José Ardillo, « La technique selon Jacques Ellul »

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José Ardillo
La technique selon Jacques Ellul

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

I. 

Vers la fin des années 1940, Jacques Ellul, comme il l’expliqua lui-même, s’attela avec son ami Bernard Charbonneau à l’écriture de deux ouvrages importants dont l’objectif était d’analyser ce qu’ils identifiaient comme les deux piliers du système de domination : la Technique et l’État. Le travail se répartit simplement : Charbonneau se chargea de l’État, et Ellul de la Technique. Il ne pouvait s’agir que d’une entreprise souterraine, dans la mesure où elle s’inscrivait à contre-courant d’une époque en grande partie envahie par la foi en l’industrialisation et en un État-providence devenu puissance tutélaire. Le parcours de ces deux ouvrages, pourtant rédigés dans le même temps, diverge complètement. L’État de Charbonneau, achevé en 1949, ne connut pas d’édition commerciale avant la fin des années 1980 (1). La Technique ou l’enjeu du siècle, quant à lui, fut d’abord publié discrètement en 1954 dans une collection universitaire, et resta ignoré du public, même s’il se ménagea peu à peu une place dans le monde culturel et académique, en particulier dans les pays anglo-saxons, à partir des années 1960 (2). Pour citer un exemple de son destin en Europe, ce livre fut pour la première fois traduit en espagnol en 1962, mais il passa inaperçu dans l’Espagne franquiste qui commençait à « bénéficier » d’une certaine amélioration économique et industrielle.

Point n’est besoin de préciser que ces deux thèmes, Technique et État, étaient pour les deux amis des phénomènes inséparables, et tout au long de leurs écrits se développe un dialogue sur la démesure qu’acquiert à notre époque l’organisation étatiste et technicisée de notre monde moderne. Dans la société organisée, pour reprendre le terme qu’utilise Paul Goodman à la même époque, l’utilisation de moyens techniques se transforme en une fin en soi. L’État devient l’autorité incontestée et prend le rôle d’organe directeur pour l’application de ces moyens. Il se définit alors comme État technique. Sa raison d’être est moins idéologique qu’opératoire, ou plutôt, son idéologie est devenue celle de l’Efficacité, à une époque où l’enjeu principal est la gestion et le contrôle d’énormes masses de populations.

Il ne s’agit pourtant pas de croire que la Technique est pour Ellul la cause ultime qui expliquerait tout. Il n’est pas Heidegger, et il ne se propose pas non plus d’établir une métaphysique de la Technique. Son approche est sociologique, et il tente d’englober la totalité humaine sans essayer de la faire rentrer dans un schéma rigide préalablement établi. Ce que découvre alors Ellul, comme l’avaient fait de façon différente Lewis Mumford ou Günther Anders, c’est le caractère spécifique et total du phénomène technique comme levier mettant en mouvement la vie sociale, déterminant l’action du pouvoir politique et redéfinissant aussi bien l’intériorité de la personne que les caractéristiques de sa liberté. L’univers technique n’est pas une vue de l’esprit ou une abstraction, il est avant tout le résultat historique du processus d’industrialisation, mêlé à la foi dans le progrès technologique et la conviction que la principale voie d’émancipation humaine réside dans le contrôle de la nature. Cette dernière idée est importante : elle implique par exemple qu’un ouvrier politisé de 1936 partageait en grande partie le même idéal de finalité historique que son patron. Chacun voyait en l’autre une gêne sur le chemin conduisant à une émancipation authentique. L’ouvrier pensait que son patron, avec son égoïsme stupide, empêchait que la technique s’étende de façon efficace, et que s’établisse ainsi une société d’égalité et d’abondance. Le patron, lui, voyait dans l’ouvrier un appendice qui n’était jamais complètement adapté au système de production, mais que le développement de la mécanisation et de l’automatisation rendrait superflu. Cette vision symétrique, bien qu’opposée, ne contredisait pas l’accord profond sur ce qui était considéré comme le véritable horizon de l’émancipation : un paradis technicisé, le règne de la liberté au-delà des limitations imposées par la nature.

