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Trois articles de Jean Giono
(parus en 1962-1963)
(Texte paru dans Le Dauphiné libéré, reproduit dans
Les Héraclides, Quatuor, 1995, rééd. Totem, 2021)
Je veux bien que tout soit science, et qu’on rejette comme vêtements inutiles ce qui gêne (soi-disant) pour courir plus vite, même nus vers le but. Est-on sûr qu’un beau jour nous n’aurons pas un besoin vital de tout ce que nous abandonnons et qui nous tenait chaud ? On fait des ingénieurs à tour de bras. Il n’y a pas une tribune qui ne proclame l’imminence des pays à forte densité de mathématiciens, chimistes, physiciens. On se consacre à l’huile de naphte comme jadis on se consacrait à Dieu. Toute une jeunesse s’enfonce dans la science sans être prévenue que, là aussi, elle s’enfonce dans une forêt de symboles. On n’a plus besoin d’aller très loin pour trouver au détour d’une formule l’endroit à partir duquel le chiffre tremble comme le mirage dans l’air brûlant des déserts.
Certes les grands savants, les aristocrates (et il y en a beaucoup en Russie) sont formés par la poétique de la science, mais les autres ? Les « juste-milieux ». Je me méfie de ce qui est assuré de quelque chose. J’ai tout vu changer, et en peu de temps. Or, ce qu’on proclame de tous côtés, c’est la certitude ; on ne croit plus à rien mais on croit que deux et deux font quatre, et en prenant pied là-dessus on s’élance. « Et on va loin, me répond l’agrégé, on ira dans la lune, on ira dans Mars ! »
Quarante jours de pluies continuelles et voilà un grand pays civilisé réduit à la misère, et à la mort.
Il a beau être couvert d’écoles, les fleuves débordent, les routes s’effondrent, les voies ferrées sont emportées, les maisons fondent comme du sucre, les épidémies déciment les populations, les boues empuantissent l’atmosphère, le cheptel crève. Il pleut simplement : on n’y peut rien. Le vent souffle à 200 kilomètres à l’heure pendant une demi-journée, les morts s’accumulent. Faites souffler ce vent pendant un mois et tout est perdu. Un simple orage, décuplez-le : quelles sont nos ressources ? Ne parlons pas de la terre qui tremble, c’est trop facile. Bien que l’on imagine un tremblement prolongé.
« Il ne pleut jamais continuellement pendant 40 jours, me répond l’agrégé. Un vent de 200 kilomètres à l’heure ne peut souffler qu’un temps très limité. L’orage, vous avez besoin de le décupler pour le rendre vraiment nocif, et la terre est la première à se fatiguer de trembler. Nous nous tirons très bien de ces avatars. » Vous vous en tirez, c’est entendu, mais vous y trouvez votre mesure. Tout ce que je demande c’est que vous la gardiez. Vous ne pouvez rien ou pas grand-chose contre les forces cosmiques. Certes vous envoyez des obus paragrêle dans les nuages et je sais très bien qu’on peut faire pleuvoir en vaporisant un perlimpinpin quelconque. Mais c’est épisodique. Vienne un cyclone (dont vous pouvez, je ne l’oublie pas, prévoir le cheminement) il ne vous reste qu’à le baptiser Édith, Ruth on Hilda, à courber le dos et à le subir. Notre mémoire est courte. À une certaine époque, qui de mémoire de fusée interplanétaire est hier, les glaciers des Alpes jetaient directement des icebergs dans la Méditerranée, le Rhône avait la largeur de trois Amazones, etc., etc. Dans des changements de cet ordre, que ferions-nous avec notre pauvre petite science d’homme y compris la bombe atomique, ce qui y a conduit et ce qui en vient ?
Je ne peux pas dire que nous ne soyons rien ; je veux dire que nous ne sommes pas tout. Je ne prétends pas qu’il n’est pas beau de passer du bœuf mérovingien à l’avion supersonique, mais je ne vois pas tous les problèmes humains résolus par cette progression, même si elle continue, même si elle s’exalte ; qu’une légitime fierté nous anime, je le trouve logique, qu’une bouffissure d’orgueil nous déforme, non. D’autant que la fin où l’on va n’est peut-être pas celle qu’on se prépare.
