Version imprimable du seizième épisode
Feuilleton – XVI –
Avec cette livraison prend fin ce feuilleton débuté en plein confinement, le 15 avril ; il faisait suite à une circulaire (en annexe) diffusée localement le 27 mars : ne recevant aucune réponse, j’entrepris de dérouler la pelote de cette sidération collective.
C’est propre à chaque génération d’en venir à considérer, l’âge aidant, que la vie sociale était plus supportable avant, au temps… où elle savourait sa jeunesse ! Mais c’est sans doute la première fois que ce constat peut être établi absolument, en dehors du prisme de la subjectivité de ceux qui voient poindre la fin de la vie, puisque la déferlante capitaliste met en péril, dans tous les domaines, la reproduction du vivant – y compris pour les gamètes des jeunes hommes !
Même si dans les années 1960, des encore quasi-adolescents s’ensilicosaient les poumons dans les mines – dans le même temps où les salaires ouvriers dégageaient à peine de quoi acheter une machine à laver le linge pour soulager le travail féminin -, ce dont nous pouvons garder tout de même la nostalgie c’est qu’il y eut à l’époque la sensation d’une bifurcation possible et le désir d’un autre emploi de la vie : un des slogans de Mai 68, certes pas le plus flamboyant, en disant le refus de « Métro, boulot, dodo », protestait contre la mise sous cloche de la vie sensible : 52 ans après, le confinement sanitaire strict pour les 83 % d’urbains de la population a réalisé cette mise sous cloche sous le précepte de survie « Travail, famille, wifi ».
La vague révolutionnaire voulait remodeler la place de la production dans la vie. La proximité de la bifurcation entrevue semblait concevable à partir de la subjectivité ouvrière radicale : exproprier les bourgeois et faire tourner les usines uniquement pour les besoins humains sans l’impératif productiviste de la survaleur à cracher ! La texture matérielle semblait détournable. Tout au contraire, en réaction, l’entreprise contre-révolutionnaire du néo-libéralisme – justement néo– puisque mâtiné de gestion autoritaire – aura consisté à étendre, intensifier et hybrider (cf. les prothèses numériques) l’emprise de l’économie avec le vivant ! Et allez donc maintenant vous réapproprier « à titre humain » Monsanto, Airbus ou Amazon !
Avec ce nouveau lessivage économique en cours, beaucoup seront éjectés, plutôt que d’avoir pu opter consciemment pour une bifurcation.
L’hypothèse officielle veut que la pandémie du Covid-19 ait son origine sur un marché chinois traditionnel, dans une proximité douteuse avec des animaux sauvages, objets de commerce : c’est un curieux renversement de la situation générale où la part du non-humain dans l’existence humaine a dramatiquement été amputée, ramenant les individus devant les écrans ou immergés dans un océan de signes sociaux – qu’on nous épargne la plaisanterie de l’animal de compagnie ou des plantes sur le balcon ! Cette pandémie s’avère un procès redoutable contre le stockage des êtres humains dans les mégalopoles : la concentration urbaine et la destruction du mode de vie paysan ont oeuvré à l’ablation d’un univers sensible d’odeurs, d’approches et d’observation. Et comment s’allier avec les puissances du végétal, de l’animal du minéral et des savoirs paysans si se poursuit le projet politique de l’enfermement de l’être dans un social de plus en plus saturé ? La prise du pouvoir des statisticiens, qui donnent tous les matins leur pâtée aux chefs de cabinet et aux journalistes, a instauré les modélisations où nous sommes sommés de nous conformer sur le principe de la prophétie auto-réalisatrice.
Lors du confinement, la traque des promeneurs et des pêcheurs à la ligne, pourtant paisibles solitaires, hors de toute nécessité sanitaire, signait le diktat existentiel d’enfermement. Et se dire « ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir » équivaut à admettre s’être déjà adapté à ce qui va durer. Pour un être humain, l’enfermement avec d’autres êtres humains (prisons, camps) est justement la réalité de sa déchéance. Le confinement a prononcé, sous forme ramassée, la fin du cycle urbain (ou sa nécessité) dans l’histoire humaine.
Il faut dire, ceci explique cela, que le but du capitalisme c’est de médier la satisfaction de tous les besoins et désirs par l’argent, et, pour ce faire, de tenir les populations captives à disposition. Avec cette précision que le capitalisme est un objet protéiforme auquel nous donnons forme. L’échange monétaire est une sorte de solde de tout compte permanent et réitéré. L’homo capitalismus se soucie, plus que tout, d’être quitte, c’est-à-dire de pratiquer la rupture au sein de l’interdépendance des activités en se tournant potentiellement vers un concurrent de son choix. Il ne veut dépendre de personne en particulier et dépend en totalité de la médiation argent et de ses incarnations (manager, publicitaire, banquier, etc.). Le paradigme de la vie capitalisée c’est de monnayer un fragment infinitésimal d’un savoir-faire (par exemple graphiste dans la pub), quoique socialement reconnu, pour obtenir de quoi acquérir tout le reste (nourriture, chauffage, habitat, déplacements…). L’émancipation aurait été fantasmée, dans le paradigme du progrès, comme la possibilité d’être soulagé de sa propre subsistance entièrement prise en charge par le corps social, moyennant contrepartie à la marge, quoique possiblement sévère. Que cet échafaudage social bancal, à coups d’échanges tronqués et de mensonges commerciaux, ait pu tenir aussi longtemps dit surtout que c’est nous qui le soutenons !
L’argent est d’une certaine façon une reconnaissance de dette : son porteur est crédité d’une possibilité de prélever sur les stocks de la production sociale, mais il en paye toute sa vie durant un taux d’intérêt de soumission. Voilà pourquoi la figure du consommateur est une effigie perverse : incarnée en homme ou femme, « libre de ses choix » (!), dépositaire de quanta de moyens de paiement affectés de manière discriminatoire selon le rapport de forces entretenu par la branche professionnelle exercée. Les hauts salaires sont une sorte de crédit conféré à ceux dont le pouvoir (co-détenu avec ses alter ego) est sûr qu’ils ne cracheront pas dans la soupe et ne déserteront pas ; et inversement les bas salaires jetés à ceux dont on n’est jamais sûr, sur qui ne vaut pas la peine d’investir un crédit de confiance. Depuis que le capitalisme a avalé toute la société, le niveau du salaire n’a pas tant à voir avec, en amont, un certain rapport compressé et minima avec la richesse produite (permettant une plus-value maxima extorquée), qu’avec l’achat de l’engagement subjectif à faire tourner la boutique sans rechigner : après tant d’années d’études pouvant témoigner de l’ardent désir de s’inclure, sans s’en être dégoûté, dans cette division folle du travail, on n’en est que mieux récompensé !
Quand sont créés politiquement autant de moyens de paiement ou lignes de crédit « facilités » artificiellement et sans contrepartie, la quête individuelle d’argent devient dérisoire et cruelle. Les remèdes apportés à flots à la comptabilité capitaliste visent uniquement les activités démontrant leur capacité « à faire de l’argent », et non pas à ceux qui sont encore attachés à ce qu’ils font. Même si dans l’urgence, la classe managériale se résout à boursoufler la sphère de l’argent pour contrecarrer l’émergence de possibilités de s’organiser sans, « ils » ne sont plus si sûrs de pouvoir ni de vouloir maintenir toutes ces activités dispensatrices de salaires qui permettent l’accès aux moyens de paiement.
Les moyens d’éviter l’échange monétaire ont régulièrement reculé en fonction de l’intensification du capitalisme. Dans les années 1960-80 on pouvait encore, dans nombre de campagnes en France, bricoler et réparer à peu de frais avec l’aide de génies locaux de la mécanique et de la forge (à charge de revanche) bagnoles, tracteurs et outillages agricoles.
Depuis, la division mondiale du travail est telle que toute fabrication de série n’est qu’assemblage de pièces détachées qui viennent des quatre coins de la planète. Le saut qualitatif dans la dépossession est l’incrustation d’éléments électroniques, puis informatiques, qui privent la tekhne cultivée par tout un chacun de prise sur l’outil. Le bidouillage d’un circuit imprimé n’était déjà pas à la portée de tout le monde, mais le monopole technologique de la fabrication d’une puce, lui, est l’aboutissement d’un projet politique de dépossession. Et l’intensification du fanatisme technologique est une guerre politique pour brûler toutes les bases arrière techniques, menée contre la possibilité pour les populations de s’organiser. Quand même, subsiste et se redéploie, humble et élémentaire, le jardin potager comme expression du sans-compter, porteur de dons et de réciprocité.
La bifurcation est devenue plus difficile à imaginer et à mettre en œuvre : d’un certain côté, cette rupture nécessairement plus franche peut indiquer que la volonté de se réapproprier nos existences ne pourra plus servir de cheval de Troie susceptible de déployer une nouvelle phase d’intensification de l’économie. De l’autre, trancher le corsetage techno-numérique pour s’en soustraire n’est pas une mince affaire, quand le déferlement nous assiège.
Tristan Vebens, jeudi 2 juillet 2020
Annexe
Nous ne voulons pas du retour à la normalité… d’avant !
Proposition transmise à la commission coordination
de l’université rurale en Cévennes (URC), entre autres…
Le projet audacieux de l’URC contenait la problématique de la temporalité : entre celle, sans doute un peu laborieuse, d’engager une réflexion sur plusieurs aspects d’une ruralité en réveil et celle de l’accélération de la dislocation d’une organisation sociale parvenue au point de rupture avec la menace climatique générale et paradoxalement ses injustices.
La création de l’URC n’a pas pu prendre un coup d’avance : nous sommes pris de court par le boomerang de la mondialisation : s’il y a eu toujours des épidémies sa propagation fulgurante est en raison des concentrations urbaines et du resserrement des rapports de commerce et d’échange.
L’URC va être contrainte de réfléchir non pas posément en cénacle, mais in vivo dans le feu de l’action.
Nous nous apercevons, ce faisant, que pas plus que l’État en France nous avons pu anticiper sur la crise sanitaire. Mais nous, nous sommes excusables ne disposant pas des bataillons d’experts et d’antennes diplomatiques pour expédier des rapports détaillés.
Nous nous apercevons que parmi les commissions créées, une manquait : la commission santé, ce qui jusqu’à février 2020 n’apparaissait pas primordial.
Depuis, l’État impose sa stratégie du choc, mi-forcé, mi-calculateur : il se fait accusateur de l’irresponsabilité des promeneurs plutôt que d’être accusé d’impréparation totale (plus de stocks conséquents de masques : rappelons qu’au moment où les stocks stratégiques de masques se vidaient, passant de 1,6 milliard en 2010 à 150 millions en 2020, selon le ministre de la Santé lui-même, l’Etat investissait massivement dans l’armement répressif contre sa propre population.
Ainsi, pas moins de 1730 lanceurs de LBD, 40 000 grenades GMD et 25 millions de cartouches de fusils d’assaut ont été commandées entre décembre 2018 et juin 2019.) Le confinement n’est pas une option parmi d’autres ou en complément d’autres : les autres n’ont pas les moyens d’exister (dépistages, masques). Le comble c’est que l’État veut endosser un rôle protecteur avec ses régiments médiatiques alors qu’il a désarmé les protections, et notamment le secteur hospitalier en lutte depuis un an.
Comme beaucoup, j’essaye de sortir, par une sorte de résistance et d’hygiène mentale, de cet abasourdissement provoqué par le risque réel de propagation du virus d’une contagiosité extrême auquel se conjuguent la propagande et les approximations de l’expertocratie.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Comme notre région va être touchée en deuxième ligne, je propose de créer :
– dans un premier temps, une commission santé dont l’objet sera de réunir les connaissances existantes en matière d’identification de symptômes, de précautions à prendre.
Plutôt que de faire confiance aux dispositifs d’État, il convient de se réapproprier un peu d’autonomie en réunissant et confrontant nos jugements et informations.
Par exemple, les gestes « barrière » induisaient l’idée que le virus se transmettait seulement par contact humain, d’où la nécessité de distanciation sociale. Cette approximation frise le « fake news », tout juste bon à maintenir le processus matériel de travail coûte que coûte où des objets passent de main en main. Il s’avère que le virus peut survivre plusieurs heures (certains disent 24 à 36 heures) sur des matières inertes : poignées de porte, claviers de distributeur automatique de billets (DAB). Le courrier reçu, l’argent, lui-même (monnaie et billets) peuvent être vecteurs du virus. De même, aucune indication n’est fournie quant à la durée d’incubation ce qui pourrait aider quant à un repérage post-situation à risque (sortie du confinement pour de l’approvisionnement, etc.).
