Version imprimable de Jacques Ellul et la révolution nécessaire
José Ardillo
Jacques Ellul et la révolution nécessaire
Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian
Au sein d’une œuvre ample et variée, appartenant selon les cas à la sociologie critique, la théologie, l’histoire du droit ou de la propagande, et ne reculant pas le cas échéant devant la polémique intellectuelle, Ellul se consacra au début des années 1970 à une étude exhaustive du concept de « révolution », à travers ses deux livres Autopsie de la révolution (1969) et De la révolution aux révoltes (1972). Il leur en ajouta un troisième en 1982 avec Changer de révolution, qui revêt un grand intérêt car il constitue un point d’inflexion sur la question de la technologie, par rapport aux positions qu’il avait développées depuis les années 1950.
Dans les années 1930, Ellul faisait partie avec son ami Bernard Charbonneau du petit mouvement personnaliste, un courant intellectuel qui à cette époque s’opposait tout autant au fascisme et au communisme qu’à la société libérale. Rapidement, ces deux auteurs prirent toutefois des distances avec ledit mouvement, entre autres à cause de mésententes avec Emmanuel Mounier qui était son chef de file (1). Pendant la guerre, Ellul fut exclu de son poste dans l’enseignement par le gouvernement de Pétain, et il pratiqua l’agriculture pendant un temps, participant à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Après la guerre, il reprit le professorat et participa de nouveau à des groupes de réflexion aux côtés de son ami Charbonneau. C’est ainsi qu’en 1962, ayant fait parvenir à Guy Debord son livre Propagandes, et constatant que ce livre était très apprécié des situationnistes, il en vint à leur proposer sa collaboration. Pourtant, cette proposition sera repoussée par le groupe à cause de sa foi chrétienne.
Il convient d’ouvrir ici une parenthèse. Il y a quelques années déjà, Jean-Claude Michéa faisait allusion à ces deux grandes contributions à la critique sociale qu’avaient été dans les années 1960 les concepts de « société du spectacle » (Debord et les situationnistes) et de « société technicienne » (Ellul) (2). Le fait que la collaboration entre Ellul et les situationnistes n’ait pu avoir lieu pour une raison aussi dérisoire est bien dommage, car l’union de ces deux courants critiques aurait pu engendrer une analyse profonde et efficace des processus sociaux en marche à cette époque (3). Les situationnistes ont très habilement développé une théorie dénonçant le fonctionnement idéologique de la société de consommation, mais ils n’ont pas poussé plus avant la compréhension des fondements de cette société dans sa base matérielle et technique. Ce dernier point constitue la principale contribution d’Ellul et de Charbonneau. Ces deux auteurs ont su voir les implications potentiellement révolutionnaires d’une critique du mode d’organisation technique de la société, et de la compréhension des conséquences que cela pouvait entraîner dans l’élaboration d’un discours émancipateur. Le sectarisme des situationnistes et, en général, leur confiance dans l’appareil industriel de la société auquel, selon eux, il suffirait d’adapter la gestion des conseils ouvriers, rendit impossible en France la formation d’un front de pensée critique qui aurait pu dépasser les écueils de l’avant-gardisme et de l’ouvriérisme, et qui aurait mis au premier plan la question écologique. Nous n’affirmons évidemment pas qu’il s’agissait du seul obstacle à la formation d’une telle conscience critique, mais cela nous paraît en revanche symptomatique d’une époque où l’extrémisme gauchiste restait aveugle au problème écologique. En ce sens, la contribution de Murray Bookchin, avec toutes les insuffisances et les contradictions que nous avons précédemment signalées, ouvrait une perspective nécessaire à l’évolution de la pensée émancipatrice (4).Entre 1972 et 1982, Ellul participa aux côtés de Charbonneau à la formation du Comité de défense de la côte Aquitaine, dont le but était de bloquer dans cette région littorale le programme de développement touristique mené par l’État. Pendant ce temps, en 1977, Ellul publiait Le Système technicien, son œuvre peut-être la plus aboutie sur le phénomène technique, qui apportait des réponses à beaucoup de critiques lancées depuis la parution de son premier livre sur le sujet, et dans lequel l’auteur dressait dans ses grandes lignes le schéma de la société informaticienne qui deviendrait la nôtre trente ans plus tard. À cela il faut ajouter qu’Ellul et Charbonneau sont devenus en France des références pour l’écologie radicale, et bien qu’il ne s’agisse pas d’auteurs « populaires », leurs travaux et contributions rencontrent de plus en plus d’échos.
