Jacques Ellul, « Le fascisme, fils du libéralisme »

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Jacques Ellul

Le fascisme, fils du libéralisme
Esprit, 1937

(«  Cette étude a paru d’abord, dactylographiée,
dans le bulletin intérieur de notre groupe de Bordeaux  »
note Jacques Ellul, qui a 24 ans lorsqu’il rédige ce texte majeur.) 

 

Le fascisme, prétendue réaction

Le fascisme apparaît, lorsqu’on l’envisage de l’extérieur, comme une réaction. C’est là une doctrine si couramment admise et tellement évidente que personne ne la discute. Le fascisme n’est pas une nécessité en soi, il n’est pas un produit fatal du monde moderne mais il est une réaction contre ce monde. Et l’on invoque des soi-disant lois historiques qui définissent l’histoire comme une succession d’actions et de réactions. Toute nouvelle institution s’expliquant par son opposé et expliquant la naissance de sa propre négation. Si l’on veut, une sorte de dialectique hégélienne ramenée au simplisme – c’est notion courante.

Mais si l’on quitte les généralités et que l’on essaie de préciser cet opposé, l’on commence à ne plus être d’accord, selon que l’on envisage l’état de fait qui a précédé le fascisme, ou les tendances de sa doctrine. Dans le premier cas, le fascisme devient une réaction contre le libéralisme, dans le second une réaction contre le communisme.

La première de ces oppositions est surtout dessinée par les fascistes eux-mêmes. Ils admettent fort bien que leur doctrine n’est pas essentiellement positive. Ils proclament que le libéralisme a donné tout ce qu’il pouvait donner – qu’il n’est plus qu’une doctrine morte dans un monde près de la mort et que de ce cadavre l’on doit tirer les éléments qui peuvent servir ; les ordonner selon un esprit nouveau. On s’oppose grossièrement au libéralisme, il suffit que le libéralisme ait affirmé quelque chose pour proclamer immédiatement le contraire – et l’on fait alors une accumulation de ces contredits, présentant ces affirmations comme un corps de doctrine. Le fascisme ayant proclamé la faillite des byzantinismes décadents, et classé sous ce nom tout ce qui ressortit à une intelligence réelle, n’en est pas à une contradiction près. Et cela ne choque personne de voir se développer les compagnies d’assurances dans les pays où l’on exalte les valeurs de risque, de voir un appareil bureaucratique gigantesque là où les divers Führers proclament leur haine de tout ce qui est administration, et d’écouter parler de l’homme primitif et sauvage, du pur barbare blond par l’intermédiaire d’un poste de TSF. Ceci pour montrer à l’évidence que si l’on parle de barbare, de risque et de ronds-de-cuir, c’est seulement pour s’opposer à un libéralisme où l’on parlait d’Edmond Rostand, de sorbets et de confort – opposition toute formelle de deux séries de valeur également sensibles et sommaires. L’on devrait donc caractériser le fascisme, si l’on veut y voir à tout prix une réaction, par la volonté formelle de réaction qu’il affirme contre le libéralisme, et non point comme une véritable réaction. Il veut réagir non seulement parce qu’il y est porté par un courant de la sentimentalité publique, mais encore parce qu’il est imbu de l’idée plus haut signalée que tout se comporte par action et réaction. Je me propose ici précisément de rechercher si, à travers les formes, les mots et les expressions, il est en opposition réelle avec le libéralisme ou bien s’il y a un courant continu, une fusion effective du libéralisme dans le fascisme, et ce qui a provoqué cette fusion.

À cette vue superficielle du fascisme par lui-même, comme une réaction contre le libéralisme, les communistes opposent une autre vue non moins superficielle : celle du fascisme réaction contre le communisme. Le fascisme apparaît alors comme un instrument de combat du capitalisme décadent qui a cherché par ce moyen, d’abord à vaincre le communisme, puis à se redonner des forces factices. 

Sorte de Maffia à rebours : nous retrouvons ici toutes les vieilles lunes d’un monde mal connu et mal compris, ces fictions que les partis de gauche agitent sans cesse – le capitaliste tapi dans la coulisse et qui fait remuer des pantins sur la scène, cependant que lui, connaissant toutes les faiblesses, toutes les ficelles, tous les moyens, cherche à gagner de l’argent – conception primaire qui suppose des capitalistes vraiment trop subtils, capables de faire manœuvrer avec précision des forces que l’on ne sait guère maîtriser. Voir, dans cet énorme mouvement que représente le fascisme, le produit de quelques combinaisons, c’est bien simplifier la question. Le monde est peut-être un peu plus complexe que cela. Que des capitalistes y trouvent leur intérêt – soit. Bien qu’il ne soit pas absolument certain ; qu’ils financent les mouvements fascistes parce qu’ils ont peur des communistes, c’est bien probable. Mais croire qu’ils ont médité entre eux un vaste plan de rénovation du capitalisme et croire qu’ils ont suscité ce mouvement de toutes pièces, c’est faire abstraction de beaucoup de données et c’est laisser de côté tout l’aspect humain de la question, qui est de loin le plus important. C’est surtout oublier que si l’argent peut financer un tel mouvement, une nécessité, une sorte de fatalité l’appelait – fatalité économique, politique, idéologique qui rendait possible à un moment donné cette influence de l’argent, d’où qu’elle vienne, dans quelque sens qu’elle se propage. Bien entendu, si l’on veut à tout prix départager les systèmes d’après le seul critère économique, le fascisme se classera dans les systèmes capitalistes ; mais il ne faut pas négliger le fait qu’il s’est établi selon des méthodes, sur des bases, avec des moyens, et dans un but qui lui sont communs avec le communisme. Le communisme lui aussi est une négation formelle du libéralisme – et peut-être n’en est-il lui aussi que le fils. (En discuter nous mènerait trop loin.)

La doctrine fasciste postérieure au fait fasciste

Tout ce qui est antilibéral est nôtre, proclame le fascisme. Le fascisme est un acte de défense, dit le communiste. Mussolini écrivait à Bianchi, le 27 août 1921 : « Le fascisme italien a besoin maintenant, sous peine de mort, ou pire, de suicide, de se pourvoir d’un corps de doctrine… Cette expression est un peu forte, mais je voudrais qu’avant les deux mois qui nous séparent du Congrès national, la philosophie du fascisme soit créée. » Or le fascisme existait depuis quatre ans. Rapprochant ces trois affirmations, nous voyons – et c’est une constatation considérable sur laquelle nous allons nous arrêter – nous voyons que la doctrine fasciste n’est qu’un élément extérieur au fascisme. Elle vient se surajouter à lui, elle lui donne une façade, un coup de ripolin, mais elle n’est pas la nécessité même du fascisme. Le fascisme naît, il est un mouvement – mieux, une tendance, une exaltation qui porte au mouvement – et seulement lorsqu’il est lancé, comme il lui faut d’une part jeter des ponts vers l’intellectualité, fondement du régime qui le précède, d’autre part, accorder les diverses aspirations qui apparaissent, on décide de créer, dans les deux mois, un corps de doctrine. Sans lui, le suicide. Le fascisme n’apparaît donc jamais, comme parfois la force brutale, conditionné par une pensée. Il ne pousse pas brusquement dans la réalité après avoir été longuement mûri et préparé. Il s’adresse au sentiment et non à l’intelligence, il n’est pas un effort vers un ordre réel mais vers un ordre fictif de la réalité. Il est précédé par tout un courant de tendances vers le fascisme : dans tous les pays nous retrouvons ces mesures de police et de violence, ce désir de restreindre les droits du parlement au profit du gouvernement, décrets-lois et pleins pouvoirs, affolement systématique obtenu par une lente pression des journaux sur la mentalité courante, attaques contre tout ce qui est pensée dissidente et expression de cette pensée, limitation de liberté de parole et de droit de réunion, restriction du droit de grève et de manifester, etc. Toutes ces mesures de fait constituent déjà le fascisme. Elles sont dans la réalité l’expression d’un état que le fascisme ne fera que stabiliser, légaliser. Mais cet état n’est admissible que si quelque préparation encore antérieure est intervenue pour former les esprits – et c’est la formation d’une mentalité préfasciste. En somme on peut considérer que l’établissement du fascisme se passe ainsi : création d’une mentalité préfasciste – prise de mesures fascistes – fascisme – création d’une doctrine. Bien entendu, je ne saurais trop rappeler que les deux premières phases sont inconscientes de leur caractère fasciste. La mentalité préfasciste se fait d’elle-même, sous les influences de l’époque, elle n’est pas une préparation volontaire et subtile que des inventeurs machiavéliques feraient subir aux esprits. Elle se fait lentement parce que tout le monde écoute le même discours, parce que tout le monde pense à quelque évasion impossible du monde où il vit, parce que tout le monde se repaît de mythes et d’idéal, parce que l’on est en quête d’un équilibre meilleur par le sacrifice de tout ce qui gêne, parce que l’on veut renoncer à sa responsabilité réelle, à son risque réel, à sa pensée réelle au profit d’une proclamation de responsabilité, d’une volonté de risque, d’un simulacre de pensée commune – tous destinés à cacher des manques et des vides : on est alors prêt à accepter le chef.

Ce qui peut faire saisir le mieux ce renversement que je propose ici (à savoir que l’état d’esprit nécessite le fascisme, et non pas une doctrine préalable à un état d’esprit), c’est le fait suivant : le chef naît quand le fascisme est devenu nécessaire. Mussolini paraît lorsque les temps sont révolus et si ce n’était pas Mussolini, n’importe quel général ou industriel emporterait l’affaire. Le chef ne vient au monde que parce que la mentalité générale du public exige ce chef, réclame ce héros dans lequel elle veut s’incarner. Le fascisme n’est pas une création du chef mais le chef une création de la mentalité préfasciste.