– dans la foulée, une réflexion sur « l’après » : le temps du confinement nous retenons notre souffle (ce qui va de soi psychosomatiquement pour une infection pulmonaire !). Le temps semble suspendu, mais il faut craindre qu’ensuite survienne l’orage : on peut aisément supposer que la remise en route de l’économie oubliera toutes les résolutions prises dans la panique. De plus la dislocation du château de cartes financier peut mettre en question les approvisionnements matériels de base.
Là aussi, nous risquons d’être pris de court si nous n’engageons pas un débat au sein de l’URC pour dégager des propositions politiques et pratiques à rendre publiques, ce à quoi j’appelle.
V, 27 mars 2020
tristanvebens@laposte.net
Version imprimable du quinzième épisode
Feuilleton – XV –
Au terme de ce long périple sanitaire mondial revient la vieille question de l’argent. Sous le capitalisme tout ne finit pas par des chansons, mais par la rengaine des comptes et des dettes. À peine sorties de la panique provoquée par une pandémie jamais correctement dimensionnée, les populations vont essuyer la double peine : leur naufrage consécutif à cette économie surdéveloppée et contrariée qui les expose bien davantage qu’elle ne les garantit. Il en ira du risque d’une société démoralisée qui soit portée à se raccrocher à des sermons ou à des tours de passe-passe aptes à canaliser sa désorientation.
Et c’est parce que cette économie surdéveloppée les a englobées et dépouillées de toute subsistance autonome que ces populations et le tissu d’activités capitalistes qui les exploitent sont mises désormais sous perfusion d’argent public « quoi qu’il en coûte » (dixit Macron le 17 mars) ; ouvrir les vannes massivement pour réamorcer la pompe à consommer au point que cet endettement public abyssal paraisse effectivement magique : d’où vient l’argent ? Et à qui le « rendre » ? Quelle nouvelle (ou enfin révélée…) signification prendra l’argent – fantasmagorie à l’allure de cataplasme sur une jambe de bois puisque le compte-à-rebours de l’extinction du vivant ne peut que s’accélérer avec la relance de l’économie !
Les démêlés de la machine économique restent obscures puisqu’on ne sait jusqu’à quelle échéance le capital fictif pourra anticiper, par ses lignes de crédit énormes, la création de valeurs futures et surseoir à leur caractère largement hypothétique.
Mon propos voudrait examiner une stratégie collective possible pour respirer ensemble (conspirer) en desserrant le garrot de la nécessité de l’argent qui nous étouffe : leur argent n’est pas le nôtre ! À partir de ce moment de faiblesse de la machine économique et de ses remèdes calamiteux, peut-il s’ouvrir une fenêtre historique dans laquelle des individus puissent s’engouffrer et s’organiser pour bifurquer et diverger ? Cette hypothèse tient pour évident que l’attente d’une transformation révolutionnaire « générale » est particulièrement contre-productive et a fortiori est repoussé le scénario de décisions salutaires venues « d’en haut ». Cette période surprenante a exposé simultanément les mécanismes d’intendance générale et a rendu de plus en plus aigüe pour les pauvres (intérimaires, sans papiers…) la question lancinante d’avoir des rentrées d’argent pour survivre. Heureusement, des initiatives diffuses de solidarité, de réseaux d’approvisionnement, de mise en culture de terres nourricières ont pris acte qu’il fallait commencer tout de suite pour briser le carcan.
La comptabilité capitaliste est étirée à l’infini : des sommes astronomiques sans contrepartie sont déversées en maintenant le flou sur l’impératif ou non qu’elle soient remboursables ou mutualisées à l’échelle de l’Europe : est proscrit officiellement de parler d’annulation de la dette ! Si nous ne dansons pas sur un volcan ça y ressemble beaucoup : tout est entrepris pour sauver l’intérêt privé, la production séparée, la concurrence et les flux financiers, avec une marge de manoeuvre étroite pour ne pas déclencher inflation ou krach financier.
Dans une société non capitaliste, une interruption grave des activités aurait amené que l’on puise dans les stocks de précaution, pour prendre soin des activités vitales, et de les reconstituer ensuite. Dans la société présente paradoxalement, l’interruption de l’activité a cassé les flux tendus et rendu visibles des stocks invraisemblables (production automobile) ; au point même que la relative acceptation du freinage productif aurait pu être influencée par une crise déjà amorcée de surproduction. Schématiquement, la pandémie serait survenue dans un état de crise rampant qu’elle n’aurait que révélé.
S’il y a eu besoin de démontrer que cette crise sanitaire n’était pas régie que par des stratégies médicales – quoique déjà en elles-mêmes comportant des jeux de pouvoir -, il va de soi que la domination politique soit comme chez elle dans le grand lessivage économique. Le rideau de fumée qui consiste à invoquer un motif non économique (une pandémie issue du monde dit naturel) comme déclencheur du nettoyage qui vient ne va pas tenir longtemps : le fait que les finances publiques cautionnent, par leurs aides, des entreprises à supprimer des postes de travail par centaines de milliers (Renault, Air France, etc.) indiquent que la sortie de pandémie est une opportunité pour rationaliser encore un peu plus le monde d’avant.
Bien que résultat de multiples dérèglements occasionnés par la déferlante capitaliste sur Terre, la pandémie est un événement fortuit hors de toute intention humaine : la saisie qu’en a faite l’antagonisme social a modelé un emboîtement où s’ajustent d’un côté une gouvernance à la recherche de mutation et instrumentalisant la sécurité sanitaire et de l’autre des dominés dépendants et acceptant de faire pénitence ; mais l’aveu, mezza voce, d’avoir beaucoup pêché – la culpabilisation écologique – n’efface pas la dette sociale qui demande qu’à être réactivée. Et le travail, de plus en plus rare, est quand même présenté comme seule rédemption.
La conscience de notre époque est taraudée par un sentiment de menace et d’insécurité devant l’avenir, qui tarde à être identifiée purement et simplement à cette organisation sociale, ses priorités, ses prévaricateurs, sa propre pratique personnelle en son sein… Ce qui retient notre époque d’en sortir par la désertion et l’auto-organisation, c’est de continuer de prétendre au beurre et à l’argent du beurre, son confort et ses facilités. Dans la frustration et l’humiliation, il y a toujours lieu d’incriminer une responsabilité circonscrite et extérieure qui exonère de regarder la réalité en face.
Quand tant d’autres s’y sont échinés sans trouver la clé – vieille lune de la critique utopique ? -, il pourrait paraître suranné de s’attaquer à la question de l’argent, qui est au coeur de cette société qui s’échappe à elle-même.
Pour l’ordre social de la soumission, l’argent doit apparaître comme aussi naturel que la gravitation universelle ou la tectonique des plaques terrestres : pourtant, nous assistons actuellement à un véritable aboutissement qui peut nous libérer de tout préjugé : jamais l’argent n’a été aussi universel et contingent à tous les aspects de la vie, jamais il n’a été aussi pressant pour tant de gens dans le besoin, et jamais il n’a été aussi irréel car créé à partir de rien sur décision politique (États nationaux, Banque centrale européenne).
Tôt ou tard, on sera amené à essayer de répondre à cette vieille question révolutionnaire, dont une réponse avait été donnée en Aragon libertaire pour organiser la distribution des tâches et de leurs produits (1936-38) et jamais reprise depuis : « comment réaliser des activités d’intérêt collectif sans l’aiguillon du gain monétaire ? » (en dehors du simple bénévolat associatif ou humanitaire).
Tristan Vebens, mardi 23 juin 2020
Correction :
Dans le feuilleton XIV , j’invoquais que « l’étreinte capitaliste sur le vivant s’est un peu desserré, sauf sur les humains » : il se trouve que fort heureusement pour quelques milliers de taulards la porte s’est ouverte du fait de la panique de l’administration pénitentiaire à gérer une épidémie en milieu carcéral.
Version imprimable du quatorzième épisode
Feuilleton – XIV –
1. « Je ne sais pas vous, mais moi… » : Comme si quelque chose s’était cassé de se
retrouver coincé avec nos ennemis, la classe managériale et propriétaire, dans la même condition d’humain mortel; et qu’ils aient découvert par l’argument de la santé commune l’arme suprême pour nous amener à leur raison…
Avec ce sentiment accru d’être incarcéré sur cette planète à leurs mains folles, un nouveau pan d’insouciance s’est écroulé, ce que ne manquent pas de marteler les experts prophétisant épidémies successives et numérisation à donf’ : le monde réel (des premiers de corvée envoyés au charbon au cynisme des managers du numérique fiers de leur coup) s’affiche crûment sans recul possible. Tous les échelons hiérarchiques entretiennent une raide infection bureaucratique. À l’inverse, une ingéniosité numérique infinie (ah, les applis !) s’échine à vouloir nous faire nous adapter à cette vie sociale réaménagée.
Piqué au vif ?… de se retrouver masqué comme un Chinois quelconque en a pris l’habitude depuis longtemps rapport à la pollution atmosphérique ? Extension progressive du modèle asiatique : appli stop-covid, reconnaissance faciale, crédit social ? Nous voilà ramenés à peu de chose !
2. Ou bien ne pas y accorder plus d’attention que nécessaire (?) et se concentrer sur ce que l’on sait faire : au printemps implanter le jardin potager – quand on s’en est réservé la possibilité –, écouter le chant des oiseaux célébrant le lever du jour et se soustraire à l’envoûtement social. (Penser que des gens ont pu regarder, cloîtrés dans leur logement, les chaînes de télévision d’information en continu qui tournaient en boucle la morbidité mainstream !).
3. L’intelligence est-elle fille de modestie ? Vu l’état calamiteux du monde, les plus intelligents n’en auraient-ils pas déjà pris, à contre-coeur, leur parti ? Une sorte de deuil intime ? Mutisme ou sobriété laconique comme une sorte de bienveillance à ne pas en rajouter quand tant de petits chefaillons ont retrouvé dans cette situation matière à faire les importants.
4. De brèves illuminations mentales pressent à intuitionner que nous pourrions être au bord d’un renversement (mais lequel ?). Jamais autant, et au même moment, des populations se sont dressées contre leur État. Aurons-nous la force de poursuivre plus avant en sortant de la comptabilité capitaliste ou seul le changement de gouvernance s’imposera ? Le fait que l’empire du numérique soit la 5e colonne au sein des soulèvements fait craindre le pire.
5. Toutes proportions gardées, la crise sanitaire ayant provoqué des fronts renversés (cf. Feuilleton XII), certains rapprochements problématiques, aussi bien dans le parti de la dramatisation que dans celui de la minimisation, font penser à la situation intenable des libertaires pendant la guerre civile espagnole (à l’exception des bureaucrates anarchistes de la CNT inféodés au mirage bolchévique) obligés à lutter aux côtés des staliniens contre les fascistes.
6. Mais où est pour nous cet Aragon libertaire (1936-38), base arrière d’amour-propre révolutionnaire et de dignité humaine ? Le Chiapas, ce qui reste du Rojava, ce qui reste de la Zad de NDDL ? Quelques poches d’entraide et de fraternité dans tel quartier ou telle campagne ?
7. Situation à moitié surprenante. Une telle puissance se paralysant à moitié, l’autre moitié en profitant. L’empire du numérique multipliant la mise : à Wall Street, le Nasdaq, indicateur boursier des valeurs de haute technologie, s’envole. Le 10 mai dernier, l’ancien patron de Google disait à la télévision étasunienne : « Ces mois de quarantaine nous ont permis de faire un bond de dix ans. Internet est devenu- vital du jour au lendemain. C’est essentiel pour faire des affaires, pour organiser nos vies et pour les vivre. » (rapporté dans l’article « Travail, famille, Wifi » de Julien Brygo dans le Monde diplomatique de juin 2020.)
