PMO, « La vie dans les restes »

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La vie dans les restes

(Publié sur le site de Pièces et main-d’œuvre)

 

En tant que linguiste elle avait été en mesure de traduire ce terme dès la première fois. Mekkis : le mot hittite pour désigner la puissance ; il était passé dans le sanscrit, puis dans le grec, dans le latin et enfin dans le langage moderne sous la forme de mots comme machine et mécanique. C’était là le lieu qui lui était refusé ; elle ne pouvait y entrer comme les autres.

Philip K. Dick, A Maze of Death

Un ami nous écrit : « Face aux désastres en cours, vous évoquez à la fin de votre Manifeste des chimpanzés du futur[1],l’audience accrue des mouvements écologistes qui « n’est pas forcément bon signe. Il n’y a pas de fumée sans feu ». Celle-ci, « toujours plus épaisse depuis 1972, émane de la terre brûlée par les industriels, elle signale l’incendie mais en aucun cas ne l’éteint. Elle n’est pas le déluge salvateur ».

Quel serait, selon vous, ce déluge qui sauve ? Comment mieux enquêter, révéler les objectifs, dénoncer les collusions ? Comment encourager l’esprit et les perspectives critiques ? Quelles actions mener ? »

Tout d’abord, que reste-t-il à sauver ? L’empire de la destruction n’a cessé de s’étendre depuis le néolithique [2], fortifiant sans cesse les bases scientifiques et matérielles (industrielles), de sa puissance pour se lancer à l’aube du XIXesiècle dans une offensive générale (finale ?), contre le vivant. Ce que depuis Chaptal, le chimiste et entrepreneur, ministre de Napoléon Ier, on a nommé par analogie « la révolution industrielle », alors qu’il s’agissait d’une accélération verticale, ininterrompue et peut-être exponentielle, débutée au Moyen Âge, et même avant [3]. Depuis ce moment, tous les indicateurs statistiques (économiques, démographiques, croissance, production, consommation, circulation, communications, pollutions, destructions…) ont le graphisme d’un tir de missile filant toujours plus vite au zénith. Beaucoup s’en réjouissent et nomment cela, le progrès.

Une bonne part de l’activité scientifique consiste désormais à établir l’inventaire de ces destructions et de leurs autopsies, et à tenir le registre de celles en cours. Nous aurons ainsi la satisfaction de savoir que notre propre disparition relève en grande partie du suicide ; et ce suicide de l’instinct de mort, théorisé par Freud [4]. C’est-à-dire d’une volonté puérile de toute-puissance qui finit par se tourner contre elle-même, tant la puissance croissante des moyens acquis excède la sagesse de leurs détenteurs.

La sagesse n’est ni quantifiable, ni accumulable et n’est donc pas augmentable. Nul contemporain ne peut s’imaginer plus sage qu’Épicure et Lucrèce qui vivaient à l’âge des techniques artisanales, que ce soit en matière d’équipement guerrier ou productif. Et leur sagesse, déjà, était vaine face à la puissance des moyens/aux moyens de la puissance — les deux peuvent se dire et sont réversibles. On peut dire aussi, face aux fous de la puissance et à la puissance des fous.

La connaissance, au contraire, est quantifiable, accumulable et donc augmentable. Nul contemporain disposant des moyens technologiques d’aujourd’hui ne peut s’estimer moins puissant qu’un roi de l’antiquité. Mais toute la sagesse de celui qui dispose déjà de la puissance nucléaire, électrique, informatique, biotechnologique, etc., est de vouloir encore plus de puissance et de moyens (de « progrès ») ; tous les moyens ; les moyens de Tout ; la Toute-puissance.

Qui, sinon un fou ou un enfant, peut se croire assez sage pour oser réclamer qu’on lui mette la Toute-puissance entre les mains ? Qui, sinon la masse de nos contemporains, mais surtout les plus puissants parmi eux, les forcenés de la puissance qui détiennent déjà la plupart des moyens et qui les veulent tous.

Cette élite dirigeante de l’humanité, nous la désignons du terme générique de mécanocratie : la classe détentrice des moyens/machines. Les puissants peuvent ce qu’ils veulent. Dommage que la folie et l’instinct de mort s’entrelacent irrémédiablement à leur puissance.

Les subissants veulent aussi, mais ils ne peuvent pas. Ils n’ont pas les moyens de la puissance. Alors ils subissent — notamment les volontés des puissants — rêvant plus ou moins sourdement de les renverser ou d’avoir même part à leur puissance. C’est ce qu’on appelle une « révolution » et les plus ardents des révolutionnaires se nomment eux-mêmes « progressistes » (« libéraux », « libertaires », « libertariens »,« socialistes », «communistes », « anarchistes », etc.). Nous en avons connu beaucoup de ces impuissants, envieux, aigris, et non moins fous que les puissants, plus enragés seulement de leur impuissance présente ou passée, et arrachant enfin une parcelle de cette puissance si âprement convoitée ; et franchement, on préfère qu’ils n’y aient pas accès. L’empowerment des furieux et des revanchards, non merci.
Cette classe des sans pouvoir, on peut la nommer l’acratie.