On pourrait s’interroger sur les raisons de ce regain d’intérêt pour Ellul. C’est sans doute parce que la réflexion semble aujourd’hui faire défaut sur un certain nombre de questions que beaucoup éprouvent le besoin de puiser dans ses écrits, car ils fournissent des arguments pertinents pour mener une critique de la société actuelle qui vise à la fois ses modes de vie, ses croyances, ses préjugés et son idéologie progressiste. L’œuvre d’Ellul, associée à celles de Charbonneau, d’Ivan Illich, de Günther Anders, de Karl Polanyi, de Lewis Mumford, de Théodore Roszak, de Paul Goodman et d’autres encore, pourrait servir de source d’inspiration pour un mouvement de transformation à venir qui aurait comme objectif premier le développement de la liberté humaine dans le respect des autres espèces et de la vie de la planète dans sa globalité.
On peut ne pas être d’accord avec tout ce que pense Ellul, ni avec la façon dont il l’exprime ; cela n’empêche pas de voir qu’il est grosso modo capable d’identifier, à l’intérieur des luttes politiques de la modernité, les questions principales et celles qui sont secondaires. La question de la révolution pourrait sembler obsolète, et pourtant elle obsède toujours tous ceux qui sont engagés dans le débat politique, l’analyse des systèmes de domination, les luttes concrètes, l’action directe, etc. Or l’analyse qu’Ellul donne de ce concept de révolution arrive précisément à un moment crucial : la fin des années 1970, cette séquence historique où le monde occidental est agité d’une sorte d’effervescence révolutionnaire.
Autopsie de la révolution
Dans Autopsie de la révolution, paru en 1969 (5), Ellul tente de retracer de façon exhaustive le cheminement du concept de « révolution » en dégageant cinq temps forts, correspondant aux cinq sections de l’ouvrage.
Sont tout d’abord étudiées les différences entre les révoltes qui ont éclaté avant la Révolution française : ce que l’on appelle les révoltes populaires, les révoltes paysannes, les révoltes illuministes. Pour lui, il s’agit surtout de phénomènes sociaux qui s’opposent au cours de l’histoire et qui réclament un retour aux commencements, un nouveau début. Ces révoltes ont des objectifs clairs et parfois des programmes, mais jamais de véritable projet révolutionnaire. Il n’y a pas de doctrine de la révolution constituée en tant que telle.
Dans la deuxième section, il démontre que le mythe de la révolution voit le jour avec la Révolution de 1789. Se crée alors toute une religion révolutionnaire, une doctrine, un modèle. La révolution s’universalise et se transforme en un schéma qui peut s’appliquer à d’autres moments historiques. Détail important : la révolution se situe alors dans l’histoire, et non en opposition à elle. Une vision progressiste de l’histoire se forge à ce moment-là, dans laquelle la révolution apparaît comme l’apothéose de la liberté. Mais le triomphe de la Révolution française est aussi synonyme de celui de l’État, de l’émergence d’une véritable religion de l’État. Alors que les révoltes étaient auparavant dirigées contre le pouvoir et en général contre l’État, la révolution, à partir de cette époque, va perfectionner et étendre à l’infini les pouvoirs de l’État. Ce dernier devient ainsi, de façon inattendue, le garant de la liberté. Si les révolutionnaires s’appuient sur les classes populaires et les groupes radicaux, c’est pour instituer l’État rationnel omnipotent une fois qu’ils arrivent au pouvoir.
Dans la troisième section, tout se précipite : la rationalisation du processus révolutionnaire et son entrée dans l’histoire comme modèle le transforment rapidement en un phénomène coïncidant avec le sens de l’histoire, et même capable de créer l’histoire.
