Les Shadoks et Nino Ferrer, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Version imprimable des Shadoks et Nino Ferrer

Les Shadoks & Nino Ferrer
Notre Bibliothèque Verte n° 53 et 54

Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 13 mars 2023

Les Shadoks et Nino Ferrer dans Notre Bibliothèque Verte ? On voit d’ici les mines perplexes, surprises et déconfites. « Franchement, ça devient n’importe quoi cette bibliothèque, c’est pathétique. Ils exhument un chanteur inconnu et un auteur de dessins animés au lieu de parler des Gens Vraiment Importants ; des Écologistes de la Dernière Vague ; écotechnologistes, écosocialistes, écoféministes, écodécoloniaux, écoqueers, etc. »

Bref, tous les prédateurs, parasites et récupérateurs venus surfer sur cette marée verte (1), commencée il y a 50 ans, et qui ne cesse depuis de monter, prenant des allures de cataclysme final, entre déluge et tsunami.

Où que vous soyez, accourez braves gens !
L ’eau commence à monter, soyez plus clairvoyants
Admettez que bientôt, vous serez submergés
Et que si vous valez la peine d’être sauvés,
Il est temps maintenant d’apprendre à nager
Car le monde et les temps changent.

Bob Dylan en 1964. Hugues Auffray, le prophète des feux de camp, en 1965. « Et voilà ! Maintenant, ils nous passent Radio Nostalgie ! », ricaneront nos écofuturistes.

C’est qu’il y eut un moment, vers la fin des « Trente Glorieuses », où la jeunesse des pays occidentaux, une partie d’entre elle du moins, se révolta contre son conditionnement industriel, s’emparant de signes qu’elle décelait dans l’air du temps. Les observateurs parlèrent de « malaise de la jeunesse » et de « crise de civilisation ». Il fallait être extra-lucide pour détecter ces allusions sibyllines. Davantage, parfois, que les auteurs qui avaient mis ces signes en circulation, sans toujours les charger du sens qu’y mettaient « les jeunes ». Comme bien des oracles, ils prophétisaient à leur insu, se réservant le sens, ou le laissant à l’interprétation du public et des penseurs. L’important n’était pas le goût de Nino Ferrer pour les belles bagnoles, ni, hélas, les films d’entreprise de Jacques Rouxel, l’auteur des Shadocks ; mais que le premier ait dédié ses plus beaux blues au sentiment de la nature, et que le second ait produit, de l’intérieur, avec la série des Shadoks, une tordante satire de l’esprit technocratique dont les maximes sont passées à l’état de poncifs :

« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? »
« Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. Plus ça rate et plus on a de chances que ça marche. »
« S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème. »
« Pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes. »
« Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien, plutôt que de ne pas pomper et de risquer qu’il se passe quelque chose. »
« Ce n’est qu’en pompant que vous arriverez à quelque chose, et même si vous n’y arrivez pas, eh bien ça ne vous aura pas fait de mal… »
« Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries, que de mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes. » Etc.

Quoi d’autre. Ah oui, Nino Ferrer s’est tué d’un coup de fusil en 1998, dans sa ferme de Montcuq, où il était « retourné à la terre », 50 ans avant nos néo-ruraux diplômés. Il continuait à composer, enregistrer et donner des concerts. Quant à l’élusif Jacques Rouxel, il s’est dématérialisé en 2004, tel le chat du Cheshire, sans que personne, semble-t-il, n’ait réussi à percer « ce qu’il pensait vraiment. » Mais qu’importe, les Shadoks parlent pour lui.

1. La marée verte et ses épaves. Pièces détachées n°96 & 96’. Pièces et main d’œuvre

Pièces et main d’œuvre
13 mars 2023

Jacques Rouxel (1931-2004)
& les Shadoks

Il y a trois mois, nous recevions ce mot d’un lecteur : « Vous faites souvent et pertinemment la critique de l’innovation et des technologies, mais vous n’avez, sauf erreur, jamais cité ce grand penseur qu’est Jacques Rouxel, créateur des alter ego, à peine caricaturés, de nos modernistes patentés que sont les Shadoks. Pire ! Il ne figure même pas dans votre Bibliothèque Verte ! C’est une honte. »

Aïe ! On ne sait jamais, tout « abrégé de philo (2) » que l’on soit, à quel point on ne sait rien. Mais ce vide de connaissance appelle son remplissement par la sagacité des lecteurs. « Avis favorable à la requête de notre lecteur », ont avisé les devins plombiers de Pièces et main d’œuvre. Et c’est ainsi que Notre Bibliothèque Verte accueille, en toute légitimité, les besogneux échassiers imaginés par le dessinateur et homme de communication Jacques Rouxel.

Il a fallu plonger dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour retrouver l’origine des Shadoks, série télévisée lancée par l’ORTF le 29 avril 1968, un peu avant ou un peu après le journal de 20 heures. Trois saisons, entre 1968 et 1975, entrecoupées par le surgissement de mai, la recomposition de l’audiovisuel en France et l’évolution des techniques d’animation. Mais l’histoire des créatures Shadoks remonte, elle, à des temps immémoriaux. Tout cela, en effet, se passait il y a très, très… très longtemps.

En ce temps-là, il y avait le ciel. A droite du ciel, la planète gibi, occupée par de souriants personnages semblables à des saucisses coiffées d’un chapeau melon. Une planète plate, qui a l’inconvénient de pencher soit d’un côté, soit de l’autre. A gauche du ciel se trouve la planète shadok, guère plus agréable, puisqu’elle change continuellement de forme. Et au milieu, la Terre ronde, qui bouge, mais où il n’y a rien. Les Shadoks sont des oiseaux rondouillards, rivés sur de longues pattes, aussi bêtes que méchants. Les Gibis, intellectuellement supérieurs, communiquant instantanément grâce à leur chapeau, aident les Shadoks par pitié, tout en se moquant de leurs inventions bancales. Car les deux peuples décident d’aller sur la Terre, qui semble marcher mieux. Il y faut des engins volants et l’énergie pour les alimenter, avant de recréer la surface de la Terre à l’image des Shadoks ou des Gibis. Bref, il faut « innover ». L’intrigue de la première série de cinquante-deux épisodes d’un peu plus de deux minutes est la suivante : afin de se rendre sur la Terre, les Gibis créent une fusée au carburant spécial, le Cosmogol 999, source d’énergie extraite de l’atmosphère. Les Shadoks tentent de rivaliser, sous la houlette de leur autorité scientifique, le Professeur Shadoko, et des sortilèges du Devin plombier, afin de pomper le précieux combustible. Les machines se multiplient, telle la cosmopompe Shadok qui aspire les ordures de la planète Gibi (les stupides bestioles s’imaginent que c’est du précieux Cosmogol 999, et les Gibis en profitent pour faire le ménage, balayant tous leurs déchets dans le vide interplanétaire) ; ou les fusées d’en haut et les fusées d’en bas des Shadoks, qui partent en catastrophe pour revenir à leur point de départ, sans personne à leur bord. Un pirate Shadok tente de subtiliser la fusée Gibi tandis que la planète Shadok subit la « maladie cosmique » qui fait rétrécir. Les Shadoks continuent de s’activer en pure perte, c’est-à-dire de « pomper », les échecs étant sanctionnés par un séjour au Goulp, une sorte de purgatoire – dont le malheureux Professeur Shadoko fait l’expérience – tandis que les Gibis se lancent dans la « culture des graines d’instruments perfectionnés » qu’ils veulent emmener sur Terre. Les ingénieux porteurs de chapeau melon se jouent des Shadoks, non sans malice, avant de se retrouver sur Terre où il n’y a rien, à l’exception d’un redoutable insecte espiègle et dévorateur : Gégène. Et quand Gégène saute, la Terre tremble.

