Jean-Jacques Rousseau & Bernardin de Saint-Pierre, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre
Notre Bibliothèque Verte n° 51 et 52

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 13 janvier 2023

 

11 juillet 1768. Rousseau (1712-1778) arrive à Grenoble où il reste moins d’un mois dans un méchant garni de la rue qui porte aujourd’hui son nom. Il a 56 ans. Il est célèbre et traqué par les puissances intellectuelles, politiques et religieuses de son temps – églises catholique et protestantes, parlement de Paris, facultés de théologie, Conseil de Genève, États des Pays-Bas, et même, par le clan « philosophique ».
On brûle ses livres, on veut l’embastiller. C’est en réfugié et marchant sous la pluie depuis la Grande Chartreuse, par des chemins boueux, qu’il atteint le quartier Saint-Laurent où il va d’abord se sécher à l’auberge. Faut-il qu’il ait dit quelque chose de vrai pour provoquer de telles vindictes.

Son dessein est alors de se terrer sous un faux nom (« Renou ») dans un village autour de Grenoble et de se livrer à l’herboristerie pour le reste de ses jours. Mais Rousseau est également une « star », une « idole » de l’opéra (Le Devin du village, 1752), et du roman (La Nouvelle Héloïse, 1761), protégé par de grands seigneurs et des bourgeois « éclairés » qui l’ont recommandé par courrier à leurs correspondants grenoblois, avec de multiples consignes.

Toute la population de Grenoble (25 000 habitants) sait aussitôt que Renou/Rousseau est dans ses murs. Toute la noblesse (« la très très bonne société »), tous les magistrats, les avocats, les négociants (« la bonne société »), toutes leurs dames, en proie à la rousseaumania, veulent le recevoir ou le rencontrer. Ses promenades à pied, au-delà de La Tronche ou jusqu’à Eybens, tournent à la marche triomphale, avec des foules rangées sur les bas-côtés pour le voir passer « sans le reconnaître », et des va-et-vient de carrosses qui le frôlent, pleins de curieux.
Qui pis est, son hôte, l’avocat Gaspard Bovier (1732-1806), lui-même « rousseauiste » et qui baigne son jeune fils à l’eau froide – d’après L’Émile (1762) – est un crampon qui le surveille sans doute pour le compte de la police de Paris, autant qu’il tâche de l’aider dans ses projets d’installation. Les autorités royales ne veulent pas la mort de Rousseau, mais son silence et son assignation à domicile. L’avocat Bovier ne peut trop se faire valoir auprès de ses relations de sa proximité avec Rousseau. Celui-ci a refusé de loger chez l’avocat, mais il ne peut couper à la journée de pique-nique à la Bastille, avec femmes, enfants, valets, etc., dont les Grenopolitains d’aujourd’hui liront avec délice le récit dans Jean-Jacques Rousseau à Grenoble, journal de l’avocat Bovier (1).

Rousseau, flanqué de l’indécollable Bovier, herborise et visite des maisons à louer, à Tavernolles, aux Angonnes, et surtout à Beauregard, sur le flanc du Vercors, aujourd’hui connu comme « le Désert de Jean-Jacques Rousseau », dessous la Tour-sans-venin, à Seyssinet-Pariset. Il doit rendre et subir des visites très formelles, des mondanités qu’il abhorre, l’hommage d’une chorale de jeunes gens venue chanter Le Devin du village sous sa fenêtre. L’amitié qu’il noue avec d’autres botanistes ne peut compenser les harcèlements des importuns, des gêneurs, d’un escroc. Il s’enfuit sans crier gare pour Bourgoin où l’attend sa compagne Thérèse Levasseur (1721-1801), qu’il épouse civilement le 30 juillet. En route vers de nouvelles tribulations.

Rousseau était-il « rousseauiste » ? Bien des gens en ont douté, et lui-même, peut-être, le premier. L’ancêtre de tous les beatnicks, bien avant Ti-Jean Le Bris de Kerouac (1922-1969), chemineau solitaire voué à la marche et à l’introspection compulsive, se savait bien trop contradictoire dans ses raisonnements pour se croire l’auteur d’une doctrine fixée qui aurait mis fin à ses vagabondages mentaux. A sa délicieuse liberté de penser et d’errer. D’être au monde comme un poisson dans l’océan de l’existence.
Quel serait le contenu figé de ce rousseauisme introuvable ? Quelle de ses idées n’a-t-il pas réfutée par une autre ? Par une rêverie, une impulsion contraire ? Par ses actes ? A rendre fous les rousseaulogues, mais aussi à leur fournir un emploi à vie.
Que si par rousseauisme on entend l’exaltation libertaire de la nature, l’exaltation de la nature dans ce qu’elle a de libertaire, d’invinciblement vivant, mouvant, émouvant, on comprend alors que le rousseauisme soit en quelque sorte un contre-produit de la « révolution industrielle » dont il est l’exact contemporain. Que ce mot serve d’insulte depuis deux siècles à tous les ennemis de la nature et d’enseigne à nombre de ses amis, tel Zisly, l’anarchiste naturien de la fin du XIXe, reconnaissant en Rousseau un « individualiste libertaire ».

Kerouac – autre « individualiste libertaire » s’il en fut -, partageait avec Rousseau cette effusion mystique de l’homme dans la nature. Voyez ses récits de Big Sur, de l’automne en Californie, de ses errances en forêt et en montagne, de la vie sur les chemins (« la révolution des sacs à dos »). Mais toujours il revenait à mémère (sa mère), comme Rousseau revenait à Thérèse, sa compagne. Parmi leurs autres coïncidences, l’absence de fibre paternelle est la plus moche. Rousseau abandonne cinq enfants ; Kerouac, une fille. Cela se fait beaucoup du temps de Rousseau (voyez Elisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel), beaucoup moins du temps de Kerouac.
Nos deux individualistes partagent en outre le même goût de la musique (jazz, opéra), la même horreur du vedettariat, la même timidité farouche, la même défiance vis-à-vis des cliques « branchées » (« philosophes » et « beatnicks »), la même répulsion des suiveurs (« hippies » et « gens de lettres »), la même fin solitaire.

Quant à l’invention du « rousseauisme », au sens le plus niaisement lacrymal, il semble qu’on la doive plutôt à Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), paradoxal compagnon de promenade du « promeneur solitaire », qui publie en 1788, vingt-sept ans après La Nouvelle Héloïse, une « pastorale » larmoyante intitulée Paul et Virginie, et best-seller instantané. Mais tous les premiers romantiques ont le goût des larmes. On ne sait ce que Rousseau en aurait pensé, il était mort depuis dix ans. Lisons donc les notices que Renaud Garcia consacre à ces deux chantres de l’Eden primitif.

 

  1. Présenté et annoté par Catherine Coeuré et Jean Sgard, PUG.

Pièces et main d’œuvre
13 janvier 2023

 

Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778)

Depuis deux siècles et demi, tant de livres ont prétendu percer à jour l’œuvre de Rousseau, aux quatre coins du monde, qu’une bibliothèque entière n’y suffirait pas. Les études littéraires se tourneront vers les Confessions et La Nouvelle Héloïse pour évoquer la réinvention du genre romanesque, grâce à l’autofiction ; les sciences politiques reliront Du Contrat social et le Projet de constitution de la Corse pour disserter sur l’État républicain et les meilleures formes de gouvernement, avant de déterminer ce que la Grande Révolution de 1789-1792 en a retenu ; les pédagogues n’en finiront pas de gloser l’Emile ; les philosophes parcourront l’œuvre intégrale, depuis les deux premiers « discours » (Discours sur les sciences et les arts ; Discours sur l ’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) jusqu’aux Rêveries du promeneur solitaire, dans l’espoir d’en restituer l’unité théorique. Et ainsi de suite. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Rousseau ne cesse de hanter les disciplines « humanistes », les courants politiques, les aspirations sociales. Génie universel, sa pensée, abordée depuis tel angle, s’échappe dans une autre direction, laquelle ne saurait être prise en compte sans en occulter une autre. Il semble qu’on ne puisse que courir après le « citoyen de Genève », sans jamais espérer le rattraper.