La théorie marxiste s’approprie le concept de révolution et le change en un mécanisme automatique de l’histoire, en un schéma scientifique et objectif : il suffirait ainsi de prendre en considération la combinaison de certains facteurs objectifs d’une réalité historique donnée pour déterminer quand et comment celle-ci débouchera sur un processus révolutionnaire. Le marxisme échoua toutefois à se représenter clairement ces facteurs. Par exemple, pourquoi la révolution s’est-elle produite en Russie en 1917, alors qu’elle était un pays faiblement industrialisé, dont la structure sociale conservait des caractéristiques de l’Ancien Régime, et non dans des pays avancés tels que l’Angleterre ou l’Allemagne ? Il apparut donc nécessaire à Lénine et ses camarades de modifier un peu la théorie pour qu’elle puisse continuer d’être un instrument scientifique d’analyse révolutionnaire. Pour le reste, Ellul insiste aussi sur le fait que la révolution, dans le sens de l’histoire, ne peut que déboucher à nouveau sur le renforcement de l’État, comme ce fut d’ailleurs le cas en 1917. De la même façon qu’en France l’État devint le garant des nouvelles libertés bourgeoises, dans la Russie bolchevik, l’État, le parti, le Comité central se changèrent en gardiens de la vérité de la révolution prolétarienne, avec les résultats que nous connaissons.
Ellul aborde la quatrième section en parlant de révolution « banalisée », c’est-à-dire de la révolution en tant qu’elle s’est transformée en un phénomène de mode. À la fin des années 1960, tout doit être révolutionnaire. Pour Ellul, le mot « révolution » se transforme donc en une nouvelle idole des masses, et il livre une analyse succincte de quelques phénomènes prétendument révolutionnaires : l’underground et le cinéma de Godard, le castrisme et la théologie de la libération, les mouvements syndicaux et la contestation de la jeunesse. Il va même jusqu’à ironiser sur le véritable contenu révolutionnaire de Mai 68.
C’est finalement dans la cinquième partie du livre qu’est développé le concept de « révolution nécessaire », la contribution la plus importante de l’ouvrage, qui à notre sens contient les éléments d’analyse pouvant nous être utiles aujourd’hui. Ellul considère le fait de se rebeller comme un impératif moral. Il faut avant tout se rebeller et s’opposer, nier la société actuelle dans son ensemble. La rébellion semble être en elle-même un fait absurde, parce qu’elle ne renferme aucune garantie de succès, mais c’est justement cela qui la transforme en un acte de valeur. Et surtout, chose la plus importante, la révolution doit agir contre les vraies structures de la société, c’est-à-dire contre la Technique et l’État, qui sont les deux piliers de la domination. La révolution ne peut pas reposer sur le concept de justice distributive ni sur le désir d’en finir avec la pauvreté, la faim ou la guerre, qui, bien qu’étant des questions graves, ne sont pas liées à la racine du problème. Le problème principal réside dans la structure même de la société que nous partageons, sa structure technique, sa façon de produire et de consommer, et dans l’idéologie du spectacle qui la protège. Faire la révolution contre cette société requiert alors un effort considérable pour combattre aussi l’idéologie qu’elle promeut et qui domine nos pensées : l’hédonisme consumériste, l’autonomie entendue dans son sens individualiste, la recherche du bonheur et du bien-être à tout prix.
Ellul remarque de manière très juste que la société moderne est caractérisée par sa tendance à intégrer toujours plus, se transformant ainsi en une société globale : avec ses techniques de l’information, de la publicité, de l’endoctrinement de masse, elle occupe toujours plus d’espace dans la vie quotidienne et la conscience des individus. Il signale aussi qu’il s’agit d’une société où la croissance économique est le dogme unique. Pour lui, les révolutionnaires de Mai 68 se sont surtout attaqués à des mirages du pouvoir qui avaient déjà été discrédités par la modernité elle-même : les véritables structures du système sont restées intactes.