Ce premier cycle a de quoi désarçonner les téléspectateurs, confrontés à un spectacle absurde, un pavé dans l’écran de l’ORTF. Que voit-on ? Des histoires sans queue ni tête, portées par des personnages au croquis rudimentaire, narrées par une voix docte (celle du comédien Claude Piéplu), ponctuées de bruitages industriels (stridences, crissements, bruits de verre pilé). Le scénario de la seconde saison intègre des trouvailles visuelles, avec davantage de couleurs vives, tout en durcissant le ton, à l’image de l’époque (guerre du Vietnam ; course à l’espace et alunissage des Américains).

Les Shadoks mènent désormais une guerre totale anti-Gégène afin de conquérir la Terre et la Lune. Ils s’efforcent d’évoluer intellectuellement et appliquent à cette fin un plan de rangement de la Terre. Une nouvelle fois, les intuitions géniales du Professeur Shadoko et du Devin plombier les guident : ils combattent un mystérieux mal de lune, forment une main-d’œuvre spécialisée en pompage intellectuel, jettent les bases d’un système de numérotation et d’une mathématique élémentaire, en base 4. Les fonctions sociales se diversifient. On découvre un ministre Shadok de la population, qui lutte contre l’extinction brutale de la race shadok provoquée par Gégène. Les pauvres oiseaux, à peine advenus à l’intelligence, se trouvent transformés en conserves, en jouets, en objets ménagers, arbres ou cailloux. Dans le feu de l’action, on fait connaissance avec le Marin Shadok, capitaine au long cours, les Shadokneufs, les Shadoknautes, et quelques inventions technologiques telles que le Cosmautobus, la Shadokmachine, l’astrolune, la Shadokcaravelle. On en finit presque par oublier les Gibis. Si les Shadoks sont décimés par Gégène, les Gibis ont été victimes du mal de terre : ennui, vieillissement, anéantissement. Ils s’empiffrent, grossissent, compensent par des exercices de culture physique, « pompant » à leur tour aussi bêtement que leurs anciens ennemis. Les deux races sont obligées d’abandonner la planète Terre pour une destination mystérieuse.

Deux synopsis assez minces, mais bourrés de péripéties, de mots d’esprit, d’allusions historiques et savantes, qui divisent les Français. Certains, révoltés par l’absurdité de ces histoires, fustigent la laideur des personnages et la méchanceté gratuite des Shadoks. Ils éteignent le poste dès l’indicatif du feuilleton. Les autres, hilares, raffolent de cet humour satirique et witty, issu du nonsense britannique. Les Shadoks offrent à ceux-là deux ou trois minutes de dépoussiérage intellectuel, comme une hygiène mentale permettant d’affronter en toute lucidité l’invasion de la société technologique des « Trente Glorieuses ». Ces années 1968-1975 sont également celles des parutions de Hara-Kiri puis de Charlie Hebdo, où Pierre Fournier publie les premiers articles écologistes de la presse française, avant de créer La Gueule ouverte3. Pour lancer un tel ovni audiovisuel, il fallait un individu lui-même inclassable, opérant à un moment particulier de l’histoire de la télévision française. Tel fut Jacques Rouxel, dans son travail au service de la Recherche de l’ORTF, dirigé par Pierre Schaeffer (1910-1995).

Né en 1931 dans une famille de marins, il étudie au lycée français de New York, où son père expertise les liberty ships vendus par les États-Unis à la France (75 unités à 545 000 $ pièce, vous avez dix secondes pour faire le calcul de tête).
Revenu en France, il suit une carrière à la croisée des sciences et des technologies de l’organisation : maths spé puis HEC Paris. S’il est amateur de dessin, il gagne sa vie dans la publicité et traduit des ouvrages de management anglo-saxons. Par ailleurs réalisateur de films d’entreprise, il s’ennuie dans son rôle de « pubard ». Il cherche autre chose. Son goût pour les sciences et les technologies, et son aisance dans la communication le conduisent en 1965 au service de la Recherche de l’ORTF. Un centre de recherche et développement en audiovisuel, musique et animation, créé en 1960, financé par des fonds publics, qui travaille en marge de la programmation officielle de la télévision française, indépendamment des émissions « grand public ».

C’est Pierre Schaeffer, un polytechnicien féru de philosophie et d’arts, scientifique et poète qui dirige cette institution vouée à ce que l’on appellerait aujourd’hui l’« innovation » en matière audiovisuelle. Schaeffer souhaite mettre au point des émissions de qualité pour le public le plus large possible, au lieu de produire des contenus taillés pour l’audimat. Un élitisme populaire et « moderniste », rendu possible par le média télévisuel. Au service de la Recherche, on croit encore à la possibilité d’une télévision de qualité, indépendante de la propagande gouvernementale et des techniques de vente des industriels. Jacques Rouxel en profite pour créer son univers shadok, utilisant les travaux des équipes de Schaeffer autour de la musique concrète (des textures sonores issues des bruits industriels), et des technologies d’animation. Au sein de cette structure techno-scientifique, le créateur des Shadoks introduit une culture de l’absurde et un humour matheux qui emportent l’adhésion de ses collaborateurs.

Quant aux sources narratives, elles viennent, pour la France, de l’écriture humoristique et des vers holorimes d’un Alphonse Allais ; des expérimentations mathématiques de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), notamment chez Queneau ; du théâtre de l’absurde d’un Ionesco, maître des paralogismes, ces démonstrations fausses qui contrefont le vrai, comme le syllogisme de Rhinocéros (1959) « tous les chats sont mortels, Socrate est mortel donc Socrate est un chat » ; et, par-dessus tout, de la pataphysique d’Alfred Jarry. Le créateur d’Ubu, comète littéraire fin-de-siècle, définit cette parodie du scientisme positiviste (religion des faits et puissance démiurgique de la science physique) dans son texte Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien (et adepte des expéditions maritimes… sur terre), dont l’édition originale fut publiée en 1911, quatre ans après la mort du poète. La pataphysique est la « science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique. (…) Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l’univers supplémentaire à celui-ci ».