La réflexion d’Ellul sur la Technique est difficile à résumer en quelques pages, et pourrait donner lieu à des développements assez différents en fonction des aspects que l’on considère comme les plus importants dans ses ouvrages. Mais, d’une façon ou d’une autre, toutes les explications devraient correspondre à son idée générale, à savoir que la Technique est l’image que l’homme moderne se fait de sa liberté, à l’échelle individuelle et collective ; elle est son horizon et son avenir. Toutes les formes de politique et d’organisation, mais aussi toutes les formes de sociabilité comme les manières d’habiter le monde, doivent donc s’inscrire dans cet horizon technique qui s’ouvre à tous.

La Technique balaie tout contenu politique important, annule les différences culturelles, vide de leur sens les questions existentielles les plus profondes, parce qu’elle prétend administrer ses solutions dans tous les domaines. Peu importent les vieilles étiquettes de « gauche » et « droite », peu importe le fait d’être bourgeois ou simplement employé, d’appartenir à une « tribu urbaine » ou d’être un paysan, de croire en Dieu ou d’être athée, peu importent les préférences sexuelles ou les goûts esthétiques, une fois admis le fait que la société doit prendre la voie d’un perfectionnement technique illimité, l’homme peut rêver à la transformation de l’univers, et tout se transforme alors en matière première, en pièce de rechange, en objet d’expérimentation pour une nouvelle invention qui viendra se substituer à la précédente. Ce n’est qu’une question de temps, et c’est ce qui rend le phénomène technique impressionnant : dans le haut Moyen Âge, l’humble villageois pouvait survivre au milieu des champs, en attendant le Jugement dernier amenant la rédemption de l’humanité ; en ce début de XXI siècle, de la même façon, le citoyen moyen sait que sa vie quotidienne n’est qu’un moment éphémère dans le progrès constant de l’humanité vers la rédemption technique intégrale et absolue. Quand adviendra ce jour, l’humanité pourra prendre place aux côtés des dieux, dépassant une nature perçue comme contingente et misérable. Mais pour pouvoir réaliser ce rêve de puissance infinie, l’espèce humaine se voit dans l’obligation d’annihiler en elle-même sa propre nature, elle doit se reconstruire de fond en comble, dans le même temps qu’elle transforme son environnement.

C’est pour cette raison que les déséquilibres, les extinctions et les dévastations fréquemment causés par le développement de la Technique n’effraient pas les programmateurs : il ne s’agit que de symptômes secondaires accompagnant une avancée nécessaire. Peut-être douloureuse, mais nécessaire. Attaquer la nature jusque dans ses tréfonds suppose d’accepter aussi que la reconstruction de l’univers humain soit déjà en marche et que le neuf ne puisse se construire que sur les ruines de l’environnement primitif.

La course technicienne contre le temps a commencé. Elle pourrait se résumer dans la parabole suivante. Imaginons que quelqu’un veuille construire un pont sur la structure d’un pont déjà existant. Il souhaite tout changer, mais, pour ce faire, il se voit dans l’obligation de conserver les parties anciennes en même temps qu’il édifie les nouvelles. Ce pont peut s’effondrer à tout moment, car construire implique de détruire ce qui était déjà là – le risque étant de rester suspendu dans le vide. Le vieux pont est déjà trop détérioré pour supporter les opérations de transition vers un nouveau pont. Il est encore la structure sur laquelle il faut s’appuyer, mais une structure fragile, précaire. Et la nouvelle structure, avec ses pièces apparemment plus solides, faites sur mesure, d’après un plan ingénieux et efficace, dépend pour sa bonne installation de la résistance de l’ancienne.

L’humanité, ou plutôt ses gestionnaires fous et ses exploiteurs, a pensé qu’avec l’informatique, les biotechnologies, les nanotechnologies ou la géo-ingénierie, il serait possible de construire une solide technosphère sur les ruines de notre vieille planète.

Mais dans cette course contre la montre, il est probable que le pont s’effondre plus tôt que prévu…

II.