On s’étonne que Jules Verne ait prévu les inventions modernes, on devrait s’étonner de n’avoir inventé que ce qu’il a prévu. Il y a une limitation humaine dont on ne peut pas sortir. Nos inventions ne sont qu’à notre taille. Einstein était dans le pithécanthrope de Java ; la fission des éléments lourds est inscrite depuis des siècles sur les murs de la grotte de Lascaux (et des autres), la science débouche sur la fantasmagorie. Tant de calculs pour arriver à faire prendre à l’astronaute la position du fœtus dans le ventre de sa mère, qui est également la position de la momie Inca dans son couffin de sépulture. La lumière des mathématiques a sa contrepartie nocturne. Tout ce qui nous paraît exact ne l’est que par rapport à nous. « C’est déjà bien joli », soupire l’agrégé. Je ne discute pas cette joliveté : je dis simplement qu’au moment où Monsieur Barème devient Euripide nous regrettons de ne plus savoir le grec. Un nombre se poétise à mesure que les chiffres s’accumulent à sa droite (et à sa gauche). Au départ il exprimait ce qu’on croyait être une réalité, à force d’audace il se met peu à peu à exprimer une fiction ; à partir de ce moment il passe dans un monde qui n’est plus celui de nos sens ; il reste pendant un certain temps encore dans le monde de l’abstraction où notre intelligence, croyant se mouvoir à l’aise, divague déjà dans des plans hétéroclites, enfin, il échappe à tout contrôle. Je dis enfin, en vérité il n’y a pas de fin ; à partir d’ici le vulgum pecus perd pied, perd le souffle, fait marche arrière, reste dans l’honnête médiocrité, tombe aux abîmes ; s’engloutit, hurle à la mort, se cramponne à ses manuels, à ses formules, à son orgueil, à tout ce qui paraît solide ; s’agglomère dans des sorbonnes pour réciter les libelles de deux et deux font quatre, mais les grands savants prennent leur vol.
La vie n’existerait pas si elle pouvait se satisfaire de science puérile et honnête, sa beauté n’est pas dans le chapeau de Robert Houdin. Les canons braqués vers la lune tirent en réalité sur notre angoisse. Qu’on se réfugie dans une aciérie, un haut-fourneau, une raffinerie de pétrole ou à Cap Canaveral, c’est toujours une cathédrale qu’on cherche.
« Ceinture de Van Allen » est le nom moderne de l’archange Gabriel. La croix a été un moyen de propulsion parfait ; depuis 2000 ans on tourne autour du pot, on n’a pas fait mieux. On voit bien ce que nous voudrions trouver : le moyen de devenir dieu, sans rien abandonner de la matière. Devenir dieu, c’est facile : il faut cesser d’être homme. Il n’y a pas de dieu sur terre, et il n’y en aura jamais. Ce n’est pas avec des avions, pour supersoniques qu’ils soient, ou avec des fusées, ni avec des cabrioles autour de la terre qu’on le devient. « Vous voulez aller dans la lune ? Bravo, dit la matière, allez-y mais sans moi. » Pour voyager dans les étoiles comme on l’envisage, il faudra revêtir des scaphandres, respirer de l’air en boîte, manger inlassablement ses excréments, boire inlassablement son urine (transformés, dit-on, mais néanmoins excréments et urines), être ligotés dans un utérus de métal, et si bien privés de tout appareil sensoriel qu’on sera dans un état équivalent à la mort. On ne voyagera dans les étoiles que morts, soit que le voyage lui-même tue l’astronaute, soit que ce dernier se soit volontairement placé dans un état semblable en tout point à la mort, cherchant la sécurité de la vie embryonnaire au moment où il croira proclamer sa puissance.