Le chef est là en somme pour concrétiser des aspirations parfois encore inconnues de la foule – et c’est ce qu’il faudra comprendre lorsque je parlerai de la démagogie du fascisme. Il n’est pas question d’un homme qui veut un monde de telle façon et sur telle mesure – mais d’un homme qui s’applique à réunir en lui tous les lieux communs que la foule accepte, qui catalogue toutes les vertus que le public demande et qui, par là, prend un pouvoir, un ascendant sur lui. Un état d’esprit commun antérieur au fascisme est une condition sine qua non du fascisme. Il naît d’une certaine complexité du monde. Devant une situation de plus en plus difficile, la foule suit d’abord ceux que l’on a considérés jusqu’ici comme des chefs : les intellectuels. Or les intellectuels trahissent et les meilleurs d’entre eux peuvent dire tout au plus que les forces déclenchées sont tellement imprévues, tellement illimitées, il leur fait tellement défaut de précédents, qu’ils n’y comprennent pas grand-chose, que tout est à reprendre à la base et que pour le moment le chemin est obscur. La foule n’aime pas ces aveux d’impuissance et n’aime pas l’obscurité. Elle préfère des bateleurs qui lui disent peut-être le même aveu, mais enveloppé dans du papier d’argent. Et le fascisme a joué là-dessus : ne pouvant pas expliquer il s’est présenté comme une doctrine du désespoir. Là encore d’ailleurs il rejoint parfaitement l’état d’esprit du bourgeois moyen pour qui c’est une attitude très remarquable d’être désespéré. Seulement, alors que l’intellectuel de bonne qualité lui propose une raison véritable de désespérer, lui propose un désespoir de bonne qualité, en face on lui propose un désespoir romantique. Tout ce qui est précis fait peur parce qu’exigeant une recherche et une solution également précises ; ce qui est précis engage l’individu dans la mesure de sa précision. Le fascisme, destiné à exprimer exactement le désir d’une foule, ne pouvait pas lui proposer une doctrine optimiste puisque cette foule était portée vers le pessimisme non seulement par goût du frisson mais encore par le sentiment de la crise latente ; il ne pouvait pas non plus lui exposer les raisons de désespérer : ç’aurait été supposer que la foule pouvait comprendre et d’ailleurs il aurait fallu apporter des précisions désagréables. Alors, il s’est posé en doctrine pessimiste : « tout est perdu, sauf par le fascisme ; nous n’avons plus de foi dans les saints ni dans les apôtres, nous n’avons plus de foi dans le bonheur ni dans le salut ; tout va mal et tout doit aller mal ; le bonheur matériel, il faut laisser cela aux vils matérialistes, l’homme doit vivre d’idéal et non de pain ; tout décline, la culture et la civilisation, nous devons lutter cependant pour établir un ordre d’où soient bannies ces cultures et ces civilisations décadentes ». Et ça fait toujours plaisir de reconstruire un ordre sur des bases nouvelles, même si l’on ne sait pas très bien de quoi il s’agit. Mais alors nous devons prendre garde, devant l’importance de cette mentalité commune qui secrète le fascisme, que celui-ci est possible dans tous les pays : on ne peut pas dire que l’on ne supportera jamais en France cette oppression, ou qu’en Angleterre le fascisme est étranger aux traditions. Les éléments qui forment la mentalité préfasciste, comme le style Le Corbusier, se retrouvent identiques dans tous les pays.

Je n’insisterai pas plus sur ce phénomène de création de la mentalité préfasciste. Cette mentalité, comme je l’ai dit, tend à faire accepter un certain nombre de mesures autoritaires, car elle est une démission, et lorsque ces mesures autoritaires sont coordonnées et complétées, le fascisme est créé. Nulle part nous n’avons vu l’intervention première ou décisive d’une doctrine. Et en fait, il n’y a pas de doctrine fasciste. Ceci explique bien le caractère à la fois primaire et terriblement intellectuel des affirmations du fascisme. Séparation complète du fait et de l’idée, il les coupe par une démarcation plus nette encore que le libéralisme. Toute idée est surajoutée au fait – c’est un point que nous reverrons en détail – tous les raisonnements des intellectuels fascistes pour justifier et expliquer le fascisme ne sont jamais que des spéculations sur des lieux communs – ceux-là mêmes que la foule exige – auxquels elle se soumet le plus volontiers : ou bien l’on reprend de vieilles notions comme le bien commun sous une formulation essentiellement libérale, ou bien l’on surajoute des doctrines extravagantes comme la glorification de l’homme primitif.

Il est donc bien évident que si l’on veut saisir le fascisme dans sa réalité, il ne faut pas le rechercher dans les constructions des intellectuels ; à la rigueur peut-on procéder ainsi pour le communisme, mais le fascisme par sa nature même s’y oppose. Discuter de la valeur du travail ou de l’État totalitaire sur les bases que nous offre Rocco ou Villari, c’est discuter dans le vide, c’est faire œuvre inutile. Le fascisme ne s’étudie pas dans sa doctrine parce qu’il n’est pas une doctrine ; il est un fait, produit de situations historiques concrètes. Il est sans intérêt de discuter des diverses formes sociales du fascisme, ou d’opposer en thèse pure fascisme contre libéralisme ou contre communisme, parce qu’il y a des forces qui dépassent ces mots, qui enchaînent les situations. Pour l’étudier, ne pas prendre des livres doctrinaires qui le rattachent à Sorel ou à Spengler, mais des statistiques, et la description froide d’une organisation technique. Il faut séparer le fascisme de toute idée parce que dans la réalité, il est ainsi séparé : nous allons voir qu’il a consacré cette scission définitive de la pensée et de l’acte, qu’il l’a utilisée. Si j’étudie par conséquent le passage du libéralisme au fascisme, je ne le ferai que dans les faits, sous l’angle de l’économie, de l’organisation politique, de la communauté, etc.

Du primat de l’idéal au primat de la méthode

Cependant, l’on ne peut nier que, jusqu’à un certain point, le fascisme doive être envisagé sous l’angle de son idéologie. Pour remplacer la doctrine absente on fait un grand geste et l’on prononce un mot magique : Enthousiasme, dit le Colonel. Fede, dit le Duce, Wirkung, dit le Führer ! Toutefois l’on demande une foi en quelque chose, en des postulats, car le fascisme a posé des postulats qu’il faut réaliser, et c’est l’étude de ces postulats qui peut offrir de l’intérêt ; d’abord parce qu’ils sont directement inspirés de la mentalité moyenne, comme je l’ai dit, puis parce qu’ils expriment d’une façon nette le but proposé par le fascisme. Il n’y a pas contradiction entre ces deux fonctions : le but proposé n’est qu’une expression plus complète et plus précise de ce que réclame la foule. Le fascisme défrichant les marais Pontins est plus grand que la République qui n’a pas défriché la Camargue. Nous ferons donc une petite exégèse des lieux communs du fascisme, sans qu’il y soit proprement abordé une étude doctrinale.

Mais auparavant, je veux dégager un caractère que je considère comme essentiel. L’absence de théorie du fascisme est une caractéristique libérale. Elle est une conséquence du libéralisme. Pendant toute la période du libéralisme les doctrines ont jailli en grand nombre. Jamais il n’y avait eu autant de théories vaines, jamais autant de systèmes concurrents et contradictoires. Cela tenait à plusieurs raisons.

D’abord la liberté de penser, c’est l’évidence. Dès lors qu’il y a séparation entre la pensée et ses conséquences, le frein normal qui servait à opérer un classement de valeurs entre les pensées disparaît. Il n’y a plus de répercussion directe de la pensée émise. Il n’y a plus de limite à émettre la pensée. Tout ce qui sera échafaudé sera émis aussitôt. Symptôme évident, on fait une enquête pour savoir s’il y a crise du livre ou crise de la pensée française : le terme de cette évolution folle, l’imprimé, est identifié à la pensée. Morand sur le même pied que Bergson. Discussion de l’abstrait dans l’abstrait. Confusion du pensé et de l’imaginaire. Celui qui pensait sachant que pour ce fait il passerait en justice et peut-être serait condamné à mort, faisait quand même un classement dans sa pensée entre ce qui était nécessaire et ce qui était contingent – on ne risque pas sa peau pour du contingent. La prise de conscience réelle et précise de la puissance de la pensée par celui qui la pense est rendue incalculablement plus difficile par le fait que cette pensée n’a plus de répercussion sur sa personne d’abord, et parce qu’elle est perdue dans des flots de livres ensuite. Aucune discrimination ne se fait plus entre l’urgent et l’irréel parce que l’urgent est devenu lui-même irréel ; ils ne comportent pas plus de conséquences l’un que l’autre et la proclamation d’une vérité n’a pas plus d’importance que l’échafaudage d’une imagination. Par la proclamation de la liberté de pensée, la société libérale s’est délivrée de la pensée. C’est toujours une puissance dangereuse qu’une pensée comprimée – laissée à tous les vents, elle se consume vainement. De ce fait, on a vu les théories se multiplier sans pour cela que la société dévie d’une ligne.