Que reste-t-il à sauver de l’incendie ? Les espèces et les peuplades exterminées ? Les milieux ravagés ? Les conditions de vie sur terre ? L’eau, l’air, les sols, l’atmosphère ? Les forêts, les glaces, les fleuves ? Les bisons, les ours, les abeilles, les Patagons et les Tasmaniens ?… Mais quoi, alors ?… Les ruines des villes et les cendres des bibliothèques rasées, calcinées, par les conquérants, les autodafés des fanatiques et les pompiers de Fahrenheit 451 ? Mais pour quels lecteurs ? Pour quelles « générations futures » s’il vous plaît ? — qui justement ne seront pas « générées », « engendrées », mais produites en laboratoire au moyen d’artifices (culture de cellules, ectogenèse, clonage, etc.), sans union charnelle, ni père ni mère. Pour quels inhumains, avides de s’émanciper de la condition humaine et de s’élever à la supériorité des cyborgs génétiquement modifiés ? Ceux-là peuvent bien être nos successeurs, ils ne seront jamais nos descendants. En effet, nous ne sommes pas de la même espèce et nous leur laisserons sans regret les restes de ce monde dévasté par leurs précurseurs et des siècles de « destruction créatrice ». Qu’ils subsistent dans les restes, ces futuriens, recroquevillés dans leur Mère Machine, leur technosphère protectrice, puisqu’ils aspirent au fonctionnement hétéronome plutôt qu’à la vie autonome.

Un message nous avait frappés, reçu de Notre-Dame-des-Landes, à travers le bruit, la distance, le brouillage médiatique et les parasites activistes, « Nous ne défendons pas la vie, nous sommes la vie qui se défend ». Et nous aussi. Mais « la vie qui se défend », c’est le sens même du mot agonie. Comment la vie pourrait-elle se sauver in extremis ?

Deux issues de secours ont été reconnues depuis longtemps : la catastrophe et la conversion. La catastrophe, c’est littéralement le retournement (en grec). L’accident technologique qui, à la suite d’un incident initial et d’une réaction en chaîne, détruit tout ou partie l’appareil techno-industriel qui vampirise le milieu. La catastrophe est devenue depuis quelques décennies un lieu commun de la fiction littéraire et cinématographique. La théorie du chaos qu’on peut résumer par « petites causes, grands effets » lui donne son crédit scientifique [5]. C’est le fameux battement d’ailes de papillon qui peut provoquer une tempête à 10 000 kilomètres. Ou l’éruption de volcans islandais qui interdit soudain les vols au-dessus de l’Europe. Ou l’infime erreur de calcul d’un algorithme qui, malgré tous les coupe-circuit, les redondances de réseaux et de stockages, détruit le filet électrique et informatique global. C’est le-risque-zéro-qui-n’existe-pas selon nos plus éminents spécialistes, le risque infinitésimal et négligeable qui s’actualise et transforme Métropolis en stupide tombeau de la volonté de puissance et de la vanité scientifique.

Le phantasme de la catastrophe hante les esprits avec de plus en plus d’insistance. Reçue d’emblée comme une prophétie de malheur, menace et mise en garde, elle devient peu à peu, un espoir, sinon tout l’espoir de ceux qui n’espèrent plus en rien d’humain —sauf une erreur, peut-être. En ce sens, elle est aussi deus ex machina ; Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. Le catastrophisme est un fatalisme ; un acte de foi dans la justice immanente et le triomphe final du bien. Un legs des mouvements messiannistes et millénaristes aux mouvements anarchistes, communistes, écologistes afin de soutenir leurs adeptes dans les mauvais jours et de les maintenir dans le droit chemin de l’espérance et de la certitude.

L’effet pervers du catastrophisme, c’est la passivité. Après tout, si « le système » doit fatalement s’écrouler « sous le poids de ses contradictions », il n’y a pas d’urgence à le combattre par l’enquête critique et l’action pratique. D’où un certain quiétisme, une certaine inertie des catastrophistes dont l’activité, en dehors des crises et des grandes occasions, peut se borner aux rites et à la contre-sociabilité. Conformisme aux idées reçues de leur contre- société, à ses formules de langage, à certains signes distinctifs (vêtements, nourriture), présence aux réunions et manifestations régulières, participation aux grands rassemblements, etc. Voyez l’Eglise, sitôt passées les premières générations de chrétiens et l’attente imminente du Royaume de Dieu, sur terre.

On ne mentionne que pour mémoire le « catastrophisme éclairé » du philosophe et polytechnicien Jean-Pierre Dupuy[6], qui se veut un subtil calcul fondé sur la théorie des jeux de von Neumann et la théorie mimétique de René Girard[7]. Annoncer la certitude du pire aux « joueurs » afin qu’ils l’évitent par des calculs réunissant enfin solidarité et rationalité. C’est la doctrine Mad (Fou), Mutual assured destruction,de « la montée aux extrêmes ». Le « mauvais mimétisme » selon René Girard, qui prêche le « bon mimétisme », celui des évangiles, du bien pour le mal et du pardon mutuel. La démence mortelle des rivaux mimétiques ou la raison salutaire des réconciliés.

En somme, le despotisme de la terreur remplace celui de Catherine de Russie et de Frédéric de Prusse, dûment éclairé par les lumières de Dupuy, en lieu et place de Diderot et Voltaire. Après tout, si l’humanité survit depuis 1945, alors que de plus en plus de joueurs étatiques disposent des moyens nucléaires de la destruction universelle, pourquoi ne survivrait-elle pas éternellement à tous les moyens de destruction scientifique ? Mieux encore, pourquoi nesurvivrait-elle pas, précisément grâce aux moyens de destruction imposant leur paix perpétuelle ? Il va de soi que tous les détenteurs, étatiques et non étatiques, de ces moyens de destruction sont, et seront toujours, des joueurs rationnels, pétris d’instinct de vie et de conservation ; tels Hitler, Mao, Castro, Al Qaïda et l’État islamique.