8. Ce moment a concentré une forte ambivalence : presque deux mois durant, du fait du freinage de l’activité économique, l’étreinte capitaliste sur le vivant s’est un peu desserrée, sauf sur les humains : travailleurs exposés ou assignation à résidence, privation des libertés politiques de réunion, de manifestation, etc. C’était dû dans les deux cas à l’initiative, certes contrainte, de l’État d’avoir cloué les avions au sol, les paquebots de croisière à quai, les bagnoles au parking, les usines au ralenti, etc. et d’avoir cloîtré les individus à demeure : les deux faces inséparables de la médaille !
9. Dans ce clair obscur du basculement où se mêlent petits sentiments et grandes manoeuvres, ce qui joue sciemment la confusion ce sont ces réponses circonstanciées, jouant sur des faux semblant, données à une inquiétude plus vaste. Après la sidération du freinage et du confinement, l’expectative et le suspens vis-à-vis du lessivage économique qui vient ?
Par rapport à ces attitudes en retrait, des colères qui apparaissent sont salvatrices. Ce qui était menaçant avant (le suréquipement policier des États contre des franges importantes de leurs populations) est attaqué frontalement.
Sans cela, le déconfinement pourrait être plus dévastateur puisque les gens sortiraient du confinement en ayant appris quelque chose – comment les populations sont gérées par les chiffres – mais ils n’en feraient rien s’ils se laissaient happer sans résistance, et petit à petit, par l’engrenage du redémarrage.
10. Ça déconfine sec aux States… avec une semaine d’émeutes grandioses contre l’impunité policière; et en France, énorme manifestation magnifique, quoique interdite (!), contre les violences policières au pied du nouveau palais de Justice à Paris ; et aussi de multiples rassemblements locaux pour la défense des hôpitaux publics. Certes, l’horizon ne s’est pas bouché, mais on se sent davantage piégés dans une société de contrainte… On hurle aux barreaux !
Tristan Vebens, jeudi 11 juin 2020
Version imprimable du treizième épisode
Feuilleton – XIII –
1. Dans la genèse de la société de masse, le pivot de la domination s’est constitué par l’exploitation de l’attention : perte des sens captivés et tétanisés par la propagande hurlée des haut-parleurs, la publicité, les divertissements plus ou moins culturels et shows sportifs,les joutes politiciennes, le bombardement médiatique et les sollicitations internétisées, etc.
Cette crise sanitaire elle-même est une grande offensive contre l’attention menée par l’État, incarné par le corps de la haute fonction publique tout droit sorti des grandes écoles, élites ravies de tenir le populo en haleine : l’atout majeur pour capter l’attention c’est d’étourdir par une flambée de chiffres animée de la probabilité mystérieuse de mort.
Nous y avons peiné à éviter une surcharge mentale, soûlés de prescriptions et d’ordres contradictoires. Peu importe leurs contenus incohérents, la seule cohérence qui prévaut, c’est celle de la forme émanant du soi-disant représentant général de la société, l’État. Et ici même, l’esprit qui se croit critique suit le cortège.
À l’opposé, on pourrait rêver de soulèvements frais comme des aurores, bien moins compliqués à vivre que l’imbroglio dominant. Malheureusement beaucoup de conflits sociaux sont perçus comme rajoutant du désordre au désordre : seules, récemment, des ruptures comme les Zads et les rond-points des Gilets jaunes offraient cet air de soulagement et d’évidence. Lors du confinement, le ralentissement de la machine sociale a pu être ressenti comme un soulagement mais pas comme une évidence, du fait de l’orage annoncé à venir.
2. Des « décroissants » ont exprimé ce soulagement : cet arrêt en soi démentirait la fatalité du fonctionnement machinal. Il reste que la différence est de taille, la mise en scène de ce ralentissement brutal a été à l’initiative de l’État, seul à même avec son appareil policier judiciaire, relayé par les médias, d’obtenir un effet immédiat – l’urgence climatique donnerait-elle des envies d’efficacité politique de la sorte ? Ou y aurait-on goûté un possible à effectuer cette fois par nous-mêmes dans une désertion simultanée par exode urbain hors de tout commandement ? Mais si le confinement a révélé l’incarcération des populations urbaines, toutes ne peuvent pas s’en évader. Le pire serait qu’une sensation de privation indue (bistrots fermés dont beaucoup ne s’en remettront pas), amplifiée par les restrictions économiques en cours, en appelerait à un retour au même…
3. Le modèle chinois aura donc bien prévalu universellement selon la méthode du déni initial, puis de la gestion autoritaire, le tout agrémenté d’une gestion politique des chiffres.
4. Entre deux (primo) : le parti de la dramatisation a changé son fusil d’épaule et aimerait impulser la relance économique tout en gardant un état d’exception : les préfets interdisent à tour de bras les manifestations. Le spectre de la deuxième vague dont on menaçait les populations s’évanouit. Les modélisations antérieures sont décryptées et révisées. Derrière les algorithmes, il y a des jugements humains plus ou moins appropriés. La prise en compte d’un seul nouveau paramètre change la donne, exemple : si, comme on semble l’admettre, le virus circulait en France avant janvier, voire bien avant décembre, sa vitesse de propagation est moindre. De même, le seuil d’accès à une immunité collective est revue à la baisse.
L’indicateur pour initiés de contagiosité d’individu à individu (R0) est discuté publiquement et quotidiennement. Ordres et contrordres se succèdent : par exemple, pas de vélo à plus d’un kilomètre (!) il y a quinze jours puis incitation au vélo partout maintenant.
Pour une des toutes premières destinations touristiques mondiales (l’espace français), il conviendrait que la saison ne soit pas complètement ratée, ça urge ! Quand bien même l’expertocratie scientifique aura mangé son chapeau plus d’une fois du fait d’être sous la coupe des statisticiens et de leurs modélisations changeantes, son règne est justement fait de ses avis changeants, quoique péremptoires tour à tour.
5. L’opportunité sanitaire a consisté, dans le renouvellement nécessaire de l’architecture de la domination, à nous faire aimer la contrainte comme si ça venait de nous-mêmes.
6. À l’origine, il me semble, l’attitude citoyenne responsable s’était formée dans « l’altermondialisme » contre le capitalisme financier vautour indifférent aux conditions de
vie sociale. La matrice était néanmoins prête pour une injection de civisme de plus en plus crispé, propre à faire valoir les prérogatives du véritable sens des responsabilités, déguisement opportun de parcelles de pouvoir : ainsi les rappels grotesques de plage dynamique, de bord de Garonne dynamique pour stigmatiser toute ébauche statique de réunion, suspectée d’être foyer de contagion !
7. La figure ambivalente du « porteur asymptomatique » du virus a recélé un potentiel de culpabilisation dont les autorités étatico-sanitaires ont usé et abusé : ce qui à l’origine était plutôt une bonne nouvelle – 20 % des gens contaminés n’expriment aucun symptôme – devient, contagiosité aidant, vecteur de traque d’irresponsabilité. Là aussi, après avoir énoncé que les enfants en étaient les principaux propagateurs, la contagiosité des porteurs sains, en général, serait finalement peu virulente.
À quoi servent donc ces bataillons de chercheurs ? Ramenons la problématique à ce truisme : si on ne privilègie pas ce qu’on veut chercher, on ne risque pas de trouver.
8. Toutes les grandes épidémies ont donné lieu à de subtils ou violents changements de rapports de force sociaux, au point même, du fait des pertes humaines, de provoquer la hausse des salaires. Quand les soignants remettaient à plus tard « l’heure de faire les comptes » des mensonges d’État, ils inauguraient bien malgré eux une expression qui va labelliser un grand nettoyage social.
9. Entre deux (deuxio): nous passons du moment où la machine a été prise en défaut pour s’être grippée sur un grain de sable, à cet autre où nous risquons de nous retrouver engrenés au redémarrage « à l’insu de mon plein gré » (Richard Virenque), faute de pouvoir diverger immédiatement; ou bien partagés entre la volonté de se défaire de la « distanciation » et celui de tout faire pour bloquer le retour à l’anormal : tel est pourtant l’objectif louable de « l’Appel du 17 juin » lancé par des Zads, des écologistes radicaux et des minorités syndicales. Combiner, dans un état des territoires, ce qui pourrait être arrêté comme production matérielle nocive avec ce qui serait possible d’y impulser (habitat, autonomie alimentaire) pourrait paraître la formule parfaite : est-ce que cela suffirait à trancher le filet existentiel immatériel diffus dont les vecteurs sont entre autres la publicité, le crédit, l’information qui aimantent et inhibent ? Car ce serait s’attaquer là à cet esprit de la division du travail qui suscite les inconsciences séparées, quoique folie de masse.
Nous réassembler par sécessions et organiser une autre distribution des tâches vitales : s’auto-organiser dans les quartiers et les campagnes, ne plus rien attendre de l’État ?
Tristan Vebens, mercredi 27 mai 2020
Version imprimable du douzième épisode
Feuilleton – XII –
En vrac…
1. Que puisse encore être un tant soit peu, si ce n’est reçue comme crédible, mais déjà
écoutée la parole d’État, 34 ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et les
mensonges sur le nuage radioactif contournant les frontières, laisse rêveur… même si des générations trop jeunes n’ont pas connu ce précédent.
2. Le gonflement au-delà de toute mesure de « l’événement Covid-19 » est certes déjà fonction du calcul de l’État et de l’industrie du sensationnel des médias, mais aussi de cet empilement de parapluies juridiques déployés pour parer à toute éventualité de poursuites judiciaires dues à des supposés manques de précautions – le protocole de 57 pages pour la rentrée scolaire est un cauchemar de codification bureaucratique à rendre fou… selon le modèle états-unien de la judiciarisation de la vie sociale, véritable pompe-à-pognon pour les avocats multipliant les occasions de plaider.
3. Le lointain souvenir remontant de l’enfance liant la bienveillance au soin inhibe la perception de la perversité politique qu’elle peut masquer.
4. « Le Monde » du 5 mai 2020 a publié une tribune intitulée « Mettons l’environnement au coeur de la relance économique » signée par les P-DG des plus grandes sociétés capitalistes françaises et internationales, dont la plupart cotées au CAC 40 : ces grands humanistes veulent accompagner « la transition écologique ». Contre-feux et business plan.
5. La crise sanitaire permute des positions idéologiques provoquant une situation à fronts renversés : telle frange libertaire soupçonnant (sans doute à bon titre) un darwinisme social qui avance masqué – tri hospitalier des malades entre ceux en état d’être prolongés et ceux abrégés -, a tendance à surestimer la contagiosité par souci de protéger les plus fragiles, se retrouve proche d’un État maximisant la peur pour tenir les populations. Tel philosophe italien critique, à juste titre, la tendance lourde à péreniser l’état d’exception et se retrouve voisin, dans la minimisation de l’épidémie, d’un Bolsonaro, chef d’État du Brésil, partisan d’un État fort, et qui la considère être juste « une grippette ».
6. La mode des séries à mi-chemin entre les films long métrage et les feuilletons télévisés arrive dans le confinement comme chez elle : les tournages issus de scénario de confinement ont débuté en situation réelle de confinement. La nuance entre la fiction et la réalité est devenue ténue.
7. Les masques et la distanciation physique reportent sur les regards échangés tout ce dont on est privés : regards complices ou inquiets, tendus ou ouverts, interrogatifs ou fuyants…
8. Rien n’est plus familier depuis l’approvisionnement de masse initié dans les années soixante qu’une banane : mais à l’aune de la crise sanitaire, ce qui était familier a révélé sa complexité. Certes, auparavant l’empoisonnement de la Guadeloupe et du Honduras par le chordécone avait déjà donné une idée du malheur recélé par ce produit apparemment inoffensif. Cette fois, l’inquiétude sourde ou la bravade affichée dans les livraisons et les mises en rayon ont nimbé le fruit d’un contexte en arrière-fonds multiples. Enfin le délabrement économique et social que les béquilles financières ne parviendront peut-être pas à endiguer et la crise possible des échanges internationaux – voire l’interruption créée par des soulèvements locaux – donnent de la banane une image de prouesse résultant d’un échafaudage risqué, et qui jusque là tenait vaille que vaille avec les dommages précités.
