Version imprimable de Notes sur l’évolution de la technologie musicale
Ian MacDonald
Notes sur l’évolution
de la technologie musicale
Appendice à l’introduction (1997)
de Révolution dans la tête : les enregistrements des Beatles et les sixties.
Traduction et parution dans les Nouvelles de nulle part, n° 6, 2004,
par Jean-Marc Mandosio.
(Introduction rééditée en brochure
par le collectif Lieux communs en 2009)
Après l’apogée qu’elles connurent à la fin des années soixante, les ventes de 45-tours entamèrent une chute inexorable. En 1993, il suffisait, pour qu’un morceau atteigne la première place du classement, d’en vendre 20 000 exemplaires par semaine, chiffre qui aurait à peine permis de figurer à la cinquantième place en 1966. […] Les raisons de cet effondrement sont parfaitement évidentes. Quels que soient le genre et le niveau artistique considérés, les 45-tours des années soixante étaient, en règle générale, plus mémorables, inventifs et prenants que ceux d’aujourd’hui. Sans entrer ici dans de trop longues explications, un ou deux points élémentaires peuvent être soulignés.
Dans les années soixante, la musique était le plus souvent enregistrée en direct, et les arrangements devaient nécessairement être fixés au préalable. Cette méthode exigeait une authentique urgence, un haut niveau d’expertise empathique de la part des interprètes, et une grande ingénuité de la part des producteurs, qui ne se préoccupaient guère de dissimuler les erreurs sous des réenregistrements multiples (1). Parce qu’elles étaient pensées à l’avance, les textures musicales respiraient, créant un espace autour des instruments et des voix qui, avec l’ambiance résultant des amplis à lampes et des consoles de mixage, produisait un son vivant et atmosphérique rarement capturé dans les enregistrements numériques d’aujourd’hui. Les enregistrements modernes, au lieu de restituer une exécution musicale, sont généralement construits au fur et à mesure, selon un principe de superposition de couches sonores qui non seulement élimine toute possibilité d’une « balance » naturelle entre les instruments, mais ne laisse pas de pores à travers lesquels le son puisse respirer. Qui plus est, la plupart des sons d’aujourd’hui sont synthétisés, saturant les fréquences et accroissant le sentiment d’asphyxie auditive. <Il y a des exceptions. Une bonne partie de la musique de danse de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix, par exemple, réussit à être à la fois atmosphérique et physiquement excitante en laissant de l’espace autour de quelques sources sonores dominantes. Inversement, certaines musiques des années soixante avaient une texture aussi dense que la plupart des disques pop modernes, le « mur du son » de Phil Spector (2) en constituant l’exemple le plus fameux. Les Beatles aussi commencèrent à empiler les couches sonores dans leurs dernières années, mais avec la jugeote musicale et l’oreille fine d’une ère à l’acoustique plus « brute ».> La conséquence de cette évolution a été le remplacement progressif des compétences expressives par des compétences techniques, le déclin de la subtilité dans l’art d’écrire des chansons et de la finesse instrumentale dans l’exécution s’accompagnant d’une monstrueuse hypertrophie de l’expertise dans la manufacture des sons et dans la maîtrise du studio.