Sans s’embarrasser de métaphysique, le professeur T.C. Helvey, de l’université de Floride, se pose une grave question : « Que faire dans l’étrange environnement spatial du corps d’un astronaute décédé ? » Je ne résiste pas au plaisir de citer le principal de la solution qu’il donne à ce problème. C’est aussi méprisant que du Swift ; il n’a pas l’air de s’en douter :
L’élimination pure et simple d’un membre de l’équipage à bord d’un navire spatial peut accentuer chez les survivants la conscience qu’ils ont d’être eux aussi appelés à mourir et à être négligemment éjectés. La frousse risquerait surtout chez les anxieux d’entraîner une baisse d’efficacité encore accrue par l’environnement spatial.
Après avoir trouvé qu’il serait « psychologiquement néfaste » que les morts soient simplement évacués de peur que les voies spatiales soient finalement encombrées de détritus qui risquent de rester près du vaisseau spatial pendant tout le voyage et de l’entourer « d’un halo de déchets fort désagréable », il poursuit :
À nous autres, hommes de culture occidentale, il semble plus convenable que le corps se désintègre, comme c’est le cas sous terre, en mer, ou dans le four crématoire. Aussi faudra-t-il placer le corps sur une orbite héliocentrique où il pourrait éventuellement être capté et consumé par le soleil.
Il a inventé à cet effet – et il en a donné le croquis – une sorte de cocon gonflable avec un dispositif de propulsion. « De cette façon, dit-il, le corps flotterait pendant quelques minutes près du navire, ce qui permettrait de célébrer un service religieux rapide. » Ceci est déjà beau. Le reste ne l’est pas moins. J’aime beaucoup ce qui suit :
Quelques personnes de courage ont estimé qu’il pourrait être économique de réintroduire le cadavre dans le cycle vital [cette périphrase est admirable !]. C’est théoriquement réalisable par décomposition bactériologique. Cependant l’idée de manger ou boire son meilleur ami n’est tout de même pas très attrayante.
Je jure que je n’invente rien.
Quel monde affreux celui dans lequel nous aurions voix au chapitre. Heureusement, notre temps est mesuré, nos forces aussi, même multipliées par nos ruses, nous n’avons qu’une certitude : notre fin. Les comptes seraient-ils longs de plusieurs kilomètres, il faudra toujours sauter le pas. La science peut reculer les bornes, les déplacer, pas les abolir.
Un jour viendra où nous serons comme les descendants d’Héraclès, faibles, désespérés et groupés en suppliants autour de l’autel de la pitié.
Le Huron
Texte paru dans Le Dauphiné libéré,
et reproduit dans Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976
Le Huron est venu me voir. Je lui ai demandé des nouvelles de son pays.
Tout va à merveille, me dit-il, nous avons actuellement une récolte de tomates splendide, et les premières raies de pommes de terre qu’on vient d’arracher donnent une abondance de tubercules sans précédent. Nos pêchers, nos abricotiers ploient sous le fruit. On dirait que nos moutons prennent à cœur de se faire des côtelettes et des gigots superbes en deux fois moins de temps que d’habitude, nos brebis agnèlent à qui mieux mieux, quant à nos vaches, ce sont des Niagara de lait. La vigne est saine, et dans toutes nos régions viticoles, la grappe la plus petite pèse au moins un kilo. Du nord au sud de la Huronie, le froment couvre la terre, dru, barbu, et lourd comme du plomb. On va pouvoir se nourrir pour rien. C’est la terre de Canaan. C’est l’âge d’or.
Que les paysans doivent être contents ! Quoi de plus beau pour l’esprit qu’un travail fécond et rien de plus beau qu’une fécondité qui est littéralement le ruissellement de la corne d’abondance. Cela n’a pas besoin de se traduire, c’est le langage originel. Abondance de fer, d’acier ou d’uranium n’est pas négligeable, je n’en disconviens pas, mais pour la comprendre et s’en réjouir, on est obligé de la sublimer. Mais l’abondance des biens de la terre parle à l’âme directement, c’est le don de bénédiction dans toutes les religions du monde. Ah, que nous sommes heureux !
Imaginez la joie de celui qui a semé un grain et s’en voit rendre cent mille, qui a soigné sa vigne et débonde un fleuve de vin, qui a chouchouté ses arbres et entend les branches craquer sous le poids des fruits. C’est vraiment ce qu’on peut appeler être payé de son travail.