Dans La Technique ou l’enjeu du siècle, Ellul écrit : « La technique intègre toute chose. Elle évite les heurts et les drames : l’homme n’est pas adapté à ce monde d’acier : elle l’adapte. Mais il est vrai aussi qu’au même moment elle change la disposition de ce monde aveugle pour que l’homme y entre sans se blesser aux arêtes et qu’il ne ressente plus l’angoisse d’être livré à l’inhumain. »

Il distingue clairement la machine de la technique. La première n’est qu’une partie de l’ordre structuré dans lequel s’insère aujourd’hui la vie humaine. Le monde mécanisé et automatisé se transforme en un système cohérent et unifié. Certains reprocheront à Ellul de faire de la technique une sorte d’agent ou de sujet quasiment doté d’une volonté propre. Et il est vrai qu’il emploie constamment la tournure « la Technique fait » ceci ou cela. Il faut entendre par « technique », ou Technique, puisqu’il préfère l’usage d’une majuscule, l’organisation technique que bâtit la société actuelle, et à laquelle celle-ci se laisse elle-même conduire. Ce qui implique un paradoxe : celui de la constitution du phénomène technique face au tout social. À un moment donné, la technique commence à pénétrer toutes les sphères de la vie et de la société. Et elle finit par modifier la nature de toutes les activités jusqu’à ce que la société s’identifie avec l’organisation technique.

L’importance du phénomène technique pour Ellul réside dans sa capacité à intervenir dans toute action ou tout geste humain jusqu’à l’amener à son plus haut degré d’efficacité. Il s’agit probablement là du trait le plus important qui explique les transformations de la technique : la recherche de moyens – qu’il s’agisse d’outils ou de méthodes – conduisant à des résultats toujours plus efficaces (productivité, rendements, rapidité, commodité, etc.).

Toutefois, ce critère de l’efficacité n’a de sens que si l’opération technique est appréhendée comme un acte isolé. Par exemple, il est évident – en apparence – que le transport d’une tonne de fruits d’un point géographique à un autre se fait plus efficacement avec un camion qu’avec une charrette tirée par des chevaux. On entend par là que l’on peut déplacer d’un lieu à l’autre une plus grande quantité de fruits dans un temps plus court. Mais en fait il s’agit là d’une analyse complètement abstraite. Pour que cette opération technique se réalise à cette nouvelle échelle d’efficacité, il est nécessaire non seulement de transformer tout le milieu physique (construire des voies de transport adaptées à un engin motorisé), mais aussi de développer la mécanique et l’ingénierie du moteur, créer un réseau d’approvisionnement en combustibles, imposer un code de la route, établir un cadre légal au sein duquel la circulation de véhicules peut se développer dans de bonnes conditions de sécurité,  etc. Pour que ce camion chargé de fruits puisse rouler tranquillement, il est tout aussi nécessaire que d’énormes pétroliers traversent le canal de Suez et qu’une employée de compagnie d’assurances arrive à l’heure à son poste de travail. Mais ce n’est pas tout : le transport de fruits sur de longues distances suppose déjà un concept nouveau de stockage, la commercialisation et la consommation de marchandises appelées « fruits ». C’est uniquement en créant ce monde technique parfaitement coordonné et régulé que la nouvelle opération peut se révéler plus efficace. Nous sommes donc en train de comparer deux mondes où se réalisent des actions dont le sens est complètement différent. On est alors en droit de se demander : qu’est-ce que l’efficacité ?

L’organisation technique se transforme en un système total, dont toutes les parties sont interdépendantes, et dont on a du mal à percevoir les conséquences politiques et psychologiques. D’un côté l’État-nation centralisé doit se muer en un agent implacable de cette organisation qui fonctionne maintenant sur de très larges territoires. Il doit organiser le commerce, l’extraction de matières premières, l’appareil légal qui soutiennent toute transaction, et bien sûr la diplomatie et l’armée. Mais à son tour, l’individu inséré dans ce système en est réduit au rôle de rouage devant réaliser une tâche partielle et fragmentaire. Le conducteur d’un grand transporteur ou la secrétaire de la compagnie d’assurances sont sous la coupe d’un ordre total, opaque, fermé sur lui-même, un système duquel ils ne savent pratiquement rien et dont les dimensions dépassent toute capacité de représentation. Il suffit de parler aux personnes qui conduisent ces poids lourds sur de très grandes distances, d’écouter ce qu’ils disent des zones logistiques où ils sont chargés et de ce qui s’y déroule. Si l’on se faisait petite souris pour s’introduire dans l’un de ces hangars de marchandises où sont chargés par des grues les containers qui traversent les frontières, avec ces travailleurs dormant sur des aires de repos le long des routes, on se rendrait compte du monde matériel qui nous entoure. De même pour l’évacuation des eaux usées dans les villes, le traitement des déchets, la construction d’autoroutes élevées… Le monde inhumain du futur que décrivaient les visionnaires d’il y a un siècle est déjà le nôtre. Le problème, c’est que nous nous sommes habitués à lui et que nous sommes incapables de comprendre sa véritable nature.