La conversion, mot latin qui signifie également un retournement, mais mental celui-là, est l’autre issue. L’idée étant que l’humanité bascule dans un mode de vie épicurien, simple et frugal, fondé sur la culture du jardin et de l’esprit. Bref sur l’art délicat de la vie sur terre. Cela supposerait que la conscience de la catastrophe prenne de vitesse la catastrophe, ou du moins que les deux retournements se conjuguent afin de sauver les restes.

Pourquoi cette voie — la pensée plutôt que la puissance — possible et enseignée par les meilleurs esprits depuis la sortie de l’âge de pierre, serait-elle plus suivie aujourd’hui qu’alors ? Grâce au travail de la révélation — apocalypse en grec ? Parce que les ravages de la puissance (chaos climatique, effondrement écologique, accidents et nuisances technologiques, fléaux sanitaires et sociaux, etc.), atteindraient une telle évidence qu’ils sauteraient enfin aux yeux des pires aveugles ? « Repentez-vous, les temps sont proches!» s’écrie Philipullus le prophète qui, dans L’Étoile mystérieuse[8],arpente les rues écrasées de chaleur, vêtu d’un simple drap et agitant sa cloche. Mais l’approche des temps peut aussi bien susciter une stupeur sidérée ou la panique, une exaspération de la destruction, une consommation exacerbée des restes ou encore une fuite en avant désespérée dans la puissance technologique. Car là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve.

Les temps sont déjà là et l’État d’urgence écologique impose déjà ses dispositifs de contrôle, de surveillance et de contrainte afin d’accaparer les restes (les « ressources »), et d’en monopoliser la gestion[9]. C’est à quoi est censée servir la Mère Machine, la machine à tout faire, la machine à gouverner cybernétique[10].

La vie et le facteur humain qui à bien des égards ont partie liée, sont imprévisibles. Il est donc possible que la catastrophe et/ou la conversion préviennent la destruction de l’humain et de ses conditions de vie d’une manière inimaginable, mais dont la vision du cauchemar, déjà en cours, nous donne l’esquisse.

Nous apprenons tout à la fois, des autorités les plus officielles et les plus scientifiques, la poursuite de l’explosion démographique commencée au début du XIXsiècle, et qui porterait la population à plus de 11 milliards d’individus en 2100 ; et la « 6extermination des espèces » qui, des insectes aux grands mammifères, achève dans quelques décennies la destruction de milliers de compagnons avec lesquels nous avions vécu durant des millénaires. L’Asie, l’Afrique et l’Inde massacrent aujourd’hui leurs animaux comme l’Europe et l’Amérique avant elles. Passé le pic de natalité naturelle (plus élevé et plus durable que prévu), leurs populations adopteront l’enfant machine comme elles ont adopté le téléphone portable. Et peut-être même plus vite que celles des « pays avancés », comme tous les néo-développés qui sautent directement au stade technologique le plus moderne, sans passer par les phases intermédiaires ni tramer le poids d’infrastructures dépassées.

Si la popullulation11 n’ouvre pour nous que la perspective d’une ignoble promiscuité sur une planète carcérale, la disparition des singes, des fauves, des éléphants, des abeilles et de tant d’autres nous laisse un sentiment d’irrémédiable solitude. On ne vivait plus vraiment aveceux, on ne les avait vus que de loin, en voyage et en images, mais la connaissance de leur existence avait quelque chose de rassurant et de fraternel.

–  Même les reptiles?
– Oui, même les serpents, les crocodiles, les scorpions, les requins et tous ceux, « inutiles» ou « nuisibles » qui, de surcroît ne présentent nul trait de proximité avec les humains.

Les futuriens s’en moquent bien sûr. Il restera des spécimens dans les zoos et des représentations virtuelles. Les éléphants et les singes ne leur manqueront pas plus que les aurochs, les mammouths, les ours et les bisons ne manquent aux enfants d’aujourd’hui. Ils ne sont pas nés avec, ils ont des robots et des tamagochi. Les futuriens, ces artefacts in vitro,ne partageront même pas avec les animaux l’expérience de la naissance et de l’engendrement sexué. Leur empathie, s’ils empathisent avec quoi que ce soit, n’ira qu’à d’autres machines.

Y songez-vous, qui aujourd’hui commettez des enfants, que vous mettez au jour la dernière génération, et aussi la première à vivre sans les singes et les autres, dans un monde dévasté de ses animaux mais envahi de machines ?

Les bisons, les ours et les loups nous manquaient de manière sourde et lancinante jusqu’il y a peu de temps. C’était mal, c’était de la nostalgie enfantine pour le jardin primitif et les forêts des contes de fées. Mais tous ces animaux avaient disparu bien avant notre naissance, dans le temps, loin dans un passé fantastique, le chagrin n’était donc pas si vif. Après tout, l’homme n’est pas fait pour rester toute sa vie au jardin d’enfants. Tu es un grand garçon maintenant, il faut être raisonnable, les choses ne peuvent pas rester ce qu’elles étaient, ça change, ça bouge, c’est le progrès, tu sais.

Puis nous avons appris que le dernier bison avait été abattu dans les Vosges à l’époque de Charlemagne ; le dernier ours dans le Vercors, en 1904 ; le dernier loup de l’Isère, l’hiver 1954, au cours d’une battue de masse, assistée par hélicoptère, et rassemblant des milliers de paysans aux joues rougies de froid, se réchauffant d’une petite goutte ou d’une bonne rasade. Et depuis, l’ours, le loup et le bison nous manquent de manière déraisonnable ; et toujours plus.