Lecteurs, vous voici prévenus : votre bibliothécaire, admirateur du philosophe, n’essaiera pas de rivaliser avec les spécialistes en « études rousseauistes ». Il ne s’agit ici que de donner à lire et à vivre, dans un même élan, la pensée d’un « esprit libre » (puisque c’est à ce titre que l’on nous a fait remarquer l’unité d’inspiration de notre bibliothèque des « naturiens »). Le personnage de Jean-Jacques, avec son écriture du moi sensible, incite plus encore qu’à l’ordinaire à cheviller la vie et l’œuvre, les chemins et les réflexions, les promenades et les rêveries. Enfilons donc nos chaussures de marche, et en route, sur les pas de Rousseau.

Au début du XVIIIe siècle, Genève est une cité florissante. Coincée entre la France et la Savoie, « papistes », elle porte l’empreinte de Calvin. Mythifié, ce dernier y fait figure de grand législateur. Voyez sur ce point sa Confession de foi, rédigée avec Guillaume Farel, dont on peut soutenir qu’elle a fait de Genève une « théocratie républicaine », où règne la raideur morale, l’ascèse, la détestation de l’oisiveté et l’éloge du travail comme « vocation (2) ». La république genevoise incarne le protestantisme à l’assaut de l’Europe et bientôt de l’Amérique, sous l’aspect de l’industrialisme.

En 1712 naît Jean-Jacques, second fils d’Isaac Rousseau, artisan horloger. La mère de l’enfant meurt de fièvre continue dix jours après sa naissance. La sœur d’Isaac tient le ménage. Le père est bon et aimant. Il est issu du peuple, et son fils restera « peuple », attaché à savoir tirer parti de ses dix doigts. On ht dans la dédicace au « Second discours » :

« Je ne me rappelle plus sans la plus douce émotion la mémoire du vertueux Citoyen de qui j’ai reçu le jour (…) Je le vois encore vivant du travail de ses mains, et nourrissant son âme des vérités les plus sublimes (…) Je vois à ses côtés un fils chéri recevant avec trop peu de fruit les tendres instructions du meilleur des pères. Mais si les égarements d’une folle jeunesse me firent oublier durant un temps de si sages leçons, j’ai le bonheur d’éprouver enfin que quelque penchant qu’on ait vers le vice, il est difficile qu’une éducation dont le cœur se mêle reste perdue pour toujours ».

Malheureusement, Isaac Rousseau tire un jour l’épée contre un ancien militaire. Condamné à trois mois de prison et cinquante écus d’amende, il doit s’enfuir de la ville, laissant ses fils. Le jeune Rousseau, qui a reçu en héritage l’artisanat d’horlogerie, est placé en pension à Bossey, un village de Savoie, chez le pasteur Lambercier. Les lecteurs des Confessions se souviennent peut-être de l’épisode de la fessée administrée aux enfants turbulents par Mlle Lambercier. Premiers troubles sensuels, représentations déviantes de la sexualité, inhibition réelle avec les femmes compensée par une licence imaginaire : l’enfant de huit ans a trouvé dans la douleur, dans la « honte même », un « mélange de sensualité » qui lui a laissé plus d’amour que de haine envers l’exécutrice de sa punition.

Revenu à Genève après deux ans de pensionnat, pris à treize ans en contrat d’apprentissage pour devenir graveur, il goûte avec moins de plaisir la rossée que lui inflige son rustaud de maître, lorsque ce dernier le surprend en train de graver des médailles à l’effigie d’ordres de chevalerie et l’accuse d’effectuer un travail de contrebande. La violence et la bêtise des adultes vous font un révolté. L’apprenti est un angry young man : « inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi, enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût » (Confessions, I).

Un soir de 1728, le hasard vient en aide au jeune homme, qui a l’habitude de noyer son spleen dans des excursions hors de Genève. Le capitaine de garde, par un excès de zèle, referme les portes de la ville légèrement en avance. En dépit de sa course effrénée, Rousseau et quelques-uns de ses amis restent à l’extérieur de l’enceinte. Il paraît que l’air de la ville rend libre. Le jeune artisan, lui, jure qu’on ne l’y prendra plus. Il ne retournera pas chez son maître. Il dit adieu à jamais à ses camarades d’atelier et trace la route.

Un spécialiste en études rousseauistes, aux sympathies libertaires, rappelle dans un entretien donné au journal Le Monde à l’occasion du bicentenaire de la naissance du philosophe qu’Allen Ginsberg, Gary Snyder, Stephen Gaskin lui ont écrit combien Rousseau les avait influencés (3). Jean-Jacques en poète beatnik ? L’image ne manque pas de force. Il faut se représenter les lieues avalées par le jeune homme en quête d’identité, animé par une révolte sourde, désireux de desserrer tous les fers. Le « vagabond solitaire (4) » termine son premier périple en Savoie, chez le curé de Confignon, expert en abjuration. Devenu catholique, Rousseau est envoyé par l’ecclésiastique à Annecy, chez une autre convertie, la baronne de La Tour, plus connue sous le nom de Madame de Warens (1699-1762). De treize ans l’aînée de Rousseau, cette femme active, propriétaire de manufactures, espionne (notamment auprès du roi de Sardaigne) et épistolière, est la principale initiatrice du futur philosophe. Il y aurait tant à dire sur les relations entre la baronne et le jeune fugitif. Les Confessions y pourvoient. Notons simplement que pendant quatorze ans, sous la coupe de « Maman », Rousseau va non seulement explorer le trouble amoureux, mais encore se livrer à ses deux passions : la musique et la pensée.

Il continue de cheminer, rêveur, autour du lac Léman. D’une façon sauvage, en autodidacte, il accumule les lectures des penseurs majeurs de son temps, se familiarise avec l’œuvre de Newton et bien d’autres traités de physique et de mathématiques. Le « magasin d’idées », constitué des œuvres maîtresses du rationalisme, grossit à vue d’œil. Et Rousseau ne s’y perd pas. Indice de ses dispositions géniales. Son approche de la lecture est d’une autre trempe que celle des intellectuels salonnards, prompts à s’ébahir devant les mots d’esprit et les formules creuses. Malicieux, Rousseau sait que tout livre s’appuie sur des connaissances que l’auteur n’a pas lui-même. Inutile de supposer, plus que de raison, du génie chez les philosophes.

Au long de ces années avec Mme de Warens, hormis un premier passage à Paris, Rousseau est en réalité souvent seul à Chambéry pendant que sa confidente, protectrice et amante court les missions diplomatiques et les intrigues politiques. Puis vient le temps (en définitive assez court) passé dans la maison des Charmettes, à la sortie de la ville. Site paisible, mythifié pour ce qui relève de l’amour (puisque Mme de Warens est souvent absente), mais lieu de formation intellectuelle pour le philosophe. Il est impossible d’évoquer Rousseau sans les lieux, les paysages, chemins, lacs, ruisseaux, prés, herbages, buissons ou forêts qui épousent sa pensée. Non pas les éléments d’un cadre tout extérieur, la nature apaisante, mais bien une nature active qui suscite l’esprit de liberté.

Rousseau copie la musique, il en compose également. Il goûte les opéras italiens. Relevant les difficultés qu’il a endurées en traçant systématiquement les lignes et les portées afin de noter le moindre air, il conçoit un système de notation musicale chiffrée, de manipulation plus simple. La musique, c’est la France. Armé de son ingénieuse invention, Rousseau s’installe à Paris en 1742, après une brève expérience de précepteur à Lyon. L’artisan voyageur est-il devenu un Rastignac ? Il présente son système de notation devant l’Académie des Sciences. Exposé aux objections de Jean-Philippe Rameau, le protégé du fermier général La Pouplinière, Rousseau doit admettre ses insuffisances. L’opéra Les Muses galantes, joué chez La Pouplinière, et présenté par Rousseau comme son œuvre propre, déclenche l’ire de Rameau qui accuse l’aspirant de plagiat. Esseulé, Rousseau a néanmoins écrit à Voltaire, librettiste pour Rameau, qu’il admire. Il fréquente Marivaux, l’abbé de Mably (critique du « despotisme légal », parfois tenu pour un précurseur des doctrines communistes), Fontenelle et surtout Diderot. Chaleureux, primesautier, énergique, le maître d’œuvre de L’Encyclopédie apparaît comme un soutien sans faille. En 1743, Rousseau publie une Dissertation sur la musique moderne, qui ne trouve aucune audience. L’expérience musicale est un échec.