La Technique convertie en système total, c’est à peu près ce que décrit Jacques Ellul dans son premier livre. La Technique, en prenant de l’ampleur, se fait autonome, se justifie et s’explique elle-même. Elle trouve en elle-même les solutions aux problèmes qu’elle a créés : si l’eau potable devient rare, elle inventera un purificateur ; si la personne qui travaille à l’usine souffre de dépression, elle inventera des antidépresseurs ; etc. Les plaisirs et les divertissements seront eux aussi techniquement organisés afin de parvenir plus efficacement aux masses de population désormais contraintes de s’adapter à un environnement totalement modifié.

III.

Une fois traduit en anglais, l’ouvrage d’Ellul atteignit progressivement les sphères intellectuelles nord-américaines. De nombreux auteurs qui avaient entrepris l’analyse des effets désastreux de l’économie technicisée sur la nature ou sur la liberté le trouvèrent, malgré ses analyses fort justes, trop sombre et fataliste.

En 1977, comme en réponse à ces critiques, Ellul fait paraître son deuxième grand livre sur la technique, Le Système technicien (3). Il y affine un peu plus sa critique, produisant ainsi ce que l’on considère aujourd’hui comme son travail le plus achevé sur ce phénomène. En premier lieu, et pratiquement un quart de siècle après la parution du premier ouvrage, Ellul se voit obligé de rendre compte de toutes les définitions et analyses qui ont paru depuis sur les rapports entre société et technologie. Il réduit aussi le champ d’études et tente de décrire comment la Technique s’est instillée jusqu’au cœur de la société pour en arriver à la transformer en une sorte de système de systèmes, en un tout cohérent ou presque, régi par la télématique, l’informatisation et l’automatisation. En somme, une société où il est difficile de se rendre compte du phénomène technique parce que celui-ci apparaît désormais comme une seconde nature qui structure toutes les relations. Ellul, dans cet ouvrage, donne des précisions, aborde des aspects concrets, répond à toute la littérature sur la technologie qui avait massivement émergé à partir des années 1960.

Dans ce livre sur le « système technicien », il prend note également de toutes les analyses contemporaines qui ont tenté de saisir dans sa globalité la signification de la société moderne : société industrielle, postindustrielle, société de consommation, technocratie, village global, mégamachine, société du spectacle, etc. Il considère que tous ces termes énoncent, certes, une vérité sur la société contemporaine, mais il les considère comme insuffisants dans le sens où ils ne signalent pas ou ne mettent pas au premier plan le trait fondamental de notre époque : la Technique.

Ellul considère que la définition de celle-ci doit se faire de manière à la fois déductive et inductive. Elle doit procéder d’une reconnaissance du phénomène technique comme fait en soi, sans pour autant omettre que la Technique s’appuie sur des choses concrètes, sur la société, l’économie, l’organisation de la vie collective.

Ellul signale en outre que l’apparition de l’informatique – nous ne sommes pourtant qu’en 1977 – se présente comme une quatrième révolution industrielle après celle du charbon, de l’électricité et de l’énergie atomique. Et cette fois, souligne-t-il, il s’agit d’une transformation qui n’est pas directement associée au développement d’une source d’énergie, mais à une évolution essentielle dans le domaine de l’agencement du système : « Le phénomène dominant n’est plus une croissance de l’énergie potentielle et utilisée, mais un appareillage d’organisation, d’information, de mémorisation, de préparation à la décision, qui se substitue à l’homme dans un grand nombre de ses opérations intellectuelles. »

De fait, le système technicien n’est rien d’autre qu’une évolution conséquente du concept de Technique développé par Ellul quelques années auparavant. Dans les années 1950, « on pouvait donner une définition très large de la Technique en fonction de ce qui avait été implicitement le caractère dominant du phénomène, depuis ses origines : l’efficacité ». Le concept de Technique pouvait se distinguer du simple usage des machines pour se généraliser et s’appliquer à tous les domaines où l’objectif est d’utiliser des moyens augmentant l’efficacité d’une opération, en tenant compte de l’échelle spécifique sur laquelle on mesure cette efficacité.