Nous ne sommes pas sûrs d’avoir envie de vivre dans les restes, sans nos compagnons animaux, mais avec les machines et les déchets ; nucléaires ou non. La question, bien sûr, ne se pose pas littéralement pour nous qui n’avons pas commis d’enfants, et qui n’avons pas, comme Laurent Alexandre, le businessman transhumaniste, les moyens de vivre 300 ou 1000 ans.

Qu’avons-nous donc à sauver, sinon notre deuil incurable, la mémoire à vif de ce qui fut et ne sera plus jamais, nos compagnons animaux et les aîtres que nous partagions ; les milieux, les moments, les figures qui donnèrent l’idée de la beauté aux premiers artistes — car ce monde était beau, savez-vous ? C’était même son nom, mundus,avant que la fraction la plus avide, la plus vile, la plus violente de l’humanité n’en fasse l’immonde où nous déchoyons.

Il est bon que le passé ne passe pas.
Il est ignoble de « faire son deuil ».
Il est ignoble de consentir au devenir, si ce devenir est le masque et le pseudonyme de la destruction. Son nom de guerre.

Leur évolution n’est pas la nôtre. Nous ne sommes pas des collabos de l’avenir mais des veilleurs du passé — si défunt soit-il.

Nous avons entendu un progressiste railler à la radio ces obscurantistes (rances, réactionnaires, nauséabonds), attachés à leurs racines — ou détachés, déracinés et malheureux de l’être. « On n’est pas des ficus » raillait le progressiste, avant de faire l’apologie dunomadisme, du cosmopolitisme et de l’adaptation. Tout goguenard de reprendre le refrain de Brassens sur « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

N’étant née nulle part, cette forte tête s’estimait partout chez elle. Non pas en terrain conquis – l’« internationalisme » nous en préserve –, mais en terrien standard : sans patrie, ni frontières. Et du fait de l’uniformisation planétaire des décors et modes de vie, elle avait bien raison. La différence, c’est tout de même mieux quand ça revient au même. Et encore mieux si par une géniale ruse de l’Histoire, l’éminent travail révolutionnaire de la mécanocratie sous ses divers avatars (bourgeoisie, capital, marchandise, machinisme, américanisme, technologie, technocratie, transhumanisme…), aboutit au broyage et à l’homogénéisation de toute culture autochtone et autonome, sous le faux label de « culture universelle ». Globish, world music, lait en poudre et tous les produits factices de l’uniformisme abstrait et de l’hétéronomie globale, techno-industrielle.

Hélas, il nous faut bien reconnaître que la natio désigne « les individus nés en même temps ou dans le même lieu » (Dictionnaire étymologique du français). C’est-à-dire un sous-ensemble dans le tous-ensemble.

« Et il en va des productions de l’esprit comme de la production matérielle. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle[12]

Mais il n’y a plus de culture universelle s’il n’y a plus de cultures nationales et locales, arrachées des lieux de leur génie, de leur engendrementet de leurs généalogies propres. Il n’y a plus d’échange s’il n’y a plus de pôles d’échange, plus rien à échanger. Plus rien que les mêmes produits issus des sites délocalisés de la division internationale du travail, en fonction des coûts de production, de main-d’œuvre et de transport les plus bas possible. Plus de communication s’il n’y a plus rien à communiquer, si l’expansion et le perfectionnement des circuits entraînent la disparition des lieux et de leurs génies propres. Si les moyens ont tué la fin et que les réseaux ne relient plus à rien qu’à eux-mêmes. Il n’y a plus de commun s’il n’y a plus de propre. S’il n’y a plus de gens d’ici ou d’ailleurs, mais rien que des passagers uniformes et interchangeables. Plus rien qu’une circulation de signaux en accélération constante et ne signalant rien que : ça marche ça marche ça marche. Rien qu’une fonction circulaire en accélération perpétuelle.

Cependant, nous ne sommes pas non plus des cumulus — ou du moins, nous voudrions bien ne pas l’être — volatiles, errants, venus de nulle part, tenants de nulle part, dispersés de partout, à tous les vents du devenir. Solitaires et paumés, sans domicile fixe, expats, clochards, touristes, Erasmus, exilés et migrants, greffés de leurs modules d’accès aux réseaux, flux de particules chaotiques, amnésiques, dans le grand cyclotron à décomposer, recomposer sans cesse, au gré des métamorphoses et transmigrations — La matière demeure, et la forme se perd (Ronsard).

C’est tout de même émouvant de se dire que nous brûlons dans nos moteurs la liqueur organique de nos ancêtres, et que des tuyaux d’échappement de nos voitures, fume l’encens de notre piété filiale. Il y aurait quelques innovations juridiques et technologiques à faire dans nos centres d’incinération, afin de ne pas laisser partir en fumée, tout l’excellent carburant de nos chers défunts, leur sirop de cadavres. Après tout, n’est-ce pas l’équivalent de ce que faisaient nos pères quand ils mangeaient leurs pères, pour ne rien perdre de leurs qualités et rester en communion. [13]

S’il n’y a pas d’origine, il y a une provenance.
Je ne viens pas de rien, ni de nulle part.
Je me souviens.Je ne sais plus de quoi, mais je me souviens qu’il y avait quelque chose que je ne devais pas oublier.

Ce qui compte, ce n’est pas où l’on va —on y va de toute façon et on le saura bien assez tôt. Mais d’où l’on vient ; d’où l’on tient ; de qui, de quoi ; dont je suis la si lointaine engeance ; à qui, à quoi, je dois d’appartenir sans cesser de m’appartenir ; et je dois une gratitude sans borne à toute cette provenance qui m’a permis de venir, d’avoir une identité  traduite par la tradition ; comme un vers de Villon passe de l’ancien au français moderne. Ni toutà fait le même, ni toutà fait un autre, mais toujours de François Villon.