Par l’intermédiaire de diverses relations parisiennes, Rousseau entre à l’été 1743 à l’ambassade de France à Venise. Exploité par un ambassadeur indolent et incompétent, il se raidit dans sa détestation des grands. Ceux-là ne méritent aucune estime. Simplement le respect formel et l’obséquiosité d’usage que le valet Rousseau contrefait à merveille. Sous les ors de l’Académie des Sciences, dans les palais vénitiens, le moi quitte son point de stabilité (son « assiette », dit souvent le philosophe), les séductions de l’amour-propre incitent à ruser, jouer, ramper sous le regard des gens d’influence. Mais une fois revenu à lui, à l’intérieur des bornes de sa nature, le philosophe se range à l’appel de la liberté. L’ambassadeur de France à Venise s’acharnait contre ce valet dont il pressentait la supériorité intellectuelle. Rousseau rentre à Paris en 1744. Il se retrouve «peuple». L’Hôtel Saint-Quentin, où il loge, est tenu par une hôtesse orléanaise qui s’est adjoint les services d’une fille pauvre de son pays, âgée de vingt-trois ans environ, nommée Thérèse Levasseur. Thérèse ne sait ni lire ni écrire. Son maintien modeste, son regard vif et doux frappent Rousseau. Un soir, à table, des nobles et des abbés la brocardent. Il prend sa défense. Une relation se noue : « je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerais ni ne l’épouserais jamais ». Ainsi vont se lier la pauvre fille malhabile, en charge de sa fratrie et de ses parents, et le jeune errant désargenté en quête de réussite. Bornée mais sagace, Thérèse accompagne désormais Rousseau dans ses pérégrinations, jusqu’à devenir sa femme en 1768, au terme d’un mariage civil.

En 1747, Rousseau entre au service du fermier général Dupin. Criblé de dettes, s’efforçant de soutenir la famille Levasseur, il ne peut aider Mme de Warens, sa « maman » embarquée dans une affaire d’acquisition de mines de fer. Paris reste néanmoins Paris : le musicien philosophe fréquente la salonnière Mme d’Épinay, sa belle- sœur la comtesse d’Houdetot, dont il s’éprend follement, Diderot et Condillac. Il est des leurs. Mieux, un collaborateur qui contribue aux articles musicaux de l’Encyclopédie. Le fossé se creuse entre les aspirations mondaines de Rousseau et la trivialité, voire le sordide, de ses affaires de famille avec Thérèse. Des enfants vont naître à partir de cette époque, cinq au total. Là encore, la suite est connue, comme une tache indélébile :

« … le hasard faisait que Marius passait rue Jean-Jacques Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac. Courfeyrac lui prenait le bras.
– Faites attention. Ceci est la rue Plâtrière, nommée aujourd’hui rue Jean-Jacques Rousseau, à cause d’un ménage singulier qui l’habitait il y a une soixantaine d’années. C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. De temps en temps, il naissait là de petits êtres. Thérèse les enfantait, Jean-Jacques les enfantrouvait.
Et Enjolras rudoyait Courfeyrac.
– Silence devant Jean-Jacques ! Cet homme, je l’admire. Il a renié ses enfants, soit ; mais il a adopté le peuple (5) »

Dans les Confessions puis dans la neuvième promenade des Rêveries, Jean-Jacques revient sur ce sombre épisode, avec un aplomb désarmant : faute de revenus suffisants, ce serait la crainte d’une destinée mille fois pire pour eux et inévitable par une autre voie qui l’aurait poussé à abandonner ses enfants. Bref, l’intérêt supérieur de ses enfants commandait de les délaisser, pour les arracher à leur mère qui les aurait gâtés et à leur famille qui en aurait fait des monstres. À lire de tels sophismes, on peine à comprendre de quel bois cet homme, penseur de la pitié naturelle, était fait. Celui, peut-être, qui pousse à prendre systématiquement le parti que personne ne voudrait prendre. Entre l’intrépidité et l’outrecuidance.

C’est en tout cas ce que lui assène Diderot, embastillé, après que Rousseau lui a révélé son intention de relever le gant de la question posée par l’Académie de Dijon : « Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs ». Nous sommes en 1749. Dans sa Lettre aux aveugles à l’usage de ceux qui voient, Diderot avait écrit : « si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher ». Assez pour déchaîner l’arbitraire du pouvoir et écoper de cent-deux jours de réclusion dans la forteresse royale. Sur la route de sa visite au philosophe, accablé par la chaleur, Rousseau s’assoit un moment, ouvre Le Mercure de France et tombe sur l’annonce de la question posée par l’Académie de Dijon. C’est l’« illumination de Vincennes », un épisode rétrospectivement sublimé comme la découverte d’une vocation et d’un thème : la critique du progrès par la vie vivante, qui regimbe contre son aliénation. Dans sa seconde lettre au président Malesherbes, chef de la censure royale et soutien des encyclopédistes, Rousseau en fait le récit suivant :

« J’allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j’avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentèrent la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçois tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j’en répandais. Oh ! Monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! (6) »

Ainsi naît un philosophe, par le Discours sur les sciences et les arts, qui remporte le premier prix en 1750. Le propos est profus en références, le « magasin d’idées» des Charmettes n’a pas été rassemblé en vain. L’autodidacte a presque tout lu. Ses idées sont singulières, à contre-fil de l’optimisme historique d’un encyclopédiste comme d’Alembert. Elles sont en outre servies par un style admirable. Une tension supplémentaire traverse Rousseau : piégé dans le grand monde, court en réparties, il ne se retrouve, comme le dira Diderot dans son Paradoxe sur le comédien (1773-1777), qu’« en bas de l’escalier » (d’où l’expression « avoir l’esprit de l’escalier ») ; rassemblé dans la solitude, il peine à écrire, mais dès lors qu’il y parvient, tout est d’une acuité sans égale. Les modernes, opiniâtres en leur mal, ont livré le cours de l’histoire à la méthode scientifique et à ses applications techniques (« savoir, c’est pouvoir », dit Francis Bacon au XVIIe siècle). Les besoins de confort (le « luxe »), les richesses censées les combler et les inégalités résultant de la division technique du travail ont crû d’une manière inversement proportionnelle à l’esprit de liberté et à la vertu politique des peuples. Le général romain Fabricius (IIIe siècle av. J-C), connu pour sa pauvreté et son courage, parle ainsi dans sa « prosopopée » (figure de style qui consiste à faire parler un mort, un animal ou un objet en les personnifiant) : « que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? »

Il n’en faudrait pas plus aux lecteurs actuels de Libération, de L’Obs ou du Figaro (chacun dans un genre différent) pour taxer ce texte d’éruption réactionnaire. En réalité, on l’a vu, Rousseau doit beaucoup au rationalisme. Il pense seulement que c’est leurrer le peuple et enfin le piéger matériellement, que de laisser supposer que le grand nombre puisse, uniformément, s’élever aux sublimités intellectuelles d’un Newton. Bien des talents pourraient être employés à faire œuvre utile, au service d’une vie bonne, au lieu de se perdre dans la quête de distinction, propre à la sphère de la culture. Rousseau fustige un monde auquel il n’appartient pas, ou du moins auquel il cherche à résister, car il en sait désormais la puissance d’attraction. Le Tolstoï anti-industriel des écrits politiques, revenu de ses compromissions mondaines, défenseur des moujiks et de la justice, la culture dût-elle en périr, est tout entier contenu dans ce premier discours de Rousseau.

A l’évidence, un Tolstoï, et bien d’autres parmi nos maîtres, ont pu tirer également leur inspiration du second discours, plus célèbre encore : le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754-1755), une réponse à une nouvelle question de l’Académie de Dijon. Alors qu’un de ses intermèdes musicaux, Le Devin du village, est joué devant le roi Louis XV à Fontainebleau, Rousseau aime à s’enfoncer en rêvassant dans la même forêt. Au cœur des bois, écartant tous les faits, il se prend à imaginer la vie de l’homme primitif, son état, ses besoins, ses tendances. Les récits des explorateurs et des missionnaires complètent le tableau de l’homme selon la nature, si l’on devait le considérer hors de toute influence sociale. Recherche de l’origine et des fondements, le texte mêle la spéculation historique et la théorie politique. Rousseau revient à l’origine de la catastrophe, c’est-à-dire du renversement qui a enchaîné l’humanité à la machinerie industrielle, avec son lot d’inégalités, de servitude et de misère. Oui, on doit réellement se demander de quelle complexion relève un tel homme, dont les antennes captent le basculement opéré dans l’histoire humaine par la « révolution néolithique (7) ? », puis par l’emballement industriel sans limites :

« Ce n’est pas sans peine que nous sommes parvenus à nous rendre si malheureux. Quand d’un côté l’on considère les immenses travaux des hommes, tant de sciences approfondies, tant d’arts inventés, tant de forces employées, des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux et de matelots, et que de l’autre on recherche avec un peu de méditation les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’espèce humaine, on ne peut qu’être frappé de l’étonnante disproportion qui règne entre ces choses, et déplorer l’aveuglement de l’homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible, et que la bienfaisante nature avait pris soin d’écarter de lui. » (Note IX).