9. La crise sanitaire a inoculé bien plus qu’un virus, une propension à se laisser glisser dans une nasse existentielle, celle du soupçon lié à notre interdépendance sociétale. La société induit intimement le sentiment d’être profondément toxique par cette suspicion de contagiosité véhiculée par tous les actes sociaux. Et comme l’OMS nous assure, pour activer sa campagne de vaccination à venir, qu’elle est faite pour durer…
10. C’est en France un sport national : passer de la situation où chacun prend des libertés avec la loi, au besoin même en s’entraidant (appels de phare aux conducteurs d’en face pour prévenir d’un contrôle radar de vitesse) et accorde sa bienveillance aux autres… À cette autre situation, à la suite du coup de sifflet brutal, où devenir psycho-rigide et se cramponner au règlement, voire en rajouter. Quand ce n’est pas dénoncer les réfractaires.
11. Le coup du monde numérique, comme on pouvait dire auparavant « coup d’État militaire », a au moins ce côté vertigineux de la science fiction en acte. La généralisation du plexiglas, quant à elle, a un côté bricolage provisoire fait pour durer.
12. Il y a dans « commun » l’écho de « comme un », c’est très fâcheux.
13. Dans Némésis médicale (1975), Illich mettait en garde :
« Il est aisé de montrer que traiter les problèmes de santé selon une approche d’ingénieur n’est pas une stratégie très heureuse, car elle conduit à perdre, à un coût énorme, plus de la moitié des batailles qu’elle engage. » Oeuvres complètes, vol. 1, p. 674.
En ces temps d’idôlatrie du corps médical, il est opportun de noter que la machine médicale industrielle a dû, quand même, faire un peu appel au « champ de l’acte personnel » (Illich) sur le plan de la prévention de la contagiosité. Mais pas au point d’informer massivement comment fortifier soi-même l’immunité naturelle. Il est vrai qu’une large partie de la population soit n’a pas les moyens d’accéder à une alimentation équilibrée, soit adhère à unmodèle d’aisance (kitsch numérique) dans lequel l’élé mentaire devient accessoire.
14. S’il n’y avait pas la police sur le terrain, on pourrait penser que l’État plane, shooté auxmodélisations informatiques ! Des gens, de plus en plus habitués à ne plus rien en attendre, se sont organisés dans les quartiers et dans les campagnes : de la priorité alimentaire, l’auto-organisation pourrait gagner tout le domaine de la réparation, à la façon de la débrouille des pays « non développés» et lever la limite de la dépendance technique.
Tristan Vebens, dimanche 17 mai 2020
Version imprimable du onzième épisode
Feuilleton – XI –
En-soi, une crise sanitaire n’aurait aucun rapport avec la perspective émancipatrice et ce ne serait qu’un mauvais moment à passer avant que le cycle « normal » des luttes de classes et des révoltes reprennent… Comme si cet entracte ne prêtait pas à confusion. Évidemment il y a bien au-delà d’une simple affaire médicale, et essayer de comprendre ce qui s’y joue n’est pas insinuer que l’on aurait déjà tout compris du fait de ne pas s’en être tenu aux apparences.
Digresser sur les ambitions et limites de réflexions écrites peut paraître introspection vaine. En revanche, est nécessaire de déboulonner le fétichisme du texte et son mirage qui peut miroiter à la façon d’une clé de puissance sur le réel. Ce qui peut être captivant dans des suggestions écrites c’est qu’elles puissent ouvrir échanges et enrichissement de la prospective collective, de sorte de ne pas devenir des soliloques conceptuels fermés sur eux-mêmes.
Or, la désorientation provoquée par l’ampleur de la crise et l’internement administratif à domicile (confinement), qui s’est ensuivi, ont conduit à la monopolisation des échanges de réflexions par l’internet et la glissade vers un entrecroisement d’une pléthore plurielle de monologues : il y a tant à lire que la possibilité de débat contradictoire s’affaisse, sans parler même de débouchés pratiques à élaborer.
Dans ce qui est arrivé, la question centrale est occultée par l’évidence de l’urgence sanitaire que tout le monde devrait avoir fait sienne (?) : pourtant que signifie la limite que cette dernière a imposée à l’économie ? Comment se fait-il que les puissances économiques dont on pensait qu’elles étaient « à part » justement par leur intransigeance à mener le monde vers la dévastation écologique se soient rendues aux injonctions de l’État, en mettant à l’arrêt, tout ou partiellement, les modules de leurs pompes à phynances (Alfred Jarry) ? Le risque d’une hécatombe dans les rangs de salariés et de la dislocation des chaines de valeur aurait-il apporté un peu de raison ? L’État, avec ses intérêts propres plus que par souci du bien commun, aurait-il pris le pas sur le Capital ? Cette discussion que je propose semblerait-elle, sur la base de cette surprise de « la plus grande grève générale décrétée par l’État », s’étonner d’un tel barouf pour un si faible prétexte ? Comme si cette mise en discussion équivalait à minimiser la contagiosité qui frappe les plus vulnérables ?
Les modalités de ce freinage en catastrophe n’ont pas manqué, à l’avance, de l’assurance de multiples compensations pour rendre le Capital accommodant : aussi bien avec le « quoi qu’il en coûte » de Macron déclarant le confinement, qui s’adressait subliminalement aux milieux d’affaires plutôt qu’aux titulaires des minima sociaux ; qu’avec les nombreuses dérogations offertes à plusieurs secteurs d’activité (déploiement de la nouvelle génération d’internet sans fil, la 5G, et réglementations environnementales suspendues, etc.); ou avec la voie royale s’ouvrant pour l’économie numérique (ou pour les banques et assurances déjà prêtes pour le télétravail). Et même si, dans l’ambiance de compétition économique, certains pouvaient être tentés de tout miser sur leur accélération au redémarrage et de pouvoir en découdre après avoir remis les compteurs à zéro… Quant au bénéfice en soumission sociale permettant d’éponger les pertes dues à l’arrêt, la dynamique des sociétés ne relève pas d’une science exacte malgré les palanquées de sociologues et d’experts. A contrario on peut être porté à remettre en question la surestimation théorique de l’adversaire en se déprenant de la toute-puissance dont on aurait affectée le Capital, dont le déséquilibre interne peut parvenir à un point de bascule.
Je suis amené à formuler l’hypothèse suivante : la gestion des populations devient la problématique centrale qui renouvelle le rôle de l’État et sa configuration (depuis une dizaine d’années, l’intitulé nouveau d’une des administrations centrales de l’État comporte le terme de « cohésion sociale ») surtout en moments de crise (et comme ils ne cessent de se succéder…). Dans une société de classes, le dilemme des possédants est cruel car il leur faut bien vivre dans la même société que les pauvres qui peuvent ruer dans les brancards : a fortiori quand la société étant unifiée dans les flux de marchandises, toutes les populations ont perdu leur mode de subsistance autonome (liquidation de la paysannerie) et deviennent de facto dépendantes d’une survie administrée : on peut même considérer que le salariat en est une des modalités depuis que l’économie ne peut plus intégrer tout le monde.
La vieille controverse entre Marx et Bakounine reprend du lustre : pour le premier le pouvoir (l’État et l’enrégimentement) n’est que le moyen pour la classe bourgeoise d’ordonner la société pour le travail. Sur le tard, Marx conçut la figure du Capital devenant automate s’auto-gouvernant à partir de ses présupposés éternellement (?) reproduits – profit actuel aiguillon du profit à venir. Cette pulsion anonyme et automatique, tutelle des imaginaires, devient un pouvoir immanent y compris pour les bourgeois (ou les managers) qui n’en sont plus que des agents obéissants… jusqu’au suicide collectif ?
Alors que pour Bakounine, le pouvoir, et son expression étatique, est la fin même, l’incrustation de l’assujettissement dont le travail n’est qu’un moyen. La critique libertaire était soucieuse de distinguer comment se soustraire de l’imposition du pouvoir pour organiser une vie libre. Présentement, l’économie première selon Marx cède le pas au pouvoir selon Bakounine. L’économie peut se mettre entre parenthèses si son objectif est atteint par d’autres moyens. Non pas l’État contre l’économie, mais l’État qui en préserve le noyau : la dépendance des populations.
La crise sanitaire a ouvert un déploiement de rationalité de pouvoir, dit autrement, de faire se manoeuvrer la société comme un seul homme, là où elle se fragmentait. Le pouvoir n’est pas incarné dans tel ou tel – même si la gestion grotesque de la pandémie en France a fait des Macron boys des vedettes inénarrables : il est aimantation de masse sur une toile de sens dépourvue de centre (tel était le spectacle analysé par Debord). Le pouvoir jette son masque sur nos visages pour susciter notre connivence. Si ce qui compte c’est de gérer les populations, la rationalité sanitaire s’est imposée, sur fond de hantise de la fin écologique, comme communion surpassant toute autre rationalité, y compris économique. Et là, « chapeau bas ! » pourrait dire la mafia managériale en connaisseuse, c’est du bon boulot !
La rationalité sanitaire a imposé à tous son langage commun puis, une fois la matrice de ce commun appauvri installée, le souci d’argent va succéder au souci du coronavirus.
D’autres époques ont vu des émotions socio-politiques s’emparer aussi des milieux économiques contrariant leurs visées de base : par exemple, la bourgeoisie allemande, finalement fascinée d’une société possiblement réunifiée, s’est jetée dans les bras des nazis après s’être longtemps moqué de l’aventurier Hitler.
Ici, la dictature des bonnes intentions sanitaires progresse à coups d’urgences extra-institutionnelles reconduites vers la suppression pérenisée des libertés politiques de manifester (pas d’attroupement de plus de 10 personnes sur la voie publique : en revanche fiesta dans des lieux privés autorisées… ).
Tristan Vebens, jeudi 14 mai 2020
Version imprimable du dixième épisode
Feuilleton – X –
Il revient à un imaginaire simpliste comme le mien de s’être laissé reposer, un court instant il y a deux mois, sur la sensation que l’épidémie serait vécue comme un moment d’ascèse sociale : la vie dans son combat contre l’infection maligne ne serait-elle pas ramenée à ce qu’il y a d’essentiel, autant dans ses forces biologiques que dans l’attention humaine et sociale accordée à autrui et à soi ?
Nous sommes plutôt assommés par un déballage obscène, durant lequel tous les pires de la société d’avant sont poussés à la surenchère. Et il devient d’autant plus grave que sa redondance sur la forme (discipline sociale) instrumentalise le fond (la contagiosité).
Le show du covid-19 est encore plus pernicieux que tout autre show puisqu’il est démonstratif et inclusif alors que d’autres prêtaient juste à sarcasmes.
Poursuivre la formalisation de ces notes prises au jour-le-jour sur un coin de table de cuisine mène à constituer un antidote, un contrepoison : plus proche d’une stratégie politique de résistance à proposer à d’éventuels complices que d’états d’âme révulsée propice aux confidences. Avec en perspective, quitter les claviers d’ordinateurs, et se réassembler, directement.
Mon point de vue dépend en partie de ma situation : je suis en bonne santé, je n’ai pas de malades du covid-19 parmi mes connaissances. J’habite depuis quarante ans le Massif central car j’ai construit mon existence dans une défiance radicale à l’égard de la supercherie sociale : voilà pourquoi le drame de la pleine lombarde ne m’étonne pas (mélange de pollutions industrielles incluant celle de la dissimulation initiale de l’épidémie par le patronat local lié à la Chine)… et voilà pourquoi je n’y habitais pas.
Cette société minée en sourdine par le spectre de la fin écologique s’est jetée sur la crise sanitaire à la façon d’une psychose qui veut occulter un trauma plus vaste : jouer un effondrement entre parenthèses – sans préjuger du délabrement économique consécutif -, en se disant qu’on en sortira, peut-être… grand frisson à l’issue duquel rebattre les cartes, tant la partie précédente, décevante, tournait en rond…
L’exacte mesure de la réalité est devenue impossible au moment même où elle est cernée par la plus dure des sciences dures : les mathématiques (quoique certains puissent y trouver de la poésie). Banques, assurances, administrations d’État ont recruté des matheux à tour de bras pour compiler statistiques et faire tourner à plein régime leurs ordinateurs pour débiter des modélisations/simulations aux paramètres variables. La date du déconfinement du 11 mai, d’ailleurs, est sortie du chapeau d’une modélisation. C’est une grande tentation de tuer le réel en l’ayant anticipé et formaté (le prédictif des caméras de reconnaissance faciale pouvant détecter à l’avance des mauvaises intentions !). La confusion des chiffres, sous domination des matheux, est poussée à son paroxysme : 95 % des contaminés connus guérissent tous seuls… mais on ne connaît pas le chiffre total des contaminés dont les porteurs sains inaperçus évidemment ! Néanmoins, certains flashs d’infos parviennent en moins de deux minutes à égrener 5 ou 6 fois le mot « mort ». A l’inverse rien n’est dit sur comment cultiver son immunité – ce qu’on n’apprend que par la médecine dissidente.