La force agissante derrière les méthodes d’enregistrement modernes est l’automation – dans les domaines du traitement du signal, du séquençage, du mixage ou de la coordination des instruments (par « interface numérique d’instruments musicaux ») (3). Ces fonctions, certes commodes, tendent à éloigner les artistes de l’intégrité du matériau qu’ils élaborent (tout comme le fait que la procédure d’enregistrement dans son ensemble dure beaucoup plus longtemps et se fait par additions successives). Il est difficile d’infuser de véritables sentiments dans une musique construite de façon aussi synthétique, et l’on peut facilement perdre le sens des proportions au fil d’un processus plus éloigné de l’enregistrement traditionnel d’une interprétation musicale que de l’opération connue, dans le monde du cinéma, sous le nom de « post-production ». Lorsqu’aucune restriction technique ne limite la dynamique et le timbre, l’oreille devient vite saturée, et la loi des rendements décroissants fait que le médium dévore le message. Il y a une terrible affinité entre le genre d’après-Guerre des étoiles du « film à effets spéciaux », caractérisé par la priorité pompeusement donnée à l’impact sensoriel, et l’arrivée dans la production acoustique du « gros son de batterie » au cours des années quatre-vingt, où les vumètres des canaux d’enregistrement de la batterie montaient d’un cran chaque année, accoutumant les auditeurs à une image sonore toujours plus écrasante. La même chose s’est produite avec le son de la guitare électrique, aujourd’hui couramment noyé sous un barrage de distorsion flamboyante à travers laquelle il est parfois difficile d’identifier les accords effectivement joués ; ce qui a éliminé, en retour, le besoin d’autre chose qu’une technique élémentaire de frappe des cordes, les habiletés instrumentales d’antan ayant été évincées au profit d’une efficience axée sur le tripotage de boutons et la manipulation d’échantillonneurs et de pédales d’effets. La forme d’automation la plus déterminante dans la musique pop au cours des quinze dernières années a été la généralisation des métronomes électroniques et des machines à rythme. Introduite dans la musique disco au milieu des années soixante-dix, la machine à rythme ouvrit de nouvelles possibilités pour construire des boucles rythmiques et sonores, tout en standardisant la production du tempo de danse pop en 4/4 – l’effet le plus évident étant la réduction de la grosse caisse à une suite régulière de croches. Le rap et la musique de danse de la fin des années quatre-vingt ont déployé une extraordinaire inventivité rythmique dans les limites d’une absolue mécanisation (le rap lui-même étant, dans ses meilleurs moments, une époustouflante combinaison de poésie de rue et de solos de batterie vocaux). Néanmoins, la conséquence de la préprogrammation des rythmes, d’abord par des machines à rythme, puis par des sons de batterie échantillonnés asservis à des séquenceurs, a été d’élever le groove (4) au-dessus de toute autre priorité musicale. Autrement dit, les chansons sont désormais écrites en partant d’une piste rythmique préenregistrée plutôt que d’une idée mélodique et harmonique, comme c’était le cas de presque toute la musique des années soixante à l’exception de celle de l’inventeur futuriste du funk, James Brown. Dans un tel contexte, la mélodie est aussi susceptible de fleurir qu’une rose sur du béton, tandis que la sensibilité aux nuances harmoniques s’atrophie. Les sensations brutales de la musique de gymnastique diffusée dans les raves ont une puissance indéniable, mais elle est obtenue au détriment de la subtilité d’expression qui engendrait la plainte par laquelle débute Happiness is a warm gun (la mineur – la mineur sixième – mi mineur), la merveilleuse tendresse de la descente chromatique dans la phrase d’ouverture de Something, le frisson procuré par le passage soudain du fa au sol dans A day in the life (« l’ve seen his face before »), et le sentiment du passage, à la fois littéral et métaphorique, d’un nuage devant le soleil lorsque le ré mineur succède au ré majeur dans The fool on the hill (5).
Dominées par le fracas synthétique du tempo séquence – s’abattant tyranniquement comme un monstrueux métronome industriel –, toutes les chansons modernes sont régularisées et normalisées, leurs mouvements harmoniques sont restreints et prévisibles, leurs lignes vocales, dépourvues de mélodie indépendante, sont construites sur des clichés mélodiques et textuels verrouillés ensemble comme par des mécaniciens sur une chaîne de montage. Il n’est peut-être pas très correct de comparer la succession rapide des changements harmoniques dans une chanson telle que Yesterday aux disques de dance music contemporains qui tiennent un seul accord pendant cinq minutes, mais le contraste est significatif. La musique des années soixante est généralement deux à trois fois plus mobile, sur le plan harmonique, que celle des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et incomparablement plus libre et dynamique dans la relation entre les mélodies et les accords qui les accompagnent. Il va sans dire qu’en termes de variété rythmique, la musique pop des années soixante couvre de honte une grande partie de la musique des décennies suivantes, les Beatles étant un cas d’école sous cet aspect. Ce qui est moins apparent est que l’absence de mécanisation rythmique dans les années soixante permettait de transmettre l’effervescence naturelle de l’exécution collective en studio, comme le démontre la subtile accélération du tempo dans des enregistrements [des Beatles] tels que I want to tell you ou Fixing a hole.