Seconde raison de cette multiplication : le développement économique de l’époque : le monde matériel tend à s’organiser sur des bases absolument indépendantes de tout effort de pensée. Le monde moderne tend à trouver en lui-même non seulement sa finalité mais encore la raison de son développement. Il s’ordonne à un principe nouveau : la technique industrielle, qui s’introduit dans tous les domaines humains et tend à exclure tout ce qui pourrait troubler le jeu strict de ses règles, de ses lois : en l’occurrence, la pensée. Il apparaît dès lors comme nécessaire que la pensée reste à l’écart du développement matériel, qu’elle se confine dans le domaine de l’abstraction (la plus primaire d’ailleurs). En effet, elle est, sous toute autre forme que la pensée mathématique, étrangère à la maîtrise rigoureuse et universelle des choses que le développement économique implique. L’exemple le plus frappant est celui de l’économie politique. Sitôt qu’elle cesse de constater des faits, elle devient une irréalité effrayante – d’autant plus effrayante qu’elle s’applique à ce développement même des choses dont je parlais. Généralité qui provient de l’abus d’une logique tout entière à l’écart des faits, d’abstractions innombrables (abstraction de l’homme économique au premier chef), refus d’une prise de contact avec le concret autre que par statistiques et règlements, création de classifications intellectuelles étanches… etc. Cette prédisposition d’esprit qu’entraînait la prolifération de l’économie moderne s’aggravait d’une tendance morbide au jeu intellectuel, du fait que l’intelligence, détachée de l’économique, expatriée par ailleurs de l’existence, n’avait plus de nécessité extérieure à elle-même. Elle pouvait se livrer à tous ses désirs, à toutes ses extravagances, les machines n’en continuaient pas moins à produire et l’organisation d’une certaine abondance à se créer ; il y eut alors une monopolisation de l’intellectualité par les gens qui étaient certains d’avoir un revenu suffisant quelle que soit leur position intellectuelle : à côté donc du risque social, judiciaire si l’on veut, qui était supprimé, le risque économique était aussi supprimé pour une classe qui devenait en même temps la classe cultivée et la classe possédante.

Dans l’abondance des théories qui ont foisonné au xixe siècle, nous voyons donc se dégager trois caractères de la pensée libérale : 1° toute pensée est équivalente à toute autre, aucune pensée n’a de valeur dominante, puisque aucune n’est contraignante à l’action. Aucune n’est urgente et nécessaire – toutes sont contingentes à l’ordre qui s’établit. 2° Toute pensée est admissible puisqu’il suffit qu’elle soit justifiée intellectuellement par sa seule cohérence ou sa seule élégance. 3° Aucune théorie n’a de chance de se réaliser, et s’il faut tendre à la réaliser, néanmoins seul le réformisme est admissible (conséquence du monopole indiqué plus haut). 

Seulement, à cette scission, il y avait un danger. La pensée était glorifiée comme jamais, c’était le plein ciel, le triomphe de la compréhension aussi universelle que la fraternité, c’était du libéralisme attendri et calme, à pleins bords. Mais cette pensée devenait incapable de se réadapter à l’action. Tant que l’action s’est révélée inutile, tant que le monde a pu rouler sur lui-même, tout seul, on ne s’est aperçu de rien. Mais cet ordre économique qui se faisait ainsi, inéluctable, inévitable, hors delà volonté et de la pensée humaine, finissait par s’entraver et ne plus fonctionner très bien. La guerre. Après, on s’est aperçu que ça ne marchait pas du tout. Il fallait agir. Mais nulle doctrine n’était faite, nulle pensée n’était prête – et les jeunes intellectuels affolés refusaient de se salir les mains hors du surréalisme ou bien niaient purement et simplement l’influence du désordre sur leur pensée qui en était bien un produit, cependant. Toutes les vieilles doctrines paraissaient identiquement abstraites, identiquement valables et inutiles. On pouvait bien reconstruire le monde à partir d’un postulat, mais ça ne servait à rien pour vivre. On avait perdu les discriminations de pensées, de celles qui sont vivantes et de celles qui sont mortes – et cependant il fallait agir, et cependant, sous peine d’agir comme des fous, il fallait agir avec un semblant de raison, de coordination, il fallait quelque chose d’immédiatement applicable à l’acte et cependant d’origine supérieure à l’acte. En face de la pensée désincarnée de son rôle, on n’a plus eu qu’un cri : mort aux byzantinismes – il faut agir.

Pour agir on a trouvé des méthodes : on n’a plus cherché une raison d’agir mais une justification de l’action. On a remplacé la doctrine par la méthode – le programme électoral. On fera aussi bien une méthode de la prise du pouvoir qu’une méthode de résorption des excédents de blé, mais aucune pensée générale ne domine et ne centre l’acte. Et nous voyons alors apparaître, dans le domaine de l’intelligence, le primat de la technique : car la méthode n’est pas autre chose qu’une technique de l’intelligence. Là encore, la technique triomphe de l’humain. Or ce passage du système à la méthode caractérise exactement au point de vue intellectuel le passage du libéralisme au fascisme. Il y a un lien de parenté très direct d’une filiation à l’autre. La perversion intellectuelle libérale, sa trahison intellectuelle entraîne forcément le détour vers une règle étroite qui sera codifiée, certifiée par le fascisme. Il achève ainsi la scission radicale entre la pensée et la vie. Celle-ci est asservie à certaines méthodes et à certaines techniques qui doivent la diriger rigoureusement. Par ailleurs, et pourvu que la vie n’en soit point troublée, l’intelligence garde toute sa valeur et l’on conserve au premier rang, dans un fauteuil de nuages, la déesse Pensée. Ainsi Goering, continuant la pure tradition libérale, dira : « Faites votre salut comme vous l’entendez » et Mussolini écrira : « Dans l’État fasciste la religion est considérée comme une des plus profondes manifestations de l’esprit humain : c’est pourquoi elle ne doit pas être seulement respectée mais défendue et protégée. » L’État libéral a tué lentement, par l’inutilité, par l’égalité, par le jeu trop tentant et sans cesse proposé aux intellectuels, toute puissance de la pensée. L’État fasciste a construit le Panthéon où il a réuni ces cadavres divers, que l’on encense encore, sachant qu’ils ne sont plus à craindre.

Lieux communs libéro-fascistes

Il ne nous reste qu’à procéder à une petite exégèse des lieux communs du fascisme pour montrer que ce sont bien les mêmes dieux morts qu’utilisent le fascisme et le libéralisme. Les mêmes formules sont courantes pour les deux.

Et d’abord le spiritualisme. Nos deux doctrines soi-disant opposées en ont exactement la même conception et, si elles n’invoquent pas exactement les mêmes valeurs, elles les invoquent de même et dans le même but. Nous y retrouvons, sur les mêmes bases, la contradiction entre le matérialisme pratique et le spiritualisme de justification ou d’attitude – l’on pourrait dire de nécessité si cela ne risquait de provoquer une confusion entre nécessité formelle et nécessité réelle. De même que le spiritualisme libéral demandait une foi dans la raison et de là était passé à réclamer une foi seulement abstraite, de même le fascisme proclame une révolte contre la science, une révolte contre la matière – une recherche du bonheur dans le sacrifice, etc. : mais dans les deux cas le fondement de la vie est bien le matériel. Guizot clame : « Enrichissez-vous ! » Mais ce n’est pas par des allégories que l’on idéalisera le commerce et l’industrie ; les gravures de Luc-Olivier Merson et les tableaux de Puvis de Chavannes expriment bien ce contreplaquage sur une réalité que l’on admire au fond, mais qui n’est pas noble, d’un panneau d’idéal en bois découpé, destiné à ennoblir d’une façon abstraite. En face : discours pour la foi, sur un char d’assaut, et Mussolini participant aux fêtes de la Moisson. Il n’y a point de différence.

Le culte du primitif lui-même n’est que la suite normale et logique du libéralisme. Le libéralisme mène à la recherche toujours plus poussée de l’inédit. Dans le flot des choses et des idées admises, sans cesse plus goûtées, sans cesse plus abondantes au cœur d’une société où l’intellectuel ne fait plus figure que de paria élégant et parfumé, les intellectuels, qui ont le sens de leur inutilité, qui se sentent devenus des phénomènes annexes dans les phénomènes humains, ne peuvent plus se donner un prestige qu’en devenant les contempteurs de cette société – et s’ils poussent plus loin que d’inutiles invectives, ils finissent en poètes maudits. Les autres ne sont jamais que des professeurs de faculté et conservent précieusement la culture dans des fichiers. Caste nouvelle qui se replie sur elle-même, l’intellectuel se sent tenu de rechercher le rare et le difficile, ce qui ne peut être connu que par des initiés. L’artiste se sentira dorénavant incapable de créer dans le cadre médiocre où il se sent mal à l’aise parce qu’il se sent inutile. Il passera de lointaines introspections en chambre noire, ou bien il partira dans les îles de la Sonde pour ramener des toiles et des livres que l’on ne connaissait pas avant lui. L’exotisme naît de cette incapacité de vivre réellement dans un monde où tout vous repousse, qui n’est plus à votre mesure et que vous ne dominez plus. Dès lors tous les raffinements sont permis et même recommandés. La surenchère au raffinement a fleuri durant l’ère 1900, mais elle a eu pour résultat, car le raffinement, dans le sens de l’amenuisement ne peut être éternel, d’amener en gros plan les arts, les mœurs, les cultes primitifs. De même qu’un poète habile fait un hiatus pour mieux faire saisir une cadence, de même qu’une dissonance dans une harmonie, de même les raffinés ont vanté le culte de la force et le culte de la spontanéité. L’on s’est extasié sur la valeur morale des cuivres nègres et sur la spiritualité du jazz hot – ceux qui étaient incapables de spontanéité et de force se sont emballés pour la spontanéité et la force comme un repoussoir à leur raffinement, comme une preuve définitive de leur compréhension – et peut-être d’ailleurs, car ils n’étaient pas tous radicalement pervertis, comme un regret d’un paradis perdu. Seulement il fallait autre chose que cette désolation, il fallait une action réelle que le monde rendait impossible, il fallait vivre cette spontanéité et non pas la décrire dans de savants bouquins. Or il s’est trouvé des philosophes pour ériger ce culte en canon, pour lui trouver des fondements théoriques. Était-ce une philosophie ? Peu importe. Ce que je sais, c’est que cela était à la force et au primitif à peu près ce que Notre-Dame de Paris de Hugo est au Moyen Âge. Mais cela avait une qualité éminente : cela représentait bien une pensée fictive de l’époque, un désir, une tendance inutile mais certaine, et le fascisme s’en est emparé pour concrétiser cette pensée dans son propre sens, pour donner à cette tendance inutile une efficacité trop évidente. On s’est emparé du désir d’aventure. On lui a mis des bottes, on l’a fait marcher au pas, on l’a fait assister à des exécutions à la hache et on lui a juré qu’il était réalisé. On s’est emparé du goût du primitif, on lui a donné des fêtes champêtres, on a organisé des camps de travail, on a fait des chœurs de chants spontanés, et des discours violents : c’est ce qu’on appelle à notre époque entrer dans le concret.