La vérité de la parole officielle est suspecte en ceci qu’elle n’acquiert sa vérité qu’avec les sanctions de la police : l’écart est tel entre des mesures rationnelles pour contenir la pandémie et ce qui est imposé aux populations, spécialement en France où l’État voulait prendre sa revanche, que même ce qui en est à l’origine en deviendrait douteux : il est interdit de se promener sur les plages ou en forêt mais on peut se côtoyer dans les hypermarchés !
« Aucune raison épidémiologique, médicale ou psychologique ne justifie’’ cette décision, si ce n’est ‘’la crainte de voir des gens se prélasser, prendre un peu de temps, souffler… En ces temps de confinement, prendre du loisir ressemble trop souvent pour ceux qui nous jugent à prendre du bon temps’’. » (Franceculture.fr). C’est l’ascèse d’État, pénitence infligée aux individus : puisqu’il lui faut s’occuper des populations quasiment comme un poids mort – elles lui coûtent plus qu’elles ne rapportent -, il leur fait payer moralement très cher en ramenant leur survie individuelle au strict minimum. Il y a une dimension punitive dans le confinement, ne serait-ce que parce que les individus y sont dépouillés de toute possibilité de prendre leurs dispositions en toute connaissance de cause c’est-à-dire de la faculté de pouvoir juger par eux-mêmes.
Avec deux mois de confinement ont été ramenés à la lumière d’autres traits ordinairement dans l’ombre : ramené à son chez soi et ses conditions d’habitabilité, privé de moments collectifs d’anonymat comme se perdre dans la foule, aller à un concert ou à un match de foot, chacun est reconduit à sa classe sociale usuelle. Du côté du télétravail, son intrusion en hâte dans l’intimité des salariés a fait de gros dégâts psychologiques et physiques (pas de positions ergonomiques devant les écrans) : mais la matière sociale du travail (justement sortir de chez soi, voir d’autres gens… ) ne peut plus atténuer la pénibilité des tâches, spécialement abstraites rendues possibles par l’internet. On redécouvre l’immensité grotesque des activités de gestion et de contrôle bureaucratique qui nécessitent tous ces postes devant écran, dont une société sortie de la folie capitaliste se passerait volontiers.
Quant au déconfinement il promet de belles prouesses des managers toujours candidats à relever des défis et à booster leurs équipes. La crise du covid-19 esquisse en France un modèle de gouvernance : les à-peu-près et volte-face du gouvernement ont permis de tester, au revers de ces ratés, l’adaptabilité les populations à l’incertitude, de les tenir en haleine sous des injonctions toujours plus paradoxales. Le projet macronien de start up nation d’innovations numériques à tout crin est en voie d’être réalisé par la dépendance organisée à l’internet, et la floraison d’applis et de plateformes sensées pallier les défections de la vie habituelle donnent un aperçu du magnétisme capitaliste sur lequel s’aimantent les énergies.
Dans la curée, le numérique espère rafler la mise. Pour les règles anciennes du capitalisme, dont celle « du temps, c’est de l’argent », ce freinage en catastrophe est du domaine de l’impensable. La comptabilité capitaliste explose en plein vol et compte sur l’État pour recoller les morceaux et on commence à gonfler à outrance un endettement public (envers qui ?) que l’on ne rembourserait pas (?), financièrement… pourvu qu’en revanche, les populations soient tenues durablement dans une sujétion débitrice, de par leur reconnaissance infinie qu’on leur aurait sauvé la vie.
Avoir été amenées au bord du gouffre créera dans les populations des mécanismes d’adhésion renouvelée au déséquilibre dominant.
À l’opposé ce serait le moment où jamais d’essayer « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste » (l’An 01, Gébé, 1973), même si on nous en a refilé une version déprimante sous tutelle d’État. Des réminiscences paysannes d’autonomie pourraient en sortir revivifiées.
Découpler les moyens d’échange locaux du bazar monétaire mondial, mais sans vouloir le beurre avec l’argent du beurre : car quelle interdépendance reconstruire sans les facilités issues de la division internationale du travail – et ses usines du Sud-Est asiatique sous garde-chiourme locale… ?
Ou alors, ficelés pour de bon, empêtrés dans la trame matérielle et technologique de l’ennemi… ?
Tristan Vebens, mercredi 6 mai 2020
Version imprimable du neuvième épisode
Feuilleton – IX –
De prime abord, émettre des objections est plutôt signe de vitalité. A fortiori, si la pertinence des arguments ou le choc de réalité sont si puissants qu’il faut les discuter pour les faire siens, au besoin. Dans le champ de forces qui constitue la société moderne, la réalité est distordue dans tous les sens, les récits qui en sont faits, tout comme les points de vue interprétatifs, mettent en péril le sens commun. Sans même évoquer la dispersion virale d’internet… L’énormité de ce qui nous arrive rend pensée et action individuelles singulièrement dérisoires : au vu (et écouté, ressenti…) du délabrement-en-direct de cette civilisation orgueilleuse, l’humilité le dispute au besoin de réunir (partager) ses réflexions, en redoutant de passer pour un de ces bavards impénitents…
Pour saisir l’écart qui nous est historiquement imposé, que l’on se souvienne du XIXe siècle et des coups de forces insurrectionnels de Blanqui, qui, à quelques uns (ils se trompaient) croyaient pouvoir faire levier contre le pouvoir politique bourgeois. Quant ànous… qui sommes devant des claviers d’ordinateurs – connectés à la Toile conçue avant-hier par le Pentagone américain – à reconstituer, jour après jour, le puzzle sans cesse fragmenté, comme tâche vitale impérieuse… ! On y revient : il y a pandémie et gestion de la pandémie.
La spéculation sur la dramatisation ou la minimisation de la pandémie n’est pas affaire abstraite, elle est incarnée par des positions pratiques : on peut être pour le confinement et le chômage partiel comme salarié mais pour la liberté de se promener. Les salariés saisissent souvent la menace de contagion comme vecteur pour exhaler toute la mauvaise humeur et le malaise imprégnant les relations de travail et faire valoir droit de retrait et revendications paralysantes; à l’inverse, managers et patrons la minimisent jusqu’à tant qu’ils se soient équipés pour faire trimer. Le pouvoir a distillé un climat de peur pour masquer son incurie, là où les individus pensent pouvoir juger par eux-mêmes pour prendre l’air quand bon leur semble. L’État et sa police invoquent une dangerosité extrème pour mieux contrôler et reprendre de la poigne. La contagion semble être associée au spectre diffus de la mort là où elle se concentre surtout sur les sujets « à risque ». Valse des chiffres et prise du pouvoir par les statisticiens. Le pouvoir médical, à qui la gestion néo-libérale avait coupé financièrement des plumes, prend aussi sa revanche, en s’intronisant instance de décision : ce qui contamine même le personnel de base, chauffé à blanc, hurlant contre l’irresponsabilité des quidams.
L’État a des contours de plus en plus flous, même si la répression s’accentue, notamment par l’attaque contre la liberté d’expression (inculpation possible de délit pour « menaces, injures, outrages » au chef d’État, cf. Toulouse). La gestion en France de la progression de la pandémie a été à ce point grotesque, farcie de mensonges d’État et d’approximations, qu’elle en constitue même une fausse piste pour la lucidité : comme si, ayant cru à leur science infaillible, on exprimerait la déception que les dirigeants n’aient pas été à la hauteur !
La fiabilité de la parole d’État n’a jamais été autant mise en cause, et pourtant l’attente du déconfinement « officiel », et à géométrie variable, régit les comportements sociaux : c’est une expérience saisissante de réaliser combien sont incrustées dans le corps social l’autorité supervisatrice de l’État et sa demande sociale. D’autant plus que ce sont en fait des modélisations numériques et algorythmes qui sont à la manoeuvre : expertocrates et technocrates sont le regard scotché sur les écrans d’ordinateurs infusant, presque, la médecine prédictive chère à Bill Gates, qui a fait sa fortune avec le géant informatique Microsoft. Puissent ces maîtres devenir, davantage que leur population, complètement inféodés et abusés par leur miroir informatique, s’y intoxiquant eux-mêmes, ne disposant plus de clairvoyance au moment opportun !
On voit mal comment sortir de ce long dimanche de confinement et son service minimum, sans que le contrôle social se pérennise : pour l’État le mieux serait de perpétuer le confinement mais avec le retour au travail cette fois solidement équipé. Au reste, qui détient les cordons de la bourse détient le pouvoir : par l’extension du dispositif de ses béquilles financières, l’État se replie sur la fonction stratégique de maintenir la dépendance en réinsufflant des connexions marchandes, alors même qu’associations et entraide informelle pallient son absence en maints secteurs et quartiers urbains et diffèrent ce faisant la probabilité d’émeutes de la faim en France.
Dans la confusion des lignes de force qui s’entrecroisent, ce qui assemble les éléments étatiques c’est cette injonction explicite à « faire bloc », comme si la société avait été attaquée par un virus provenant d’une nature hostile, se situant dans un champ « hors débat politique » (une fois reconnues et résolues les erreurs de gestion). À la différence de 2008, l’origine du délabrement n’étant pas purement économique, l’économie reprendrait visage d’innocence bafouée, paradis perdu de pouvoir faire du tourisme et déambuler dans les centres commerciaux sans masque !
Même si une immunité naturelle ne se bricole pas dans l’urgence, au moins cette hypothèse-là, défaillante, rééquilibrerait l’obsession du virus – qui pourtant ne touche pas indifféremment. La peur de la mort est l’expression de l’affaiblissement psychique due à la perte de confiance dans son organisme (et dans l’assemblage social aussi !) : la déloyauté que l’on a pu avoir contre lui par son empoisonnement (alimentation, milieux mortifères…) et le mépris de son enveloppe corporelle se paye cash. Et beaucoup de gens convaincus d’être irrémédiablement les perdants de l’histoire sont aussi perdants dans leur amour-propre et dans le soin accordé à leur organisme.
La comparaison avec la grippe espagnole et sa virulence peut mettre en avant qu’elle toucha une population exténuée par la guerre de 14-18 : est-ce à dire qu’à l’arrivée de notre coronavirus nous étions déjà désorientés de la guerre en cours faite au vivant par l’accélération démentielle du capitalisme tardif ?
A-t-on touché le fond et qu’on ne puisse que remonter tel un saut en piscine ? Nous vivons une sorte de dénouement : tout ce qui était en suspens s’est condensé puis cristallisé.
Pourrions-nous nous y délier de croyances et d’allégeances ? Sortir de ces confinements dans les survies et salariats personnalisés, exigus, et prendre goût à des tâches collectives allégées de la gangue bureaucratique (santé, justement mais pas seulement comme remédiation, éducation mais pour transmettre, agriculture mais pour faire autant du beau que du bon…) !
Tristan Vebens, vendredi 1er mai 2020
Corrections :
1 – Contrairement à ce que j’avançais dans le feuilleton III, le marché publicitaire s’est effondré, les marques annulant dès le début du confinement les campagnes prévues.
2 – Contrairement à ce que j’évoquais dans ce même feuilleton, d’après certains échos les remises en cause personnelles, suscitées par la béance de la crise, semblent doublées d’interrogations sociales : contenu du travail, dépendance au marché mondial, etc.
Version imprimable du huitième épisode
Feuilleton – VIII –
Cette fois on ne pourra pas imputer aux dirigeants que leur décision du confinement et du coup de frein brutal à l’économie ait obéi au seul ratio bénéfices/coûts ! Ou alors de les créditer du scénario de juste préserver des chances hypothétiques aux chaloupes de la grande distribution et de l’industrie du numérique quitte à ce que le rafiot en entier fasse naufrage ? Les événements semblent souvent se dérouler conformément à une fatalité lointainement établie, parce qu’ils dévalent irrésistiblement la pente… de conforter des puissances en place, faute qu’effectivement une rébellion entrave ce soi-disant cours « naturel » des choses (la loi du pot de fer). Ou du cours prémédité parvenant à réalisation comme le complotisme le spécule : d’ailleurs en arrière-plan de son opposition de façade aux puissants, il mise lui aussi plutôt sur l’absence de révolte, et ne l’y encourage pas.