La différence principale entre la musique pop des années soixante et ce qui lui a succédé tient à la perte d’un élément vital : l’inattendu. Du groove fonctionnel de la drum’n’bass aux ballades histrioniques du heavy metal, le manque de surprise mélodique et harmonique dans la musique des années quatre-vingt-dix est effarant. Sur le plan de la forme, la musique pop s’est presque figée, n’ayant guère montré d’originalité structurelle, métrique ou mélodique au cours des dix dernières années. Lorsque les auditeurs des années soixante entendaient une nouvelle chanson des Beatles – ou une bonne chanson de Holland-Dozier-Holland, Jagger-Richards, Brian Wilson, Ray Davies, Bacharach-David, Syd Barrett, Smokey Robinson, Pete Townshend, etc. –, ils ne savaient jamais ce que la prochaine mesure allait leur réserver. Cela était parfois dû au fait que ces compositeurs avaient assez de maîtrise musicale pour effectuer intentionnellement des mouvements inhabituels, mais dans la plupart des cas c’était le reflet de la qualité quintessentielle des années soixante : l’ouverture et le mépris des conventions. De même que les contraintes sociales et sexuelles tombaient alors en désuétude, l’idée qu’il existait des règles de composition orthodoxes qu’il fallait respecter fut rapidement jetée aux orties. L’originalité devint – pour un temps – la chose la plus prisée dans la culture populaire, l’imprévisibilité en matière de création découlant presque autant de l’attitude que du talent (même s’il serait un peu trop sixties de proclamer que n’importe qui pouvait y parvenir à l’époque, pour ne rien dire d’aujourd’hui).
Lennon et McCartney trouvèrent un bon nombre de leurs surprises mélodiques et harmoniques en laissant leurs doigts errer spéculativement tandis qu’ils chantaient. Un exemple très simple est fourni par le « pont » de la chanson I’ll get you, où ils passent de façon inattendue à la mineure dominante (ré majeur – la mineur). Un musicologue pourrait élaborer une théorie sophistiquée pour rendre compte de ce passage non orthodoxe, mais la vérité est beaucoup plus simple – et, pour ceux qui aspirent à écrire des chansons pop, plus intéressante. Lennon et McCartney choisirent cet accord, non pour piquer au vif les oreilles classiques en créant une instabilité modale dans la ligne mélodique, mais parce que le passage au la majeur était trop évident, et aussi parce que l’accord de la mineur, très apprécié des guitaristes, apportait un aplanissement expressif de la mélodie en cet endroit précis. Presque tout ce qu’ils faisaient en tant que compositeurs, ils le faisaient d’instinct, en contrôlant ce dernier par un sens de la ligne très marqué et une oreille très fidèle. Auto-éduqué par l’écoute et la méthode des essais et erreurs, et non par le déchiffrage et l’apprentissage par cœur, leur esprit musical était neuf et ouvert, et leur mémoire suffisamment alerte pour gérer des changements à vue dans les harmonies vocales, entre deux prises, sous la pression d’un emploi du temps écrasant et sans le secours de l’aide-mémoire qu’est une partition. Les quelques petites erreurs d’harmonie qui apparaissent dans leurs premiers enregistrements montrent seulement qu’ils étaient humains ; ce qui est surprenant, compte tenu de leur rythme de travail, est qu’elles ne soient pas beaucoup plus nombreuses. (Les premiers enregistrements des Beatles comportent plus de maladresses dans les textes que dans les harmonies, et nous devons nous rappeler qu’ils jouaient de leurs instruments pendant qu’ils chantaient – McCartney chantait parfois tout en exécutant une ligne de basse en croches, et en faisant de l’œil aux filles du premier rang.)