Le type de révolte qu’il préconise exige par conséquent une remise en question radicale des modes de vie dans les sociétés développées. Et sur ce point, il ne se fait pas d’illusions, car il sait que cela signifiera dans bien des cas se départir de beaucoup de choses que les révolutionnaires de son époque considéraient comme des conquêtes auxquelles on ne peut renoncer. Il propose donc un renforcement de la conscience individuelle, une ascèse incontournable si la personne veut pouvoir surmonter la discipline imposée aux masses. La révolution nécessaire exige la création de nouvelles valeurs, puisque toute morale a été balayée par l’avancée de la société technicienne. Et selon lui, il est indispensable de rompre avec la majeure partie du passé révolutionnaire dont nous héritons, pour revenir à un nouveau point de départ d’où tout sera à recommencer. En affirmant qu’une véritable révolution devrait être dirigée contre les structures centralisées de l’État et de la technicisation, il ne cache pas l’ampleur du défi que cela implique.
Trois ans plus tard, dans De la révolution aux révoltes (6), Ellul complète et approfondit son étude sur les phénomènes révolutionnaires de son époque, et il en arrive à des conclusions terriblement sombres quant au futur et à la possibilité d’une révolution authentique :
Dans la mesure où la révolution nécessaire va à l’encontre de cette facilité pour l’homme qui lui est donnée par le progrès technique, dans la mesure où elle remet en jeu la satisfaction de certains besoins devenus vitaux par habitude et persuasion, dans la mesure où elle récuse l’avancée trop évidente vers ce paradis, elle n’a aucune chance pour elle. Le mythe du Progrès a tué l’esprit révolutionnaire et la possibilité d’une prise de conscience de la nécessité révolutionnaire actuelle. Le poids à soulever est trop grand. L’homme tranquille, tellement assuré que la technique lui fournira tout ce qu’il peut désirer, ne voit pas pourquoi il ferait d’autre effort que de faciliter ce développement technique, et pourquoi il s’engagerait dans une aventure incertaine et douteuse.
En 1982, Ellul publie son dernier ouvrage sur le sujet, Changer de révolution, dont le sous-titre est L’inéluctable prolétariat. Ce livre surprendra les lecteurs familiers de l’œuvre ellulienne, puisque le penseur y affirme entrevoir la possibilité de se servir de l’informatisation et de l’automatisation pour construire un socialisme décentralisé et libertaire. Il est vrai que les conditions sociales que cette réorientation lui semble exiger sont hors de portée de notre société, à moins que ne se produise une transformation radicale de toutes ses structures. Avec le recul, cette proposition reste un élément incongru dans son œuvre. Dans son dernier ouvrage, Le Bluff technologique (1988), il se chargera d’ailleurs lui-même de démentir ces espoirs mis de façon éphémère dans la technologie. Toutefois, Changer de révolution n’en contient pas moins des réflexions et des analyses très intéressantes concernant le devenir du socialisme dans la société industrielle.
Un bilan
Une œuvre aussi ample et ambitieuse que celle d’Ellul ne peut manquer de tomber dans les excès, les injustices, les contradictions. Il s’était donné pour objectif d’identifier les principaux obstacles à la liberté humaine dans la société moderne, et il semble être parfois tombé dans des simplifications ou des jugements par trop catégoriques. Ses idéaux chrétiens n’interfèrent généralement pas dans les travaux de sociologie critique que nous avons cités ici, mais parfois, comme dans Changer de révolution, leur présence n’aide certainement pas à éclairer certains points de son argumentation.