Une fois définie, elle devient la « science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leurs virtualités ». Du côté des Britanniques du XIXe siècle, Rouxel est familier des paradoxes et mondes oniriques du mathématicien et écrivain Lewis Carroll, et raffole des limericks du dessinateur et poète Edward Lear, célèbre pour ces petits poèmes de cinq vers rimés, au ton saugrenu.

Ses références en matière de dessin et de graphisme empruntent également aux Anglo-Saxons. Les Shadoks sont en grande partie nés du désir d’adapter à l’écran les comic strips, ces bandes de trois ou quatre vignettes publiées dans les journaux, notamment la série Peanuts de Charles Schulz. L’influence majeure reste néanmoins celle du dessinateur et illustrateur de presse (The New Yorker) Saul Steinberg, pour son trait épuré.

Toutes ces influences se fondent dans le creuset avant-gardiste du service de la Recherche, qui s’inspire des techniques d’animation de la United Productions of America (UPA), une structure qui ne veut surtout pas faire du Disney, préférant lorgner du côté de l’art moderne et du formalisme de Miro, Klee voire Kandinsky. En publicitaire, Rouxel ajoute une touche de design. Il s’adapte également aux contraintes d’une nouvelle machine, produite dans le service de Schaeffer : l’animographe créé par Jean Dejoux, chercheur à la RTF. Ce prototype inventé pour accélérer la production d’images animées requiert de travailler directement sur une surface de 5,6 x 6,7 cm. Une telle exiguïté impose la simplification du dessin, en deux dimensions seulement : un grand rond pour le corps, deux petits ronds pour les yeux, un triangle et deux traits pour les pattes, et voilà le Shadok ! L’animographe rendra néanmoins son âme d’objet animateur au bout de la première saison, cédant la place à une production à partir de bandes en celluloïde, sans modification du dessin originel.

Le laboratoire de la série ne serait pas complet sans la musique concrète de Robert Cohen-Solal, qui incorpore dans la saison 2 (saison ZO en langage shadok), des sons issus de la pop et du rock, voire du rock progressif. La musique et les couleurs des Beatles (notamment du dessin animé Yellow Submarine, inspiré du morceau de 1966) illustrent les efforts des Shadoks pour s’arracher à leur ignorance, là où les Gibis finissent par sombrer dans l’indolence.

Et puis il y a la rencontre entre Rouxel et le comédien Claude Piéplu, hilare à la lecture des storyboards, qui embarque pour l’aventure et va laisser, grâce à sa voix over (davantage qu’une voix off), une marque sur tous les spectateurs, jeunes et moins jeunes. Entre leçon de professeur avec ses synthèses de début de cours, commentaire télévisuel et narration de conteur, le rôle de Piéplu est essentiel pour mettre en valeur la subtilité du nonsense manié par Rouxel, et graver dans l’esprit du public les principes et devises shadoks : ils pompaient, pompaient, pompaient.

La télévision d’avril 1968 et d’Yvonne de Gaulle, Première Spectatrice de France, ne sont sans doute pas prêtes à voir débouler ces affreux échassiers. Ses petits-enfants le sont sans doute davantage, de même que le nouveau directeur de l’ORTF, Emile Biasini, qui, contre toute attente, relève le pari de la diffusion d’une première saison (la saison BU en langage shadok). Sous la houlette du Professeur Shadoko, les stupides volatiles soutiennent leur planète branlante, qui la tête en haut, qui la tête en bas, construisent des machines improbables qui ne fonctionnent pas et s’évertuent à rater sans cesse, car plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. Voilà leur devise, et les Shadoks en ont besoin, car les quatre pauvres cases de leur cerveau ne les autorisent pas à former leurs propres principes. Il faut que leurs mentors les leur répètent.

Lors de la saison 2 (ZO), le professeur Shadoko, revenu du Goulp où sont jetés les Shadoks insatisfaisants, prend à bras le corps l’éducation de ses congénères en les initiant à la théorie des passoires.

Posons d’abord que la notion de passoire est indépendante de la notion de trou, et réciproquement. Il en résulte trois sortes de passoires : celles qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau ; celles qui laissent passer les nouilles et l’eau ; celles qui laissent passer quelques fois l’un ou l’autre, quelquefois pas. Conclusion : une passoire qui ne laisse passer ni l’eau ni les nouilles est une casserole ; une casserole sans queue est un autobus ; un autobus qui ne roule ni vers la droite ni vers la gauche est une casserole. CQFD.

Le professeur Shadoko n’est pas moins brillant en biologie, au moment d’évoquer la reproduction shadok et la structure des œufs : ces derniers sont composés de trois sous-ensembles : l’intérieur, l’extérieur, et l’entre-deux (la coquille), mais l’intérieur étant composé de la même chose que l’extérieur, on en déduit que l’œuf est composé essentiellement de l’extérieur. CQFD. Tout le monde suit ?

Si, dans l’après-guerre, on malmène de plus en plus la logique (Queneau mais aussi Boris Vian, ci-devant « satrape » du collège de pataphysique), c’est qu’elle l’a été dans la réalité, avec l’horreur de l’exterminisme et les explosions nucléaires. Quant aux « Trente Glorieuses », elles pourraient aussi bien être rebaptisées les « Trente Honteuses », tant l’aspiration à se délivrer des nécessités de la vie sous l’égide du Progrès et de la Consommation se retourne en sujétion face à des mécanismes impersonnels – une emprise du pouvoir cybernétique dont Rouxel a l’intuition en introduisant le tout-puissant ordinateur lors de la saison 3 des Shadoks, la saison MEU, diffusée entre 1974 et 1975 sur l’ORTF puis sur TF1.

Les Shadoks ressemblent aux frères déshumanisés des marionnettes du théâtre de l’absurde, depuis Jarry jusqu’à Ionesco. Mais l’humour rachète ces penchants désespérés. Les Shadoks – comme les Grecs, selon Nietzsche – sont superficiels par profondeur. Ou pour le dire suivant une sentence à l’adresse du spectateur : « il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes ».

