Jacques Ellul, « La classe politique »

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Jacques Ellul

La classe politique
Combat nature, 1983

 

J’ai pris position à plusieurs reprises contre l’engagement en politique – la petite politique électorale et pour acquérir des représentants – et je ne vais pas y revenir. Pourtant je veux ici soulever une question qui me paraît très décisive pour le mouvement écologique. Tous les discours, exprimés ou tus, que j’ai discernés relèvent d’une idéologie politique complètement périmée : je suis contre la politisation de l’écologie parce que la politique est devenue un métier.

Et partout je vois continuer à vivre, penser, agir, comme si l’on était encore dans l’univers idéologique où la politique est l’affaire de tous, où chacun a le droit et la possibilité d’intervenir en politique, où la démocratie est une réalité actuelle. Ceci est un rêve. La politique a été confisquée par quelques-uns. Et nous tous avons la satisfaction de choisir une fois tous les cinq ou sept ans entre des personnes également inacceptables, entre de faux « programmes », et des « idées » parfaitement éculées qui ne répondent plus à aucune des questions qui se posent effectivement à l’homme et à la société de ce temps. Et l’un des mérites de l’écologie est précisément de prétendre présenter, soutenir, expliciter ces problèmes et ces difficultés actuels. Mais nous devons savoir que si nous nous en tenons à cette ligne, cela exclut toute participation au système électoral, représentatif, etc., à quelque niveau que ce soit, de quelque façon que ce soit. Car cela ne peut avoir aucune autre conséquence que de faire entrer quelques écologistes dans une sorte de club très serré, la « classe politique ». 

Il faut être conscient avant tout de ce fait de la classe politique. Nous ne sommes pas là en présence d’une question théorique (démocratie directe ou démocratie représentative !) mais d’un mécanisme sociologique qui a amené la formation d’une « masse » pervertissant toute action politique actuelle.

L’engrenage du professionnalisme

Que s’est-il passé ? C’est très simple. Un homme qui est nommé maire d’une grande (ou moyenne) ville, ou député, a beaucoup de travail. C’est tout à fait certain. S’il remplit son mandat correctement, tout son temps est pris. Progressivement il est obligé d’abandonner l’exercice de sa profession. Dès lors, pendant le temps de son mandat, il doit être en « congé ». Mais après la fin du mandat ? S’il est fonctionnaire, pas de problème. Le professeur retrouvera son poste de professeur. Mais s’il est cadre, ingénieur, commerçant, avocat, médecin, éventuellement ouvrier… Il a été absent cinq ans, sept ans… Pourrait-il reprendre sa place ? Évidemment non. Il n’y a rien à faire, même si pendant cette longue durée il a mis un remplaçant pour « tenir » son commerce ou son cabinet. En réalité, après ce délai, sa carrière professionnelle est finie. Dès lors, il est obligé de « rempiler » en politique. Et ainsi indéfiniment. La politique devient pour lui un métier (sans vouloir faire entrer en ligne de compte les avantages divers, pouvoir, notoriété, salaires assez importants [!] et gains illimités, même quand il n’y a aucune opération immorale : je laisse ceci de côté parce que l’on peut toujours dire que si le maire ou le député est parfaitement vertueux, ce que seraient les écologistes, tout cela ne jouerait pas). L’homme politique acquiert une certaine compétence, nous verrons de quel ordre. Ce qui renforce son professionnalisme.

Mais son adhérence à la classe politique se renforce bientôt : le voici obligé très rapidement de cumuler plusieurs mandats. Il y a là une logique implacable, à deux sens. D’une part, le député est obligé d’être aussi proche que possible de ses électeurs, et de connaître leurs besoins, donc il doit briguer un mandat qui le maintient au contact étroit avec ces demandes, et qui lui fait vivre la réalité de sa circonscription. Il doit devenir maire. D’autre part, le maire, lui, a besoin d’être aussi proche que possible du soleil puisque c’est là que se prennent toutes les décisions, et par conséquent, qu’il peut obtenir du pouvoir gouvernemental les mesures qui vont satisfaire ses électeurs. Ainsi l’homme politique doit être en même temps près des électeurs et du centre de décision. Il doit être en même temps maire, conseiller général, député, etc. Sans quoi il ne sera pas un « bon » homme politique, et ne sera pas réélu. À partir de ce moment, il ne peut plus revenir en arrière.