Les cénacles intellectuels se sentent à nouveau sur la sellette. Rousseau a beau écrire dans une note de son discours qu’il n’est plus temps, pour des hommes dont les passions ont détruit à jamais l’originelle simplicité, de « retourner vivre dans les forêts avec les ours » (de sorte qu’il s’agit surtout d’exercer la vertu civique et morale pour bien mériter le prix éternel que l’on en doit attendre), rien n’y fait. La réponse de Voltaire est aussi cinglante que grossière : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend l’envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Révérence parler, le maître français de l’ironie se révèle aussi affligeant que le moindre éditorialiste libéral d’aujourd’hui, se gaussant du « modèle Amish ». L’Académie de Dijon n’a pas réitéré l’erreur de mettre en lumière la philosophie du citoyen de Genève. Cette fois, Rousseau n’a pas obtenu le premier prix, mais il a désormais trouvé sa manière.

En cette même année 1754, le philosophe retourne à Genève pour rentrer dans la religion de ses pères. Il se fait de nouveau protestant, lui qui fréquentait en cachette les milieux réformés de Paris depuis quelques années. Le retour à Paris, sous la protection de Mme d’Épinay, marque le commencement de la vraie vie, selon Rousseau (Troisième lettre à M. de Malesherbes, 26 janvier 1762). A partir d’avril 1756, il s’installe hors de la ville, à l’orée de la forêt de la Montmorency, dans une maison appelée l’Ermitage. Quoi de plus congru pour celui que Diderot appellera bientôt 1’ « ermite » ? Un nouveau lieu, et une nouvelle nature bourgeonnante pour soutenir l’effort théorique de Rousseau, qui y entame ses œuvres politiques majeures : « on voyait des violettes et des primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol » (Confessions, IX).

Très vite, cependant, l’anachorète se brouille avec Mme d’Epinay, et doit emménager ailleurs dans la même localité, dans la petite maison rurale du Mont-Louis. Les fâcheries deviennent inévitables. Depuis son arrivée à Paris, Rousseau a contribué aux articles musicaux de l’Encyclopédie. Voltaire, de son côté, brouillé avec le roi de Prusse (alliée militaire de la France), n’est plus le bienvenu à Paris. Il prend alors la route de Genève. Catholique, il ne peut accéder à la propriété dans une cité où ce droit est réservé aux protestants. Habitué à d’autres mœurs que Rousseau, il fait jouer son entregent, en l’occurrence son banquier, un des membres de la prestigieuse famille genevoise des Tronchin, pour contourner la loi et s’installer à Genève. Bientôt, il utilise sa demeure pour y donner des pièces de théâtre, ce qui ne manque pas d’attiser la vindicte des pasteurs genevois, dans une cité où les représentations théâtrales permanentes sont interdites.

Quant à d’Alembert, il suit le déroulé des articles de l’Encyclopédie, qui arrive à la lettre « G ». Rousseau, déjà contributeur, semble tout désigné pour se charger de l’article « Genève ». Mais d’Alembert s’en occupe personnellement et se place du côté de Voltaire en suggérant que Genève, honorée pour sa liberté politique et religieuse, devienne en outre une « cité philosophe », dans un alliage entre la liberté républicaine et les raffinements culturels des grandes monarchies.

Pris au piège de la comparaison des egos, Rousseau se pique de répondre. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles, publiée en 1758, est une nouvelle contribution à la critique moderne de la modernité, au-delà du cas spécifique des spectacles à Genève. École de l’hypocrisie, le théâtre est bon pour la corruption des mœurs parisiennes, auxquelles il apporte sans doute un supplément d’âme. Introduisez-le dans les manières de vivre d’un peuple libre, travailleur, qui produit pour ses besoins, doté de techniques adaptées à cette production, et d’une culture populaire constituée de chants et de musique transmises par tradition (tels ces « Montagnons » de Neuchâtel dont Rousseau prend l’exemple), et la vie populaire sera, avant longtemps, subvertie. Les élites, sous prétexte d’éduquer les « crétins des Alpes », amolliront le peuple. Le besoin du théâtre, comme exutoire et fortifiant, s’en trouvera dès lors justifié (de la même façon que le luxe se présente comme une nécessité à partir du moment où il a détruit la possibilité de se contenter avec simplicité).

Rousseau montre en somme que pour la société des spectacles, tout ce qui était directement vécu dans une conscience commune, comme les fêtes populaires, s’est éloigné dans une représentation consommée par un public avide de culture. On l’accordera volontiers à nos amis progressistes, tout ceci est affreusement « populiste ».

Les gens de lettres tiennent Rousseau à distance. Voltaire, visé par la critique des spectacles, décoche de nouveaux traits, dans une lettre personnelle à d’Alembert, où le citoyen de Genève est comparé à Diogène « aboyant » contre les philosophes du fond de son tonneau. Et puis, quelle contradiction flagrante qu’une critique de l’art théâtral de la part d’un amateur d’opéras italiens, qui a lui-même écrit pour le théâtre quand il était à Paris. Depuis son ermitage à Mont-Louis, Rousseau, toujours humble copiste de musique, fomente sa réponse. Puisque les jeux de l’amour-propre sont comme une toile d’araignée qui enserre l’individu dans une vaine recherche de puissance, couronnée par l’amertume, mieux vaut se retirer dans la solitude pour se raccorder à la sensibilité et au cœur.

1761, publication de La Nouvelle Héloïse : l’écrivain réinvente le roman avec cette correspondance entre deux amants habitant une petite ville au pied des Alpes. Il invente une mode, en prophète d’un monde nouveau, celui du retour au sentiment de la nature au siècle où triomphe l’artifice. Le voici submergé par le courrier des lecteurs, qui afflue comme un torrent de larmes ; 1762, publication de l’Emile et Du Contrat social : les dévots jésuites s’insurgent contre la « profession de foi du vicaire savoyard », au livre IV de l’Emile, avec la question hérétique posée par Rousseau, qui invite à choisir entre un Dieu qui parle à l’homme, dans son cœur (ce qui est la religion naturelle) et un autre cas où les hommes font parler Dieu par la révélation, ouvrant la porte à la superstition et au préjugé.

Quant à l’avant-dernier chapitre du Contrat social, sur la religion civile, celle de Dieu parlant par la conscience de l’homme, il achève de désigner Rousseau à la curée. Attaqué par les Jésuites, ses livres interdits à la faculté de théologie, brûlés à Paris, mis sous scellés à Genève, Rousseau est déclaré de prise de corps, c’est-à-dire susceptible d’être arrêté. Ce n’est pas chez les philosophes qu’il pourra trouver asile, puisque son besoin de croire en un auteur bienveillant de l’ordre naturel heurte l’athéisme d’un Diderot ou d’un d’Holbach. À la manière d’un proscrit, Rousseau écoute ses protecteurs, Malesherbes et le prince de Conti, défenseur des philosophes contre l’arbitraire royal : il doit quitter Paris, accablé par un mélange de paranoïa et de misanthropie, alors même que le public l’acclame pour avoir exalté le tourbillon de la vie sensible.