On l’a rappelé, tous les spectateurs ne sont pas prêts à l’éveil leur intelligence. Pour beaucoup, les aventures des Shadoks ne sont qu’un détestable intermède. Au point que l’on monte en 1969 une émission intitulée Les Français écrivent aux Shadoks, animée par Jean Yanne et son acolyte Daniel Prévost, pour traiter avec distance les lettres d’encouragement ou d’indignation qui affluent à l’ORTF. Entre-temps, les Événements de mai 68 (comme on dit) ont eu pour effet de suspendre la diffusion de la série, qui ne reprend qu’en septembre 1968. De quoi se lancer dans quelque spéculation, comme si l’irrévérence des Shadoks avait mis le feu aux poudres. On sait que les situationnistes, et notamment le premier d’entre eux, ont démenti cette ridicule hypothèse. Ce sont les situs, d’après eux-mêmes et quelques autres, qui ont allumé la mèche. Mais on ne pourra dès lors empêcher le foisonnement des lectures politiques du monde plat des Shadoks et des Gibis.

Le journal d’extrême-droite Minute s’exaspère du retour à l’antenne de ces oiseaux décadents. Les maos voient dans le pompage shadok le travail de conscientisation de classe, opposé au flegme des exploiteurs gibis. L’anticommunisme s’invite en insistant sur l’analogie entre le Goulp et le Goulag, tandis qu’une lecture géopolitique place les Shadoks et leur course aux infrastructures du côté de l’Union soviétique, alors que les Gibis, technologiquement efficaces et hautement civilisés, représenteraient le « monde libre », avec la mission Apollo. D’autres opposent les Shadoks, caricatures des Français, à l’ennemi héréditaire gibi (G-B). Bref, chaque coterie y va de son interprétation. Élaborations auxquelles se prête d’ailleurs l’œuvre de Rouxel, lequel ne cesse de répéter, dans la plupart des entretiens consultés, qu’il ne faut voir dans ses saynètes qu’un délassement de l’esprit, tout en légèreté, sans « message » d’aucune sorte. Cela d’autant plus que la saison ZO semble renverser l’image respective des Shadoks et des Gibis : dépeints au début, à l’inverse des sympathiques télépathes, d’une manière peu flatteuse, les oiseaux font ensuite de louables tentatives pour se rendre intelligents quand leurs adversaires se vautrent dans le sarcasme et le voyeurisme, à travers la télévision qui retransmet en direct les efforts culturels shadokiens.

A lire les entretiens collectés par le professeur en études cinématographiques Sébastien Denis auprès de la femme même de Jacques Rouxel, Marcelle Ponti-Rouxel, on devine un homme discret, pudique, habile communiquant, laissant toute latitude aux autres pour exprimer et défendre leurs idées politiques (y compris sa femme, militante d’extrême gauche), sans jamais laisser percer à jour ses propres opinions. Dans l’univers du nonsense, les convictions sont des boulets qui entravent le mouvement de l’esprit : « il s’en foutait de la politique, il était dans sa bulle à lui, et le reste… »

Pour ne rien arranger, en parallèle des Shadoks, Rouxel réalise des films d’entreprise, dont on se prend à espérer qu’il n’aient été conçus que comme des expédients alimentaires. Après La communication dans l’entreprise, en 1972, il produit en 1975, pour le compte d’EDF, une minisérie intitulée Des atomes et de l’électricité. En publicitaire averti, il retourne l’esthétique shadok au service de la propagande nucléaire. De quoi doucher l’enthousiasme de notre fin lecteur.

Cela étant posé, on peut également avancer qu’en poète et logicien farfelu, Rouxel a créé une œuvre qui lui a échappé en bonne part, loin des prosaïques impératifs des films de valorisation pour le secteur industriel. Quant à son flair de publicitaire, il lui a plutôt servi à capturer l’air du temps dans une narration truculente, au lieu de flatter le goût du public. C’est pourquoi il n’est pas moins suggestif de se ranger à l’avis du romancier René Barjavel et d’entamer dans son sillage une lecture des Shadoks informée par la conscience des ravages de la course à la puissance technologique. Barjavel, en 1969, revenu en grâce suite à la publication de La nuit des temps (1968) :

« La traversée, chaque soir, de ces cinq minutes de Shadoks me décape de la hargne et de l’éreintement accumulés dans la journée. Je m’assieds fourbu, grognant contre le monde entier, ils arrivent, la voix de Piéplu me passe la cervelle au papier de verre, j’écoute, je regarde, je les vois, je me vois, je nous vois, acharnés toute notre vie à pomper le vide et à marcher les pieds en l’air. Je ris, j’en pleure, de nous voir si bêtes, et de savoir que je continuerai demain à l’être autant et sans doute encore plus. Ils s’en vont, ça va mieux, j’ai le plexus assoupli et la matière grise décalaminée. » (« Le Journal du Dimanche », rubrique « Moi téléspectateur », 23 février 1969).

Rouxel l’avait lui-même souligné : à rester sérieux toute la journée, l’esprit se sclérose ; mais ne faire que du nonsense devient vite gênant. « Il faut même faire attention car cela peut devenir dangereux ». Au terme de la saison 2, le 20 juin 1970, un critique du journal Télérama, Jean Collet, accrédite la lecture des Shadoks comme une caricature du monde rationnel et de sa volonté de contrôle total. La « science concertée » des Shadoks n’est que bêtise auprès de la « fantaisie radieuse » des Gibis. Ces derniers n’obéissent pas à une quelconque figure experte telle que le professeur Shadoko. Cigales plutôt que fourmis, ils goûtent la vie à la campagne, jouent de la musique – leur moyen majeur pour se concilier l’insecte Gégène – et se nourrissent de fleurs qui leur donnent leur apparence colorée. Et si un jour ils mangent des carottes et le jour suivant rien du tout, puis encore des carottes et rien du tout, les voici au bout de quelque temps arborant une magnifique tenue à rayures orange. La technocratie tournée en dérision au profit de la contre-culture hippie ? On ne saurait pourtant utiliser cette seule clé de lecture puisque, dans leurs efforts pour coloniser la terre et vaincre Gégène, en déployant notamment toute la flotte des marins shadoks animée de sains principes (« Mieux vaut regarder là où on ne va pas, parce que, là où on va, on saura ce qu’il y a quand on y sera ; et, de toute façon, ce sera jamais que de l’eau »), les Shadoks adoptent la résolution de nuire à leur propre bêtise. Et ce sont les Gibis, écartés de la narration, dont on finit par se rappeler en les trouvant bouffis d’images et de nourriture, passés avec armes et bagages du côté du « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard, 1981), voués à leur tour à pomper dans le vide pour se racheter une culture physique (à l’instar du fitness et de ses salles de sport contemporaines).

Lors de la troisième saison, écrite à partir de 1972 et diffusée à partir de 1974, on retrouve le fil d’une satire du langage militaire et technocratique. La série s’intéresse aux descendants des Shadoks, chassés de la Terre depuis plus de trois mille générations, de nouveau réduits à leur activité principale, le pompage, sous l’effet d’une « pompomanie » congénitale organisée en sous-disciplines, telles que la géo-pompographie, la socio-pompologie ou la psycho- pompologie.