Mais il peut y avoir dans sa carrière un échec électoral ? C’est ici que joue à plein le phénomène classe politique. Croyez-vous qu’un échec le renvoie à ses moutons ? Pas du tout. Cet homme politique appartient à un parti, à un groupe parlementaire, à des commissions : il forme dans son parti l’élite dirigeante. Dès lors il est aussitôt récupéré : fonctions dans le parti, missions et désignations comme expert, etc. Et ici l’on comprend que la discipline dans le parti (qui doit voter comme un seul homme) est exactement la contrepartie de la sécurité du travail et de situation des hommes politiques leaders de ce parti. Mais cet homme politique dépend de ce groupe pour que son avenir soit assuré. Ainsi la politique devient une profession à vie. Le « peuple » n’a plus rien à dire parce que les choix qu’on lui offre sont individuellement et idéologiquement faux.

Enfin la classe politique achève de se constituer par la solidarité qui se crée entre les hommes politiques appartenant à des partis parfois opposés. Entre ces hommes politiques, c’est la même situation qu’entre les avocats qui peuvent se traiter de tout dans l’exercice de la profession, lorsqu’ils représentent des parties adverses, mais qui sont parfaitement collègues et camarades dans l’Ordre ! De même, si d’une part les hommes politiques sont opposés quant aux méthodes, ou à certains programmes de façade, s’ils sont vraiment ennemis pendant la période électorale, d’autre part, ils sont tout à fait comparses et compagnons pour se défendre réciproquement. Et quel scandale quand un changement de régime entraîne la mise en accusation des députés du précédent pouvoir ! On l’a vu lors des procès de Riom : presque tous les députés qui étaient pour Vichy étaient scandalisés par les procès faits contre leurs anciens camarades de gauche ! Il y a une grande solidarité de cette classe, fondée sur des intérêts communs.

Or, cette situation ne change pas avec la décentralisation. Je ne reviens pas sur ce qu’a dit Bernard Charbonneau. Toute décentralisation proposée par le pouvoir central ne peut que renforcer la classe politique, en y faisant entrer les notables locaux.

La compétence et le paravent

Dans ces conditions, une action écologique sur le plan politique ne suppose en rien que l’on présente des candidats, ni un programme écolo, ni que l’on fasse ajouter un petit article écologique au programme des « grands partis » : il s’agit avant tout de supprimer la classe politique. Interdiction du cumul des mandats, interdiction de la réélection à une fonction, interdiction d’exercer durablement un rôle dirigeant dans un parti, il y a dix mesures à prendre. Je sais bien qu’aussitôt on va s’insurger au nom de la « compétence ». Le spécialiste de la politique est devenu compétent, et si on change tout le temps de députés ou de conseil municipal on aura à faire à des « incompétents ». Il faut s’entendre. Je crois que depuis un demi-siècle et dans tous les pays « avancés », les hommes politiques ont largement fait la preuve de leur incompétence radicale en économie, en gestion, en politique internationale aussi bien qu’en organisation. Ils sont fondamentalement incompétents (même actuellement pour faire des textes juridiques qui sont rédigés de telle façon que ce sont de vrais torchons). Il est vrai que l’homme politique patenté a acquis une compétence ; en quels domaines ? Il me semble qu’il y en a trois.

Tout d’abord, il a acquis une compétence certaine pour se faire réélire. C’est presque l’essentiel (et c’est la préoccupation qui domine les décisions économiques ou de politique générale).