Quasiment dès ses premiers écrits, Ellul a aussi distingué la Technique de la Technologie, considérant le second terme comme désignant le discours ou la science produits sur la Technique. « D’abord discours sur des techniques particulières, puis essai de discours sur la Technique en général, c’est-à-dire en réalité sur le concept lui-même. Mais ici nous atteignons alors non plus l’étude des procédés de telle opération, industrielle par exemple (ce qui fait toujours l’objet des cours de technologie !) mais une réflexion philosophique. »

Il précisait auparavant :

Ainsi l’on arrivait à une nouvelle conception de la Technique, comme milieu et comme système, c’est-à-dire que les techniques combinées entre elles et concernant la totalité des actions ou des modes de vie humains prenaient une importance qualitativement différente. La Technique cessait d’être une addition de techniques pour, au travers de la combinaison et de l’universalisation, arriver à une sorte d’autonomie et de spécificité.

Tout ceci pourrait nous sembler assez peu original, mais il ne faut pas oublier que cet ouvrage date de 1977, et qu’il partait d’une réflexion commencée au début des années 1950. Si l’on excepte Lewis Mumford, Ellul fut sans doute l’auteur qui, durant toute la deuxième moitié du xxe siècle, œuvra le plus obstinément à introduire le problème de la technique et de la technologie dans le débat sur le destin de notre société. Nombre des définitions et concepts que nous utilisons aujourd’hui dans nos discussions sur la technique proviennent de débats dont il posa les bases.

Autonomie et auto-accroissement, universalisation et totalisation de la Technique : les questions abordées des années auparavant par Ellul font leur retour dans Le Système technicien, mais à la lumière de nouvelles avancées, comme l’informatisation, et de nouveaux enjeux sociologiques. L’aliénation a resserré son étau, la contre-culture hippie est apparue comme une réponse immature à une société inhumaine, le catastrophisme de la science-fiction est un symptôme supplémentaire de l’adaptation des masses à un système qui les laisse sans voix et sans réflexion, et les propositions d’une technologie libératrice à la Bookchin ou à la Marcuse sont grevées par leur optimisme foncier. Partout, le système fonctionne « trop bien » pour que le citoyen moderne remette en question le monde que la propagande l’a conduit à accepter.

L’aspect visionnaire du livre d’Ellul réside dans son insistance sur le caractère fluide et flexible du système technicien. La coordination totale et presque parfaite entre les sous-systèmes dessine une sorte de milieu utérin où l’individu n’éprouve presque plus la nécessité de penser ou d’expérimenter des sensations propres. Ainsi se déploient les symptômes inquiétants d’une inertie collective, d’une opacité de l’âme humaine dans un milieu rendu artificiel.

Ce qui confère toute son actualité au second ouvrage d’Ellul est précisément cette insistance sur la reconstruction technique du milieu, dans laquelle se profilent déjà les dangers de l’ingénierie génétique. La technoscience sépare, fragmente, divise, détruit la structure de la réalité, qui est désormais produite dans le laboratoire-monde. Ellul va même jusqu’à prévoir dans son ouvrage l’ascension d’une « téléinformatique sans frontières ». Il en arrive à des conclusions politiques et psychologiques qui restent inacceptables pour le technophile moderne. On ne peut résumer ici tout le pessimisme lucide qui est distillé dans ces pages : dire que pour Ellul la Technique, le « système technicien », ne peut que nous mener progressivement à une société totalitaire serait résumer abruptement son message sans pour autant le trahir. Comme dans son précédent ouvrage, le secret de l’échec essuyé par l’humanité face au pouvoir de la société technicienne moderne réside dans le conditionnement qu’elle a mis en place : « Le système technicien comporte ses agents d’adaptation. La publicité, les divertissements par mass media, la propagande politique, les relations humaines et publiques (4), tout cela, avec des divergences superficielles, a une fonction : adapter l’homme à la technique. » Ne nous leurrons pas : adapter l’être humain à la technique ne veut pas dire l’adapter sommairement au monde de la machine, à la technologie, mais plutôt, et avant tout, aux nouvelles conditions d’un système de domination qui a pour fondement l’efficacité technique, qui soutient le pouvoir incontestable de l’État, qui vide la liberté de son contenu, et qui étend partout le règne de l’artificialisation.