La narration relate la victoire sur le chaos initial et l’instauration de la civilisation, qui passe désormais par une machine adaptée aux capacités cognitives restreintes des Shadoks : l’antimémoire, aussi nommée le désordinateur, point d’aboutissement des « connaissances » fonctionnelles qui constituent à l’époque les sciences de l’information et de la communication. Ainsi :

« Pour les aider à se débarrasser de tout ce qu’il ne fallait pas savoir, les Shadoks avaient créé l’Antimémoire. C’était un grand machin à base de mécaniques subtiles, telles que poubelles à tiroirs, concasseurs de connaissances, broyeurs à savoir, etc.
On le promenait de chaumière en chaumière et il récupérait tout ce que les Shadoks pour leur hygiène culturelle étaient obligés d’oublier. Quand par maladresse, paresse ou inadvertance, le Shadok, dans un moment d’oubli en quelque sorte, se souvenait de quelque chose, l’Antimémoire rappliquait dare-dare. On lui disait « je veux pas le savoir » et l’Antimémoire aussitôt jetait ça dans ses tiroirs. Le reste du temps, il vivait dans les champs où il ruminait de la mathématique et de la cybernétique, de la logique formelle et du calcul différentiel. La civilisation shadok grâce à ses soins allait bon train. L’Antimémoire grandissait en âge et en vigueur. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il prit le nom d’ordinateur. »

A l’heure où les cybernéticiens du Club de Rome modélisent sur ordinateur les limites à la croissance (rapport Meadows de 1972) et bâtissent un plan de sauvetage pour le « vaisseau spatial Terre », matrice des collapsologues, transitionneurs et décarboneurs d’aujourd’hui, ces technologistes en costume vert, les Shadoks baissent pavillon devant le supercalculateur qui dit la vérité :

« Il fournissait aussi de la logique informelle du genre « tous les chats sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat ». Cela ne plaisait pas tellement au shadok Socrate, soit dit en passant, mais ça sortait de l’ordinateur et c’était la vé-ri- té ! D’ailleurs le shadok n’avait pas intérêt à dire le contraire. L’ordinateur se chargeait de lui en faire passer l’envie [bing]. Le shadok n’y revenait pas à deux fois et en plus ça lui apprenait la politesse. »

En regardant la série avec un recul de cinquante ans, soit, en France, le temps d’un retournement de l’écologie, des manifestations anti-nucléaires à la gestion de la « sobriété » énergétique, on la croirait écrite hier. Les Shadoks avaient le professeur Shadoko, nous avons désormais le professeur Janko : « Toutes les technologies font des morts. Le nucléaire est une de celles qui en font le moins. Bien moins que les piscines individuelles. Il vaut mieux emmener ton jeune gamin visiter une centrale nucléaire que de le laisser seul au bord de la piscine (4) ».

De mai à septembre on étouffe dans la fournaise, dans l’attente vaine de la pluie, alors que le gouvernement instaure des restrictions d’eau ? Pas pour les fabricants de semi-conducteurs électroniques, que le président shadok exhorte à tripler leur production, quitte à leur accorder des dérogations (5); en juillet 2020, le premier ministre shadok s’engage dans la « bataille pour le climat » et dynamite la logique en disant oui à la « croissance écologique », non à la « décroissance verte (6) » ; lassés des visioconférences et de leur influence néfaste sur les liens sociaux, les shadoks de chez Microsoft, aiguillonnés par leur rival Mark Zuckerberg, travaillent sur le Métavers avec leur plateforme de réalité augmentée Mesh, « collaborative et fun », permettant d’assister ensemble aux réunions de travail tout en restant seul, par la grâce du pilotage d’un avatar (7) ; parfois, même, les Shadoks se dissimulent sous le masque bienveillant des Gibis, à l’instar de la Britannique Zion Lights, « ancienne porte-parole d’Extinction Rébellion, le mouvement décroissant né au Royaume-Uni et prônant l’action directe. Végétarienne, apôtre de la sobriété, Mme Lights (…) estime dorénavant que « toute approche rationnelle, étayée, montre qu’une stratégie incluant l’énergie nucléaire est la seule solution réaliste pour réduire les émissions à l’échelle et à la vitesse requises »» (8). Autrement dit, pour les « Giboks » résilients de notre temps, « chaque fermeture de centrale nucléaire est un crime contre la planète (9) ».

Il fallait s’y attendre. Avec une intelligence limitée à quatre rubriques, de sorte que l’apprentissage de chaque nouvelle connaissance implique l’effacement d’une autre, on ne pouvait guère espérer des Shadoks autre chose que du surplace intellectuel. Derrière le petit théâtre de l’absurde pointe le nihilisme. Remarquez, ce n’est peut-être pas si grave, car « ce n’est qu’en pompant que vous arriverez à quelque chose et même si vous n’y arrivez pas… hé bien ça vous aura pas fait de mal ! ».

Les Shadoks originels ont cessé de pomper à partir de 1975, date de la dissolution de l’ORTF et du service de la Recherche. Mais le tandem Rouxel-Piéplu, en dépit notamment des protestations de ce dernier, n’a jamais pu s’extraire du compagnonnage avec ses créatures filiformes. Rouxel finit donc par rempiler pour une quatrième saison diffusée en 2000 sur Canal +, tout en transposant son univers de l’écran sur la page, en signant plusieurs albums, dont le subtil Les Shadoks et le désordinateur (2000).

Faut-il rire ou pleurer, au constat de la familiarité de l’univers loufoque créé par Jacques Rouxel ? Comme si, dans une société confrontée aux conséquences chaotiques de son fantasme de « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » (Castoriadis), le bon sens était devenu l’exception, la dissolution de la logique la norme. Cela tandis que les critiques radicaux de la technocratie en marche sont renvoyés au Goulp (ou au « grand dépotoir » – saison 4 – des réseaux sociaux) par les shadokommissaires traqueurs du crime de pensée. Je vous laisse en décider, cher lecteur, toute mon énergie ayant été pompée par la rédaction de cette notice.

Notes

2. Cf. Nino Ferrer, Madame Robert.

3. Cf. Renaud Garcia, « Pierre Fournier & Gébé », in , vol. 2, Éditions Service compris, 2022.

4. Jean-Marc Jancovici, cité par le mensuel La Décroissance, n°195, décembre 2022-janvier 2023.

5. Cf. Pièces et main d’œuvre, « STMicroelectronics, les incendiaires et les voleurs d’eau », 22 juillet 2022

6.  Jean Castex, Déclaration de politique générale du gouvernement, 15 juillet 2020.

7. Cf. http://www.frandroid.com. « Microsoft : on a eu un aperçu de son métavers : il est collaboratif et fun »,

3 novembre 2021.