Sur ce point focal d’une impuissance irrémédiable, une sensibilité aux aguets ne cesse de ramasser tout un faisceau d’indices souvent probants, voire accablants : par exemple, l’ordonnance du 25 mars pour la pose des antennes de la 5G (nouvelle génération de téléphonie mobile) qui supprime toute obligation de contrôle par les mairies et l’Agence nationale des fréquences (ANFR, qui doit notamment veiller à la protection des écoles), permet l’accès sans autorisation préalable aux parties communes des immeubles et aux toits pendant toute la durée de l’état d’urgence sanitaire – heureusement, l’intendance technologique est freinée par le confinement ! Ou bien la fondation Bill Gates (Microsoft) grand contributeur à l’OMS et vaccinologue à tout crin… et qui évidemment ne serait pas hostile à la traçabilité numérique des individus…
Il est vrai que le virus offre une situation en or sur le strict plan du conformisme politique de masse. L’alibi de la santé induit le chantage suivant : « Vous voulez vivre ? Obéissez-nous ? » Et l’imbécillité caporaliste de l’administration réglementaire et autoritaire s’en donne à coeur joie : n’a-t-on pas lu un arrêté préfectoral dans les Hautes-Alpes prescrivant l’autorisation de se rendre à son jardin potager pour y travailler à l’exclusion d’y prendre un bain de soleil ?
On ne peut pas envisager évidemment que cette crise sanitaire serait juste un mauvais moment à passer. C’est comme si ce qui s’exprimait sur les cas les plus graves avec risque de mort se reflétait dans le comportement social global (institutions et populations) et vice versa : les infectiologues décrivent comme « tempête immunitaire » la sur-réaction de l’organisme, analogue au dérèglement d’autres syndromes auto-immunes, qui peut mener à une issue fatale. Ce qui est « surjoué » dans les médias et les directives de l’État en France, dans le conformisme de masse (qui tout de même se fendille) y fait penser tant la panique fut grande d’avoir d’entrée de jeu raté le coche.
Ce qui avait été réussi sur le plan politique, dans un premier temps (plus de soulèvements comme au Chili, au Liban, en France… ) est infiniment plus risqué ensuite : la gouvernementalité patine quand les événements ne peuvent plus être régis d’en haut et donnent lieu à ses injonctions paradoxales : le déconfinement (et la réouverture des écoles) s’annonce comme une implosion de cette gouvernementalité…
Puis le grand saut dans l’inconnu (sauf à ressortir la planche-à-billets à donf’ pour colmater les voies d’eau de la comptabilité capitaliste) ressemble, pour l’instant, comme à un sabordage. Ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’évoquait Marx à propos de la bourgeoisie républicaine terrifiée en 1848 par la menace réitérée des soulèvements prolétaires et se jetant en définitive dans les bras de Napoléon III : « Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin ! ».
Il y avait dans notre époque un subconscient taraudé par le spectre de la fin. Subconscient en ce sens qu’il participait d’un dédoublement de la personnalité : l’une continuait comme si de rien n’était, l’autre n’y croyait plus. Le collapsus provoqué par la menace de la contagion a réuni les deux, comme après un électrochoc, mais sous le signe de la sidération.
En matière d’épidémie, le « terrain » organique et biologique – et ses cofacteurs (pollution, alimentation…) – pèse autant que la force du virus. Et les données psychiques de la population qui l’affronte font partie de ce terrain : or ces données étaient minées de l’intérieur. Rappel : Il y a deux ans et demi, en septembre 2017, la presse internationale publiait un cri d’alarme sur la crise écologique globale de 15000 scientifiques, issus de 184 pays : « Il sera bientôt trop tard… ». À nouveau en février 2020, 1000 scientifiques de France de toutes disciplines appelaient « les citoyens » à la désobeissance civile (« Face à la crise écologique la rébellion est nécessaire », 21/02/2020). Par décence compte tenu du caractère vital de la situation, notre recadrage sera concis : les premières alertes organisées, notamment dans le monde scientifique (« Survivre et vivre », 1970) que certains désertèrent ensuite, comme le mathématicien A. Grothendieck, n’auront malheureusement pas permis de bloquer le compte à rebours.
L’Histoire est revenue ! Elle aboutit même, les journalistes imbéciles vous l’assurent, qui se gobergeaient déjà avec le soulèvement des Gilets jaunes du qualificatif d’ « inédit » et qui vous en abreuvent jusqu’à plus soif ! Par là, véritable jouissance de l’historicité, de devenir témoins/acteurs (et quels acteurs!) d’un des grands moments de l’Histoire humaine, dont les simples gens en général préfèrent se passer.
Tristan Vebens, lundi 28 avril 2020
Version imprimable du septième épisode
Feuilleton – VII –
Sur la route nationale N 106 entre Alès et Florac, on peut voir dans les deux sens, mais à des endroits différents et bien choisis, le même pochoir d’un beau graphisme : un visage masqué (plutôt d’un masque-à-gaz) dit : « la fête est finie ». On ne sait depuis quand des esprits habiles l’ont apposé : Tchernobyl, Fukushima ?
Faute de pouvoir être aussi explicite et concise, l’expression écrite paraît présomptueuse de vouloir faire croire qu’elle peut se charger de plus de puissance qu’elle n’en a, même si son caractère est d’être plus systématique que des conversations de vive voix, d’ailleurs rendues problématiques dans ces temps d’internement administratif à domicile. Comment condenser autrement ce qui est en suspens dans cette épreuve de vérité (ou de force… c’est à voir) ?
Où va-t-on ? On ne peut pas s’abstenir de mettre en discussion ce qui se joue de crucial dans l’ombre de l’urgence sanitaire. De même, en amont, on ne peut pas dire que le coronavirus serait « la nature qui se venge ». Cet imprévisible, et la fulgurance de son extension, sont l’aboutissement de processus engendrés de longue date par l’organisation sociale, (habitat de la faune saccagé, entassement urbain, etc.).
On pressent que le régime d’exception va devenir la règle. Le pouvoir endosse son costume pastoral pour prétendre protéger le troupeau malgré lui-même et contre lui-même. Dans une société hiérarchisée, ceux qui décident, en fonction de critères qui ne sont pas universels, se donnent les moyens de se faire respecter. En bas, il nous revient à mesurer ce qu’il y a de vrai et ce qui y est « surjoué ». Dramatisation et maximisation du risque répondent à la fois à la gestion à court terme, du fait d’une logistique sanitaire prise de court, et à des objectifs à long terme.
Ce qui est surjoué est destiné à habiller l’incurie et l’imprévoyance initiales et légitimer les intentions, de toujours, du pouvoir (contraindre les populations à adhérer à un mode d’organisation qui les dessert) à partir du terreau d’évidence de l’urgence sanitaire. Du fait du risque sanitaire nous nous retrouverions acculés à partager le souci commun de la survie avec les managers du désastre ?… alors que par ailleurs une sorte de vérité jubilatoire émanait de voir l’organisation aberrante de la vie sociale à ce point empêtrée. Ce soulagement des « amis du boomerang » doit être vite tempéré : cette organisation ne régit pas que des principes abstraits (retour sur investissement, par exemple), mais surtout des êtres humains (même si ça paraît accessoire dans l’optique du capital) qui en pâtissent.
« L’urgence sanitaire » et la relance économique deviennent les prétextes pour passer en force dans quantité de secteurs. Le gouvernement « a publié le 8 avril dernier un décret passé curieusement inaperçu. Celui-ci permet aux préfets de déroger à certaines normes réglementaires dans des champs d’application aussi vastes que la construction, le logement, l’urbanisme, l’emploi, les subventions, l’aménagement du territoire mais aussi l’environnement » (reporterre, 22 avril 2020) : tout mettre en oeuvre pour que s’accentue ce qui se déployait déjà (hégémonie du numérique, escroquerie de la transition énergétique…).
En face, nous paraissons démunis. Outre la nécessité de décortiquer la mise en scène pour déceler tout ce qui est « surjoué » et désigner le tort de l’ennemi à profiter de la crise, il conviendrait autant de renforcer et cultiver ce dont nous disposons déjà et que nous avons dû prêter (sans intérêt) à la survie commune.
Je ne pense pas pousser le bouchon trop loin en présentant la proposition suivante : aussi paradoxale et invraisemblable que cela puisse paraître, la pandémie pose, au sein de l’organisation capitaliste de la vie sociale, des questions communistes qui lui sont antagoniques, telles que la confiance collective et la conscience sociale. L’État les enrégimente pour endiguer la propagation du virus. Et nous entendons par « communisme » le sens de mise en commun, notamment de soin et de prévention et non au sens bureaucratico-policier des Etats qui se sont emparés du mot. Ordinairement la société capitaliste méconnait les dimensions actuellement valorisées, puisqu’elle exalte à l’inverse les relations asymétriques ou à sens unique. L’exploitation de l’énergie humaine et des ressources naturelles, l’enrichissement polarisé peuvent bien se draper dans des « contrats », ils sont intrinsèquement des dominations. La pandémie sonne comme le glas qui rappelle l’absence de limites avec laquelle cette société flirtait sans retenue.
Ce retour à des penchants plus humains a occasionné le « 20h00 aux fenêtres ». De même, banderoles sur les façades, écrits de circonstance d’auteurs connus, voire pleines pages de publicités d’entreprises qui emboîtent le pas dans les journaux, célèbrent les travailleurs « sur le front » et leur dévouement au sort commun – qui gommerait les contraintes salariales. Aux antipodes des valeurs dominantes du chacun pour soi et de l’enrichissement privé, éclot l’émerveillement que subsistent encore entraide et générosité sans compter, peut-être pour contredire la pulsion de mort des décomptes macabres quotidiens et de la compulsion à obéir et à dénoncer des réfractaires…
La survie commune est appelée, dans les temps incertains que nous devrons affronter, à se coltiner à la confusion entre l’auto-organisation collective spontanée et son instrumentalisaion comme béquille provisoire par l’ordre dominant n’assurant plus l’intendance. L’associatif « citoyen » peut être la médiation de celui-ci vers celle-là.
Ce qui est spécifique dans cette pandémie, c’est qu’elle est le fruit d’une sursocialisation des êtres humains, ce qu’on peut désigner par la mondialisation sous ses différents aspects : urbanisation hégémonique, communication de masse, intensité de la circulation des biens et des personnes, division du travail exacerbée. Dans le capharnaüm du confinement et de ses commentaires, la remédiation à cette pandémie en rajoute une couche (à cette sursocialisation). Ce brouillage des consciences empêche de faire la part des choses entre ce qui tient de la vitalité humaine et ce qui l’exploite. Le secret espoir de sortir de ce délabrement par le renouvellement d’une vie plus simple et plus riche doit faire son chemin.
Tristan Vebens, jeudi 23 avril 2020
Version imprimable du sixième épisode
Feuilleton – VI –
Managers et hommes d’affaires ne sont vraisemblablement pas ravis de la gestion de l’épidémie par les Macron boys : à force d’avoir poussé dans le sens du gouvernement par la peur (pour masquer ses carences en intendance), l’État a rendu possible aux salariés d’invoquer le manque de protection, de faire valoir leur droit de retrait et de mettre l’économie au ralenti. « Restez chez vous et allez travailler », c’était pourtant un triomphal « en même temps » (tic rhétorique du macronisme) !
Initialement articulée, faute d’autres moyens, sur des recommandations de prévention et de diminution des déplacements, la stratégie des Macron boys a vite penché vers le répertoire du Père Fouettard (« déplacements interdits, sauf… » accompagnés d’ausweis) : aux recommandations qui viennent d’en haut, forcément décrédibilisées, le maintien de l’ordre musclé est dans beaucoup de quartiers la seule force de persuasion éventuelle, à moins que l’État n’ait été tenté par un darwinisme social feutré comme anti-gestion des reléguables.