En 1988 paraît la dernière grande œuvre de Jacques Ellul sur la technique : Le Bluff technologique, qui réaffirme ses positions critiques sur le devenir de la société contemporaine (5). Le penseur y actualise ses analyses sur la base des dernières avancées survenues dans ces secteurs qu’il avait évoqués dans son livre précédent, la micro-informatique et la télématique. Il dénonce énergiquement le credo progressiste et la foi irrationnelle dans les bienfaits du monde technologique. Il affirme une fois de plus que la démocratie est morte au moment où elle est passée entre les mains du pouvoir omniscient de l’Efficacité. Il nie l’existence d’un véritable discours ou d’une véritable philosophie de la technique (une « technologie »), bien plutôt remplacés par un brouhaha de propagande qui offusque l’esprit :

Et quand je dis bluff, c’est que l’on charge maintenant les techniques de centaines de réussites et d’exploits (dont on ne pose jamais ni les coûts, ni l’utilité, ni les dangers), et que la technique nous est dorénavant présentée expressément à la fois comme la seule solution à tous nos problèmes collectifs (le chômage, la misère du tiers-monde, la crise, la pollution, la menace de guerre) ou individuels (la santé, la vie familiale, et même le sens de la vie), et à la fois comme la seule possibilité de progrès et de développement pour toutes les sociétés. Et il s’agit bien de bluff, parce que dans ce discours l’on multiplie par cent les possibilités effectives des techniques et que l’on voile radicalement les aspects négatifs.

IV.

Ellul était persuadé qu’il n’y a rien de plus abstrait que de parler de l’humanité et de son champ d’action face à la science et la technique. Une vérité trop facilement acceptée affirme ainsi que l’homme est maître de la Technique. Mais dans Exégèse des nouveaux lieux communs (1966) (6), il s’interrogeait avec une certaine exaspération :

L’« homme » : quand je prononce ce mot, je suis toujours plein de trouble, d’incertitude et d’anxiété. Qui vise-t-on ainsi ? Après tout, le premier homme que je connaisse, c’est moi. Est-ce de moi qu’il est question dans cette formule ? Mais qui suis-je et que puis-je, et comment pourrais-je maîtriser la-les machines, toutes les machines ? Et le complexe technique ? Comment puis-je agir sur la croissance des techniques ? Et sur l’usage de l’énergie atomique ?

Ellul ne se trompait pas : ses questionnements mettent en relief les problèmes qu’implique le fait de se considérer comme un citoyen libre dans un monde où tout échappe au cercle de la responsabilité personnelle. L’organisation technique, par nature, n’autorise pas qu’on se questionne sur elle. Il n’y a ni le temps ni l’espace pour la réflexion. Dans une société dont le carburant quotidien est l’efficacité, la morale reste loin derrière, dans le dernier wagon. Le train arrivera peut-être à l’heure dans telle ou telle gare, mais nous aurons sans doute oublié la raison de ce qui s’apparente à une avancée continuelle vers le néant.

Notes

1. Bernard Charbonneau, L’État, Paris, Economica, 1987. Rééd. R&N, 2021.

2. Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990.

3. Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Le Cherche-Midi, 2004.

4. Termes utilisés dans les années 1970 pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui le « management » et la « communication » (NdA).

5. Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Paris, Pluriel, 2012.

6. Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Paris, La Table Ronde, 1994.