L’histoire, jusque-là, reste celle de ce jeune vagabond en proie à une révolte sans cause, qui s’est éduqué, a appris ce qu’il fallait apprendre de la bonne société, mais ne s’y est pas laissé prendre pour autant. Contrairement aux caricatures du rousseauisme, on ne revient pas à la bonne nature en congédiant la méchante société. L’homme primitif est « bon » en sa stupidité native, qui limite son horizon au cercle de ses besoins. Mais l’être humain est ouvert à un devenir social et trouve une possibilité de s’y parfaire lorsque les rapports conviennent, en une bienfaisance réciproque (c’est le sens de la notion de « perfectibilité » présentée dans le second discours). Mais aussi une possibilité de ratage, autrement dit d’aliénation, lorsque les rapports qu’il noue avec les autres sont viciés par la concurrence des intérêts et l’escalade des ambitions (8). Lorsque les rapports disconviennent, qu’ils mettent en péril l’intégrité de l’individu, le font souffrir indûment ou le rendent paranoïaque, il faut s’en retirer et retrouver la chère liberté. Ce qui signifie, pour Rousseau, la nature et la solitude :

« J’ai un cœur trop sensible à d’autres attachements pour l’être si fort à l’opinion publique ; j’aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu’ils le supposent. »

« Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j’ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes (…) Quelle est donc enfin cette cause ? Elle n’est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d’orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable ; tout l’effarouche (…) »

« Quel temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d’amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. »

Ceci exprimé dans les première et troisième lettres au président Malesherbes, en 1762, qui tirent un premier bilan de la vie de Jean-Jacques. Refus de parvenir, dissidence, retrempe dans la nature : à la lecture de ces lignes, on comprend mieux pourquoi l’anarchiste naturien Henri Zisly a vu en Rousseau un « individualiste libertaire (9) ». Désormais hors de France, c’est dans le Jura suisse qu’il trouve asile, d’abord à Yverdon, dans le pays de Vaud, puis dans le Val-de-Travers, à Môtiers, commune du canton de Neuchâtel. En terre d’orthodoxie calviniste, l’auteur de la « profession de foi du vicaire savoyard », pour qui les dogmes, la révélation et le culte extérieur se réduisent à des manifestations de l’amour-propre, est d’abord correctement accueilli. Mais les tracasseries prennent de l’ampleur, les pasteurs de Genève donnent le ton en vouant aux gémonies l’Emile et Du Contrat social, livres impies. La situation finit par devenir intenable à Môtiers, avant que la maison de Rousseau et de Thérèse ne soit l’objet d’une « lapidation » nocturne, contraignant l’indésirable à la fuite.

Au plus fort de son angoisse obsidionale, Rousseau se fixe durant deux mois au milieu du lac de Bienne, au pied du Jura, sur l’île de Saint-Pierre. La cinquième promenade des Rêveries est consacrée à ce curieux séjour édénique en pleine tempête, sur des rives qu’il qualifie, en précurseur, de « sauvages » et « romantiques ». Fidèle à la tension entre expansion et contraction qui caractérise son moi, le promeneur solitaire laisse aller son âme au farniente, dans une forme d’attention flottante qui ne l’enlace véritablement qu’avec lui-même, rassemblé dans un présent sans inquiétude de l’avenir et sans rappel du passé. Il touche au bonheur « suffisant, parfait et plein ». C’est également à ce moment que le philosophe renoue avec une passion de jeunesse, à l’époque de Bossey : la botanique et l’herborisation. Il entreprend la constitution d’un herbier, la Flora Petrinsularis et soumet la végétation de l’île à une description scrupuleuse.

L’appel du monde l’arrache à cette parenthèse naturaliste. À l’instigation du philosophe écossais David Hume, Rousseau voyage en Angleterre en 1766-1767. Un séjour achevé par une brouille avec Hume. On retrouve alors Rousseau, pendant deux mois, dans le Dauphiné, à Grenoble puis Bourgoin, où il se livre à nouveau corps et âme à l’herborisation. Avec le Second Discours, nous tenions le premier traité d’anthropologie générale que compte la littérature française (selon Lévi-Strauss dans les Mythologiques). Il convient désormais de reconduire l’homme à son humus. Dans les dix dernières années de sa vie, Rousseau pense l’homme végétal, contemplatif davantage que tourné vers l’action :

« Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue et pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux extases qu’excite en lui cet accord. » (Septième promenade)

Après un énième pied de nez aux ecclésiastiques avec son mariage civil en terre dauphinoise, Rousseau estime qu’il n’a plus rien à craindre à Paris. Jean-Jacques et Thérèse s’installent rue Plâtrière, lui de plus en plus ours, elle de plus en plus grincheuse. Il ne peut plus rien publier et se consacre à la rédaction de ses textes autobiographiques : les Confessions, les Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques) puis, entre 1776 et 1778, les Rêveries du promeneur solitaire, qui reste le texte initiatique dans la perspective naturienne qui nous occupe.

Il donne néanmoins des lectures publiques de ses textes, son prestige lui valant encore quelques fidèles. Parmi eux, Bernardin de Saint-Pierre, confident, disciple, l’un des rares à pouvoir dépeindre le philosophe dans son antre, en redingote et bonnet blanc : les traits obliques tombant des narines vers les extrémités de la bouche expriment une sensibilité marquée par la douleur ; le regard est mélancolique ; des rides tristes au front ; mais aussi de la gaieté aux plis des yeux, dès que le rire s’empare du visage. Il appartiendra à ce portraitiste minutieux de populariser le rousseauisme avec son roman Paul et Virginie. Alors que les Dialogues sont un texte dur, noir, implacable, les Rêveries dénotent la quiétude. Plus le rêveur se recentre sur son moi, plus il s’étend à la mesure du tout, sur la voie de l’auteur suprême de la nature. Systole, diastole : tout est rythme dans l’unité tendue des contraires. La rêverie, état semi-conscient, offre une respiration loin de l’étouffant commerce social, dont les turpitudes peuvent troubler jusqu’aux retraites les plus paisibles (lorsqu’on emporte avec soi, comme par rémanence, l’agitation, les vaines paroles, les blessures de l’amour-propre). Lorsque l’attention demande à se fixer de nouveau, les « productions spontanées que la terre non forcée par les hommes offre aux yeux » sont les objets recherchés. Et le promeneur en quête de nouvelles plantes de jouir d’une telle échappée loin de ses persécuteurs : « parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus ».

Bientôt, les marches pour herboriser aux entours de la ville deviennent épuisantes. Perclus de rhumatismes, souffreteux, Rousseau doit quitter Paris. Son médecin lui prescrit un séjour à la campagne. Le marquis de Girardin, auteur d’un traité sur la composition des paysages, se dit prêt à l’accueillir dans son parc d’Ermenonville, à quarante kilomètres au nord de Paris. In extremis, le philosophe revient à la nature, dans un décor champêtre qui lui donne l’occasion de cueillir des plantes jusqu’à son dernier souffle, un peu plus d’un mois et demi après son arrivée… la même année, enfin, que sa bête noire, le mondain Voltaire.

Au bout de la route, à la fin du road-trip, est-il bien raisonnable, pour les défenseurs du vivant politique dans un monde vivant, de s’autoriser d’un tel misanthrope ? L’attitude paradoxale consistant à fuir les hommes parce qu’on les aime trop est-elle recevable ? Mais si Rousseau est ce qu’il dit de l’Alceste de Molière, c’est-à-dire un « homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains ; qui, précisément parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage », alors comment ne pas devenir à notre tour de tels misanthropes, par les temps qui courent ?

Ce que Rousseau a tenu à préserver comme fil directeur de ses pérégrinations, c’est la liberté à l’état brut : le plaisir pris à vivre, autrement dit « l’état naturel d’un être paisible et mortel » capable de « se complaire dans le sentiment de son existence ». Et, partant, de sentir avec plaisir ce qui tend à le conserver et avec douleur ce qui tend à le détruire. L’avancée de la Machine, c’est précisément la destruction du désir d’exister. Une secrète volonté de mort. On devrait, avec Jean-Jacques, en souffrir et crier. Aussi épars soient-ils, les naturiens d’ici ou d’ailleurs sont peut-être les derniers enfants trouvés de Rousseau.

Renaud Garcia
Hiver 2022-2023

Notes

2. Cf. Tomjo/ Pièces et main d’œuvre, « Jean Calvin et l’esprit de l’industrialisme », Bleue comme une orange, n° 8.

3. Tanguy L’Aminot, « Rousseau a nourri toutes les révolutions », Le Monde, 25 juin 2012.
4. Jack Kerouac, Lonesome Traveller, 1960.