Sans nul doute, il y a place pour des analyses musicologiques érudites des nombreux traits musicaux non orthodoxes chez les Beatles, mais il est peu probable que de telles analyses suscitent beaucoup de créativité musicale, non seulement parce qu’elles sont étrangères au caractère intuitif de la musique pop, mais aussi, plus fondamentalement, parce que la prédominance des clichés harmoniques, mélodiques et rythmiques durant la dernière décennie prouve que l’originalité dans tout autre domaine que la manipulation d’effets technologiques n’est plus appréciée par les musiciens, qui ne paraissent pas en regretter l’absence. Quand les auditeurs déplorent la pénurie de « bonnes mélodies » et envoient Robson & Jérôme ou les Fugees au sommet du hit-parade, ils effectuent un vote de protestation contre la mesquine auto-satisfaction de la plupart des auteurs de chansons pop d’aujourd’hui, qui ne savent pas qu’ils sont incapables de répondre à la demande et manquent totalement de l’outillage nécessaire pour remédier à cet état de choses (si jamais ils venaient à s’apercevoir tout d’un coup qu’il y a un problème). Peu de gens, à chaque génération, possèdent le don d’écrire de grandes mélodies ou des chansons qui durent, et aucun pédantisme d’« école de rock » ne peut rien y changer. Il y a pourtant des indices à trouver en réfléchissant sur la musique, et en l’écoutant avec l’attention que les Beatles surent mettre en œuvre pour s’approprier les disques qui les inspirèrent.
Lorsqu’il a dénoncé (en mai 1993, sur la quatrième chaîne de la BBC) le déclin de l’inspiration dans la musique pop depuis les années soixante, Tony Parsons a parlé au nom d’une vaste circonscription d’auditeurs assez âgés, qui ont grandi avec la musique des années soixante et ont été ensuite de plus en plus déçus par l’évolution de la musique pop, ou d’auditeurs plus jeunes qui ont découvert après-coup, grâce aux disques, la stimulante fraîcheur et la liberté d’imagination de cette musique. C’est pourquoi son discours a déplu aux critiques pop à tendance sociologique, qui s’intéressent moins à la musique qu’aux « marqueurs » stylistiques présents dans chaque nouvelle micro-génération pop. Une croyance de base chez les critiques de ce genre est que ce qui change dans la musique pop n’est pas le niveau objectif d’« âme » et d’inspiration, mais le point de vue subjectif des commentateurs qui, à mesure qu’ils vieillissent, s’éloignent de l’actualité. Bien sûr, au bout du compte, tout se ramène à des appréciations subjectives – et pourtant l’indigence du relativisme apparaît clairement à quiconque possède un tant soit peu d’instinct musical et une once de bon sens. Prenons un exemple. Mark Edwards, récusant (dans le Sunday Times du 9 mai 1993) l’affirmation de Parsons selon laquelle la musique pop moderne sombre dans le non-sens, a fait observer que l’exemple cité par Parsons – un disque de danse techno dans lequel la phrase échantillonnée « Gonna take you higher and higher » [« Je vais t’emmener toujours plus haut »] est mécaniquement répétée en boucle sur deux accords sans cesse réitérés – n’a ni plus ni moins de sens que le « Awopbopaloomop » hurlé par Little Richard en 1956. Certes profondément contemporaine, la conception quantitative et matérialiste du sens qui est celle d’Edwards trahit son incapacité à faire la différence entre une expression vivante et le monstre de Frankenstein. Le sens ne réside pas dans la signification littérale, mais dans le ton et l’expression : l’exclamation de Little Richard était une affirmation spontanée de la liberté de l’âme cotre les contraintes de la forme. Née du moment, la chanson Tutti frutti (6) incarne l’instantanéité essentielle de la musique pop, une chose qui devient de plus en plus impossible à retrouver à mesure que le temps passe. (Les