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1 commentaire

  1. Debra

     /  22 février 2023

    Quelques associations libres et personnelles…:
    Pour peu qu’on vit DANS le monde à l’heure actuelle, près d’un mégapôle industrialisé, colonisé par des ZONES INDUSTRIELLES laides et à l’image de l’idéologie industrielle, par exemple, on a les moyens d’observer une vérité… universelle ? : plus grande est la complexité de l’organisation, que ce soit l’organisation sociale, l’organisation d’un objet technique produit de manière industrielle, plus grand est le risque de panne, d’échec, etc. « Grand » va de pair avec instable, et fragile.
    En lisant les paragraphes ci-dessus, je vois que les auteurs (Ellul et Ardillo) ont pris les ambitions du système pour l’argent… comptant, car la sacro sainte efficacité est loin d’être au rendez-vous SUR LE TERRAIN quand les ambitions sont aussi…religieuses ? abstraites ? bref, comme les décideurs dans un système hyper-spécialisé où la communication entre le bas et le haut (et le milieu) a été anéantie. Les mains… sont coupées de la tête. Elles travaillent dans le vide, et la tête tourne à vide aussi. C’est ce que je vois, moi, en ce moment. (Mais je ne mets pas de majuscules au mot « technique », qui est le mot grec que nous avons sacralisé pour prendre la place de « l’ars » romain ?) Quand la tête et les mains sont coupées et tournent à vide, il est scandaleux de parler d’efficacité, à mes yeux. Ambition de jouer à Dieu, à qui on a attribué la première efficacité, ambition qui, tôt ou tard, se retourne contre celui qui ambitionne. Depuis la nuit des temps. (Ellul, voyait-il cela ?)
    Une pensée pour Ivan Illitch qui a également parlé de « système » pour rendre compte de l’organisation sociale promue par l’Occident depuis les Lumières, disons.
    Si on revient aux mythes hébreux de la Genèse, on voit que les Hébreux/Juifs voyaient bien combien de distance il y avait entre le comportement de l’Homme en petits nombres, et en grands nombres (urbain). Ils voyaient bien que le fait d’agglutiner de grands nombres de personnes dans les centres urbains ne pouvait que compromettre sérieusement la capacité d’une personne de goûter à la liberté fondamentale de ne pas devoir tenir compte de son TROP PROCHAIN trop souvent, et de trop près.
    Trop de gens parqués ensemble favorise la fourmilière, et ce qu’Ellul analyse ressemble à une organisation purement sociale où il n’y a pas de place, ou une place en peau de chagrin, pour l’individu différencié et sexué, pendant qu’on y est.
    Je dis assez souvent ici que je vois une grande continuité en l’Homme occidental depuis qu’il s’est soumis aux exigences et aux conséquences de l’écriture : d’abord sa très grande ambivalence envers le pouvoir ? la puissance ? que son intelligence lui a donné en apparence pour agencer, ordonner et transformer le monde DANS LEQUEL IL SE TROUVE (autrement dit, on ne peut pas séparer l’Homme de la nature, même si l’Homme voudrait se raconter cette petite histoire.). Cette ambivalence se manifeste dans le fait que sur un autre plan, invisible à l’oeil positiviste, l’Homme… sait bien qu’Il n’est pas tout puissant, et qu’Il n’est qu’une créature, et que cela le fait souffrir… une souffrance de créature. Dans l’après coup, je dois poser la question du statut de l’homme avec un petit « h », comparé à l’Homme avec un grand « h ». Universel oblige ?
    Le champ de la littérature, et non pas des sciences sociales, est là pour avertir l’Homme de l’inévitable échec d’une pauvre ambition de se soustraire à sa condition… tragique. Je ne me souviens pas qui a dit « qui veut faire l’ange fait la bête », mais l’Homme a les moyens de savoir ça depuis avant le Paléolitique, comme je le dis souvent.
    Avec ou sans technique.
    Je rappelle aussi que la réflexion d’Ellul sur la technique peut et doit être tempérée par notre connaissance de l’histoire : l’histoire de Rome, par exemple, qui n’est pas ce que nous imaginons, tant notre imaginaire est appauvri sur ce plan. Le capitalisme n’a pas attendu la révolution industrielle pour se manifester, même de manière assez sophistiquée. Et Rome… est devenue un mégapôle au cours de son histoire.
    Enfin, une minute de silence pour le grand coupable, si l’on veut : ce qui résulte de la fusion de la langue latine et grecque, et sur lequel repose les ambitions abstraites de l’Occident. Sans l’organisation du Latin, la technique ne serait pas ce qu’elle est en ce moment. Tout cela sous nos yeux… aveugles.

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