Enfin, dans l’idéologie du fascisme, je retiendrai encore la défense de la morale ; c’est là encore un fait spécifiquement libéral. Je ne dis pas, bien entendu, la morale en elle-même, l’illustration de la morale, je dis sa défense et sa justification verbales. C’est un fait bien connu que plus une valeur spirituelle est en décadence, plus le langage qui l’exprime se fait rigoriste. Pour employer une terminologie marxiste, on dirait que plus les antagonismes des forces productrices se développent, et plus l’idéologie de la classe favorisée devient hypocrite. Ainsi plus la vie courante mettra en évidence le mensonge des mots, du langage courant, plus le langage se fera sublime et vertueux. C’est à un phénomène de cet ordre que nous assistons précisément : devant le libéralisme, l’acte moral est essentiellement indifférent ; pourvu qu’il soit « compréhensible », l’acte n’appelle pas de jugement. Et nous avons vu quelle machine abstraite est devenue la « compréhension ». L’acte qui n’est pas bon ou mauvais en soi, il existe, et par ce fait se justifie. Au point de vue moral, tout acte est devenu abstrait dans la perspective libérale – comme au point de vue réel, toute pensée était devenue abstraite : seulement on a, par ce fait même, glorifié davantage la loi morale – et celle-ci s’est présentée sous l’aspect d’un certificat de bonne vie et mœurs et d’un devoir de conformisme. Le libéralisme laissait les choses en cet état, mais le fascisme est intervenu, toujours dans le même sens, avec pour rôle essentiel de cristalliser précisément cette glorification dans la pensée détachée et de préconiser la morale et le sens de la décence pour la race allemande, comme dit Killinger. Cependant qu’en regard l’usage des stupéfiants est courant parmi les dirigeants fascistes : ceci n’est que la résultante de cela. Dans toute cette idéologie je ne relèverai plus qu’une seule contradiction, parce qu’elle est commune encore aux deux idéologies – à quoi sert de changer d’idéologie si ce n’est au moins pour éliminer les contradictions ! Elle porte sur la conception générale de la vie – ce sont les mêmes libéraux qui ont chanté le devoir de collaboration et la lutte pour la vie – ce sont les mêmes fascistes qui parlent des devoirs envers les semblables et de la vie comme combat. Formules – oui – mais qu’y a-t-il autre que des formules dans toutes ces idéologies ? Cette contradiction de formules s’explique parfaitement par les appels à l’héroïsme et à la liberté d’une part, par la reconnaissance d’un intérêt commun et de la supériorité de l’État, d’autre part. Il n’y a rien d’original dans les proclamations fascistes : nous verrons plus loin l’importance qu’elles accordent à la notion de bien commun. Mais il est curieux de retrouver cette notion couverte de vêtements de parade : d’un côté vêtements noirs et chapeau haut de forme – la liberté que l’on réclame pour les individus – pourvu que cette liberté ne nuise pas au bien commun – pourvu qu’elle aille dans le sens de la communauté – pourvu qu’elle observe les règles ; d’un autre côté, des rapières et des panaches, l’héroïsme que l’on exprime par des cris et des bras tendus – pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre – que ce ne soit pas l’héroïsme d’un seul mais l’héroïsme voulu par l’État – pourvu qu’il observe le code de l’honneur. Et dans les deux cas, l’on proclame que la vie est un combat – mais l’on sait bien dans les deux cas que les épées sont en carton, que l’issue du combat est aussi bien réglée, une fois pour toutes, qu’une pièce de théâtre, et malheur à qui voudrait rompre ce déterminisme social !

Je n’insiste pas plus sur cette filiation idéologique du fascisme au libéralisme ; j’ai choisi des phénomènes très divers et qui s’appliquent à des faits courants de la vie.

Passons à des questions plus matérielles. Le fascisme étant un fait plus qu’une doctrine, je l’étudierai en fait, d’abord dans l’économie. Je trouve deux parentés entre l’économie libérale et l’économie fasciste : la technique de la production, les syndicats.

L’économie fasciste, cristallisation de l’économie libérale restrictive

L’économie libérale était obsédée par la question de la production. Il fallait produire au maximum et par là développer ce qu’on appelait l’économie générale, et le libéralisme insistait sur le fait que la meilleure méthode de production était, sans contredit, la méthode de libre concurrence et de libre échange. Mais la spéculation se faisait sur des raisonnements précis. On tenait bien compte des possibilités sans cesse accrues de production au point de vue technique, mais on en tenait compte dans le passé, à savoir que l’on considérait comme un état définitif l’état actuel de la production ; il s’agissait donc de trouver le système qui économiquement aurait permis une production supérieure, ou, sinon supérieure, au moins à meilleur marché. Économiquement, et ainsi seulement. C’était le jeu des forces économiques que l’on calculait et non pas celui des forces techniques. De temps à autre des statistiques faisaient illusion, mais ce n’était pas pour longtemps. Tout au plus servaient-elles à déconcerter le libéralisme pessimiste de ceux qui promettaient la famine à brève échéance. L’échec provenait d’abord de ce que l’économie se basait dans ses calculs sur un homme abstrait dont elle recherchait les besoins et les réactions dans l’absolu. Cette « nature », elle pensait la chiffrer, et elle dressait des tableaux chiffrés des besoins et utilités humaines, opérant de façon décisive la transmutation du qualitatif en quantitatif.

Nous touchons ici à la seconde erreur de l’économie libérale. Elle voulait introduire de la précision, des calculs rigoureux dans des rapports aussi instables et surtout sur des bases absolument idéales ; l’observation concrète ne jouait pas la plupart du temps et, lorsqu’elle jouait, elle ne jouait jamais que dans un seul sens : celui de la production – du meilleur marché – du meilleur équilibre des achats et des ventes. Le laisser faire était seulement limité par la libre concurrence et les deux principes apparaissaient aux yeux des économistes libéraux comme se tempérant l’un l’autre et procurant ainsi une adaptation obligatoire de l’intérêt privé à l’intérêt général.

Mais sur un point les deux principes, au lieu d’amener cet équilibre rêvé, ont accumulé leurs effets, sont devenus concurrents et ont produit le fascisme. Voici comment. Si, théoriquement, l’équilibre s’opérait, les industriels ont cherché du fait de la libre concurrence à fausser l’équilibre à leur profit, mais du fait du laisser faire, ils n’ont pas essayé de le fausser dans l’économie, les portes leur étaient fermées ici. Seulement les économistes n’avaient prévu que ces portes – les praticiens, les industriels, ont trouvé un autre moyen de les ouvrir : la technique. La technique a commencé à se développer à côté et en dehors de l’économie scientifique. Celle-ci, repliée sur elle-même, négligeait encore l’accroissement énorme de production résultant du machinisme, ou tout au moins s’en réjouissait, ne voyant pas le danger que ce développement faisait subir à son échafaudage même. 

Celui-ci était construit pour certaines quantités et pour une certaine production : or ces quantités se décuplent et la production dépasse les limites fixées dans le monde économique. Lorsque les économistes s’en aperçurent, il n’y avait plus que deux solutions : ou bien rebâtir totalement le monde économique et social – mais ceci n’était plus une œuvre réalisable par de seuls théoriciens – ou bien tenter un replâtrage et freiner la technique pour permettre la continuation du jeu libéral, l’enchevêtrement des lois et l’étude en vase clos des actions et réactions économiques. Cette dernière solution nous a conduits à la lutte contre la technique. Malgré tout cette lutte trahit un bouleversement de l’ancienne économie libérale, puisque l’obsession n’était plus de produire mais de maintenir des prix suffisants pour permettre le profit de l’entreprise.