5. Victor Hugo, Les Misérables, 3e partie, Livre IV, ch. 3.

6. Lettre à Malesherbes, 12 janvier 1762.

7. Cf. V.G. Childe, L’Aube de la civilisation européenne, Payot, 1949

8. Dans le corpus rousseauiste, cet affinement du poncif du « bon sauvage » est expo dans la Lettre à Christophe de
Beaumont (archevêque de Paris compromis dans l’affaire des « billets de confession » : suite à la bulle Unigenitus
du pape Clément XI , les jésuites traquaient les jansénistes et faisaient en sorte que les croyants ne pussent obtenir
les derniers sacrements qu’avoir avoir été confessés par un ecclésiastique acceptant la bulle Unigenitus).

9. Cf. L’Aminot Tanguy, « Bakounine critique de Rousseau », Dixhuitième Siècle, n°17, 1985, pp. 351365

 

Lectures

  • Rêveries du promeneur solitaire. Champion classiques.
  • Discours sur les sciences et les arts, Gallimard, Folio.
  • Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard, Folio.
  • Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Flammarion, GF.
  • Lettres à Malesherbes, Le livre de poche.
  • Jean-Jacques Rousseau à Grenoble, journal de l’avocat Bovier, présenté et annoté par Catherine Coeuré et Jean Sgard. PUG.

Bernardin de Saint-Pierre
(1737-1814)

Le sinologue et universitaire René Étiemble (1909-2002), spécialiste de littérature comparée, tenait Paul et Virginie, le roman de Bernardin de Saint-Pierre, pour « un des livres les plus médiocres de la littérature française », quoique « l’un des plus lus ». Un siècle auparavant, Lamartine, Balzac ou Chateaubriand y voyaient au contraire une œuvre éminente, ayant annoncé le romantisme. Au moment de sa parution, en 1788, l’ouvrage toucha aux larmes son public, notamment sa moitié féminine, transportée par cette histoire d’un amour impossible entre deux âmes simples, et le tragique d’un naufrage final symbolisant les mœurs vermoulues de la société de l’époque, oublieuse des vertus de la nature. Des thèmes « rousseauistes » familiers des milieux cultivés parisiens, depuis le succès de La Nouvelle Héloïse, de Rousseau, en 1761. Bref, la réception de ce texte constamment réédité fut contradictoire. Pas moins, d’ailleurs, que le récit lui-même, lu en miroir de la vie et du tempérament de son auteur.

L’histoire se déroule en 1738 dans les colonies françaises, sur l’île de France, ancien nom de l’île Maurice. Elle est contée au narrateur par un vieillard, habitant de l’île, qui puise dans ses souvenirs pour retracer les aventures de deux femmes malheureuses qu’il a bien connues, ainsi que leurs enfants.

L’une, la noble Madame de la Tour, venue sur l’île avec son mari, qui l’a épousée en secret et sans dot, se retrouve veuve et enceinte après que son bien-aimé a péri à Madagascar où il comptait acheter quelques esclaves avant de fonder son foyer. Elle ne peut disposer que des services d’une esclave, nommée Marie ; l’autre, la paysanne Marguerite, habite sur l’île seule avec Domingue, un esclave yolof, après qu’un gentilhomme breton, l’ayant engrossée, eut fui. Bientôt les jeunes femmes se reconnaissent dans leur peine et, flanquées de leurs esclaves qui deviendront mari et femme, prennent possession d’un coin de terre. Elles vivent en autarcie de cultures de céréales, d’arbres fruitiers, de tabac et de café, avec deux chèvres et un gros chien. Les enfants des deux femmes, respectivement Virginie et Paul, complètent cette « petite société ». Ils grandissent comme frère et sœur, élevés presque indifféremment par l’une ou l’autre femme : « souvent, elles les changeaient de lait. “ Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères” ». Les pères ont failli, les femmes seules éduquent leurs enfants sous la dictée harmonieuse de mère-nature. Coupés du monde, Paul et Virginie sont l’un pour l’autre joie et consolation, « comme deux bourgeons » restant sur deux arbres de la même espèce, ravagés par la tempête, qui produiraient des fruits « plus doux » si « chacun d’eux, détaché du tronc maternel », était « greffé sur le tronc voisin ».

Les jeunes gens grandissent, ils découvrent les sensations en harmonie avec la végétation et le climat, puis la pudeur. Virginie surtout, dans une scène mémorable, pivot du récit, le « bain de Virginie », qui a beaucoup fait pour la renommée du roman. Paul s’accomplit par le travail de ses mains, et crée de nouveaux jardins. Les enfants sont devenus de beaux « naturels », à mille lieues des séductions du monde, de la société civile, de l’Europe. Tout juste va-t-on à la messe, car l’ordre de la nature ne saurait se suffire à lui- même. Il faut bien qu’il renvoie à un Auteur bienveillant, qui en serait la cause extranaturelle. L’île est la terre solide de la vertu. La bonté naturelle irradie la conduite de Virginie, qui aide une esclave marronne perdue dans la forêt et la réhabilite auprès de son maître. Les amants se jurent fidélité, symbolisée par un médaillon à l’effigie de l’ermite Paul, que Virginie promet de conserver toujours. Car tout autour, avec la mer, c’est l’élément liquide, protéiforme et piégeux du commerce, de la volonté de puissance et de la corruption de l’âme qui menace.

On aurait pu vivre, comme dit le chanteur, « plus d’un million d’années » dans cette idylle (du grec eidolon, la petite image, la peinture gracieuse), si l’ombre du malheur ne s’était manifestée dès le début du récit. Une tante parisienne de Madame de la Tour, qui avait refusé toute aide à sa nièce en raison de la mauvaise conduite de son mariage, se voit frappée par l’angoisse de la mort. Elle enjoint à sa nièce de lui envoyer Virginie, à laquelle elle promet une bonne éducation, un parti à la cour et la donation de tous ses biens. Au moment même où les deux femmes songeaient à marier leurs enfants, le tragique de la séparation advient. La communauté édénique se brise. Les mères sont éplorées, Virginie se dérobe, s’avoue vaincue, se rétracte, Paul proteste et se déclare prêt à embarquer lui aussi. L’intervention du gouverneur de l’île, puis celle du missionnaire – autrement dit du lieutenant de Dieu – ont raison des peurs de Virginie, qui s’en va pour l’Europe.

Pendant que l’équilibre domestique des insulaires chancelle, le vieillard, sage confident, apaise la mélancolie de Paul (et accable le lecteur) par des considérations édifiantes sur la bonté naturelle, l’exigence morale de la vertu, la perversité de l’argent et les consolations de la littérature. Une longue leçon de « rousseauisme », comme un pensum à surmonter pour atteindre l’emballement final de ce court roman.

Un beau jour, une lettre parvient sur l’île de France. Virginie y narre ses infortunes auprès de sa grand-tante, qui s’est révélée davantage marâtre que protectrice. Elle a voulu la marier de force, avant de la déshériter et de la renvoyer. Virginie est sur le retour, mais la décision a été prise à Paris alors que la saison des ouragans menace au large de Madagascar.

Le vaisseau Saint-Géran se profile un matin, mais enchâssé entre une île et la terre, à quelques kilomètres du rivage, pris au piège des mouvements furieux de la mer. Tandis que l’équipage du navire tire à hue et à dia, en s’élançant à la mer, un matelot et Virginie se présentent à la proue du bateau. Paul s’élance dans les flots à la vue de sa bien-aimée, chaque fois repoussé vers le rivage, à demi-noyé. Le matelot se déshabille pour se jeter à la mer mais n’entraîne pas Virginie dans son sillage. Victime de sa pudeur, une main crispée sur son vêtement, l’autre sur son cœur (qui abrite le médaillon de Paul), elle disparaît, telle un ange prenant son « envol vers les cieux ». L’esclave Domingue et le vieillard retrouvent Paul sérieusement blessé mais vivant, et à quelques lieues, sur le rivage d’une baie, le corps de Virginie à moitié ensablé.

Le récit s’achève par la mort successive et rapide de tous les personnages, non sans que le vieux solitaire ne pérore une dernière fois sur les consolations de la mort et les arrangements de la divine Providence.