Qu’est-ce qu’il va y avoir comme bamboula dans les campagnes ! Je vois déjà des cortèges de paysans, la mine fière et réjouie, portant des palmes, des rameaux d’olivier, des couronnes de laurier, se félicitant, se congratulant, se frappant fraternellement l’épaule, en marche vers les préfectures pour aller remercier les préfets de ce que le ciel a béni leur gouvernement.
On m’a dit que déjà, à certains endroits, les paysans sont allés déverser des tonnes de pommes de terre, de tomates, de carottes, de haricots verts et de betteraves chez les percepteurs, en signe de réjouissance et de générosité, de don gratuit, de contribution volontaire et pour exprimer le plaisir qu’ils ont à payer des impôts, même supplémentaires. Notre roi doit être aux anges !
Jusqu’aux richesses de la mer ! Ce qui est bien le signe de la grâce de Dieu. Nos pêcheurs relèvent leurs filets pleins à craquer. Dernièrement, dans les ports de notre mer intérieure, les pêcheurs ne savaient plus comment se débarrasser de leurs poissons ; ils ont été obligés d’en jeter dans les rues des tombereaux entiers. Les camions faisaient la navette du bateau jusqu’aux grandes artères des villes et on répandait des milliers de kilos de sardines, harengs, maquereaux, merlans sur le pavé et sur les trottoirs. Quand on pense que, dans certains pays moins favorisés que nous, moins aimés de Dieu, ces poissons se vendent encore jusqu’à mille francs le kilo. On m’a même raconté qu’aux Indes les gens mouraient parfois de faim, encore aujourd’hui. Ah, on peut dire que nous avons de la chance, nous !
Certes, je crois, c’est possible, je n’en suis pas sûr, j’imagine qu’il doit, ou plutôt qu’il devait y avoir également chez nous des gens qui mangeaient à peine à leur faim : des vieillards par exemple, surtout quand ils sont abandonnés de leurs enfants, ce qui arrive bien encore six fois sur dix au moins, des impotents, ou simplement des malheureux ; on parle aussi de certains régimes hospitaliers, ou de cantines dont les approvisionnements ne se faisaient jamais dans la bonne qualité. Mais tout cela doit, avoir disparu à l’heure qu’il est puisqu’on regorge de tout, puisqu’on n’a plus qu’à se baisser pour être riche.
Car enfin, qu’est-ce qu’on entend par « être riche » sinon être assuré d’avoir en abondance de la nourriture de bonne qualité ? Celui qui échange un kilo de pêches contre de la monnaie, quelle qu’elle soit, est-ce qu’il ne fait pas une mauvaise affaire ? Celui qui vend des tonnes de pommes de terre pour des billets de banque, qu’est-ce qu’il fait ensuite de ses billets de banque ? Il va les porter petit à petit chez l’épicier pour acheter des pommes de terre. Alors, est-ce qu’il n’irait pas plus vite s’il faisait passer directement les pommes de terre dans sa poêle à frire sans faire le crochet par le billet de banque ? Si les pommes de terre (ou les pêches, ou le blé, ou le poisson, ou les gigots) ont ce qu’on appelle une valeur marchande, c’est parce qu’elles se mangent. Donc, si on a des pommes de terre et pas de billets de banque ça n’a aucune importante, puisque avec de la nourriture sans billets de banque on vit, et même bien, tandis qu’avec des billets de banque sans nourriture on meurt, et vite.
Vous me direz que je ne peux pas manger toutes mes pommes de terre, et surtout qu’il y a les « à-côtés », les tracteurs qu’il faut alimenter en essence, la main-d’œuvre, les prix de revient, et des milliers de brimborions du xxe siècle qui finissent, l’un dans l’autre, par coûter beaucoup d’argent, c’est-à-dire exiger du billet de banque pur et simple : automobile, télévision, etc. Je suis un Huron. Je pense exactement comme Mark Twain : « La civilisation, c’est la multiplication infinie de besoins dont on n’a pas besoin. » La seule chose dont on ait besoin, c’est de nourriture, et l’argent est un moyen de s’en procurer quand on n’en a pas d’autre ; le vrai moyen étant, de toute évidence, celui qui consiste à mettre un grain dans la terre pour qu’il nous soit rendu au centuple. On a vécu des siècles et des siècles sans automobile, sans télévision, sans industrie lourde, sans fusées et sans bombe atomique, mais on n’a jamais vécu plus de quelques jours – d’ailleurs atroces – sans nourriture. Or voilà que Dieu nous en donne, non plus cent grains pour un, mais dix milliards pour un. Voilà pourquoi je me réjouis.