8.  Le Monde Diplomatique n°821, août 2022.

9.  Citée par le mensuel La Décroissance, n°195, décembre 2022-janvier 2023.

Renaud Garcia
Hiver 2022-2023

À voir :

  • Les trois premières saisons intégrales des Shadoks sont disponibles en consultant les archives de l’INA.

À lire :

  • Jacques Rouxel, Les Shadoks et le désordinateur. Circonflexe, 2000 ; Les Shadoks et le Big Blank, Circonflexe, 2006.
  • Thierry Dejean, Les « Shadoks » de Jacques Rouxel, Hoebecke.

Nino Ferrer
(1934-1998)

C’est le lot des tard-venus : devoir tout recommencer de zéro, sans cesse redécouvrir leur héritage. De Nino Ferrer, votre bibliothécaire n’avait en tête, depuis belle lurette, que les airs cocasses et un brin désuets dont peut s’accommoder une radio jouant sur la nostalgie : « Mirza », « Oh ! Hé ! Hein ! Bon ! » ou « Le téléfon ».

Et puis « Le Sud », inévitable tube que l’on apprend, forcément, à la guitare. Il s’en dégageait bien un sentiment de sérénité et des images d’Arcadie propres à inspirer l’amour de la nature et de la vie, mais c’était tout. Inutile de chercher plus loin. On a beau connaître sa rouerie, le show-business n’en continue pas moins son façonnage des représentations. Il vous laisse d’un musicien écorché vif l’image d’un chanteur de variétés, égal en vacuité à ceux qu’il n’a pourtant cessé de conchier. Après quelques écoutes de l’œuvre intégrale, tâchons de restituer la juste mesure naturienne de cet aristocrate de la musique.

Nino Agostino Arturo Maria Ferrari naît à Gênes, en 1934, dans une famille issue de la bourgeoisie italienne, éprise d’art et de culture. Son père, Pierre Ferrari, docteur en chimie et ingénieur de nationalité italienne, émigre en Nouvelle-Calédonie au début des années 1930, pour y diriger une usine de nickel ; sa mère, qui vient d’une famille de paysans ayant quitté la France au milieu du XIXe siècle, y réside. Si Nino naît en Italie à la faveur d’un voyage, sa prime enfance se déroule dans le décor idyllique néo-calédonien, au sein de la bonne société, auprès des Caldoches et des Européens, à bonne distance des Kanaks soumis au Code de l’indigénat.

En 1939, la famille est en vacances en France lorsque la guerre les surprend, rendant impossible le retour en Nouvelle-Calédonie. Les Ferrari trouvent refuge dans l’Italie fasciste, dans la vieille maison de la famille paternelle située entre le Piémont et la Ligurie. Nino est petit, il y a la guerre partout, papa construit des usines loin en Albanie, pays envahi par l’Italie, maman fait les cours à la maison. A la fin de la guerre, Pierre Ferrari perd son emploi. Socialement déclassés, lui et le siens retournent en France et s’installent à Paris en 1947.

La culture chez les Ferrari, les lettres, la musique, la peinture des grands maîtres, c’est tout ce qui donne un sens à notre périssable existence, et offre quelque réconfort aux déracinés. Nino, enfant solitaire, saura gré toute sa vie à ses parents pour la culture bourgeoise qu’ils lui ont inculquée. Il fréquente les meilleurs établissements (Janson de Sailly, Henri IV, Saint-Louis) et se tourne déjà vers l’autre art qui, avec la musique, orientera son talent : la peinture.

Formation d’autodidacte. Le jazz est pour l’adolescent une révélation. En pleine ébullition germano-pratine, Nino apprend à jouer du banjo, de la contrebasse puis de la basse, qui sera son instrument formateur : un moyen sans égal pour habituer l’oreille à décomposer les harmonies. Au début des années 1950, il joue dans un groupe nommé les Dixie Cats, qui anime au fil de la décennie les bals des écoles et acquiert assez de maîtrise pour accompagner un trompettiste de la stature de Bill Coleman.

Nino est à la même époque l’amoureux transi d’une certaine Claire, puis, après leur séparation, la proie de pensées suicidaires. Un de ses premiers morceaux, « Un an d’amour (c’est irréparable) », porte la marque de cet épisode. Il s’inscrit en parallèle à la Sorbonne pour y suivre le cursus de licence de lettres, orientée vers l’histoire des religions et l’ethnologie. Il en sort diplômé et étudie au Musée de l’Homme sous la direction du professeur Leroi-Gourhan. Petit rappel : André Leroi-Gourhan (1911-1986), ethnologue, archéologue et historien français, est un penseur majeur de la technique comme facteur d’hominisation (Milieu et techniques ; Le geste et la parole). Il dirige à cette époque des fouilles dans l’Yonne et dans des grottes espagnoles, auxquelles participe le jeune Ferrari. Après un dernier retour en Nouvelle-Calédonie pour y retrouver sa grand-mère mourante, le jeune homme aborde les années 1960 avec sa passion intacte pour le jazz, sa formation des Dixie Cats qui a mûri techniquement, et la possibilité d’embrasser la carrière d’archéologue.

Voilà au moins trois différences par rapport à la génération de Salut les copains, ces « yéyé » glosés – déjà – par Edgar Morin en 1963, dans les colonnes du Monde, emmenés par le viril Johnny Hallyday. On sait bien que le niveau, depuis, est monté en flèche, toujours est-il qu’à la fin des années 1950, ils ne sont pas si nombreux les étudiants capables d’aller au bout de la licence de lettres, et encore moins parmi les futures vedettes des années 1960. Ferrer vient de surcroît d’une musique ternaire et possède une dextérité qui fait souvent défaut à la génération montante (Johnny comme exemple, encore). Il est en décalage. Lui qui va sur ses trente ans voit débouler des gamins de vingt ans montés en épingle par l’industrie du vedettariat. Il reste peu de temps pour « percer ».

Au début des années 1960, il se donne deux ou trois ans pour voir s’il peut vivre de ses chansons. La perspective de gratter des mètres et des mètres carrés de terre à la recherche d’infimes éléments « qui ne prennent de valeur que sur un plan statigraphique millimétré » ne l’enchante guère. Par l’intermédiaire du batteur des Dixie Cats, il tourne à Paris en compagnie de la chanteuse américaine Nancy Holloway, qui lui donne confiance dans sa capacité à chanter. Il intègre dans sa palette jazz le rythm n’ blues d’un Ray Charles, de Sam n’ Dave, de James Brown ou d’Otis Redding. D’une certaine façon, ce dandy blond et efflanqué voudrait être noir. Posant sur sa musique des mots qui vibrent comme les syncopes d’un solo de jazz, Ferrer enregistre trois 45 tours entre 1963 et 1965, pour le label Bel Air, rattaché à la maison de disques Barclay : trois fois quatre titres, déjà un album en somme, sans rencontrer le moindre succès. La carrière semble se refuser au jazzman.