neuf dixièmes du déclin de la pop sont dus au manque de spontanéité.) Les mots « higher and higher », désormais réduits à une formule morte, sont passés à travers plusieurs niveaux de dilution depuis leur apparition dans les années soixante chez Sly & the Family Stone. Mise à contribution dans d’innombrables disques modernes de danse – à tel point qu’elle n’est plus qu’un échantillon que l’on active négligemment par une simple pression du doigt sur le clavier d’un ordinateur –, la phrase « I wanna take you higher » s’est totalement vidée de la signification qu’elle avait initialement en 1969, quand elle fut psalmodiée par Sly Stone et son groupe à l’intention du public blanc massé à Woodstock. Elle signifiait alors la transcendance : une musique capable de parler en même temps à l’âme et au corps, dissolvant les barrières sexuelles, sociales et raciales. Vingt-cinq ans plus tard, cette litanie incantatoire est devenue une production en chaîne mécanisée, la seule signification qu’elle évoque étant celle d’un accessoire sonore grossièrement érotique.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le catastrophique déclin de la musique pop (et de la critique rock) ; mais en voilà assez pour le moment. Ce qui compte ici est qu’en examinant la chronologie de la pop des années soixante, les lecteurs aient conscience qu’ils ont affaire à un plus haut niveau de qualité qu’aujourd’hui – une musique dont aucun artiste contemporain ne saurait prétendre égaler la passion, la variété, l’invention formelle, et l’inspiration sui generis. Il en va de même pour d’autres formes musicales – c’est on ne peut plus évident pour la musique « classique » et le jazz –, et cela confirme que quelque chose dans l’âme de la culture occidentale a commencé de mourir à la fin des années soixante. On peut affirmer que la musique pop, telle que la mesurent les classements de 45-tours, a atteint son point culminant au début de l’année 1966, et que sa qualité d’ensemble a ensuite commencé à baisser, d’abord imperceptiblement, mais de façon déjà assez sensible en 1970. Certains feront commencer la dégringolade un peu plus tard ; mais seuls des gens dépourvus d’âme ou musicalement sourds refuseront d’admettre qu’il y ait effectivement eu déclin. Que ceux qui ont des oreilles entendent.
Notes
1. NdA : Pendant la plus grande partie des années soixante, on recourut moins à l’égalisation qu’on ne l’a fait depuis, son emploi finissant par devenir systématique. (Un égaliseur est un dispositif qui contrôle la gamme de fréquences d’un amplificateur. Le mixage pop/rock dépend largement de la « balance » des instruments les uns par rapport aux autres, ceux-ci étant enregistrés séparément ; l’« égalisation » est donc synonyme de mixage définitif ou de balance finale.) C’était en partie la conséquence du manque de moyens techniques ; mais cela venait surtout du fait que les ingénieurs du son préféraient contrôler ce dernier en se fiant à leur connaissance du placement des micros et de la production d’écho. Les signaux sonores, dans les enregistrements du début des années soixante, étaient souvent mis sur bande en modifiant les réglages en cours de route, tandis que la compression et la modulation de fréquences n’étaient utilisées qu’avec parcimonie, en particulier dans la musique noire (le studio relativement high-tech de la firme Motown [voir note 21] constituait alors une exception futuriste). Le niveau de sophistication sonore des enregistrements des Beatles de 1966 à 1969, obtenu sans même qu’ils aient eu à leur disposition la gamme (pourtant modeste) de dispositifs d’égalisation alors en usage dans les studios américains – plus avancés que les studios britanniques – était sans précédent et, à l’exception des enregistrements des Beach Boys de 1966-1967, sans équivalent.