Dans les dernières pages d’Autopsie de la révolution, Ellul se livre à un bilan élogieux du dernier courant qu’il considérait comme authentiquement révolutionnaire : le situationnisme. Cet éloge fait toutefois problème. Il était logique qu’il sympathise avec l’analyse radicale et sans concession que les situationnistes faisaient de l’idéologie aliénante de la société de consommation, du conformisme intellectuel et universitaire, du stalinisme, des pseudo-avant-gardes artistiques, etc. Tout ceci était déjà présent dans ses ouvrages des années 1950 et 1960, et l’on pourra notamment se reporter à Propagandes (1962), ou bien à L’Illusion politique (1965) (7). Ceci étant, Autopsie de la révolution contient tous les éléments permettant de critiquer bien des aspects de la philosophie révolutionnaire progressiste qu’on pouvait trouver dans le situationnisme. De fait, une partie très importante de la théorie situationniste s’appuyait sur la philosophie marxiste de l’histoire et en partageait donc bon nombre d’erreurs. Toute la rhétorique situationniste sur les conseils ouvriers, sur la prise de conscience de l’aliénation par la classe des travailleurs, sur le « mouvement réel qui supprime les conditions existantes », etc., ne peut que faire rire aujourd’hui. Les situationnistes mirent sur un piédestal les révoltes de mai-juin 1968 car ils voulaient voir en elles une nouvelle époque de contestation sociale, ce que l’on ne peut admettre qu’à condition de relativiser le cadre et la portée de cette contestation. Si Ellul montre un certain dédain pour la contestation de Mai 68, malgré l’estime qu’il peut avoir pour la critique situationniste, c’est justement parce qu’il en retient surtout le caractère banal et limité.
Tout en prenant garde à ne pas tomber dans une vision révisionniste de l’histoire contemporaine, il est clair que les analyses d’Ellul, bien qu’inscrites dans le cadre d’une production intellectuelle écrite, étaient plus proches de la vérité que n’importe laquelle des théories radicales ou subversives qu’on pouvait entendre à l’époque. La révolution de la vie quotidienne annoncée par les situationnistes ne prenait pas en considération les limites matérielles et écologiques entre lesquelles n’importe quelle forme de vie collective doit s’établir. Et le temps a donné raison, en général, à des auteurs tels qu’Ellul, Illich, Charbonneau et Mumford. Depuis Mai 68, la société a continué sa technicisation, son développement productiviste, et elle va toujours plus avant dans l’aliénation industrielle et la destruction de la nature.
Ellul pensait que la révolution – au sens où l’entendent beaucoup de soi-disant révolutionnaires – était devenue impossible à l’époque actuelle. Mais cela ne veut pas dire pour autant que tous les chemins menant à une transformation sociale sont bloqués. Il s’agit seulement de prendre en compte ce qui ne peut déjà plus se faire, ce qui n’a déjà plus de sens, ce qui n’est déjà plus essentiel (et qui ne l’était déjà pas il y a quarante ans !). Ellul a raison quand il dit que notre société moderne est une société de l’intégration, beaucoup plus que la société de l’exclusion que se plaisent à dépeindre certains gauchistes. Elle n’est pas non plus une société de répression, mais avant tout celle de l’adaptation et du consensus. Et enfin, elle n’est pas non plus une société de la précarité, mais celle de l’abondance. Il y a bien évidemment au sein des sociétés industrielles avancées des phénomènes d’exclusion, de répression et de précarité obligatoire ; mais ce ne sont pas des problèmes centraux, car ils dérivent d’un système où la Technique, l’État et la croissance jouent un rôle fondamental, dont la domination sociale est imposée grâce à des stratégies fort diverses. De manière générale, on peut dire que l’ensemble de cette société vit en accord avec son système politique, et quand beaucoup de personnes se plaignent et parlent de précarité et d’exclusion, elles réclament justement que le système rectifie ses erreurs, qu’il s’améliore, qu’il puisse bénéficier à tous, que tout le monde puisse avoir un revenu décent, un bon réseau routier, une bonne couverture de santé, des espaces verts où se promener et faire du jogging, etc. La gauche, qu’elle soit parlementaire ou extra-parlementaire, fait une propagande intense et constante pour que ce système devienne moins précaire et excluant, et pour que tout le monde puisse avoir accès à l’éducation et à des contrats de travail dignes. D’un certain point de vue, c’est bien compréhensible, puisque tout le monde cherche un minimum de sécurité matérielle pour pouvoir assumer sa vie. Mais d’un autre côté c’est aberrant, parce que cette prétendue sécurité matérielle n’est plus pensée autrement que sous la forme qu’en offre la société industrielle étatisée, sans prendre en compte le fait que cette société occulte et falsifie les effets catastrophiques qu’elle produit sur la liberté humaine et la nature. C’est pour cette raison qu’une prise de conscience critique des maux qu’occasionne la société actuelle ne peut qu’être un phénomène complètement abstrait : elle doit nécessairement partir d’un questionnement portant sur la totalité de ce qui nous entoure, tâche extrêmement difficile.