C’est alors que le producteur Eddie Barclay, personnification du show-biz, pourtant généreux dans la dernière chance qu’il accorde au chanteur, le place entre les mains d’un directeur artistique qui lui laisse les coudées franches. Et c’est « Mirza », un morceau venu à Ferrer après un concert à Saint-Raphaël, où le propriétaire des lieux court à la recherche de son chien. Le chanteur improvise un air inspiré du « La la la la la » de « Little » Stevie Wonder (né en 1950, le futur compositeur de « Higher Ground » a commencé sa carrière à onze ans).

On accélère le tempo, on pose un solo émérite de l’organiste Bernard Estardy, on laisse leur place aux cuivres, quelques paroles humoristiques en prime, et le tour est joué. Pour le meilleur et le pire. Entre 1965 et 1969 Nino Ferrer devient une vedette de la chanson : « Alexandre », « Oh ! Hé ! Hein ! Bon ! », « Les cornichons », « Mon copain Bismarck », « Le téléfon » et « Je vends des robes » amusent par leur orchestration sautillante et leurs énumérations absurdes réminiscentes du collège de pataphysique (d’Alfred Jarry à Boris Vian). Le public en redemande et la maison Barclay a trouvé son nouveau produit d’appel : un musicien de jazz accompli, marqué par l’irruption du rythm n’ blues et de la soul américaine, qui place son talent musical au service de chansons-gags.

Galas, festivals, télévision, belles voitures (dont, nul n’est parfait, il restera un amateur toute sa vie), conquêtes, compagnes, mœurs libertines : rien ne manque au cliché de la créature promue par le spectacle, qui banquette désormais dans une grande propriété de la région parisienne, la Martinière. Cette époque réserve quelques titres plus profonds, ou dotés d’un humour subtil (« Je veux être noir » ; « Mao et Moa » ; « Les hommes à tout faire ») mais rien n’y fait. Les auditeurs sont à l’image de l’industrie qui fabrique la musique en série : ils n’en ont que pour le divertissement. La mécanique tourne bien, Nino Ferrer n’est pas à plaindre. Grisé par la popularité, comme le serait tout un chacun, il n’en est pas dupe pour autant, comme en témoigne le morceau de 1967 « Je cherche une petite fille » :

Je cherche une petite combine qui permettrait
une bonne petite vie de rentier,
je l ’ai longtemps cherchée, enfin je l ’ai trouvée,
je me suis lancé dans la chanson,
et j ’ai gagné des mille et des cents

Le stratagème continue de fonctionner jusqu’en Italie, ou la « pelle nera », l’adaptation de « Je veux être noir », conquiert le hit-parade transalpin. Nino Ferrer mène une double carrière, en France et dans son pays d’origine, où il participe au festival de San Remo. Puisque cette chanson plus sérieuse a été plébiscitée en Italie, le chanteur y voit un terrain favorable pour tenter ce qu’il a vraiment envie de faire. Il s’installe à Rome et intègre la télévision italienne, décrochant l’animation d’un show hebdomadaire intitulé Io, Agata e tu.

Las, en-deçà des Alpes comme au-delà, le spectacle demeure le spectacle : une machine à essorer les ambitions artistiques au profit du « top de la variété merdique » (à propos du festival de San Remo), de la « combine et du brigandage ». En Italie, Ferrer a pourtant enregistré en 1970, avec des musiciens de tournée, l’album Rats & Roll ’s, qui sonne tout à fait différemment : claviers hypnotiques, sons de guitare saturée, solos de batterie frénétiques, usage des gammes de blues. Les Doors (dont l’album éponyme date de 1967) et Santana (en 1969) sont passés par là. Un joyau christique se détache de cet enregistrement, le morceau « Povero Cristo », comme une allusion à saint François d’Assise, le saint patron de l’écologie, natif de l’Ombrie :

Gesù Cristo sulla montagna
Solo corne un cane, solo con noi
Ripeti un po ’ le tue parole
Non vorremmo sbagliar

L ’amore La pace
La carità
Las date s tare gli onori
I soldi buttateli fuori

Sanguin et amoureux, Ferrer s’éprend de Brigitte Bardot au début de l’année 1971, alors qu’il vit avec son ancienne assistante Jacqueline Monestier, dite Kinou, qui est devenue sa compagne en 1969, et sera sa femme en 1978. Traqué à Rome par les paparazzi, il revoit également ses ambitions dans son pays natal. Dès que l’Italien cherche à accomplir ce qui lui tient à cœur, le public reste indifférent. L’exigeant bourgeois cultivé veut faire de la musique. On le condamne à la « muzak », ce bruit de fond pour ascenseurs et pissotières, qui a désormais couvert de sa mélasse sonore l’espace public et les lieux de conversation.

Nino Ferrer revient en France, toujours parisien, animé d’une rage contre le monde du spectacle. Mai 68, au départ considéré avec frivolité par le chanteur comme un mauvais coup pour sa carrière de vedette, décante ses effets à retardement. Les aspirations contre-culturelles, renforcées par la musique anglo-saxonne, rencontrent le souci esthétique de Ferrer et son refus des compromissions avec la vulgarité de l’industrie du disque. En 1971, il obtient de Barclay le réenregistrement, en français, de l’album Rats & Roll’s. Ce sera Métronomie. L’autre Nino Ferrer advient avec ce disque, celui qui nous intéresse car il pense et compose en esprit libre, contre son image « markettée », en prenant le pouls d’une époque de critique du monde industriel.

Dès le titre d’ouverture « Métronomie », morceau de neuf minutes, qui évoque les claviers de Ray Manzarek des Doors, l’auditeur est projeté dans les odyssées psychédéliques du rock progressif. En 1970, Pink Floyd s’est lancé dans ce type de morceaux fleuve, par exemple au début de Atom Heart Mother. Ferrer pose une oreille sur tout cela et capte l’esprit du temps. « Cannabis » paye ainsi son écot à un poncif de la contre-culture inspiré du Huxley le plus ésotérique (Les portes de la perception) :

La crasse et le vide,
La gueule et l ’angoisse,
La guerre aux métèques,
Nègres, Juifs ou chiens Ça ne fait rien !

Cannabis indica,
chanvre et Marie-jeanne,
opium, haschisch,
blanche neige,
stick, kiff, trip et joint,
herbe et voyage
au bout de l ’acide lysergique ditylamide
Et la nuit…

La viande aux hormones,
La mer pleine de merde
Le monde en plastique,
La structuration
Le métro !

Cannabis indica,
chanvre et Marie-jeanne,
opium, haschisch,
blanche neige,
stick, kiff, trip et joint,
herbe et voyage
au bout de l ’acide lysergique ditylamide
Et la nuit..