On devine sans mal les raisons du succès lacrymal de Paul et Virginie, où le destin tragique de son héroïne se présente comme une répétition de la chute originelle, causée cette fois par les intérêts matérialistes de la société parisienne. Quant à la peinture d’une nature exotique, elle constitue une des réalisations à porter au crédit de Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre, autant qu’elle illustre la contradiction du personnage. La sérénité qui se dégage de la première partie de son roman est aux antipodes du tempérament de Bernardin. Son enfance reste marquée par deux événements : le naufrage du Saint-Géran, un vaisseau de 800 tonneaux appartenant à la Compagnie des Indes, qui fait naufrage en 1744 à proximité de l’île de France ; la prise de Madras par l’amiral de La Bourdonnais, gouverneur des îles Mascaraignes (île de France et île Bourbon – Maurice et la Réunion).

Bernardin sera un infatigable voyageur, lié aux colonies du royaume de France. Dès l’âge de douze ans, il embarque pour la Martinique sur un navire dirigé par son oncle. De retour en France, il poursuit ses études pour entrer à l’École des Ponts et Chaussées, sans pourtant en sortir ingénieur, puisque l’École est sous peu licenciée. Quelque temps plus tard, il reçoit un brevet d’ingénieur militaire. C’est le début de missions à travers le monde entier : il participe à la guerre de Sept Ans, conflit mondial qui met aux prises la France et son alliée l’Autriche, à la Grande-Bretagne et son alliée l’Allemagne. Sont en jeu les colonies françaises outre-Atlantique. Ingénieur géographe à Malte, il séjourne ensuite en Hollande ; protégé par l’ambassadeur de France, le baron de Breteuil, il est nommé sous-lieutenant dans le corps du génie en Russie, où il rencontre Catherine II ; on le retrouve à Varsovie, Vienne, de nouveau Varsovie, puis Dresde et Berlin. Il rentre à Paris mener une vie sans gloire avant d’être nommé, en 1767, capitaine ingénieur du roi à l’île de France. Sur place, il n’évite pas les intrigues et se fâche, pour des raisons vaudevillesques, avec l’intendant local Pierre Poivre. Il revient à Paris, bénéficiant de nouveau de la protection du baron de Breteuil, avec qui il ne tarde pas à se brouiller.

L’homme, on le voit, est turbulent, mais aussi malcommode et acariâtre. Bernardin a tout du fâcheux. Ainsi, son récit Voyage à l’île de France est un fiasco commercial, qui le pousse à assigner en justice son éditeur, en 1773. Entretemps, il fréquente un salon emblématique des Lumières françaises, celui de Mlle de Lespinasse. En 1771, il s’est ainsi fait connaître du cénacle des Philosophes. L’un d’entre eux, ostracisé depuis la publication de l’Emile et du Contrat social, en 1762, est Jean-Jacques Rousseau. Réfugié en Dauphiné où il a passé du temps à herboriser, marié civilement avec Thérèse Levasseur, Rousseau consent à revenir à Paris, où il donne des lectures publiques des Confessions. Bernardin de Saint-Pierre se lie d’amitié avec le philosophe solitaire en proie au complexe de persécution. Il devient un de ses plus fidèles disciples. En dépit d’une énième fâcherie avec les Philosophes (Diderot, Holbach, d’Alembert), il poursuit dans une veine rousseauiste des Etudes de la Nature. Ces démonstrations en plusieurs volumes, structurées par l’idée de finalité dans la nature, faisant signe vers l’ordonnateur suprême de l’harmonie des êtres, paraissent en 1783.

C’est en 1788, à l’occasion d’une réédition de ces Etudes, que Bernardin intègre le roman Paul et Virginie, qu’il baptise quant à lui « pastorale ». Le succès est immédiat. Le livre réédité dès 1789, et les contrefaçons circulent très rapidement. De quoi flatter la vanité d’auteur de l’ingénieur militaire. On sent le querelleur écrivain devenu fat, comme le montre le long (trop long) « préambule » de près de quatre-vingts pages ajouté en 1806 à la réédition du livre, à l’occasion d’une impression en édition de luxe. Il s’y dévoile fort aise des multiples traductions de sa « pastorale » et de la mode Paul et Virginie, sensible notamment dans la vogue des nouveaux prénoms qu’aurait lancée son œuvre.

Pendant la période révolutionnaire, il est nommé en 1792 intendant du Jardin des Plantes. Il épouse, à 56 ans, la fille de l’imprimeur Didot dont il aura une fille, évidemment prénommée Virginie, en 1794, un fils mort en 1796 et un second fils, portant naturellement le nom de Paul. Professeur de morale républicaine à l’École normale supérieure, membre de l’Institut, il se remarie en 1800 avec la jeune Désirée de Pelleporc, âgée de vingt ans seulement. Son troisième enfant naît en 1802. Devenu catholique en 1806, décoré de la Légion d’honneur, il entre à l’Académie française en 1807, où il prononce l’éloge de Napoléon.

Irascible, doté d’une intelligence butée, explorateur éloigné du cercle des mondanités auquel il devra pourtant, cahin-caha, de mener carrière, cet homme duplice s’est ainsi trouvé ami et confident d’un autre moi clivé, celui de « Jean-Jacques ». On imagine ces deux caractères sortant de la ceinture parisienne, allant herboriser par les chemins tout en déplorant la corruption du grand monde liée aux jeux de l’amour-propre. Bernardin a laissé, en tout cas, nombre de commentaires sur l’homme Rousseau qui éclairent sous un nouveau jour la vie du citoyen de Genève dans sa dernière période, plus introspective. Inversement, instruit de la philosophie du maître, on peut déceler dans Paul et Virginie un ensemble de motifs issus de Rousseau. Par exemple, dès lors qu’il saura travailler, Paul va ajouter aux cultures établies par l’esclave Domingue une touche esthétique, se faisant jardinier (comme en écho au jardin de Julie dans La Nouvelle Héloïse) plutôt que producteur ; mais aussi force régénératrice, capable de rendre les terres à leur fécondité, cette dernière étant vue comme une réponse à l’art d’embellir le milieu que porte la main de Paul : « La plupart de ces arbres donnaient déjà à leur jeune maître de l’ombrage et des fruits. Sa main laborieuse avait répandu la fécondité jusque dans les lieux les plus stériles de cet enclos ».

Dans sa première partie, où tout n’est qu’ordre et beauté au sein et à l’entour d’une petite société, Paul et Virginie semble illustrer, sous la guise de paysages exotiques, le second état de nature dont Rousseau fait l’hypothèse dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. C’est-à-dire un état d’équilibre entre l’ignorance de la bête brute et l’emprise de la société humaine sur une terre considérée comme source de production. Un état situé avant le basculement (la catastrophe) impliqué par le développement conjoint de l’agriculture et de la métallurgie. Par la figure de Paul, encore, et en creux par le récit des mésaventures parisiennes de Virginie, Bernardin démystifie la culture dans le droit fil du premier discours de Rousseau, sur les sciences et les arts. De la même manière que de la profusion des sciences naît la corruption, par un emploi mal avisé des forces des aspirants à la connaissance, qui auraient pu faire œuvre autrement utile, Paul apprend à lire pour correspondre avec Virginie, mais il n’en voit guère le sens. Ce qui n’empêche pas Bernardin, par la bouche du vieillard, de faire l’éloge des lettres, « rayons de cette sagesse qui gouverne l’univers » et seuls viatiques quand la conduite ordinaire des hommes déçoit.

Bernardin n’est pas à une contradiction près, lui qui s’entendait à rendre évidente celle des « philosophes » (Montesquieu, Voltaire) quant à la question de l’esclavage des Noirs. Tout en combattant les abus avec courage, ces grands esprits n’ont « guère parlé de l’esclavage des Noirs que pour en plaisanter. Ils se détournent au loin » (Voyage à l’île de France, « réflexions sur l’esclavage »). Il est sur ce point à la pointe des Lumières, en montrant comment les parures et mets raffinés des dames de la capitale dissimulent la sujétion des « malheureux Noirs », dont la main a préparé tout cela pour elles. Mais les notations dénonciatrices de ce type, une fois importées dans le récit de Paul et Virginie, jurent avec l’ensemble. Ainsi de ce fastidieux dialogue entre Paul et le vieillard, où l’auteur s’emmêle sur le thème de la vertu, notion cardinale chez Rousseau. Si la vertu est un « effort fait sur nous-mêmes pour le bien d’autrui dans l’intention de plaire à Dieu seul », comme la définit Bernardin, alors on comprend mal comment elle pourrait avoir des proportions seulement naturelles, comme la beauté ou le bonheur. Virginie est dite vertueuse avant d’avoir connu la société civile (mais une fois morte, le narrateur la fait parler depuis l’au-delà, assurant qu’elle vit désormais le bonheur vertueux). Or, pour Rousseau, la vertu est une notion politique, garante de la vie civique républicaine, par où le citoyen contient en lui-même la poussée de l’intérêt privé. Bref, elle est du côté de l’anti-nature chez le maître, alors que le disciple la situe dans une nature intacte, exempte de la corruption sociale.