Il faut bien admettre que seuls des groupes très minoritaires osent entreprendre aujourd’hui des actions qui mettent en question la globalité du système. Les collectifs impliqués dans la lutte contre les grandes infrastructures (TGV, aéroports, lignes à haute tension, etc.), les groupes qui tentent de mettre en pratique une autogestion paysanne ou qui cherchent à vivre dans des communautés autonomes, ceux qui s’impliquent dans des réseaux d’entraide, d’échanges de services ou de savoir-faire… toutes ces expériences peuvent servir de points d’appui pour un mouvement futur qui, à mesure qu’il gagnera en force, pourra constituer une opposition réelle. À défaut de rattraper le temps perdu… Car il n’en restera pas moins que si des livres tels qu’Autopsie de la révolution avaient été pris en compte il y a quarante ans, les mouvements radicaux d’alors auraient échappé à beaucoup de faux débats, et gagné un temps précieux dans la lutte contre le système que nous subissons.
Notes
1. Une anthologie de leurs textes personnalistes a été publiée : Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2014.
2. Jean-Claude Michéa, La Double Pensée. Retour sur la question libérale, Paris, Flammarion, 2008.
3. Le traitement qui fut réservé par les situationnistes à Murray Bookchin montre toutefois qu’ils ne pouvaient que difficilement s’ouvrir à quelque chose qui ne fût pas leurs positions extrémistes (lire à ce sujet Miguel Amorós, Les Situationnistes et l’anarchie, trad. Henri Mora, Villasavary, La Roue, 2012).
4. Au-delà des aspects formels, il était en effet difficile pour les situationnistes de reconnaître la gravité des questions posées par Ellul et Charbonneau depuis les années 1930 (sur la nature, la technique, les illusions politiques, le progressisme…). À partir de la seconde moitié des années 1960, la théorie situationniste était entrée dans une phase d’agitation politique beaucoup plus intense, et ses idées s’apparentaient à un mélange combinant Marx vu par Lukacs, le conseillisme et un blanquisme insurrectionnel, tout ceci relevé d’une pointe de rébellion surréaliste. En 1968, le situationnisme avait plus à voir avec Marcuse, par-delà tout ce qui pouvait les en séparer, qu’avec Ellul et Charbonneau. Et le paradoxe est que c’est aussi par sa proximité avec les idées de Marcuse qu’un texte comme Post Scarcity Anarchism de Bookchin demeure plus proche du situationnisme que des livres que publiaient à l’époque Ellul et Charbonneau. Des œuvres telles que Le Jardin de Babylone ou Le Système et le chaos de Charbonneau, ou encore le livre d’Ellul commenté ici, sont étrangères à la vague d’enthousiasme révolutionnaire progressiste qui agitait, de différentes façons mais avec des similitudes indéniables, les esprits de Debord, Vaneigem, Marcuse ou Bookchin.
5. Réédité en 2008 aux éditions de la Table ronde.
6. Réédité en 2011 aux éditions de la Table ronde.
7. Le premier a été réédité en 1990 chez Economica, et le second en 2004 aux éditions de la Table ronde.
Debra
/ 4 février 2023Mais… avons-nous tellement besoin de théorie en ce moment ? De théorie… révolutionnaire ? (Je ne peux pas m’empêcher de penser que pendant les révolutions, les pauvres, les faibles trinquent plus que tous les autres.)
Avons-nous besoin de révolution ? Ne vivons-nous pas la révolution permanente, sans fin ?
Pour la « netteté, c’est un mot que je n’aime pas du tout. Un mot platement bourgeois que j’ai déjà entendu dans la bouche de ma belle mère bourgeoise, et fière de l’être (et je ne lui crache pas dessus de l’être non plus. Je préfère les gens qui entretiennent le patrimoine aux gens qui le détruisent, sans conteste). Un mot qui me fait penser que la.. révolution bourgeoise nous a déjà transformé la « pureté » en « propreté ». Donc, nyet pour le net.