L’internement administré policièrement comme garantie d’efficacité, dévalorisait leur propre pédagogie : « les gestes barrière », apparaissaient au fil des jours comme assez approximatifs – on apprenait ainsi sur le tard qu’il fallait aussi confiner les mouchoirs jetables avant de les joindre aux poubelles ; ou bien que le virus pouvait contaminer par les yeux ; en tout cas forcément obsolète dans beaucoup de situations de travail.
C’est que les technocrates ont perdu de la marge de manoeuvre en se mettant sous la coupe d’une expertocratie médicale, louvoyante, pour davantage dissimuler et partager les responsabilités. D’autres États s’y sont mieux pris, misant sur la clairvoyance de leur population non infantilisée, ce qui les embourbent moins dans un déconfinement problématique.
En France, la défiance du pouvoir vis-à-vis de la population, parfois surprenante par ses rébellions brusques, s’est aggravée avec le néo-libéralisme, fondé sur la déflation compétitive et la baisse des coûts, où salaires directs et indirects (cotisations sociales abondant la protection sociale) sont devenus des « charges ». Dans l’optique narcissique du pouvoir, qui aimerait tant se contempler seul, la gestion des populations est devenue un fardeau accablant. Voilà pourquoi l’appareil de gestion de l’épidémie devient plus problématique que l’épidémie elle-même. Les injonctions policières-judiciaires sont montées très haut au point d’inculper de « mise en danger de la vie d’autrui » une indiscipline réitérée. La non-obéissance est traquée, motivant le retour de la délation (dans certaines villes 60 % des appels au 17 !).
Cette situation historique et humaine se charge de tous les maux de l’organisation capitaliste de la vie sociale. Entre autres, dans les pays du Golfe, des travailleurs du Sud-Est asiatique sont largués salement du fait de l’arrêt du travail. Dans des quartiers de ville en France, des mômes privés de cantine scolaire ont faim. Les parloirs sont supprimés en prison.
A. Artaud disait qu’une épidémie « pousse les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque ». Le capitalisme a greffé son appareil morbide sur l’interdépendance du vivant et des activités humaines . La vitalité de ce qui était « entre », dans l’échange, a été pompée et polarisée. La nature est assimilée à un gisement sans fond. La voracité dont est imprégné l’argent rejette des humains comme déchets. C’est comme si cette interdépendance s’était inversée en négativité. L’appareil parasitaire du capitalisme veut s’incruster en nous. Le virus en est la métaphore symbolique.
Nous sommes encore un peu plus au pied du mur, même si, par la pensée, on se fait la courte échelle les uns les autres pour tenter d’apercevoir ce qu’il y aurait de l’autre côté. Le plus difficile c’est que l’interdépendance du vivant a été instrumentalisée et fragmentée et qu’elle nous met dans une situation inverse d’enchevêtrement matériel inextricable qui épuise l’imagination. Refonder l’interdépendance signifie rompre avec la dépendance.
Tristan Vebens, lundi 20 avril 2020
Version imprimable du cinquième épisode
Feuilleton – V –
On a beau faire le malin et se croire immunisé contre la propagande étatico-médiatique, la saveur du temps a changé, ralenti certes, mais presque coagulé, quasi en thrombose du fait de l’étranglement imposé par l’internement administratif à domicile, et les dispositions méticuleuses à prendre pour ne pas contaminer plus fragile que soi si jamais on était « porteur sain » : plus de repas collectifs, ni de discussions, ni de manifs… Rédiger ces quelques notes revient à essayer de tuer ce temps faussement alangui ponctué d’injonctions mobilisatrices.
Un des effets de l’absence initiale de protection, de dépistage et du flottement des préconisations médico-étatiques est l’ombre de suspicion et d’incertitude qui plane sur toute proximité : déjà que le capitalisme avait converti l’interdépendance du vivant et des activités- humaines en menace de compétition et de concurrence entre tous, avec la pandémie, ce qui nous lie paraît être ce qui peut nous miner.
Parce que pour nous miner le moral, l’État s’y entend ! : puisque c’est lui, le Macron – à qui ont emboîté le pas quantité d’autres dirigeants dans le même registre – qui a utilisé la rhétorique guerrière (Ah, c’est vrai ! l’Armée étend son dispositif spécifique intitulé « Résilience », nous voilà rassurés !), vérifions-la dans leurs manières d’exposer « leurs » comptes : d’habitude (!), dans une guerre, pour doper le moral de l’arrière c’est le chiffre des pertes de l’ennemi dont on l’abreuve. Ici, c’est le contraire, c’est l’arrière qui déguste en temps réel… faute d’ennemi identifiable ou parce que la gestion des populations revient à un souci militaire : intendance, logistique, laisser-passer, etc.
La question de la dramatisation est à examiner sans méconnaître la contagiosité extrème du virus et le caractère aléatoire des cas mortels. Beaucoup d’aspects se conjuguent : les structures hospitalières étaient en souffrance dans la plupart des pays par restriction budgétaire (et en France, le personnel en lutte depuis des mois) et donc hors d’état d’encaisser un tel déferlement ; le revers de la mondialisation est la fulgurance de l’extension de la pandémie anéantissant les délais pour s’organiser (a fortiori en France où le gouvernement était obsédé par le vote de la réforme des régimes de retraite) ; l’Occident a été doublement effaré d’abord d’être touché par une épidémie, qui lui semblait être réservée aux pays exotiques (SRAS, Ebola, etc.), ensuite par le déréglement immunitaire brutal de certains sujets ; l’industrie du sensationnel (médias) tourne à plein régime augmentant le stress, cofacteur de morbidité ; enfin, le capitalisme tardif et sa culture n’aiment pas ce qui rappelle la mort et sa briéveté, lui qui tente de surpasser ses contradictions mortelles. Tout est réuni pour enfermer dans une psychose.
Question chiffres, on est servi… jusqu’à l’indécence de comparaisons entre pays, alors que selon toute vraisemblance, les comptabilités ne sont pas les mêmes, avec les facilités statistiques-bureaucratiques de filouter les colonnes par catégories (à l’hôpital, en Ehpad, à domicile… en prison, à la rue…). Un brouillard de modélisations, pourcentages et statistiques nous enveloppe.
Mais c’est un autre tsunami de chiffres qui nous tombe dessus, celui des sommes à engager comme autant de béquilles de la dislocation économique. C’est une constante dans l’histoire du capitalisme, qu’au sortir d’une période d’austérité et de restrictions budgétaires, l’État puisse ouvrir massivement les vannes pour une urgence militaire : la génération qui avait vibré au rythme des Fronts populaires français et espagnols, punie ensuite par l’austérité de Daladier et Reynaud, constate en 1939 avec l’effort de mobilisation que les caisses n’étaient pas vides. Encore une fois on nous a annoncé d’abord la « guerre », puis que les Etats vont renflouer à tour de bras…
À une époque obsédée par les « flux tendus » – que le capital investi tourne au plus vite pour qu’à chaque rotation supplémentaire grapiller du profit en plus -, l’interruption semble un cataclysme. Cette décapitalisation n’est pas forcément fatale, tant la situation de crise antérieure était marquée par l’excès de capitaux se bousculant au goulot d’étranglement des secteurs profitables, à tel point que les États pouvaient emprunter dernièrement à des taux nuls. La purge qui s’annonce prendra de multiples formes (faillites et élimination de concurrents ; les particuliers devront puiser dans leur épargne, etc.) qui vont rendre les capitaux survivants hautement désirables. Le bémol pour le capital financier, peut-être momentané, est qu’à la différence de la crise de 2008, au vu de l’urgence, les banques centrales (BCE, Banque d’Angleterre) commencent à racheter directement les bons du trésor d’État plutôt que de prêter aux banques privées qui prêteraient ensuite aux États. Ça ressemble à la vieille méthode de la planche à billets qu’on fait tourner pour satisfaire le besoin de liquidités au risque d’emballer l’inflation (moyens de paiement créés sans équivalent en marchandises ou services) ; et le capital financier se retrouverait dans le scénario des années soixante-dix – avant sa contre-réforme offensive du néolibéralisme qui l’avait sorti de cette ornière – où l’inflation grignotait les taux d’intérêt.
Le regard oblique vers la Chine s’oriente vers la sortie de crise : bien que tributaire de ses exportations vers l’Occident en arrêt prolongé, la Chine n’aura pas consommé en interne, durant l’attente de la reprise, les énormes excédents commerciaux qu’elle a accumulés depuis vingt ans. Elle peut prendre le rôle qu’eurent les États-unis en 1945 au sortir de la Seconde Guerre mondiale et racheter à bas prix des actifs dévalorisés.
Comment court-circuiter tous ces scénarii de relance ? si ce n’est en soustrayant notre vie du capitalisme de sorte qu’il atteigne la raideur cadavérique, que plus aucune plasticité d’un surgeon opportuniste ne pourrait ranimer.
Tristan Vebens, dimanche 19 avril 2020
Version imprimable du quatrième épisode
Feuilleton – IV –
« On va droit dans le mur ! » : voilà ce qu’on entendait couramment dans les conversations ordinaires depuis l’amorce du troisième millénaire, et cette prémisse millénariste à rebours peut sans doute nous mettre sur la piste d’une des composantes de l’adhésion – même si elle est dotée d’une relative clairvoyance quant aux injonctions contradictoires de l’État – à l’internement administratif à domicile, intitulé « confinement ». C’est comme si avait antérieurement mûri dans la psychologie des foules la prémonition « que fallait bien que ça arrive », depuis le temps qu’on le redoutait.
Il y eut même dans les premiers jours comme un soulagement, qu’il fallait bien que ça s’arrête un jour puisqu’on ne savait pas où on allait. Avant même la vulgarisation des symptômes graves du Covid-19, la plupart étouffait déjà dans ce monde absurde. Une épidémie arrive là où une faille existe, qu’on se rappelle le Sida. Ensuite, l’issue n’étant pas discernable, on se mit à nouveau, pour d’autres raisons (le délabrement économique à venir), à retenir son souffle et l’internement put passer pour une sorte de punition : il fallait bien expier et se mortifier de cette intuition sensible dont on n’avait rien fait à l’époque.
On est venu s’écraser sur l’écran de la catastrophe annoncée, et la passivité en est quasiment redoublée, à cette sidération se surajoutant le luxe de précautions et de distanciation sociale : l’État, en la matière, pratique obstinément la politique du verre à moitié vide, en laissant assez de côté que l’écrasante majorité des contaminés – et d’ailleurs on n’en saura jamais le nombre exact étant donné les « porteurs sains » – n’en meurent pas ; et ce faisant dramatise de crainte que le système hospitalier ne s’écroule. On perçoit par là la morbidité du capitalisme tardif qui se complaît à égrèner les morts plutôt que les guéris pour renforcer la cohésion sociale. Il y a une sorte d’amplification de la prophétie auto-réalisatrice de la catastrophe à advenir, qui advient et que l’on gère.
A la marge, depuis une dizaine d’années, sous l’appellation prophétique « Écran total » s’est regroupé un petit courant critique des impératifs technologiques – qui s’était formé à l’origine à partir d’éleveurs refusant l’injonction de pucer le bétail (pressentant que l’humain suivrait un jour), pour ensuite s’étendre vers les enseignants, les assistantes sociales, les bibliothécaires, etc. Ces courageux ne croyaient pas si bien dire tant la gestion de cette crise sanitaire, dépassant leurs pires craintes, a été modelée à ce point par la ressource de la panacée universelle de l’internet, en étendant, à une échelle de masse, la laisse numérique faisant du public un captif à domicile.
La vie de l’interné oscille ainsi entre le temps suspendu de l’attente d’un supposé retour « à la normale » et le temps compressé induit par la présence de la médiation de l’internet à-lamaison à partager, qui plus est, par la maisonnée : cette force dévorante et chronophage qui « nous oblige à l’utiliser jusqu’au bout », magnétisme compulsif faisant sauter de lien en lien.