Frères humains qui apres nous vivez
N’ayez les cuers contre nous endurciz,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz.

Le deuil est la feinte trace de cette chose oubliée dont je sais que je ne dois pas l’oublier.

Je ne dois pas oublier cet oubli qui va s’effaçant, et qui est la feinte tache, toujours pâlie du sang versé.

Je dois fidélité au sang versé ; au souvenir du sang versé ; au souvenir du souvenir… Ou je ne sais plus d’où je tiens. Àqui, à quoi je tiens, sans cesser de m’appartenir. Ou je n’ai plus de consistance, plus rien qu’une pâte à modeler, une impersonne mimétique et pareille à toutes les autres, serve à tout. Rien qu’un automate aphasique, un rouage de la Mère Machine. Ce qu’Aristote nomme un esclave, parce qu’il n’est « rien d’autre qu’un instrument d’action et séparé du propriétaire[13]. »

Moi, chimpanzé du futur, je suis du côté de l’animal, non du machinal. Du côté de la vie, non du fonctionnement ; de la liberté, couleur d’homme (Eluard), et non de la servitude robotique. Je suis donc du côté des morts parce que seuls les vivants meurent. Du côté de mon père et de ma mère, jusqu’au premier protozoaire, parce qu’ils sont morts et ont vécu pour que je vive. Non pour que je serve.

Mémoire, Mère Moi. Ma conscience n’est rien d’autre que ma constante mémoire de moi; mon perpétuel effort pour en boucher les trous et maintenir ma conscience. Je dois veiller pour vivre. Je dois le vouloir. Pour ne pas me laisser happer par la Machine et devenir à mon tour un homme-machine : un mort vivant.

Faites attention. Hélas, l’esprit est prompt, la chair est faible. La veille cède au sommeil, l’effort à l’abandon et la vie nature à la mort machine. Mais la mort des vivants n’est pas l’arrêt des machines.

Nous les vivants, les veilleurs, nous sommes les enfants du Passé Père et de la Mémoire Mère ; non les produits du futur et de la machine.

Et puis, c’est trop facile d’être du côté de la force et du futur, qui s’accomplira de toutefaçon ; alors que du passé qui passe, qui est passé, si faible et sans défense, il n’est question que de le raser et de l’extirper jusqu’à la moindre trace. Ces futurolâtres qui écrasent le présent de toute leur puissance matérielle et idéologique, et qui professent des maximes vertueuses contre toute hiérarchie et « rejet de l’Autre », n’exceptent qu’une seule part del’humanité de leur ouverture universelle, n’admettent qu’une seule haine légitime : celle des morts qui les ont faits. Des anciens et de leur temps, toujours renvoyés à l’âge le plus sombre de notre histoire. Avant c’était pire et la nostalgie est un nazisme.

Le présentisme et le chronocentrisme imposent leur dictature. Nul, aujourd’hui, dans les milieux intellectuels et politiques, n’oserait mépriser et attaquer quelque peuple ou catégorie, comme on attaque et méprise les morts. Spécialement les Dead White Males, coupables de nous avoir transmis leurs œuvres — dont leurs pires ennemis font souvent partie. Eux seuls sont omis de cet admirable effort de « contextualisation » qui disposent nos consciences « multiculturelles » à tant de « respect » envers « l’Autre » et ses traits les plus révoltants : coutumes iniques, oppressions sociales, sexuelles, religieuses, etc.

Archéophobie ? Patrophobie ? Les morts ne sont pas attaqués pour ce qu’ils sont — morts et passés — mais pour ce qu’ils font : donner des exemples, se poser en modèles ; et tyranniser ainsi la spontanéité créatrice des nouveau-nés. Leur poids pèse une montagne sur le cerveau des vivants. Certes, ils ne savent pas ce qu’ils font, ils sont antérieurs, mais c’est bien pourquoi ils sont impardonnables. Ils sont à jamais les premiers, les puissants à qui nous devons d’être et de savoir. La haine des morts recouvre la haine des pères, l’envie, l’ingratitude, le refus de reconnaître la moindre dette, la volonté de les éliminer pour n’être que de ses propres œuvres, né de soi-même. D’autant que les testaments laissés par les départis aux arrivants, sont souvent propres à inspirer le mauvais esprit.

Montaigne : « Rien ne presse un estât, que l’innovation ; le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie[14]. »

Retz dirait qu’il y a de la résistance à s’imaginer qu’on puisse résister au progrès inéluctable da la destruction.

La néophilie, l’idéalisation d’un futur dont nous ne savons rien, alias« utopie » (« autre monde », « nouveau monde », etc.), est une tendance plus étrange et irrationnelle que le passéisme, en ce qu’elle projette une fantaisie dont rien ne garantit la possibilité ni le bonheur. Il n’y a ni leçon, ni prestige du futur et de la fantaisie, aux yeux du peuple, du moins jusqu’aux miracles du Progrès ; alors que le passé, nous ayant au moins mené jusqu’ici, recèle de multiples expériences profitables pour la suite. Aussi les disrupteurs prennent soin de s’en recommander et de se présenter comme des continuateurs, des restaurateurs et des imitateurs. Les chrétiens ne viennent pas « abolir la Loi et les prophètes », mais « l’accomplir ». Les musulmans ne viennent pas détruire les religions du Livre (biblos) et des prophètes, mais les « sceller » avec un livre qui précède et annule tous les autres — la parole de Dieu, lui-même. Les humanistes veulent revenir aux auteurs antiques ; les protestants, au christianisme originel ; les révolutionnaires de 89, à Rome et à Sparte, etc [15].