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pedro
/ 3 février 2023« Oui, se débarrasser des chrétiens de gauche, même de bonne volonté, est le premier travail d’une recherche théorique révolutionnaire. Le fait même d’avoir à dire cela témoigne du point atteint après la dégradation continue de la pensée révolutionnaire pendant quarante ou cinquante ans. Je ne veux pas dire que des individus parmi eux sont incapables de faire certains actes, de développer certaines critiques, qui dans le détail sont justes et intéressantes. Et ce détail peut être important. Mais cela sera forcément incohérent au niveau du projet d’ensemble. Il faut donc d’abord et surtout éviter le mélange, la confusion; et si des chrétiens-révolutionnaires peuvent exister, qu’ils développent ensemble, entre eux, une christo-révolution, dont nous, nous savons bien déjà où elle est forcée de s’arrêter (autrement dit, au lieu de discuter avec eux cette creuse idéologie, laissons la pratique éventuelle poser, et alors liquider, une illusion révolutionnaire qui se manifesterait sur de telles bases). Qu’ils ne viennent pas rendre plus floue, par une volonté brouillonne de participation ou sacrifice, une nouvelle mise en question de la société moderne, qui en ce moment nécessite avant toute autre qualité, la netteté. À défaut de ce changement complet nettement revendiqué, on ne sortira pas de la confusion omniprésente qui est devenue la meilleure arme de l’ancien régime de la vie. (Lettre à Françoise Lung du 15 décembre 1962, « Correspondance » de Debord, vol. 2 p. 176)
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Debra
/ 2 février 2023De mon point de vue, très bon texte, bien écrit, sans langue de bois. Propos clairs, instructifs qui m’ont aidé à penser. Pas de mots… techniques, et pas de traitement technicien de la langue non plus, ce qui est très appréciable.
Petite remarque : je vois le… progrès dans le fait que le mot « révolte » est devenu petit à petit le mot « révolution ». Fidèle à moi-même, je me demande ce que ce rajout (technicien) d’un suffixe grec signifie pour l’évolution de la langue, car je suis certaine que c’est significatif. (Je rappelle que la période des Lumières fut très féconde pour fabriquer de nouveaux mots, et pour ajouter de nouveaux significations à des mots déjà existants.)
Le réseau de ces suffixes grecs (et latin) prend les mots d’avant pour les faire rentrer dans le système ? qu’Ellul et Illitch critiquent. Il me semble. Ces suffixes que nous ne voyons même plus agencent notre cosmogonie moderne (et scientifique), sans même que nous nous en rendions compte ! Je rappelle que le propre d’une cosmogonie est de nous assigner à une place dedans, et le plus souvent, sans que nous en soyons conscients.
Je comprends l’insistance d’Ellul, comme d’Ivan Illitch, à garder les références chrétiennes… POUR PENSER, car le système technicien s’appuie contre la pensée, et la foi judéo-chrétienne. Dans cette optique, si on regarde le monde moderne depuis une certaine perspective, à un certain angle, on peut voir un grand moteur de la modernité dans la poussée pour nous détruire en tant qu’êtres incarnés, faits de chair et de langage tissés ensemble, au profit d’un système abstrait où la personne (pas l’individu) est interchangeable avec d’autres et n’existe que dans et par la fonction qu’elle occupe au sein d’un corps social totalisé. S’agit-il d’une opposition distinctive entre « général » et « particulier », par exemple ? Ou, pourquoi pas… « public » et « privé »…
A mes heures perdues, j’ai réalisé qu’il y a une dialectique insoluble dans la polysémie du mot « un ». « Un » ami à regarder en face de « deux amis », ou… en face de « cet » ami. Et puis… « nous sommes un » « Nous ne faisons qu’un ». Dans le mot « unique », il y a « un », au début.
Des fois on est contraint de faire tenir ensemble des bruissements de voix qui semblent antinomiques. C’est dur, la condition humaine, et tragique.
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