2. Producteur mégalomane américain.
3. MIDI (musical instrument digital interface).
4. « Après vingt ans de désuétude, le mot groove a servi dans les années quatre-vingt-dix à décrire le caractère entraînant et chaleureux d’une musique généralement dansante » (Bruno Blum, « Glossaire » du Dictionnaire du rock, op. cit., t. III, p. 397).
5. Les quatre morceaux cités sont évidemment des chansons des Beatles.
6. Qui commence par le fameux « Awopbopaloomopalopbamboom ».
Pierre
/ 7 septembre 2021» Le rôle que joue la musique de masse actuelle en contribuant à faire le ménage dans la tête de ses victimes est lui aussi régressif. On ne détourne pas seulement les masses* de choses plus essentielles, on les confirme aussi dans leur bêtise névrotique, on les rend complètement indifférentes au rapport que leurs capacités musicales entretiennent avec la culture musicale des phases sociales antérieures. Le fait de cautionner les airs à succès et les marchandises culturelles perverties relève du même ensemble de symptômes que ces visages dont on ne sait plus si c’est le cinéma qui les a empruntés à la réalité ou bien la réalité au cinéma, ces visages qui, dans l’éclat d’un rire vorace, ouvrent brusquement une énorme bouche difforme aux dents alors que leurs yeux fatigués restent tristes et vagues.
La musique de masse et la nouvelle écoute contribuent avec le sport et le cinéma à rendre impossible tout arrachement à l’infantilisation générale des mentalités. Cette maladie a un sens conservateur. Les modalités d’écoute des masses actuelles ne sont, bien sûr, absolument pas nouvelles et on concède volontiers que la réception de Puppchen, air en vogue avant-guerre, n’a en rien été différente de celle que connaît une de ces synthèses de chansons pour enfants – on y tourne en dérision dans un sens masochiste son propre désir d’un bonheur perdu quand ce n’est pas l’exigence de bonheur elle-même que l’on y compromet en se tournant vers une enfance dont l’inaccessibilité propre témoigne de l’inaccessibilité de la joie elle-même -, ce contexte est propre à la nouvelle écoute et rien de ce qui s’adresse à l’oreille n’y échappe. Bien sûr, il y a des différences sociales, mais l’emprise de la nouvelle écoute est si puissante que l’abêtissement des opprimés affecte les oppresseurs eux-mêmes et qu’ils sont à leur tour emportés par cette roue qui tourne toute seule alors qu’ils croyaient encore en déterminer la direction.
L’écoute régressive est liée de façon évidente à la production par le mécanisme de diffusion que celle-ci utilise, et plus précisément par la publicité. Il y a écoute régressive dès que la publicité tourne à la terreur, dès qu’il ne reste plus à la conscience qu’à capituler devant la supériorité de ce qu’on lui vante et à acheter la paix de son âme en s’appropriant littéralement la marchandise qu’on lui offre. Dans l’écoute régressive, la publicité prend le caractère d’une contrainte. Il y a quelques temps, un groupe de brasseurs anglais a utilisé à des fins publicitaires une affiche qui ressemblait à s’y méprendre à l’un de ces murs de briques peints en blanc si courant dans les quartiers pauvres de Londres et des les villes industrielles du Nord de l’Angleterre. On pouvait à peine distinguer l’affiche habilement placée sur lequel elle était collée. Elle imitait scrupuleusement des caractères tracés avec maladresse à la craie. Elle disait : What we want is Witney’s. Le nom de la bière était écrit comme un slogan politique. Cette affiche ne permet pas seulement de comprendre la doctrine de la propagande la plus récente, qui débite des slogans comme s’ils vantaient des marchandises tout comme, ici, la marchandise se dissimule sous le slogan. On retrouve en fait dans le schéma de la réception de la musique légère le comportement que suggère l’affiche, à savoir que les masses feraient d’une marchandise qui leur est recommandée l’objet de leur propre action. Les masses ont besoin de ce que les ont a persuadées d’acheter et elles le réclament. Elles surmontent le sentiment d’impuissance qui s’empare d’elles face à la production monopolistique en s’identifiant à l’incontournable produit. (…)
C’est par l’identification de l’auditeur au fétiche que le caractère fétiche de la musique produit sa propre dissimulation. Cette identification donne d’abord à l’air en vogue autorité sur ses victimes. Elle s’accomplit dans la succession de l’oubli et du souvenir. (…) »
T. W. Adorno, 1938
(1938 ou 2021 ; en bref, rien de neuf sous le soleil, quoi…)
*Debra, je sais que vous ne goûtez guère l’usage du mot « masse » mais ce n’est pas moi qui l’emploie, c’est Tonton Theodor. ^^
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Pierre
/ 7 septembre 2021En venant de vérifier sur le web, je me suis effectivement un peu trompé : sa première publication date de 1938. Je précise aussi qu’il y étaye l’idée de la musique transformée en marchandise (cf. disque).