Quant aux veilleurs, en deuil de toutes les destructions passées, ils ne sont ni «révolutionnaires », ni « réactionnaires », mais des résistants pensifs, face aux nouvelles conquêtes des sciences et puissances.

Les futuristes ont beau jeu de flatter la jeunesse et son ressentiment générationnel pour accomplir leurs desseins. En identifiant celle-ci à l’innovation, et en affirmant que les deux vont de pair et pour le mieux — contre les vieux et leurs vieilleries –, ils s’assurent mécaniquement le triomphe de leurs prophéties/programmes. « Quand l’humilité inhérente à la relation maître-disciple est vécue comme humiliante,dit René Girard, la transmission dupassé devient difficile, voire impossible[16]. » L’éducation est éradiquée jusque dans son principe.

Si chaque génération est un peuple nouveau qui s’en vient submerger et chasser l’ancien, nous sommes, nous les mnésiques, des exilés sans retour, dans une marée d’oubli infini. Pis ; c’est l’existence individuelle qui est aujourd‘hui soumise au perpétuel bouleversement de ses conditions, de sorte que de l’enfance à l’âge mûr, chacun se trouve désormais exilé dans sa propre vie. En étrange pays, dans mon pays lui-même (Aragon). Un pays d’une inquiétante étrangeté, froid, fonctionnel et hanté de fantômes se faisant passer pour des vivants. Voire, se croyant vivants.

Ce maelström va bien au-delà du « bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles (qui) distinguent l’époque bourgeoise de toutes les autres[17]. » Ce ne sont pas seulement « les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et durables » qui se dissolvent. Ni même « les rapports nouvellement établis » qui « vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. » Non plus seulement « tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste » qui « s’en va en fumée, tout ce qui était arrivé, profané », mais les facultés cognitives, les bases biologiques de la pensée qui sont pulvérisées par l’obsolescence incessante. De sorte qu’entre l’abrutissement des hommes par l’industrie chimique et numérique, et « l’augmentation» des machines et de « l’intelligence artificielle » par « l’apprentissage profond » (deap learning), on commence à débattre publiquement, posément, rationnellement, de l’éviction des premiers au profit des secondes.

Le passé avait ses tares, dont se repaissent ses assassins. Il avait aussi ce qu’ils nous ont volé : l’ailleurs, l’avenir, l’espoir.

Mais pour que subsiste ce deuil qui est désormais la meilleure part des animaux politiques et leur seule excuse de survivre à ceux qu’ils ont tués ou laissé tuer, il faut qu’en demeure la conscience et ses moyens d’expression : la mémoire, le langage, la pensée.

Il faut les mots pour le dire.

Si l’on ne dit pas les mots pour dire les choses, on perd les mots. Si l’on ne dit pas ce qu’on pense, ne serait-ce qu’à soi-même, par lassitude de contredire, d’être seul à contredire, seul contre le discours, le silence ou le bruit de tous, si l’on se laisse aller au silence, ou au bruit, ou à parler d’autre chose, ne serait-ce qu’avec soi-même, on finit par penser à autre chose, puis par ne plus penser. On ne sait plus. On oublie, on s’oublie.

C’est un effort sans fin que de penser, creuser, nommer, d’articuler des mots sur les choses, des raisonnements, des idées. L’effort le plus dur qu’on puisse faire, seul, contre soi-même d’abord, puis contre les autres. Non qu’on ne pense jamais avec les autres, mais ceux-là, pour la plupart, sont dans une autre vie, morts ou dans les livres. La conversation avec eux est tout intérieure et imaginaire ; à condition de suffisamment connaître leur discours pour pouvoir échanger.

Nous en voyons beaucoup dans notre ville, de ces amnésiques fonctionnels. Ils ne sont pas malheureux d’ailleurs. « Ils ne se prennent pas la tête », ni ne se posent « trop de questions » — mais « se poser des questions », serait déjà s’en poser trop. Au contraire, ils sont bien plus heureux que nous et pour eux, c’est ce qui compte. Ils sont de leur temps ; adaptés.

Notre pratique de l’enquête critique a ainsi débuté comme tentative d’hygiène mentale, de prophylaxie contre l’air du temps. Contre la dépression qui résulte de l’oppression, l’expression. Toute enquête est une histoire, c’est le même mot en grec (voyez Hérodote, le « père de l’Histoire », dont le livre se nomme L’Enquête),et toute histoire devrait être critique. C’est-à-dire cribler les faits, les idées, les informations et les sources en fonction de certains critères. Pertinence, fiabilité, adéquation du réel à l’idée qu’on s’en fait. Ne serait-ce qu’à peu près : la carte ne sera jamais le territoire. Signes, traces, indices, relève Carlo Ginzburg, l’historien enquêteur, dans un article fameux.

Nous aurions pu tout aussi bien dire que nous prenions la voie de la critique historique si ce mot de critique n’avait été chargé de connotations intellectuelles, abstraites, négatives, subjectives et de parti pris. Faire l’objet de critiques est une perspective désagréable à la plupart, qui ne pensent pas que ces critiques puissent être élogieuses.