Ensuite, il a acquis une compétence pour se débrouiller dans le maquis des administrations. Il est exact que le système administratif est devenu tellement compliqué, avec tellement d’organismes concurrents ou hyperspécialisés, qu’il faut, estime-t-on, environ deux ans à un député pour s’y reconnaître et apprendre à se diriger dans ce labyrinthe. Ce que l’on peut répondre à cela, c’est que de toute évidence, si la classe politique disparaît cela impliquerait nécessairement la simplification du schéma administratif. En tenant compte du fait important que parmi ces innombrables organismes qui prolifèrent un très grand nombre ont pour principale utilité de servir de points de chute et d’occupation à des hommes politiques mis provisoirement sur la touche.

Enfin, il y a une troisième, sinon compétence, du moins utilité de cet homme politique : il est le paravent obligé, le rideau de fumée indispensable pour les opérations techniques et administratives. C’est lui qui est le « responsable ». Il faut quelqu’un qui signe les papiers. Et à qui on peut s’en prendre. Et ceci amène à un mécanisme très remarquable de l’irresponsabilité : les techniciens, les administrateurs ne sont jamais responsables des erreurs, gaspillages, lenteurs, abus, dérogations, etc., parce que c’est l’homme politique qui les couvre.

Mais la responsabilité de celui-ci se réduit à ne pas être réélu à la prochaine élection ! À part ça, il est sûr de trouver un job dans ce milieu.

Un préalable : la disparition de la classe politique

Je dis très paisiblement qu’avec un renouvellement total des représentants à chaque élection, il n’y aurait pas davantage d’incompétents sur les questions de fond d’aujourd’hui. Ce qui manque le plus, dans la classe politique, c’est le bon sens et l’audace parfois de prendre de grands risques.

Je crois que cela fait partie d’une sorte de préalable à toute action écologique collective et globale que de demander la suppression totale, par toutes voies imaginables, de la classe politique. Ce qui implique évidemment la réduction des « problèmes » à l’échelle humaine. Mais ici je rejoins à nouveau l’étude de Bernard Charbonneau. Et pour finir je ne puis m’empêcher de faire deux citations de Proudhon tirées toutes deux de l’Idée générale de la révolution : « La corruption est l’âme de la centralisation. Il n’y a aucune différence entre la démocratie et la monarchie : le gouvernement centralisé est immuable dans son esprit et dans son essence. » « Je ne suis pas libre quand je reçois d’un autre, cet autre s’appelât-il la majorité ou la société, mon travail, mon salaire, la mesure de mon droit et de mon devoir. Je ne suis pas libre davantage, ni dans ma souveraineté ni dans mon action, quand je suis contraint de faire rédiger la loi de mon action par un autre, cet autre fût-il le plus habile et le plus juste des arbitres. Je ne suis pas libre du tout quand je suis forcé de me donner un mandataire qui me gouverne, ce mandataire fût-il le plus dévoué des serviteurs. »

Combat nature, n° 57, août 1983. Réédité dans
La nature du combat, L’Échappée, 2021.

 