Ah, si nous étions assez bêtes pour préférer des billets de banque en papier aux pommes de terre, aux tomates, aux pêches, aux raisins, aux gigots, alors, bien sûr, nous ne serions pas dignes de la bénédiction de Dieu. Certes, si nos paysans travaillaient la terre pour remplir non pas les granges, les garde-manger et les resserres, mais les coffres-forts, ils donneraient la preuve d’une bêtise démesurée, et que nous sommes sur une pente qui descend rapidement vers les abîmes sulfureux. Mais comment imaginer que des gens soumis au rythme des saisons et organisés depuis des milliers de siècles dans l’harmonie des lois naturelles soient susceptibles de réclamer leur assujettissement à des lois artificielles ?
Il est vrai que ce dont je vous parle se passe chez les Hurons, c’est-à-dire chez des gens qui ne sont pas très malins. Peut-être que l’intelligence, ou la malice, gâterait tout ; cela s’est déjà vu. À l’époque où des gens super-intelligents et décolonisateurs par excellence mettent dans l’esprit du public, à grand renfort de thuriféraires, que nous sommes sur le point d’aller coloniser la Lune, Mars, Vénus, la nébuleuse d’Andromède et les fins fonds de l’univers (où les carottes ne poussent pas ; où on peut même dire que les carottes sont cuites), il ne serait pas extraordinaire de rencontrer des gens qui préfèrent un billet de banque à un cageot de pêches. Si on en venait là, évidemment, l’abondance serait catastrophique, car plus il y aurait de pêches, moins on obtiendrait de billets en contrepartie. Mais croyez-vous qu’on puisse trouver des têtes aussi mal faites ?
La Machine
Texte paru dans Le Dauphiné libéré le 12 juin 1963,
et reproduit dans Les Terrasses de l’île d’Elbe, Gallimard, 1976
Ce n’est pas à l’aide d’une machine que l’homme finira par aller dans la Lune, c’est à l’aide de l’homme que la machine finira par aller dans la Lune. Nous ne sommes plus les premiers en grade, une race d’êtres, la plupart métalliques, composés de boulons, de bielles, de courroies, de roues dentées, de cylindres et d’un tas de trucs nous a supplantés au sommet de la création. Nous sommes désormais ses esclaves. Nous croyons encore agir quand depuis longtemps on nous fait agir ; nous croyons encore avoir une sorte de libre arbitre quand, depuis longtemps, nous sommes arbitrés par des agencements de métal ; nous croyons avoir encore une âme quand, depuis les glandes découvertes du xxe siècle, elle n’est plus fabriquée par notre sang, mais par de l’essence, de la houille blanche ou de la fission nucléaire.