L’enquête, en revanche, s’annonçait tout d’abord factuelle, concrète, à charge et à décharge, moins intimidante pour le novice, toujours anxieux « de ne pas être à la hauteur » ou « de se faire manipuler ». L’avantage de l’enquête, c’est qu’on peut s’y mettre seul, quel que soit son niveau ; en autodidacte. L’enquête favorise donc l’autonomie de l’enquêteur, c’est même une initiation active à l’autonomie intellectuelle — atout exceptionnel dans une époque qui refuse toute transmission comme « verticale», c’est-à-dire « autoritaire ». Encore faut-il avoir la volonté et l’endurance « d’apprendre par soi-même », et non pas de reproduire le prêt-à- penser de sa contre-société. Il va de soi que nous, Pièces et main d’œuvre, avons toute gratitude envers ceux qui nous ont enseignés à apprendre et à comprendre. C’est-à-dire l’enquête, l’histoire et la critique. Y compris la critique de leurs enseignements qui eût été impossible autrement.

De même qu’on ne peut franchir un obstacle sans « l’attaquer », on ne peut résoudre un problème sans enquêter dessus. Problêma, en grec, c’est « une question jetée devant ». L’obstacle devant nous, autour de nous, en nous-mêmes, c’était l’air du temps qui envahissait notre for intérieur et nous rendait sourds à nous-mêmes. Il est, paraît-il, des individus admirables qui arrivent à vivre en eux-mêmes, des autarciques dans leur enveloppe étanche et d’autres encore qui « vivent en dehors », comme on dit. Mais nous croyons plutôt qu’il n’y a plus d’en dehors, plus d’îles, et que nul homme n’est une île. De sorte qu’il ne reste qu’un choix : vivre avec ou contre son temps.

L’air du temps, c’était le produit douceâtre et indéfinissable de la mémoire et de la pensée en décomposition. Un désarroi. Un abattement. On pensait quelque chose, mais on ne savait quoi. On se souvenait qu’il y avait quelque chose à ne pas oublier, mais quoi? Ces relents portaient des noms officiels :  « Fin de l’histoire »,  « Fin des grands récits », « déconstruction », « postmodernisme », « French theory ». Ils se mêlaient au tintamarre de l’information permanente, des alertes perpétuelles dégueulées des radios et télés pour achever l’amnésie, l’aphasie et la paralysie des esprits. Comment penser ou se souvenir de quoi que ce soit, quand, du passé, il n’y a plus rien de vrai et tout d’abord l’idée même de vérité. Ni passé, ni vérité du passé. Et que l’Histoire se réduit au dernier flash d’information.

Tous ceux que l’appareil avait dressés à réagir plutôt qu’à réfléchir, et à réagir en fonction d’une doctrine immuable, étaient d’autant plus épars, hagards, que leur contre-société avait suivi leur doctrine dans le naufrage. C’était bien un peu leur faute puisqu’ils l’avaient quittée, mais comment rester dans une faction dont la vérité avait été si manifestement bafouée par les faits ? La faillite théorique avait précédé la fuite des effectifs. Ils flottaient, et flottent toujours, mais toujours moins nombreux, agités de temps en temps, mais de moins en moins, de saccades erratiques, comme des tronçons de vers ou de grenouilles électrifiées. La réflexion ne l’a jamais emporté sur le réflexe.

Vous nous demandez ce qui pourrait nous sauver de la destruction en cours. Nous avons si souvent exposé pourquoi nous devions être des producteurs d’idées, pourquoi nous devions produire des producteurs d’idées, pourquoi nous ne pouvions nous relever que de la pensée et du passé, comment nous pouvions accomplir ces prouesses, comment et pourquoi elles — et elles seules — pouvaient nous sauver, qu’on nous pardonnera de ne pas nous répéter davantage. Les intéressés peuvent lire Pour l’enquête critique. Thèses pour le temps présent. Machines arrière ! des chances et des voies d’un soulèvement vital,ou encore, Ce que signifie « avoir les moyens » (au-delà du capitalisme et pire encore)[19].

Mais la nécessité de redire ce que nous avons tant développé, ne prouve-t-elle pas que nous parlons pour les sourds ? Soit que nous ne sachions nous faire entendre, soit qu’on ne veuille nous entendre.

Suffise de dire que le but de l’enquête critique, dans notre vue, c’était la restauration et le développement de l’esprit critique. Le développement des défenses immunitaires contre l’aboulie et l’affaissement intellectuels. Osons le dire : le développement de notre propre intelligence, puisqu’à la différence du sieur Alexandre et de ses pareils, la nôtre ne résulte pas de notre génome supérieur, mais de l’exercice que nous lui donnons.

Par intelligence, nous entendons le discernement, cette faculté de « cueillir » les faits (du latin legere, lire, choisir, collecter), en vue de reconstituer une forme (eidos), une vision ordonnée (theoria), sur le fond brouillé (chaos) du monde. Non que la connaissance du monde suffise à sa conservation, mais l’on ne peut rien si l’on ne sait rien. Sans forcer l’analogie, toute cette activité de cueillette, glanage, bricolage et chasse aux idées, avait à voir pour nous, avec la « pensée sauvage ».

Nos voies et nos vues ont déplu. « Du concret ! », « De l’action ! » ont clamé ceux qui préféraient penser avec leurs pieds, plutôt que de faire marcher leur tête. On nous a trouvés « plombants », « pessimistes », « catastrophistes », « démobilisateurs ». — « À quoi ça sert alors ? » nous a-t-on dit « À quoi bon ? »

De fait, nous n’avons pas rosi les réalités afin d’« offrir des perspectives ». Nous aurions aimé dire autre chose et nous rencontrer avec d’autres, mais nous sommes des enquêteurs et des libres-penseurs ; non des militants, ni des universitaires. Nous sommes incapables de falsifier nos rapports afin de plaire, et encore moins à des gens qui n’agissent que sur garantie de réussite. Nous disons ce que nous voyons. Pour sinistre que soit notre situation, nous devons la regarder en face sans détourner les yeux et ne pas mériter notre sort par notre reddition.