Cette limitation des moyens techniques s’opérait de deux façons : d’abord de façon désordonnée par l’impossibilité où les industriels se trouvaient d’écouler leurs produits, impossibilité qui se voyait parfois sanctionnée par des achats du gouvernement et des distinctions systématiques de produits, d’autre part, et rapidement, par des moyens plus précis : ordres des gouvernements, détournement des techniques vers les produits inutiles. Pour l’ordre des gouvernements, c’est le système des primes à la non-production, au non-agrandissement des usines, à la destruction des machines et à leur non-remplacement, à la restriction de productivité des machines neuves. Toutes solutions que l’on trouve en abondance à peu près dans tous les pays. La seule question semblait être de maintenir des prix élevés, même si c’est l’État qui doit payer pour les maintenir. Je parlerai également de l’orientation des techniques vers les dépenses stériles. Il y avait, en effet, une question qui semblait accessoire mais qui devint bientôt principale : la technique et la rationalisation entraînaient la libération d’un grand nombre d’ouvriers. Les libéraux expliquaient bien qu’il y avait là seulement une crise suivie de réadaptation. Réadaptation par la création de nouvelles usines, par la création du travail alternatif, c’est-à-dire que les travailleurs industriels diminuant de nombre, les travailleurs auxiliaires augmentaient dans la même proportion. Mais précisément cette augmentation n’était pas autre chose que la création sans cesse accrue de travaux inutiles : services de publicité, services de distribution. Nécessité seulement par la concurrence et l’engorgement des produits de la technique, le marché nécessitait une adaptation de plus en plus difficile à réaliser, prise entre la production élevée et les hauts prix, adaptation qui elle-même entraînait l’emploi d’un nombre sans cesse croissant d’individus pour l’obtenir. En définitive, et c’est là le point marquant du développement extrême de l’économie libérale : multiplication des emplois et des dépenses improductives. Cette multiplication n’arrivait pas cependant à employer tous les ouvriers libérés. Chômage consécutif. Après l’abandon des techniques récentes, l’abandon des forces humaines de travail. Arrivée à ce point, l’ère libérale ne pouvait, pour mettre de l’ordre, que réclamer une organisation stable qui enraye autant que possible ces conséquences. Économie dirigée, capitalisme organisé, qu’on l’appelle comme on veut, ce n’en est pas moins, à un moment donné, la restriction même que les libéraux admettaient dès le début, de la libre concurrence et du laisser-faire, au nom de l’ordre et du bien commun. D’ailleurs, ce capitalisme organisé ne se rattachait pas seulement en théorie au libéralisme, mais encore en fait à toute la conception libérale américaine. Il s’agissait de construire un nouvel ordre de production rationnel, éliminant les malheurs, la misère et les discordes de l’ancien capitalisme, sans abandonner l’ancien libéralisme, mais en y faisant entrer des éléments nouveaux : or le type même de ce libéralisme moderne, c’était le fordisme, c’était le cercle idéal de l’élévation des salaires par l’élévation des profits et de l’élévation des profits par l’élévation des salaires. Toujours la foi dans cette liberté qui, une fois mieux remontée et dirigée, devait fatalement réaliser le meilleur des mondes.

Le jeu du libéralisme n’était pas interrompu dans le capitalisme organisé sur ces bases. Et l’on restait bien effectivement dans la ligne du libéralisme national, prévu par les grands libéraux, économie restreinte et contrôlée. Les faits sont connus : dans tous les pays se multiplient les contrôles de production, les organismes de distribution, etc. Cet abandon des principes immédiats du libéralisme était admis par les libéraux, puisqu’il s’agissait d’une réadaptation, les grands principes, la foi en l’ordonnancement automatique d’un monde mécanique n’étaient pas abandonnés.

Mais au travers de ce stade d’économie dirigée (stade fatalement amené par le libéralisme comme nous l’avons vu) nous voyons apparaître le fascisme lui-même. Il suffit en effet, dès lors, que ces mesures soient stabilisées, que les règles se complètent et se coordonnent, et bientôt l’on voit un édifice que l’État contrôle plus ou moins complètement, et qui semble un État fasciste. Donc nous voyons là un des premiers aspects de cette continuation : l’influence de la technique sur l’économie libérale.

Le second, plus étroit, plus spécial, n’est pas moins important puisqu’il conduit aussi à l’État politique fasciste. Il convient d’abord de poser que le syndicat est un produit nécessaire du libéralisme. Par le simple jeu des forces économiques le syndicat ouvrier tend à se constituer. En effet le libéralisme suppose des forces économiques dépareillées totalement de leurs contingences matérielles. Lorsque le libéralisme parle de libre entente entre le travailleur et l’entrepreneur, il suppose qu’il y a égalité entre eux. Ceci s’étant révélé faux, il fallait admettre pour sauvegarder cette égalité que les plus faibles s’uniraient contre les plus forts et le syndicat apparaît dès lors comme une nécessité. Mais comme nous sommes en régime de liberté, les syndicats sont en grand nombre et défendent des intérêts très précis, leurs décisions ne sont valables que pour leurs membres ; ils sont en somme à l’intérieur du jeu libéral comme une pièce plus complète, mais unique, exactement comme le patron et l’entrepreneur. L’équilibre est censé s’effectuer de lui-même là encore, entre l’entrepreneur et le syndicat.

À partir de cette situation va se développer un processus double qui mène tout droit au corporatisme fasciste. Ce processus provient d’abord de la volonté de puissance des syndicats, puis des ententes entre syndicats et patrons. Les syndicats recherchent en effet une plus grande masse ; elle s’obtient par la fusion des petits syndicats, mais il est d’observation élémentaire que plus les syndicats sont importants moins ils sont actifs. Les raisons en sont nombreuses. J’en vois deux principales : d’abord plus le syndicat grandit plus il englobe d’intérêts divers, qui, de moins en moins précis, sont de moins en moins urgents, et le poussent moins vivement à l’action ; d’autre part l’État compte avec les grands syndicats, les fait entrer dans ses calculs, se les attache par des faveurs et c’est alors une certaine sagesse bourgeoise qui entraîne les syndicats à faiblir dans leur action. Quoi qu’il en soit, lorsque le syndicat atteint une certaine taille, il n’est plus qu’un élément de l’économie, mais non pas l’élément mouvant qui sans cesse réagissait et contrebalançait cette force économique ; il est devenu un élément stable, à réactions prévisibles, qui dès lors pourra être utilisé lorsque l’État, dans son but de réadaptation économique, décidera de les utiliser.

L’État pourra d’autant plus facilement utiliser les syndicats qu’il les aura davantage attachés à sa forme. À côté du désir de puissance des syndicats, accélèrent cette évolution les ententes permanentes entre syndicats et patrons. Le type le plus achevé en était en Amérique les Company Unions. Du fait de la division et rationalisation du travail, les professions se sont multipliées, les syndicats sont nés en nombre considérable, puisqu’ils sont professionnels. Alors se sont créés des groupes de syndicats, sous l’influence patronale, qui unissent tous les syndicats d’une branche de la production avec pour organes directeurs des groupes de patrons. C’était une reprise en main directe des syndicats, sous couleur de leur donner plus de puissance et d’abolir la lutte des classes. Mais cette centralisation offrait évidemment un cadre tout prêt par les exigences du capitalisme organisé. L’État intervenant pour remplacer les patrons dans leur œuvre de maîtrise des syndicats, intervenant d’autant plus facilement que ces syndicats sont plus puissants, il n’y avait plus qu’à opérer une substitution relativement aisée, d’autant que dans la plupart des cas, cette substitution s’opère avec le consentement même des patrons et parfois avec celui des syndicats. Ceux-ci se replient alors sur leur profession et déclarent, comme en Allemagne, qu’en dehors du domaine du salaire et de l’organisation du travail, ils sont prêts à entrer en collaboration avec l’État. Ils s’interdisent toute influence sur la politique gouvernementale et pensent trouver dans le contrôle de l’État une facilité dans leur fonctionnement (Leipart). En fait, il ne faut pas cacher que tout le système du corporatisme, lorsqu’on le dépouille des mots qui risquent de faire erreur, n’est pas autre chose que du syndicalisme cristallisé en faveur des patrons et de l’État. Contrôle beaucoup plus rigoureux de la personne de l’ouvrier par le moyen des organismes qui au début devaient lui donner plus de liberté. La Corporation italienne n’est pas autre chose que ces Company Unions que Roosevelt combattait. Mais la terminologie change – on supprime les mots de patrons et ouvriers pour les remplacer par ceux de directeurs et exécutants ou de dirigeants et suivants. On a prétendu supprimer par là l’opposition entre les classes, en supprimant la liberté du profit pour le remplacer par un contrôle professionnel, on a prétendu supprimer le profit même. Le tout fut recouvert de formules, par exemple que, grâce à la corporation, tous les hommes ont le même droit civique dans la vie nationale. D’ailleurs en même temps que ce durcissement des cadres de la vie ouvrière, on voit naître une légalisation des grands monopoles, des trusts, sous le contrôle direct de l’État, c’en est la contrepartie inévitable sur laquelle il est inutile d’insister.

En somme, au point de vue économique, nous voyons deux branches du libéralisme perdre leur force interne de croissance pour devenir des objets d’une force externe, être bloquées par leur croissance même, et donner naissance par un processus fatal à une économie différente : économie dirigée dans le cadre du corporatisme. Ce n’est rien autre que l’économie fasciste. Ce n’est pas dans les théories que cette évolution a pris naissance. Mussolini, avant 1922, n’avait rien pensé de précis à ce sujet – et ce qui est plus grave, c’est qu’en fait, les corporations correspondent bien aux anciens syndicats et pas du tout aux corporations telles que les philosophes du parti les ont décrites et les juristes instituées. On sait en effet qu’il n’y avait qu’une seule corporation instituée selon les règles juridiques, en 1934 : la corporation du spectacle – et la loi des corporations date seulement de 1934. Le fascisme, ici encore, apparaît comme une simple modification d’un état de fait résultant du libéralisme, mais qui n’était déjà plus le libéralisme lui-même.

Sur le plan politique, le processus est identique. Le libéralisme estimait que l’intervention de l’État en politique devait être réduite au minimum. L’État devait intervenir seulement pour maintenir les libertés théoriques et pour protéger l’individu dans les limites du bien commun, grâce à l’armée et à la police. La seule règle à observer résidait dans la notion d’ordre public. Mais on devait bientôt s’apercevoir que ce maximum de liberté théorique conduisait au maximum d’oppression de certains individus par d’autres. On était conduit, au nom du libéralisme, à admettre l’intervention de l’État pour restreindre l’oppression de certains. Et cela n’était pas antilibéral, au contraire : l’intérêt de l’individu demandait une protection de l’individu. Mais sur ce point le libéralisme se séparait de l’individualisme. En effet, renonçant à la certitude d’une économie préétablie qui devait se réaliser par un maximum de liberté, les libéraux commençaient à avoir des préoccupations sociales. Au point de vue politique, ce libéralisme social est représenté par la social-démocratie. Celle-ci manifeste, dans l’état d’esprit qui est le sien, un simple progrès de l’évolution libérale. Il n’y a pas abandon des buts, ni abandon du libéralisme, mais la certitude que l’État personnifie les intérêts généraux. Au lieu d’admettre que les intérêts particuliers coïncident avec l’intérêt général, on admet que celui-ci doit être défendu pat l’État dans l’intérêt des individus et de leur liberté. D’ailleurs, l’État entrera aussi dans le jeu des intérêts privés pour le rendre plus précis et plus égal. Mais ce stade de la social-démocratie est déjà un stade préparatoire du fascisme. Dans ce mouvement social jouait aussi la vague peur de la Révolution : ainsi s’est créé un réformisme sur des bases économiques et politiques. Tout ce que vous accorderez aux ouvriers sera autant de moins dans les programmes révolutionnaires. Or, cette crainte de la révolution qui poussait le libéralisme dans la voie de la social-démocratie est précisément bien un fait libéral. On retarde la révolution moins parce qu’elle va changer quelque chose, que parce qu’elle va détruire l’équilibre que l’on s’est efforcé d’obtenir et surtout parce qu’elle va remplacer par un parti pris le besoin maladif d’objectivité du libéralisme.