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Pierre
/ 7 septembre 2021Je me permets de vous recommander vivement la lecture de cet opuscule :
« Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute », par Theodor Adorno (Editions Allia)
De mémoire (car dans l’édition que je possède ce n’est pas mentionné), si je ne me trompe pas, il fut rédigé aux alentours du début des années 1930, lors de l’ère technologique du 78-T et soit environ au moins quinze ans avant l’apparition du Be-Bop.
Adorno étaye entre autres l’idée que le Jazz du Swing-era est une musique de robots (et en tant que jazzophile, je ne peux pas lui donner tort). Combien l’essor technologique tue toute filiation historique et créativité musicale, etc..
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Debra
/ 6 septembre 2021Très très intéressant.
Je commence à penser que l’homo modernicus vise la destruction de la musique.
En tout cas, il vise la destruction de la musique sous forme de mélodie, et il aspire à un retour à des tam tams mécaniques ou mécanisés. Il voudrait se couper les mains, par honte ? par culpabilité ? allons savoir.
On pourrait s’interroger sur la manière dont le métronome électronique intervient sur le sens de la pulsation, qui traduit le battement du coeur, et va avec la respiration.
La musique est une affaire de corps incarné. La pulsation est régulière, et il faut une forme de régularité pour faire de la musique, mais le pernicieux… idéal de l’égalité (où qu’il soit…) fait des ravages.
Pour les partitions, la spontanéité, je suis plus circonspecte.
On sépare beaucoup la musique avec partitions de la musique sans partition. On estime que ceux qui « improvisent » sont plus créateurs, plus spontanés que ceux qui interprètent. Il est utile de pouvoir improviser dans certains contextes. Mais il est utile de SAVOIR LIRE la musique aussi. Le mieux, c’est peut-être de savoir lire des partitions qu’on apprend par coeur, ET de pouvoir improviser. Pourquoi se cantonner à un registre quand on peut en développer plusieurs ?
J’ai un disque de Barbara Streisand qui date des années 80, je crois, où elle fait une rétrospective de sa carrière. Là, on voit arriver petit à petit le déclin dont parle cet auteur.
Dans les premières chansons que chante Barbara, qui datent des années ’50, probablement, les paroles sont pétillantes et intelligentes, et leur rapport à la musique est sophistiqué et complexe. (J’estime qu’on pourrait appeler ça du pop, tout de même.) Au fur et à mesure que le temps passe, les paroles deviennent de moins en moins intelligentes ; le rapport à la musique superficiel, voire inexistant.
C’est NOUS qui sommes devenus de moins en moins vivants, pétillants, intelligents.
Plus poudingues, lourds, comme des brownies trop cuits avec 4 cuillers à soupe de cannelle dedans.
Les signes qui ne trompent pas d’une décadence américaine…
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