technique aura exactement sa forme formée avec de la chair sans souvenir, sans membres en trop, sans souffrance possible. La beauté est un mot poétique. Ce sera désormais un mot technique. Cette chair sera belle. Sa beauté est son exacte utilité.
Non, ce n’est pas ici que vous avez reculé d’horreur. Le gouffre de la raison technique ne peut pas vous donner le vertige. Il vous est familier ; il vous est plus familier que votre propre beauté. Vous avez déjà perdu le commandement de vous-même. Ce que vous haïssez, ce qui mot à mot a meurtri votre chair déjà mystérieusement désespérée, c’est tout le reste du livre. Il parlait à de vieux souvenirs qui depuis trop longtemps sont en trop. Je vais vous dire le vrai motif de votre haine : vous n’avez trouvé personne à adorer dans ces pages ; et vous avez un terrible besoin d’adorer.
La grande vérité est précisément qu’il n’y a rien ni personne à adorer nulle part. Et voilà l’endroit où je vais vous laisser pour qu’à partir de là vous fassiez vous-même votre espérance. Je ne fais effort ni pour qu’on m’aime ni pour qu’on me suive. Je déteste suivre, et je n’ai pas d’estime pour ceux qui suivent. J’écris pour que chacun fasse son compte.
Triomphe de la vie
(1941, extrait)
Nous, nous allons plus loin. Nous n’avons pas besoin de l’aspect physique. Notre raison ne se satisfait que dans la pureté de l’essentiel. Nous allons à l’essentiel des choses ; l’os nous suffit et, quand nous avons appétit de prendre connaissance des formes nouvelles que notre puissance revêt, notre esprit suffit à les comprendre. Le moteur à vapeur et ses accessoires, le moteur à explosion tel que l’aviation l’utilise (semblable à un ostensoir vivant où le dieu bruit avec ses ailes de fer et s’environne lui-même de ses propres rayons), l’appareil circulatoire des centrales électriques ; les veines caves, les artères des systèmes générateurs hydrauliques composent devant notre intelligence l’idéal de l’homme métallique plus sûrement que le robot. Les squelettes avec lesquels nous marchons bras dessus dessous à la conquête des hauteurs ont perdu leur apparence humaine ; ils n’ont plus gardé que le sel. Aussi bien leur puissance est-elle vraiment devenue divine. Nous en avons qui jouent de la musique, mais au lieu de frotter de la guitare dans un jardin, elles se font entendre de Sydney à Moscou. Nous en avons qui dament la terre, mais au lieu d’être le bruit d’un calcanéum qui touche l’herbe, c’est l’abattement d’un millier de tonnes qui fait chaque fois trembler six kilomètres de tour. Nous en avons qui creusent la terre, mais au lieu d’être la phalange qui gratte un coin de jardin pour y enfouir les bijoux de la princesse, l’aumônière du pontife ou l’épée du chevalier, ce sont des bennes avec des ongles de deux mètres qui arrachent d’un seul coup quatre mille kilos de terre, les soulèvent sur des grues, les emportent sur des ponts roulants, vont les déverser au bout d’un geste de Plusieurs centaines de mètres de déploiement. Dans le trou que ce squelette creuse en un jour on peut enterrer tous les dieux que l’homme a inventés en vingt mille ans. Nos usines sont rangées les unes à côté des autres, épaule contre épaule, sur des rangs de plusieurs milliers, sur plusieurs milliers de rangs. La multitude des boîtes crâniennes de ces usines est comme la multitude des galets de l’océan. Elles dressent leurs cheminées comme d’innombrables lances de croisés. Dans chacune d’elles, les machines sont à côté les unes des autres, si étroitement à côté qu’entre deux machines on ne peut pas mettre un homme. À chaque minute du temps, une machine neuve naît du centre de l’usine ; en même temps qu’elle naît, pour lui faire place, à l’autre bout de l’usine, une machine sort par la grande porte. Il y a bien longtemps qu’il n’y a plus d’herbe sous cette porte ni loin au-delà de cette porte, tant il y a continûment des machines qui sans cesse sortent dans le monde ; cette terre qui est là à la porte et loin au-delà de la porte ne sert plus qu’à laisser passer les machines. De l’immense armée immobile des usines, sort l’immense armée des machines animées épaule contre épaule, sur des rangs de plusieurs milliers, sur des milliers de rangs, capables de tout faire, depuis celle qui peut saisir un fil de soie jusqu’à celle qui peut grossir mille fois le soleil. Elles font tout : elles font la guerre, elles disent la messe, elles rapetissent la terre, changent les fleuves de place, transforment un sapin en journal, se servent de tout comme matière première, se servent d’un lac, se servent d’une montagne, se servent du vent, de la pluie, de la mer, se servent de rien, font naître ce dont elles se servent ; changent les vallées en lac, les marais en plaines, les plaines en villes, les villes en usines, les usines en machines, les machines en machines ; entassent sur les valeurs premières des valeurs secondes, des valeurs troisièmes, des valeurs millièmes qui deviennent premières, sur lesquelles de nouvelles machines entassent de nouvelles valeurs secondes, troisièmes, millièmes ; font un charroi extraordinaire de voluptés et de jouissances, comme des fourmis changeant de place les œufs de la fourmilière, les mangent, les pondent, les soignent, les abandonnent, les nourrissent, les affament, les charcutent, les greffent les unes sur les autres, les pilent comme du poivre, les répandent partout comme de la poudre, les allument, les éteignent partout à la fois comme le vent allume et éteint le phosphore de la mer, les font changer de sens, de but, de résultat, plus vivement que change de sens le vol de l’hirondelle et, détruisant leur destination première, inventent, par la simple mise en marche de leurs corps métalliques, des destinations secondes, troisièmes, millièmes, auxquelles cette mouture, ce pilage, ce greffage de voluptés les unes sur les autres s’adressera désormais.