Comment la social-démocratie annonçait-elle le fascisme ? Par deux signes : par la création de nouvelles classes moyennes et par le rôle prépondérant dans l’organisation qu’elle attribue à l’État.

Le libéralisme social porte à la création, à côté de la petite bourgeoisie issue de la révolution – fonctionnaires et rentiers –, d’une classe d’ouvriers riches ou aisés : c’est l’idéal américain, c’est aussi le réformisme bernsteinien qui contredisait la théorie marxiste non pas sur le fait de la création du prolétariat, mais sur le fait que ce prolétariat nouveau, tout en ayant exactement les mêmes caractéristiques que l’ancien, ne pouvait pas être révolutionnaire, parce qu’il n’avait pas le désir d’être indépendant. À l’ancienne petite bourgeoisie se substitue cette nouvelle classe exclusivement faite de subalternes, dépendant des classes élevées, mais d’une dépendance volontaire et consentie parce qu’elle offre des avantages matériels qu’ils n’auraient pas autrement. C’est peut-être là d’ailleurs le plus grave échec que puisse subir le socialisme. Cette classe ne pouvait être atteinte directement par le fascisme, car elle est assez difficilement accessible à ce certain idéal du fascisme : suppression de la liberté, par exemple. Mais si dans ses débuts le fascisme s’appuie surtout sur la bourgeoisie, il a le moyen d’atteindre cette nouvelle classe moyenne en utilisant à son tour les procédés de la social-démocratie. Celle-ci se transforme en un procédé de gouvernement qui arrive à conquérir la masse des ouvriers aisés. D’autre part et sur le plan psychologique, il est certain que la plupart des mythes du fascisme touchent aisément cette classe, qui apporte au fond par sa création même un certain esprit néfaste – l’aventure à bon marché, les devoirs sociaux anonymes, l’absence de pensée directive, d’acte, etc. Si elle n’est donc pas un élément actif du fait fasciste, elle est au moins un élément passif, prêt à se soumettre.

D’autre part, j’ai dit du libéralisme social qu’il donnait à l’État une énorme tâche d’organisation. Mais cette mission est imprécise. On est passé d’un ensemble de règles assez nettes : l’État en face de la guerre, ou de l’émission des billets de banque, à une extension forcée, parce que l’économie échappait à l’homme isolé. L’État va être chargé d’une part d’organiser au mieux des intérêts trop compliqués pour s’adapter les uns aux autres d’eux-mêmes, d’autre part, et ce n’en est que le complément, de développer toutes les ressources nationales (c’est d’ailleurs un peu ce que disaient les libéraux lorsqu’ils chargeaient l’État des fonctions que les particuliers ne pouvaient pas remplir). Il est par conséquent bien difficile de saisir, en fait, une limite où le fascisme commence, où l’État s’organise. Pour coordonner les productions et pour développer les ressources nationales, l’État sera amené à prendre des mesures de plus en plus strictes au fur et à mesure que les questions économiques deviennent plus complexes. La théorie de la réglementation par l’État de l’industrie privée, la collaboration des classes dans l’État corporatif, c’est seulement la conclusion normale des prémisses libérales, une fois admis les monopoles et l’intervention de l’État. Mais d’autre part cet État ne peut assumer sa tâche qu’avec l’entière soumission des individus. La foi en l’État est nécessaire du fait du développement économique de l’État. L’État devient le but absolu parce qu’il est le distributeur complet. L’État au-dessus des classes – dans l’État non fasciste cela s’appelle : la Patrie au-dessus des partis (Doumergue). Une fois que c’est bien catalogué et bien admis, on peut substituer la notion d’État à celle de Patrie et pousser un grand cri en invoquant Hegel !

Il serait assez curieux de faire l’étude de la naissance simultanée de la Nation et du libéralisme. On avait bien pris auparavant en considération ce fait de la Nation, mais il ne semble pas qu’il était entré dans la réalité, comme l’expression d’un tout. Je ne veux évidemment pas dire que l’idée de Nation a produit le libéralisme, mais je trouve ce phénomène assez étrange pour le signaler. La Nation supposait en effet une économie suffisamment complexe pour qu’on puisse la fermer sur soi, d’autre part, une certaine mystique du national qui représentait la valeur supérieure, la civilisation seule admissible. Or c’est l’économie complexe qui va entraîner l’expansion libérale par le désir de porter au maximum les ressources du groupe et de les développer pour le groupe ; d’autre part, l’idée de civilisation supérieure est aussi, quoi qu’il paraisse, une idée libérale, car il ne faut pas oublier que la civilisation libérale suppose un arrêt de l’évolution à une sorte d’optimum favorable au développement de la production et de l’individu. Il suffit ainsi de supposer un repliement de la nation sur elle-même et la légalisation. de cette croyance en la supériorité de la nation sur les autres.

Mais il faut aller plus loin, je vais entrer dans un domaine de politique plus générale : actuellement, en effet, qu’un État soit autoritaire et fasciste ou non autoritaire et « libéral », je tiens que cela peut avoir une importance abstraite, juridique, etc. quelconque, pour faire plaisir aux professeurs de droit public, mais que, en pratique, dans les circonstances que nous avons décrites, cela n’a qu’une importance relative. L’État libéral centralisateur et l’État fasciste se livrent à la même technique. Les tendances de pure politique sont dépassées parce que des faits brutaux dont on peut essayer de se dégager, sans y arriver, imposent certaines formes d’économie, certaines formes de propagande, certaines formes de vie même. Les principes changent, soit, et l’on fondera le code civil allemand sur de nouveaux principes, mais Krupp restera à la tête d’un cartel de l’acier parce que le cartel de l’acier permet seul de vendre assez bon marché, et que l’exportation de l’acier concurrençant l’acier étranger permet de maintenir une balance du commerce favorable, et que cette balance favorable permet de soutenir le mark qui permet un réarmement et une propagande bien organisés, etc. Je pourrais multiplier des enchaînements de ce genre. Et tous les gouvernements en sont là. Les libéraux ont bien dû reconnaître que maintenant, l’économique va devant, la politique à principes suit, le fascisme le reconnaît aussi mais fait des phrases et pose des principes pour justifier cet aveu. Saint Louis pouvait restituer la Guyenne aux Anglais, nous ne pouvons plus restituer le Cameroun aux Allemands parce qu’il y a les compagnies concessionnaires, les compagnies de navigation, d’assurances, de chemin de fer qu’il faudrait rembourser ou racheter. Mussolini, pour avoir un peu trop négligé ces règles de technique, est à la veille d’une faillite (sauf intervention d’argent étranger). Et cette égalisation de toutes les formes de gouvernements devant ces nécessités semble bien typique de notre époque. On ne peut plus se représenter un gouvernement qui négligerait la presse : ce moyen de créer les mythes est de toute évidence le moyen même du gouvernement, mais il impose son type de gouvernement, abstrait, idéal et incontrôlable, sans quoi son rôle ne serait plus nécessaire ; un gouvernement qui ne l’emploierait pas serait à la merci d’une campagne menée de l’extérieur – précisément de ce point ou cesse le contrôle et l’acte concret de connaissance. On voit ainsi les formules de la politique se vider de leur sens, se transformer en carapaces de scarabées morts, intacts en apparence mais recouvrant maintenant des substances d’une autre nature, du sable inerte, des réalisations techniques minuscules, nécessaires et innombrables.

Le passage

Il faut voir pour finir comment le passage s’opère de la société libérale à la société fasciste. Cela supposerait, pour être complet, une étude préalable des règles juridiques privées de ces sociétés ; puis il faudrait considérer la société en tant que groupe d’hommes régis par certaines institutions ; suivre l’évolution de ces institutions et retrouver la physionomie du groupe dans l’un et l’autre cas. Je ne m’attacherai qu’au dernier point, à savoir l’aspect du groupe social.

Sur le problème juridique, je ferai seulement deux remarques.

L’une concerne la propriété. Elle pourrait n’être qu’une devinette. Voici un texte : « Dans l’État (corporatif) la propriété privée est respectée. Il n’y a pas d’expropriation sans indemnité. L’État conserve le droit cependant de limiter et de diriger l’emploi des moyens de production et d’intervenir dans le plan de la distribution selon l’intérêt public. Il n’a pas pour objectif de s’emparer des moyens de production, pas plus que dans aucun pays capitaliste. La propriété privée doit rester la règle, et la propriété d’État, l’exception. L’initiative individuelle n’est pas remplacée par l’intervention de l’État. Mais l’État conserve le droit de suppléer à l’initiative privée chaque fois que cela est nécessaire, afin d’empêcher qu’elle ne se développe dans les directions néfastes à l’intérêt public, et pour la diriger afin d’obtenir le maximum de profit pour l’ensemble de la communauté. » Belle harmonie libérale et qui rappelle Smith : communauté d’intérêt des propriétaires et de la communauté, identification même des deux intérêts sous l’œil paternel d’un État qui se charge seulement d’un travail de direction et de suppléance, sens libéral de la propriété ; et cependant ces lignes sont tirées des Bases économiques du fascisme de Einzig. Il n’y a pas grand-chose de changé dans le cadre nouveau et les vieilles notions juridiques se perpétuent.