Cette discordance est révélatrice, non seulement d’une certaine confusion intellectuelle chez Bernardin de Saint-Pierre, mais d’autre chose encore, et d’importance : s’il a existé du « rousseauisme » au XVIIIe siècle, il n’était pas tant chez Rousseau lui-même que chez son confident. Seule mon ignorance, nourrie par la triste réputation du roman, m’avait empêché jusque-là de voir l’évidence. Le rousseauisme en tant que sensibilité populaire, c’est Paul et Virginie, ses descriptions, sa peinture d’un jardin d’Éden exotique, la méditation sur les sensations et la découverte du sentiment de la nature, enfin la vindicte à l’égard des turpitudes sociales et la peur de l’aliénation. Par-delà les leçons de morale et la pesanteur des passages didactiques, le roman a ainsi suivi sa course en échappant partiellement aux visées édifiantes de l’auteur.

Il faut, de ce point de vue, revenir sur la scène du « bain de Virginie », qui scinde le récit en deux moments. Dans le premier, Bernardin a bel et bien peint une « pastorale », décrivant en outre avec acuité la végétation exotique. La « pastorale » est définie en 1751 par le chevalier de Jaucourt, dans le tome 12 de l’Encyclopédie, comme une « imitation de la vie champêtre représentée avec tous ses charmes possibles ». Ou encore, quelques lignes plus loin, comme « la peinture de l’âge d’or mis à la portée des hommes, et débarrassé de tout ce merveilleux hyperbolique, dont les poètes en avaient chargé la description. C’est le règne de la liberté, des plaisirs innocents, de la paix, de ces biens pour lesquels tous les hommes se sentent nés, quand leurs passions leur laissent quelques moments de silence pour se reconnaître ».

Mais bientôt Virginie se sent mal : « (s)es beaux yeux bleus se marbraient de noir ; son teint jaunissait ; une langueur universelle abattait son corps ». Virginie est triste alors qu’autour d’elle, de la verdure aux oiseaux, tout est gai. La sérénité s’envole au moment où le temps lui-même se dérègle, en une sécheresse qui met au supplice la terre, l’herbe et les animaux. Vient l’épisode du bain, tourné au présent de narration :

« Elle s’achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine ; elle en aperçoit la source qui, malgré la sécheresse, coulait encore en filets d’argent sur les flancs bruns du rocher. Elle se plonge dans son bassin (…) Elle entrevoit dans l’eau, sur ses bras nus et sur son sein, les reflets des deux palmiers plantés à la naissance de son frère et à la sienne, qui entrelaçaient au-dessus de sa tête leurs rameaux verts et leurs jeunes cocos. Elle pense à l’amitié de Paul, plus douce que les parfums, plus pure que l’eau des fontaines, plus forte que les palmiers unis ; et elle soupire. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévorant la saisit. Aussitôt elle sort, effrayée de ces dangereux ombrages et de ces eaux plus brûlantes que les soleils de la zone torride. Elle court auprès de sa mère chercher un appui contre elle- même. »

Désormais, plus rien ne sera comme avant. L’épreuve subie par Virginie se réfracte dans le dérèglement de l’ordre naturel (« climatique », dirait-on de nos jours). La découverte de la sensualité livre l’adolescente à l’obscurité du désir. Il faut sortir de l’Eden, quitter l’enveloppement maternant de la nature, rompre avec la petite société transparente de l’enfance. Parmi les diverses théories que Bernardin se targuait de développer, l’idée d’une affinité harmonique entre la femme et la lune, y compris au niveau des fonctions physiologiques, trouve sa place dans cet épisode initiatique. L’éclat de la lune irise le bain, mais les nuits de fortes chaleur, l’astre rougeoie dans toute la démesure de son orbe. Symbole annonciateur d’évènements mauvais. « La sérénité n’était plus sur son front » : la nature n’est plus maternelle, et pour ainsi dire « rousseauiste », mais panique, au sens du dieu Pan. Le déluge, eau et feu, viendra bientôt. En quelques pages, la douce pastorale devient roman. La sexualité une fois révélée, Virginie devra rompre avec cette sorte d’androgynie primitive. Bien entendu, son nom même le suppose, elle ne consommera pas la rupture. Sa fuite, ici illustrée par la tentative du retour dans le giron maternel, sera vaine. Son déni de la condition sexuée prendra la forme d’une délivrance, par une mort semblable à l’effacement d’un ange.

Par conséquent, contrairement aux démonstrations qui surchargent le texte, toutes orientées vers la justification d’une cause «sublime et sage» (Kant (10)) produisant l’ordonnance de la nature, la symbolique du roman présente une nature conflictuelle, poussant vers la disharmonie. Tableau plus complet, plus juste aussi, des déchirements de notre humaine nature, qui a su toucher au cœur le public de l’époque révolutionnaire. On le comprend, en dépit de ses lourdeurs, de ses prêches sur la bonne nature corrompue par la société et de ses tendances moralisantes, l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre a dépassé les intentions de son auteur. On ne saurait la lire aujourd’hui sans la replacer dans son contexte idéologique, celui d’un rousseauisme rayonnant dans la conscience bourgeoise de l’époque. Le public littéraire semblait alors affamé du sentiment de la nature. Paul et Virginie lui offrait, en somme, l’occasion de redéfinir le principe cartésien du Discours de la méthode, « Je pense donc je suis », pour porter au jour le fondement sensible de notre être : « Je sens, donc j’existe ».

Ce fut donc aussi cela, le siècle des Lumières. Mais qui voudrait le nier, hormis quelques dogmatiques ou rhéteurs intéressés, portés à assimiler sans reste la raison, l’industrialisation et le progrès moral ? Si l’on peut douter que Paul et Virginie retrouve un jour l’aura qui fut la sienne au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, sa réputation s’érodant à mesure que se développait l’industrialisme, il n’en demeure pas moins que Bernardin de Saint-Pierre est parvenu à mettre en scène la tension entre nature et liberté. Autrement dit, le dilemme de l’humanité qui avait tant taraudé son maître Rousseau : devoir se détacher de sa stupidité native sans pour autant se perdre dans les rets de la contrainte sociale. Telle est la question « naturienne » par excellence.

Renaud Garcia
Hiver 2022-2023

 

Note

10. Kant, Critique de la raison pure, « De l’impossibilité de la preuve physico-théologique » (de l’existence de Dieu).

 

Lecture

  • Paul et Virginie, Gallimard, Folio classique, 2004
  • On fera bon profit de la biographie de Monique & Bernard Cottret, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Perrin, 2005.

Les notices de la Bibliothèque verte sont publiées par les éditions Service compris
Bon de commande disponible ici

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1 commentaire

  1. Debra

     /  25 janvier 2023

    Merci pour ces deux beaux portraits, surtout celui très réussi de Rousseau qui est un personnage fascinant de modernité, d’ailleurs…
    Sur le chapitre fâcheux de la paternité de Rousseau, il me vient cette idée que pour le père « dupeuple » (à penser comme « du sucre »…), notre modernité a organisé la disjonction entre le substantif abstrait, et la possibilité d’incarner en chair et en os, d’INVESTIR, la fonction sociale, ici, la place du père, en sachant que la famille est déjà une institution, en quelque sorte. Autrement dit, dans les esprits, y compris celui de Rousseau, il n’était pas possible d’être EN MEME TEMPS (merci, Emmanuel Macron d’avoir été si perspicace, apparemment…) père « dupeuple » et père de SES enfants.
    Fâcheuse disjonction, je dois dire…
    Il me plaît de fantasmer que Rousseau était un être si… sensible qu’il ne supportait pas d’être confronté à la possibilité d’échouer avec un enfant en chair et en os, le programme d' »Emile ». Il est probable que devant un petit… Emile en chair et en os, il aurait eu beaucoup de matière pour réfléchir à Emile sur la page. On ne saura jamais.
    Cela me donne envie de le lire, et c’est déjà très bien.

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