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1 commentaire

  1. Debra

     /  14 décembre 2021

    Ça a le mérite d’être court, ce texte.
    C’est presque la première fois que je lis Ellul, ici ou ailleurs.
    Ce que je dirais, c’est que l’âge venant, et une certaine expérience avec, il me semble que le premier endroit où le monde change est dans le coeur d’un sujet singulier. En dehors de ce changement, les grands projets sociaux ou politiques sont… du vent, ou pire.
    En ce moment, j’assiste au naufrage de… quelque chose… je ne sais pas trop ce que c’est, (ça pourrait être l’Etat) mais le fait d’être démarchée de manière impersonnelle par une armée (oui, une armée) d’employés de « call center » pour me vendre les joies, sinon la nécessité de devenir indépendante ? libre ? en produisant ma propre énergie/électricité par l’énergie solaire, et bien, c’est très inquiétant, tout ça. Cela témoigne de l’évacuation du dernier bon sens qui restait à la civilisation européenne (avec les U.S. pris dedans, bien entendu).
    Je crois que cela témoigne de la tyrannie des idéaux d’indépendance et d’autonomie dans nos esprits, ce qui est une forme de folie, à très grande échelle maintenant. Ces idéaux sont promus au-delà de toute considération… rationnelle.
    Je suis assez triste de devoir dire que ce texte d’Ellul me semble pécher par cet idéalisme… illuminé qui ne me séduit pas, et qui conduit, au bout du rouleau, à une armée d’employés mal payés de « call centers » qui me propose de produire ma propre électricité. Il me semble qu’Ellul ne réfléchit pas au rôle de l’idéal de l’indépendance et de l’autonomie, compris non pas dans le sens POLITIQUE de ces termes, mais étendu pour englober la structure sociale en entier, pour fabriquer la masse qu’il décrie à juste titre.
    Pour le professionnalisme, c’est très intéressant. Ce phénomène ne touche pas seulement la classe politique, il est à l’oeuvre partout. Une bonne loupe permet d’avoir un premier abord pour comprendre. La loupe se braque sur le « isme » dans « professionnalisme ». Dans l’état actuel des mots, le « isme » sert à constituer une APPARTENANCE à un groupe rassemblé autour d’une idéologie. Au delà, le suffixe « isme » permet de fabriquer… l’idéologie. Le « professionnalisme » serait l’appartenance (l’allégeance ?) à l’idéologie de la PROFESSION. Et maintenant, un peu de travail sur le terrain : comme l’état moderne (et pas que..) nous sonde du matin au soir pour cerner nos derniers désirs, on peut voir que le mot « profession » pour cerner nos appartenances est présent…partout.
    Travaux pratiques que je ferai peut-être : regarder le dictionnaire pour différencier historiquement « profession », « métier », « corporation », par exemple.
    Ce que je peux dire sans grande difficulté, c’est que le mot « profession », où qu’on le trouve maintenant, est accompagné d’un aura qui en jette. Il permet à tous les intéressés de SE SENTIR QUELQU’UN EN ETANT RECONNU COMME PROFESSIONNEL. Homme politique ou pas…En étant très provocatrice, je dirais que le mot « professionnel » permet de juger combien nous avons collectivement et individuellement investi dans l’idéologie du « travail monnayé pour tous pour se sentir quelqu’un ».
    Pire encore, le mot « professionnel » a pris une telle ampleur que son invocation (oui) a évacué jusqu’à la compétence pour exercer un métier avec des compétences et un savoir. Il est plus important à l’heure actuelle de brasser de l’air avec le mot « professionnel » que de pouvoir/savoir FAIRE QUELQUE CHOSE. C’est navrant. (Société du spectacle oblige ? Ce degré de fatigue qui arrive en fin de parcours idéologique au moment où on est réduit à s’observer, se regarder en train de faire, avec plus d’attention pour le spectacle que pour ce qu’on fait ?)
    Oui, je bats de très vieux tambours, là. Mais quand j’entends mes amis fervents attaquer le capitalisme et l’horrible argent, je ne les entends pas critiquer CE VOLET du dispositif… capitaliste : le professionnalisme de TOUS.
    Enfin, pour le souhait d’Ellul que l’écologie ne soit pas un phénomène politique confisqué par la classe politique, je crois qu’il est déjà exaucé : l’écologie est en passe de devenir notre nouvelle religion. Je ne sais pas ce qu’Ellul aurait pensé de cela, mais dans la mesure où je suis assez contente de MES ANCIENNES APPARTENANCES, dans la sphère religieuse, voir arriver la dernière « bonne nouvelle » à l’échelle planétaire ne m’enchante pas du tout.

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