De même pour les contrats – cette seconde colonne du juridisme libéral. La notion de l’autonomie de la volonté qui faisait fureur, la voici reprise par le fascisme. Le contrat n’est que l’expression de l’individu dans le cadre du droit. Or le fascisme n’est aussi, en plus large, en plus total, que cette expression même de l’individu dans ce cadre de l’État et du droit. La volonté subsiste comme créatrice du droit sur le fondement de la loi, et toutes les vieilles théories libérales peuvent resurgir sur cette base seule. C’est pourquoi je ne crois guère aux transformations juridiques du fascisme. Il aura beau faire des lois d’exceptions en masse contre les juifs et les autres, proclamer qu’il ne se base que sur la morale particulière à son peuple, ou refuser l’égalité comme fondement du droit, et préférer la force qui se réalise en certaines limites à quelque justice amorphe, le droit fasciste ne change rien – la propriété et l’autonomie de la volonté sont des réalités autrement puissantes que toutes ces formules et nous les retrouvons dans ce droit soi-disant nouveau. Je passe.

Le point le plus difficile est l’étude des formes sociales de nos deux sociétés. Il ne peut être ici question de les étudier en détail. Considérons les différentes liaisons que les individus entretiennent dans un tout et par un tout social, sous la forme libérale, et sous la forme fasciste.

Rappelons qu’il faut distinguer deux sortes de solidarité (je prends, avec Durkheim, la distinction sous sa forme la plus primaire) : une solidarité mécanique et une solidarité organique. Dans la solidarité mécanique, l’individu est coagulé à la société, directement, avec des préjugés identiques ; il aliène presque totalement sa personnalité au profit de la société – et le mot aliéner semble faux car ce n’est pas un acte volontaire mais par nature même que l’individu se trouve ainsi soumis à la société. Il n’est pas question d’un choix mais d’un état ; à ce moment, l’individu n’a pour ainsi dire pas conscience de lui-même, il fait partie d’une conscience collective dont il est seulement une expression momentanée. La conscience collective joue donc par rapport à la conscience individuelle un double rôle : d’une part elle joue le rôle d’une sorte de droit naturel indiscutable et transcendant qui domine complètement les individus, et pour qui elle est une sorte de vérité intouchable ; d’autre part elle recouvre totalement les consciences individuelles et ne leur laisse aucune liberté d’action et de jugement. Elles ne peuvent juger que par l’intermédiaire des critères de la conscience collective. En somme, cette solidarité mécanique se caractérise de trois façons : d’abord par le fait que l’individu se rattache directement à la société globale, et sans intermédiaires ; puis par le fait que tous ses matériaux et méthodes de pensée lui sont fournis par la conscience collective. Enfin par le fait que plus cette collectivité augmente, plus la personnalité des membres du groupe diminue. L’expression la plus complète dans la société en est le droit pénal, expression du droit répressif en général : les sanctions répressives sont, dans cette forme de société, les moyens de protéger les ressemblances sociales : s’il y a répression, c’est qu’il y a crime, et ce crime consiste essentiellement dans une rupture de l’équilibre mécanique, de la solidarité mécanique – donc plus cette solidarité mécanique est puissante, et plus elle tendra à n’imposer qu’un type d’individus : les membres de la société se ressembleront de plus en plus et cette ressemblance sera imposée sous peine de sanctions, le droit répressif dominant toutes les autres formes de droit.

En face de cette solidarité mécanique, la solidarité organique : dans celle-ci, les individus conservent leur personnalité et même, la solidarité organique s’accroît par l’augmentation de personnalité des individus. En effet, elle suppose une prise de conscience de la nécessité sociale et une sorte d’acte volontaire qui consisterait au sacrifice d’une part de sa personne à la société. Mais cela suppose une collectivité beaucoup plus nuancée, moins générale et moins abstraite. La société ne sera plus globale, mais elle se fractionnera en sous-groupes nombreux dans lesquels les individus trouveront leur bien, leur centre. D’autre part l’individu gardant ainsi une sorte d’autonomie graduée, allant de l’autonomie complète d’une part de sa personne jusqu’à une adhésion complète à la société en passant par des adhésions à des croyances plus ou moins générales, on voit que la volonté individuelle joue un rôle important, parce qu’il y a constamment en jeu une adhésion réfléchie. On ne peut plus parler de croyances collectives préalables, celles-ci sont plus ou moins conscientes et se forment peu à peu comme une création de la volonté. Elles ne se proposent donc plus comme un élément abstrait et supérieur mais immédiat et concret. Pour mieux opposer cette seconde solidarité à la première, nous reprendrons les trois termes : 1° L’individu ici n’est plus rattaché directement à la société globale mais à ses parties. 2° Les croyances collectives sont différenciées selon les fonctions nécessaires à remplir. Il y a renforcement parallèle de la personnalité et de la solidarité organique. 3° Enfin l’expression type de cette solidarité se situe dans le droit restitutif – c’est-à-dire le droit qui exprime un équilibre entre les individus pris en tant qu’individus particuliers – comme le droit civil par exemple. Le type par excellence du droit restitutif c’est le contrat. Ce droit restitutif s’exprime d’ailleurs soit dans un droit de réalité, qui sera un rapport en face de choses (droit de propriété), soit dans un droit de coopération (droit commercial, administratif, etc.) 

Il n’y a pas succession chronologique fatale du premier type au second. Aucun des deux n’est solidaire d’un type social déterminé : par exemple, la solidarité mécanique d’une société autoritaire, la solidarité organique d’une société libérale.

Mais alors il n’y a pas opposition entre l’individualisme (le personnalisme dirions-nous plutôt) et l’universalisme, comme le voudraient les fascismes. On ne peut pas séparer l’individu de tout le groupe social et de l’évolution de ce groupe. Avoir essayé cette séparation et voulu considérer l’individu en soi, d’une part, la société en soi de l’autre, c’était, dans une idéologie artificielle, séparer deux éléments nécessaires d’une synthèse. On a perdu de vue à ce moment que cette synthèse existait, et l’on a considéré les éléments détachés comme s’ils avaient une vie propre identique à leur vie réelle. On a supposé que l’individu pris à l’état pur était identique à l’individu plongé dans la société – et les lois que l’on dégageait par le raisonnement au sujet de cet individu isolé, on a cru pouvoir les appliquer avec raison à l’individu social. La même erreur, mais inverse, se produisait avec la société : une société sans hommes, vivant par et pour elle-même et qui révélait des lois du corps social sans répercussions, semblait-il, sur les individus la composant. Lorsque le fascisme proclama la supériorité du corps social et de l’État, il ne fit pas autre chose que mieux affirmer cette séparation préparée, en faveur de l’individu, par le libéralisme.

Du moment que l’on considère au contraire l’action et la réaction des individus et du corps social comme étant les éléments caractéristiques de la sociabilité, les formes de celle-ci dépendront des modifications de ces actions et réactions – or ces modifications interviennent dans le temps. Sur la division solidarité mécanique-solidarité organique vient alors se greffer une division d’après la durée du corps social, où l’on peut distinguer la masse, du groupe, et du collectif abstrait (von Wiose), la masse étant une unité essentiellement passagère, le groupe ayant une certaine durée basée sur l’impression que les membres du groupe peuvent avoir de se sentir liés les uns aux autres d’une façon très concrète soit par un devoir, soit par un but à atteindre – le collectif abstrait étant lui permanent, et basé sur une notion de mission d’ordre idéologique, donc abstrait ; notion commune à tous les participants et considérée par eux comme éternelle. De ces trois notions, une seule est nécessaire à mon propos : la notion de masse. Je retiens donc, outre la division solidarité organique et solidarité mécanique, la notion de masse qui se combine avec elle, en ce qu’elle pourrait représenter aussi bien l’une que l’autre.

Pour qu’il y ait une masse, il faut donc qu’il y ait trois conditions réunies : un groupe d’hommes de conditions, nature, etc., divers – qui se font une représentation d’unité – mais que cette unité n’ait pas un caractère nécessaire de longue durée : à distinguer par conséquent de la foule, ou de la horde. La représentation concordante d’unité de tous les individus de la masse peut avoir des raisons très différentes : un intérêt commun, une situation économique ou sociale (groupe de chômeurs), un sentiment provoqué par le monde extérieur, soit de satisfaction, soit de mécontentement (foules du 6 février). On s’aperçoit alors qu’il faut distinguer entre les masses abstraites et les masses concrètes. Les masses abstraites sont celles qui reçoivent passivement des influences ou des suggestions de l’extérieur – influences et suggestions identiques pour tous. Elles ne sont jamais qu’une masse dont l’expression réside : 1° à l’extérieur dans les statistiques ; 2° à l’intérieur dans la réaction qu’un individu pris au sein de cette masse peut avoir en face d’un phénomène – réaction qui se trouve identique à celle de n’importe quel individu de cette masse ; ex. : les spectateurs de cinéma, les lecteurs d un journal (Gurvitch). Leur masse est effectivement abstraite, parce qu’ils ne conçoivent pas l’identité de leurs réactions, leur rôle consistant à ne plus être qu’un instrument récepteur et qui émettra à son tour certaines excitations ; leurs représentations ne seront jamais qu’une prise de conscience de la masse et non pas une brisure de celle-ci. Seulement cette prise de conscience risquerait d’empêcher le passage de la masse abstraite à la masse concrète. Supposons en effet qu’il y ait dans la vie d’un individu, en succession ininterrompue, création et destruction de participation à des masses diverses (bureau, cinéma, café, journal, jazz) ; on verra se produire peu à peu une intégration complète de l’individu à ces masses successives – une solidarité mécanique naît. Si maintenant nous supposons qu’un tel individu reçoive une excitation suffisamment forte dans une masse quelconque pour passer à l’extériorisation, et par exemple à l’action, comme il est dans le même état que tous les individus qui font partie de cette masse très précise (lecteur d’un quotidien), tous les individus de cette masse répondront identiquement à l’excitation : même sans mot d’ordre individuel, tous les lecteurs de l’Action française se retrouveront à la Concorde le 6 février. Poursuivons nos suppositions. Si tous les individus font partie de masses identiques qui occupent entièrement leur vie, si par conséquent, ils vivent dans un état de solidarité mécanique abstraite, et si ces individus reçoivent l’excitation nécessaire, ils réagissent tous dans le même sens, mais ce ne sera plus ici dans leur comportement d’un soir, ce sera une extériorisation globale dans leur vie même. Ils deviendront l’expression non plus d’une série de masses abstraites mais d’une série de masses actuelles, réalisées, concrètes qui s’appelle exactement le fascisme.