Evidemment, le faux antisémite des « Protocoles des sages de Sion », ancêtre du complotisme, fut créé avant l’internet, mais la possibilité de se glisser à l’infini dans les coulisses imaginaires ou réelles du temps présent fait d’internet le véhicule même du complotisme. D’un certain côté, on peut admettre qu’il est un peu douloureux de partager des demi-vérités avec les menteurs d’État, mais de là à ne rien vouloir recueillir comme parcelle de vérité des récits mainstream et de virer de bord vers des récits totalement recomposés, multipliant les connexions les plus ahurissantes, pour se convaincre qu’on n’est pas dans le camp d’en face … ! Vérités officielles et vérités officieuses ne se recoupent pas souvent au point de suspecter des buts inavouables. Par exemple, le Macron, emporté par son lyrisme humaniste (!), propose l’annulation de la dette des pays africains : que croyez-vous qu’il lance si ce n’est une sacrée pierre dans le jardin de la Chine qui détient la moitié de la dette des pays africains ?
Le coronavirus fait l’effet d’un tel intrus qui, mois après mois, laisse tout de même assez perplexe la communauté scientifique mondiale – quoique tiraillée entre diverses coteries et retenues d’informations à titre géo-politique – qu’il est aisé de lui prêter les traits d’une machination : machination mise en oeuvre dans la foulée, opportunément comme prétexte de divers arrangements. Mais quand donc a-t-elle débuté ? Ce faisant, la gestion de cette pandémie donne lieu à une série de remèdes parfois pires, à certains titres, que les maux, dessinant un scénario de sabordage de la civilisation industrielle. Tout glisse vers des réactions bancales : mêmes les activistes sociaux s’y prennent à contre-pied en prônant un demi-rétablissement de la situation ante, car si leur critique du confinement strict et de l’atteinte aux libertés formelles est juste, dans le même temps ils veulent qu’on poursuive l’extension des mesures draconiennes par l’arrêt des secteurs d’activité non essentiels (victoire juridique contre Amazon)… si tant est que, dans l’intervalle, ces secteurs ne se soient pas dotés d’un nouveau management sanitaire ad hoc et qui ne laisse plus de lattitude.
Tristan Vebens, samedi 18 avril 2020
Version imprimable du troisième épisode
Feuilleton – III –
Une critique bien intentionnée commencera par soi-même ! Une pandémie peut en susciter une autre et on échappe difficilement à la contagion de l’internet. Un public cloué chez lui devient captif de la Toile. Télétravail, école-à-la-maison, divertissements se bousculent avec la contre-information et les vidéos complotistes.
On ne prête qu’aux riches disait le populo : le filet numérique était installé, et ô combien déjà entré dans les moeurs, et n’avait plus qu’à se refermer. L’expérience en grandeur nature de la « distanciation sociale » est ipso facto enchaînement à la médiation numérique et à ses industriels (On peut tabler sur le fait que les tarifs publicitaires requis par les opérateurs numériques, chaînes TV, ont dû augmenter du fait de ce public captif : comme on parlait des profiteurs de guerre durant la Première Guerre mondiale, de même la grande distribution qui, antérieurement, était en situation délicate – cf. le groupe Auchan par exemple – se refait une santé à coup de monopole « sanitaire » (!).)
Même l’exercice d’hygiène mentale auquel je m’adonne présentement face au chaos politico-sanitaire est aimanté par la possibilité technologique de transmettre, en temps réel, ses faibles déductions aux amis et connaissances. Cependant, vu la masse de telles initiatives individuelles, le moment est engagé où cette surenchère de textes devient contre-productive surtout en ce que l’émetteur ne peut plus bénéficier de « retour ». Chacun se fait sa petite idée de ce qui se passe en regroupant selon ses penchants les pièces de son choix du puzzle.
On peut parler du coronavirus comme d’un virus opportuniste : il peut toucher tout le monde et ne frapper que quelques uns, plus fragiles. Notre existence aussi recèle un caractère pandémique, tant elle paraît hors contrôle et le piège de l’internet en est l’incarnation. Le soulèvement des Gilets jaunes s’était cristallisé autour de la pulsion (plutôt que d’une « revendication ») de (re-)prendre pouvoir sur sa vie contre une vie pulvérisée, partant en lambeaux. Même si la société au ralenti et son redémarrage peut être l’occasion d’une immense purge économique et financière (tant qu’à faire, faisons le savant et parlons de « dévalorisation »), sabrant tous les canards boîteux, le chaos en cours est néanmoins la première défaite du parti de l’accélération.
De plus, l’internement administratif à domicile peut dégager, malgré les difficultés quotidiennes de coexistence avec ses proches, les vertus du spectateur pur et donc presque détaché de son existence :contrairement au confinement habituel dans salariat, loisirs et consommation où l’individu imbriqué dans la course ne pouvait exprimer qu‘à la volée quelques bribes d’indignation. Cette fois, c’est une question centrale qui peut l’obséder, fruit de son sentiment d’avoir été pris au piège dans son mode d’existence salariée et urbaine : de quelle autonomie l’a-t-on privé en le cloîtrant, lui et trois ou quatre générations précédentes dans le cloaque urbain ? Par quelles facilités (pseudo confort, etc) le pouvoir a pu lui en payer le prix ? Vers quelle issue l’interné se dirigera-t-il à la fin de la crise sanitaire ? (Si tant est qu’il y en ait une un jour, le biopouvoir pouvant se délecter de tenir des masses obéissantes pour leur propre santé).
Sans glisser dans des pronostics de mauvais aloi, la scission à venir dans la société se tracera entre ceux qui, tels des drogués dont le sevrage a été raté, ne rêvent que de reprendre la délicieuse existence antérieure secouée de ses manques infernaux, et ceux qui auront vécu cet enfermement soumis aux consignes contradictoires de l’État, comme la perte absolue de dignité : alors peut se déployer la recherche incertaine d’une nouvelle interdépendance, rompant avec l’actuelle division du travail et l’enfermement urbain.
Tristan Vebens, vendredi 17 avril 2020
Version imprimable du deuxième épisode
Feuilleton – II –
Le confinement a tout l’air d’un internement administratif à domicile, tant il faut justifier tout déplacement (« Tout déplacement est interdit sauf… » dit le communiqué d’État) par un ausweis que l’on aura soi-même préalablement rempli.
A la franchouillarde, on sera ainsi passé en un rien de temps de l’air incrédule et goguenard (« on continue la vie normale ») à l’obéissance convenue face au traquenard bureaucratique (« Hep ! et l’attestation de sortie… ? ») et son encadrement policier laissant libre cours aux humiliations, vexations exercées par les pandores. Il se dit qu’à un moment davantage de contrôles et d’amendes auront été distribuées que de masques ou de tests de dépistages. Le confinement n’est pas une option parmi d’autres ou en complément d’autres : les autres n’ont pas les moyens d’exister (dépistages, masques). Une association d’internes redoutant une vague d’hospitalisation submergeant leurs moyens réclamaient même le confinement absolu et le ravitaillement des populations par camions dans les quartiers !
La sévérité est sans complexe puisque c’est pour la santé de tous. L’ineffable préfet de police de Paris livra le fond de la pensée étatique en osant avancer que « ceux qui se retrouvaient en réanimation étaient ceux qui n’avaient pas respecté le confinement. » En France traditionnellement dans les situations de crise, en maniant la sanction et la peur, le pouvoir infantilise la population, la dépossédant de possibilités de juger par elle-même et d’adapter des dispositifs pour se préserver.
Au fil des semaines, des esprits perspicaces dénichent dans les actes administratifs numérisés, encore au mois de mars, quantité d’ordre d’achats de matériel répressif et de drones de surveillance. Les dépenses prioritaires étaient bien celles anticipant sur de futures répressions.
Mais d’autres ont à se plaindre de ces choix orientés d’intendance et de logistique : faute de masques de protection, managers et industriels ne peuvent requérir la poursuite de l’activité économique de salariés légitimés à se protéger de la contagion.
Le chef d’État qui connaissait le degré d’impréparation eut tôt fait d’essayer de se couvrir par l’autorité de l’expertise scientifique, qui elle-même s’ajustait à la faiblesse de l’intendance : le tout glissant dans le discrédit, à force de volte-faces (le site gouvernemental assurant d’abord que gants et masques étaient inutiles pour les non-soignants, puis masques requis éventuellement partout).
Cette crise sanitaire préfigure d’autres crises à venir : catastrophe nucléaire, climatique (méga incendies, etc.). On ne peut pas non plus prendre pour argent comptant le spectacle d’approximation et d’incurie gouvernementale et étatique : à la fois, invoquant le caractère inédit et soudain, l’État convoque la population à une mobilisation stricte et à la fois compte sciemment sur la souplesse horizontale médiée par le numérique pour que des dispositifs s’improvisent apparemment hors de la férule de l’État. On en aura davantage appris sur les symptômes, l’incubation les véritables préventions par le bouche-à-oreille numérique que par l’information officielle.
La faiblesse intellectuelle du complotisme est de surestimer les capacités d’anticipation par des plans prémédités de longue date et de sous-estimer la puissance d’opportunisme et d’improvisation des puissances dominantes.
Même si la crise sanitaire est une occasion inespérée pour le pouvoir de rétablir l’ordre (et d’offrir ainsi aux gendarmes mobiles et CRS repos récupérateur payé rattrappant leurs heures supplémentaires de 18 mois éprouvants) et divers autres Etats qui avaient été sur la brêche la saisissent – Algérie, Liban, Chili, Hong Kong -, le récit dramatique qu’ils imposent n’est pas une affabulation !
Il se trouve que ce coronavirus pour autant qu’on peut en juger leur est un allié de luxe : aléatoire, variable selon les individus il laisse planer une menace diffuse consubstantielle à notre interdépendance. Fortement aidé dans ce sens, l’État joue constamment sur la surestimation du risque et surtout en France où la population est privée de masques de protection.
Tristan Vebens, jeudi 16 avril 2020
Version imprimable du Ier épisode
Feuilleton. Premier épisode
Il serait vain, en les commentant, de courir après les épisodes aux multiples retournements de la gestion de la situation en France, elle-même courant après une
épidémie qui n’a pas été anticipée quant aux moyens à y affecter.
La meilleure façon de se déprendre de la lecture chronologique, c’est de ramener
l’ampleur de la situation à son axe central : comment la gestion des populations
devient la priorité cruciale, sitôt que le confinement habituel dans le salariat et la
consommation n’est plus possible, ici supplanté par un confinement administratif
(avec toutes les questions élémentaires de vie pratique qui en découlent…).
La méthode d’analyse que je choisis est en fonction de mes moyens intellectuels et de
mon temps disponible (c’est le printemps et plus que jamais il ne faut pas rater le
jardin potager !) : le développement se fera donc par notes successives, elles-mêmes
formalisant des remarques éparses au fil des jours. Bref un peu de chronologie pour
court-circuiter son cadre.
Il n’aura échappé à personne que la crise sanitaire provoquée par la pandémie du
« Covid-19 » se déploye dans un champ de tensions politiques, et non alignée sur le
seul horizon de solutions médicales. La stratégie étatique en France du confinement
encadré policièrement illustre tout à fait l’antagonisme latent.
La mise en place du confinement a même donné lieu en arrière fond à une sorte de
jubilation propre à une revanche enfin saisie par l’appareil étatique répressif sur une
population souvent indocile.
Les dix-huit derniers mois ont connu une agitation sociale qui était passée du quasi-soulèvement des Gilets jaunes au conflit plus classique du monde salarial et une grève prolongée des transports publics.
La reprise d’intiative de l’État, qui était depuis de longs mois sur le défensive, bien qu’essayant d’avancer ses pions, joua donc sur la formule du gouvernement par la peur : l’injonction de la guerre (avec ses morts) utilisée par Macron ne laissait pas de doutes.
Et plutôt que de se laisser accuser d’absence d’anticipation et d’irresponsabilité, l’État et ses médias affidés hurlèrent très vite contre l’irresponsabilité des promeneurs échappant au confinement le temps d’une après-midi ensoleillée (les mêmes qui avaient pu peu de jours auparavant prendre le métro pour aller bosser).
Ce faisant, par sa dramatisation de la contagiosité et sans donner le minimum de précautions matérielles ou d’informations à la population, l’État ouvrait une brêche dans son propre dispositif et commença très vite à reperdre la main : quantité de salariés faisaient valoir un droit de retrait faute de protections garanties.
La ministre du Travail intimait presque l’ordre que les chantiers reprennent illico dans le BTP. Mais les mises au chômage partiel ont monté en flèche. L’économie se paralysait, bien que les soutiers de la civilisation restent sur la brêche. La chair capitaliste était ramenée à l’os.
Tristan Vebens, mercredi 15 avril 2020