Loin de moi la pensée de vouloir me placer sur le plan métaphysique, restons dans le concret, contentons-nous de mettre les choses dans l’ordre. Il y a belle lurette que l’auto, par exemple, n’est plus un moyen de transport ; c’est une machine qui aime se balader et se sert d’un homme à cette fin. Il faut être démuni du plus petit sens de l’observation pour croire encore que l’homme se sert de l’automobile. Regardez bien, observez et observez-vous, vous allez être stupéfait de constater que c’est l’automobile qui se sert de l’homme pour se balader, qui se sert de vous. Votre instinct s’en est déjà alarmé, d’ailleurs ; vous le savez dans votre inconscient (comme on dit), c’est seulement une sorte d’orgueil primaire, hérité des grandes époques laïques de la fin du xixe siècle qui vous empêche d’en convenir. Néanmoins, parfois, cela vous échappe. Il est courant quand on se déplace (difficilement) en auto dans une grande ville de dire, irrité par les encombrements : « Ces villes n’ont pas été faites pour l’auto. » C’est un fait, et de très belles : Rome, Paris, etc., ont été faites pour des hommes. Pour vous, quand vous étiez encore des hommes, et maintenant que vous n’en êtes plus, vous rêvez de les éventrer, d’en détruire les monuments, la beauté, pour qu’enfin elles soient faites « pour l’auto ». La beauté qui rendait ces villes dignes de l’homme, vous ne la voyez plus, vous voyez une beauté différente, « digne de l’auto ». Tout le réseau routier de la France et de l’étranger, du monde, est en train de se modifier pour qu’il soit, non plus adapté à l’homme, mais adapté à l’auto. Le rêve de l’homme qui avait été jusqu’ici la petite route ombragée de beaux arbres, serpentant à travers les prés, est devenu organisé par le rêve de l’automobile : l’autoroute, sans arbres, sans ombres, sans croisements, sans villages, avec le plus de pistes possibles montantes et descendantes, toutes droites. Le paysage ne compte plus. Si vous vous serviez de l’automobile, il continuerait à compter ; comme c’est l’automobile qui se sert de vous, et qu’elle se fout du paysage, vous vous en foutez. Plus rien à voir, il n’y a plus qu’à conduire ; c’est ce que l’auto voulait. Vous la dérangiez dans son plaisir à elle quand vous preniez plaisir (ça date de longtemps) à vous arrêter pour cueillir des narcisses, des violettes, du thym, des cerises, ou devant un beau point de vue, une chapelle romane, ou à flâner sous des ombrages, notamment sous les acacias fleuris du mois de mai qui ont un parfum si enivrant. Elle s’est arrangée pour que vous ne la dérangiez plus. C’est elle qui commande, vous n’êtes plus que son employé, son larbin, et par un procédé que réprouveraient tous les syndicats des gens de maison, elle vous a obligé à aimer ce qu’elle aime.
Il n’est plus question de prendre votre plaisir, de vous arrêter quand l’intérêt vous sollicite : vous n’avez plus d’autre intérêt que de ne pas vous arrêter. Vous sacrifiez tout à votre maître, vous avez déjà apporté en victime à ses autels les joies que vous réservaient la culture, la connaissance de l’univers ; plus de lectures, plus de curiosité ; votre bonheur unique et suffisant consiste à vous asseoir derrière votre volant, à crisper vos mains sur des leviers, à devenir par osmose une pièce mécanique de l’être supérieur (et presque suprême) qui vous domine et vous domestique. Vous mettez à sa disposition vos biens et votre fortune, parfois même tout votre appareil passionnel. Si demain votre situation sociale menacée vous obligeait à réduire votre train, vous vous retireriez le pain de la bouche et le retireriez de la bouche de vos enfants avant d’avoir même l’idée de restreindre votre consommation d’essence (ou plus exactement sa consommation d’essence). Dans cinq, six ans, peut-être avant, cela ne dépend que des crédits disponibles, tout le visage du monde deviendra, non plus ce qui plaît à l’homme, mais ce qui plaît à une machine nommée automobile. Il faut voir déjà les parcs automobiles américains autour des stades. Dix mille automobiles bien rangées ont enfermé leurs quarante mille esclaves dans une cuve de ciment armé pour les faire hygiéniquement se démener et crier pendant deux heures avant de reprendre le collier, non, le volant de misère. C’est une préfiguration modeste de l’avenir. N’oublions pas que la machine nous sait assez intoxiqués pour nous confier sa reproduction. Ce sont les hommes mêmes qui, s’imposant un travail « à la chaîne » (donc de galériens), reproduisent les machines à un rythme