Et nous voici revenus en plein dans notre question ; le fascisme se présente, au point de vue des formes de la sociabilité, comme une transformation des masses abstraites en masses concrètes à l’intérieur d’une solidarité mécanique. Mais c’est, après tout, la synthèse de ce que j’ai dit jusqu’ici : le libéralisme et l’individualisme préparent cette transformation par une création des masses abstraites et par une solidarité mécanique sans cesse plus poussée. L’on peut bien dire en effet que tous les libéraux se sont trompés lorsqu’ils ont cru que leur doctrine amenait à une plus grande prise de conscience de l’individu. Au lieu de voir l’homme, ils ont vu des schémas de l’homme et les doctrines se sont basées sur ces schémas. « La brisure des cadres que l’on avait tentée au nom de ces schémas n’a donné qu’un vide presque pathologique. Tous les organes que la reconnaissance d’une souveraineté devait faire fonctionner ont disparu. Et les corps constitués qui s’effondrent du fait de l’individualisme libéral donnent maintenant une opposition brutale entre l’individu et l’unique souveraineté de l’État – les sous-groupes encore résistants : famille, sont atrophiés ». Or nous sommes bien en présence d’un des caractères d’une société mécanique. Du fait du libéralisme. Et au lieu de se retrouver dans une civitas solis, on se retrouve en présence de ce type de société que Durkheim ne voulait trouver que chez les Australiens et les Fuegiens.

Nous avons vu que la fonction extrême la plus développée d’une société mécanique est la fonction répressive. Or maintenant se développe, à la place de la fonction répressive, une fonction préventive. Au nom du sens commun, au nom du bien commun, au nom de la morale commune, on tend à créer le type d’homme commun (Homo rationalis vulgaris, dira-t-on dans le petit Larousse). Et l’on y tend à la fois volontairement et involontairement. Volontairement par la création d’un internationalisme de la morale, du droit, de la civilisation, de la littérature, de l’art qui donne des moyennes de la morale, des statistiques juridiques pour déterminer la valeur d’une règle de droit, l’a-priorisme, dans la civilisation, la littérature passe-partout et le surréalisme utilitaire en art. Notions ou bien trop abstraites ou bien trop élémentaires, obéissant à la fois à la scission souvent dénoncée du réel et de la pensée, et à la croyance de la supériorité du grand nombre. Mais de toute façon, notions pernicieuses, parce qu’elles s’implantent dans la vie des gens, et ceux qui ne les admettent pas sont considérés comme les anormaux. Il convient de reconnaître et de soigner les anormaux : maisons d’observation, maisons de rééducation, etc. On leur laisse un champ personnel pourvu que ce champ personnel ne change rien à leur caractère, ni à leur vie, mais se limite au rêve, à l’idéal, à la « mystique », à l’introspection, etc., à tout ce qui va vers le dedans, qui ne sort jamais. Cet homme idéal créé, on en répandra le type à toute occasion, par les énormes moyens de persuasion dont on dispose. Un million d’hommes ne peut pas avoir tort, déclare je ne sais plus quel savon à barbe. Vérités admises. Il suffit d’ouvrir un journal pour respirer cet air – courrier de la femme ou petites annonces de mariage. Le libéralisme a entraîné un amorphisme social probablement sans précédent dans l’histoire. Il a permis la création de ces masses abstraites dont je parlais tout à l’heure, de cette vie par masses et uniquement par masses – où la vie de l’homme se recouvre, d’une série de cercles qui se recoupent et qui absorbent totalement l’individu. Groupe du café et groupe du club, groupe du sport et groupe du métier. Il prend telle figure à telle place, et telle autre dans tel milieu. Il n’est plus lui-même, il est essentiellement l’homme social, obtenu par les moyens préventifs, celui dont la société n’a plus rien à craindre, qui ne peut au contraire que la stabiliser – c’est bien ce qui va arriver. Dans cette société néo-mécanique, le choc qui entraînera l’apparition des masses concrètes sera d’autant plus facile que l’amorphisme sera plus complet. Et de même, les notions de sacrifice et d’héroïsme seront d’autant plus facilement exaltées que l’individu aura perdu conscience de sa valeur. Le fascisme se présente, au point de vue social, comme un amorphisme mieux combiné, plus volontaire que l’autre état, libéral, mais du même ordre, appartenant au même type de société. Type que l’on pourrait appeler inférieur, quoi qu’il soit bien difficile de porter un jugement de valeur sur les formes sociales ; c’est en effet un type de masse qui n’atteindra jamais le type supérieur du groupe puisqu’il n’y a pas de véritable solidarité organique dans ce germe de société, et moins encore, du collectif abstrait qui suppose une prise de conscience personnelle et individuelle de chacun de la mission que peut avoir le groupe à remplir. Évidemment cela peut paraître paradoxal après ce que j’ai dit de la masse qui est une réunion essentiellement temporaire – mais il ne faut pas oublier non plus que les moyens techniques dont disposent les gouvernements permettent de maintenir les foules dans cet état d’union factice et temporaire, comme dans une sorte de glacière. Il y a sans cesse récréation de la masse par les moyens extérieurs.

Le fascisme est donc le digne fils du libéralisme. Il garde tous les traits de son père – mais avec, en plus, des traits de sa mère, la technique. La société libérale roulait sur elle-même et semblait équilibrée, lorsqu’un élément est venu troubler cet équilibre : la technique. La société libérale n’était pas faite pour elle, elle a réagi, essayant d’abord de s’assimiler puis d’arrêter la technique. Elle n’a pas pu l’assimiler parce que la technique était en pleine progression, alors que la société semblait fixée en des bornes qu’elle voulait immuables. Les aménagements qu’elle lui offrait craquaient les uns après les autres. Alors elle a essayé de les maîtriser – mais il fallait pour cela employer des moyens violents, et surtout il fallait savoir à quel point l’on en était arrivé. La société libérale était incapable de faire ce point parce que ses méthodes et ses volontés étaient encore trop vagues et incoordonnées. Devant la nécessité de faire le point, devant la mentalité courante qui régnait, une seule réaction s’imposait : le fascisme. Bien entendu le développement de la technique n’en est que la condition matérielle, et nous avons envisagé déjà tous les facteurs intellectuels et toutes les démissions spirituelles qui étaient nécessaires pour en arriver là, que le libéralisme avait longuement préparées. C’est pourquoi, pour jouer son rôle, le fascisme devra être essentiellement démagogique – ce qu’il est en effet. Il devra reprendre et proclamer tous les lieux communs du libéralisme, remonter et élever à la hauteur d’institutions toutes les créations juridiques et intellectuelles du libéralisme. Il devra se présenter comme le facteur de la réconciliation de tous les individus moyens autour d’un individu moyen qui les représentera mieux que chacun. Il est essentiellement un élément stabilisateur qui ayant trouvé une situation, reprend les éléments de cette situation, les met en ordre, les reclasse – il pétrifie ce qui se débattait et donne un compte rendu exact de ce qui est fait. Il est un temps d’arrêt dans une décadence – c’est une période de la disparition du libéralisme, mais non point parce qu’il a réagi contre le libéralisme : parce qu’il est survenu dans la décadence du libéralisme pour entériner cette décadence et la porter à la connaissance de tous. L’on ne peut voir dans le fascisme qu’une suspension de l’évolution normale du libéralisme vers une autre forme peut-être tout à fait différente. Cet anneau qu’a forgé le fascisme autour des valeurs pourrissantes du libéralisme n’est pas fait pour être éternel. Si nous pouvons avoir confiance en quelque puissance, c’est en la technique même qui a été l’occasion de cet anneau, mais qui sera aussi le facteur de sa cassure. La technique n’a pas de raisons ni de possibilités de s’arrêter. Pour la reprendre en main, il faudrait que l’homme lui-même s’en dégage – et ce n’est pas le fascisme qui l’y aidera. Pour nous, maintenant, nous devons la regarder accomplir son œuvre, et attendre, car nous sommes trop petits.

Tocqueville donnait il y a quelque 100 ans une admirable description du fascisme lorsqu’il écrivait : « Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de leur masse homogène – on peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de famille, d’honnêtes commerçants et des propriétaires très estimables […] mais ce qui ne se verra jamais dans des sociétés semblables ce sont de grands citoyens et surtout un grand peuple […] parce que […] le goût qu’on montre pour un gouvernement absolu est dans le rapport exact du mépris qu’on professe pour son pays. »

 

Esprit, 1er février 1937

 

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