Du reste, nous comprenons que d’autres préfèrent mourir comme ils ont vécu : en autruches et en moutons — soit dit sans spécisme aucun.

Ces jérémiades, à supposer qu’elles subsistent dans quelque banque de données, feraient sans doute sourire tel cyborg post-humain qui tomberait dessus dans quelques siècles. «Les humains ont disparu, et alors ?… Comme les Néandertaliens et d’autres hominidés avant eux, dont les gènes ont transité chez Homo Sapiens.Comme ceux d’Homo Sapiens ont en partie transité chez nous, cybernanthropes qui fonctionnons en machinerie collective. Ce n’est que la suite de toute l’évolution. »

À vrai dire, les sourires n’attendront pas des siècles.

Une dernière fois, nous vous retournons la question : que reste-t-il à sauver ?

La nature ? Mais le journal de référence de la technocratie vous répond dans son édition du 25 avril 2018 :

« L’homme, tueur en série des grands mammifères. L’étude des registres contenant des milliers de fossiles est sans appel : à chaque arrivée de « Sapiens » sur un continent, la taillemoyenne des animaux s’effondre. Une équipe américaine a analysé ces exterminations quidurent depuis plus de 125 000 ans.[20]»

Finalement les chasseurs-cueilleurs n’étaient pas de si bons sauvages, comme phantasmés par Rousseau et les anarcho-primitivistes. S’ils ont vécu à l’Age d’abondance[21],c’est en consommateurs voraces, finalement réduits à l’agriculture. L’incendie s’allume avec « l’invention du feu », et la politique de la terre brûlée.

La culture ? Mais les conquérants ont brûlé toutes les bibliothèques de l’antiquité. Non seulement celle d’Alexandrie, incendiée une première fois par César, en 48 avant J.-C, une deuxième par l’empereur Théodose (391) et le patriarche Théophile, une troisième par le calife Omar (642), mais les dizaines de bibliothèques de Rome et du bassin méditerranéen épurées et détruites par les chrétiens, sous l’impulsion des pères de la sinistre secte. La plupart des livres, rouleaux, papyrus, parchemins, brûlés, séquestrés, grattés et barbouillés d’encre théologique, avec une haine particulière pour ceux d’Épicure et de ses disciples ; au point qu’il fallut plus de mille ans pour qu’en 1417, l’humaniste Le Pogge, retrouve et publie l’unique exemplaire restant du De Rerum Natura de Lucrèce[22].

Survivant dans les restes, sans doute devons-nous sauver les restes.

Et puis les restologues et la restologie, tels ces chercheurs qui exhument la mémoire des mammouths et de leur massacre dans la revue Science (20 avril 2018). Ou cet autre qui exhume Le Pogge, qui exhume Lucrèce, qui exhume la mémoire d’Épicure, du fonds moisi d’un monastère allemand. Et de cette exhumation jaillit une bonne part de la Renaissance. Le Printemps et la Vénus de Botticelli, le rire, la révolte et l’héroïsme de Giordano Bruno, le scepticisme de Montaigne qui cite Lucrèce plus de cent fois, et couvre d’annotations son exemplaire de De la Nature.

La sauvegarde des restes comme pratique d’un deuil irrémédiable, leur mémoire comme cicatrice irréductible, la veille des morts, voilà ce qui pourrait et devrait être sauvé ; et de ces restes peut-être, de ces deuil, veille, mémoire, cicatrice, exhumation perpétuelle, quelque chose pourrait renaître qui mériterait le nom de vie. Une autre vie, La vita nuova[23].

Pièces et main d’œuvre

Grenoble, le 28 avril 2018

 1. Cf. Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme (Editions Service Compris, 2017)

2. Cf. Jean-Paul Démoulé. Les Dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire – l’agriculture, la guerre, les chefs ». Fayard, 2017

3. Cf. Pierre Musso, La Religion industrielle.Fayard, 20177.

4. Cf. Malaise dans la civilisation1929

5. Cf. James Gleick, La Théorie du chaos.Albin Michel, 1989

6. Cf. JP Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2004

 7. Cf. R. Girard, La violence et le sacré. Des choses cachées depuis la fondation du monde. Grasset

8. Cf. Hergé, L’Etoile mystérieuse (Casterman)

9. Tomjo. L’Enfer vert. Un projet pavé de bonnes intentions. L’Echappée.

10. Cf. D. Dubarle, « Vers la machine à gouverner… », Le Monde,28 décembre 1948.

11. Cf. Pièces et main d’oeuvre, De la popullulation, sur http://www.piecesetmaindoeuvre.com

12. Cf. Le Manifeste du Parti communiste,1848

13. Cf. Aristote, La Politique

14. Cité par René Girard. Innovation et répétitionin La voix méconnue du réel. Grasset, 2004

15. Cf. René Girard. Innovation et répétition, op. cité

16. Idem

17. Cf. Le Manifeste du Parti communiste, 1848

18. Cf. Pièces et main d’œuvre, Nos cerveaux : « Zone à défendre » prioritaire, sur www.piecesetmaindoeuvre.com

19. Sur www.piecesetmaindoeuvre.com

20. Cf. Le Monde, 25 avril 2018 et l’article original de Science, en ligne sur
www.piecesetmaindoeuvre.com

21. Cf. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives (Gallimard, 1976)

22. Cf. Stephen Greenblatt, Quattrocento, Flammarion, 2013

23. Dante, La vita nuova

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