de plus en plus accéléré. Pour un enfant que nous faisons naître, nous mettons au monde six automobiles et vingt machines de toutes sortes. Nous n’allons pas tarder à tout abdiquer de notre ancienne grandeur sous un « racisme » du métal. D’autant qu’il y a une franc-maçonnerie des machines et qu’elles s’aident mutuellement à affermir leur sujétion. Une telle entreprise esclavagiste ne peut réussir que si le sujet est soigneusement et politiquement entretenu dans un état d’abêtissement convenable. Ici, interviennent d’autres machines qui ne sont pas d’un usage universel, telles que les machines à calculer, depuis celles du comptable jusqu’à celles du Pentagone, mais qui influent sur le tonus général en donnant l’habitude du calcul rapide (nécessaire à d’autres machines) et de la décision sans effort. Il est déjà de règle dans ce que l’on considère comme les hautes sphères de l’intelligence de ne plus se soucier de la solution des problèmes (que la machine se charge de fournir automatiquement) mais simplement de poser convenablement l’énoncé des problèmes. Qu’on réfléchisse aux conséquentes de cette habitude. Einstein disait : « L’imagination vaut mieux que la connaissance. » Et il ajoutait : « Surtout en ce qui concerne les sciences exactes. » Or, la machine a tout, sauf de l’imagination, a moins d’être « déréglée ». Alors, ce n’est plus une machine, elle invente un élément de poésie, elle n’accomplit plus le travail pour lequel elle a été créée. Elle est rejetée de la société des machines. On peut imaginer qu’un jour viendra où le grand chef d’un grand Pentagone, fatigué d’esclavage, n’achètera plus de machines à calculer qu’avec la garantie formelle qu’elles sont soigneusement déréglées. Mais avant d’en arriver là (et à l’automobile qui volontairement – de la part du conducteur – rendra l’âme devant un beau paysage) que de malheurs en perspective.
Car une autre machine, bien curieuse celle-là, et répandue à des centaines de milliers d’exemplaires, comme l’auto, s’attaque aux intelligences moyennes. On la trouve dans presque toutes les maisons dont elle mobilise le personnel tout entier, depuis le chef de famille jusqu’à l’enfant à la mamelle, en passant par la nourrice. C’est la machine qui se fait admirer. Elle vous oblige à vous mettre devant elle et à la regarder, sans la quitter de l’œil. Elle ne sert strictement qu’à ça : à être regardée. Elle parle, d’ailleurs. On la regarde et on l’écoute. Ce qu’elle dit ne vaut pas tripette, ce qu’elle montre n’est pas beau, mais c’est soigneusement du tout-venant qui ne demande généralement pas d’effort, et qui, quand il en demande un peu, le fait juste pour donner à son admirateur-auditeur la délicieuse sensation qu’il est supérieurement intelligent. Vous voyez où on peut aller avec ça ? On y va, et à grand train. On y va tellement que des esprits dits – ou se disant – modernes, pensent déjà à remplacer les professeurs de lycée, et même d’université, par ces sortes de machines. L’emprise du métal, de l’engrenage et de la lampe électrique sur les esprits va jusqu’à les faire concevoir et désirer leur sujétion, et même leur destruction. Il est de fait que, promenant sans cesse et sans arrêt des automobiles, se confiant à des calculs sortant tout faits de la machine à calculer comme les œufs de la poule, et au surplus instruits et construits par des télévisions, une race d’hommes bien domestiqués va désormais habiter la planète. Qu’on songe simplement, par exemple, à l’importance de la machine à écrire dans l’art d’écrire ; il ne faut pas être grand clerc pour deviner tout de suite si un texte a été écrit (et pensé) à la machine ou à la main. Tout va être modifié dans ce sens : l’amour, la haine, la joie, le malheur, le bonheur, les rapports entre ce qu’on continuera d’appeler par habitude l’« humain », jusqu’à ce que la machine à trouver les mots impose un vocable plus en rapport avec la réalité. Ne voit-on pas déjà les gouvernements – dont les machines se sont depuis longtemps emparées – employer toutes leurs forces (et l’impôt qu’ils tirent de nos sueurs) à des fins heureuses pour la machine plutôt qu’à des fins heureuses pour l’homme ? Il n’y a qu’à voir dans les budgets le poids des fusées, spoutniks et autres Cadarache. Reste à dire le plus effrayant : « Les objets fabriqués, les parties composant les machines, les machines elles-mêmes, sont les formes que les métaux auraient prises de leur propre initiative s’ils avaient eu l’audace de manifester ouvertement leur intelligence. »