Puis vient « La maison près de la fontaine » et son thème à la trompette inspiré par Louis Armstrong. Entre jazz, blues et folk, avec des réminiscences de la Nouvelle-Orléans, de la Nouvelle-Calédonie et de l’Italie où fut composé l’original « Povere Cristo », il s’agit d’un morceau fétiche pour tout naturien.

Nino Ferrer a été impressionné par « Riders on the Storm », le morceau conclusif du L.A Woman des Doors, sorti en 1971. Le groupe américain intègre dans sa musique des bruits naturels, qui se fondent dans le paysage instrumental. « La Maison près de la fontaine » juxtapose ainsi, sur des sons de claviers, des pépiements d’oiseaux qui introduisent au locus amœnus protégé des affres de la guerre et de la civilisation industrielle :

La maison près de la fontaine
Couverte de vigne vierge et de toiles d’araignée
Sentait la confiture et le désordre et l’obscurité
L ’automne,
l ’enfance,
l’éternité…

Ferrer le littéraire retrouve la tradition de l’Arcadie virgilienne, jusqu’au jardin de la lettre XI de la quatrième partie de la Nouvelle Héloïse de Rousseau, en passant par les jardins du Décaméron de Boccace, havre de paix face au fléau de la peste. Le topos comprend six caractéristiques : les sources, les plantations, les jardins, la brise légère, les fleurs et le chant des oiseaux. On s’y plaît, non sans un rappel supplémentaire des « déduits d’oiseaux » chers aux poètes médiévaux de la reverdie (ce qui n’a rien d’incongru pour le chanteur qui allait répétant qu’il se serait bien vu à l’époque de l’amour courtois, à partir du XIIe siècle) :

Autour il y avait le silence
Les guêpes et les nids des oiseaux
On allait à la pêche aux écrevisses
avec Monsieur l ’curé
On se baignait tout nus, tout noirs
Avec les petites filles et les canards.

Malheureusement, l’époque croit au progrès, lequel ne croit en rien d’autre qu’en son avancée aveugle, par la bétonnisation, la démocratisation du confort, l’exploitation effrénée de la nature et la guerre qui en résulte. À l’automne, à l’enfance, à l’éternité ont succédé l’essence/ la guerre/ la société. Un monde est perdu, qui ne reviendra plus, sauf à se trouver ressuscité par l’art :

Ce n ’est pas si mal
Et c ’est normal,
C ’est le progrès.

Sur le même album, le morceau « Pour oublier qu’on s’est aimés », allusion probable à la passade avec la Bardot, retrouve dans un autre registre cette expression du moment fugace, mais grâce auquel la vie a valu la peine d’être vécue. Ferrer a mûri, entre désespoir et mélancolie : « Ce disque est complètement désespéré, je ne le ferais plus maintenant, car je me suis mis à aimer les gens ».

Est-ce tout à fait certain ? « La maison près de la fontaine », excellent morceau, obtient un succès public, même s’il n’atteint pas le niveau des tubes de la fin des années 1960. Mais l’album entier reste méconnu. La musique de Ferrer n’est pas adaptée au grand public français, qui se tourne vers les Johnny, Sardou, Françoise Hardy, tout en s’encanaillant auprès de Polnareff. Ferrer est autre part, un homme de 33-tours, qui présente sa musique comme un tout d’une quarantaine de minutes semblable à une invitation au voyage. L’auditeur doit s’imprégner d’un univers, se confronter éventuellement à ce qui lui résiste, alors que radio et télévision – et aujourd’hui les plateformes de musique à la demande sur Internet – privilégient le titre isolé (le « simple ») et la consommation immédiate du produit. Il en résulte une régression de l’écoute qui accable Ferrer, tout en le condamnant à une semi-confidentialité.

Un seul credo, dès lors, durant les années 1970 : aller là où sa créativité le porte, en tant que compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, à quoi s’ajoute sa casquette de peintre. Les toiles comme les chansons, déclare-t-il, pourraient bien avoir la même saveur que les melons de son voisin. En tout cas, il les fait pousser avec le même amour.

Il rencontre en 1972, du côté de Saint-Tropez, un guitariste de rock, Micky Finn, qui a fréquenté Keith Richards, T. Rex ou encore Eric Clapton. Incarnation typique du rockeur porté sur la boisson, Finn convertit définitivement Nino à la mode anglo-saxonne. L’Italien monte un groupe nommé les Leggs, signe en 1973 l’album Nino Ferrer & Leggs et chante désormais des morceaux en anglais. Accompagné de la chanteuse noire américaine Radiah Frye, qui apparaît nue aux côtés de Ferrer sur la pochette de l’album, telle une nouvelle Eve, il signe en 1974 Nino & Radiah. Puis Suite en Œuf (1975) et Véritables variétés verdâtres (1977), ces trois derniers albums sortis chez CBS. Tous ces disques forment une importante contribution à la musique rock en France, et l’on peut considérer, comme l’a suggéré un biographe de Ferrer, qu’ils constituent une attaque contre la modernité, effectuée par des moyens très modernes (la musique amplifiée et jouée fort en concert) pourtant réunis et agencés d’une façon artisanale par un seul maître d’œuvre.

Dans notre perspective, plusieurs textes et morceaux se détachent durant cette période. « La révolution », « Moby Dick » et « L ’an 2000 » sur l’album de 1973. Ce dernier titre envisage les brèches de l’avenir, les voies de secours ténues pour percer la toile de la contrainte :

Devant ce que maintenant tu sais,
Tu n ’as pas trente-six solutions,
Tu n ’as le choix qu ’entre ces deux voies,
Il faudra bien que tu en arrives là.
Tu peux choisir de ne plus penser
Qu ’à ce qu ’on a déjà pensé pour toi,
en regardant ton cinéma.

Ou bien tu peux te sentir mal
et découvrir autre chose en toi,
caché sous un tas de conneries,
qu ’on a mis là pour faire joli,
le dégoût, la nécessité, la peur de ne plus jamais trouver
ce qu ’il faudra pour commencer :
l’an 2000, l’an demain,
l’an 2000, l’an demain

Avoir une autre liberté
que la liberté de choisir
entre pouvoir mourir de faim
ou pouvoir vivre comme un chien,
pouvoir t’aimer, t’aimer, t’aimer,
t’aimer bien,
qui que tu sois, d’où que tu viennes.

Un peu comme pour Métronomie, un tube sort de l’album Nino & Radiah. Il s’agit de l’adaptation française du morceau introductif « South », un titre aérien qui, nouvelle ironie du sort, s’avère meilleur que « Le Sud ». Le chanteur met d’ailleurs sur le marché une version française qu’il estime encore inachevée et qui ne le satisfait pas. Le perfectionnisme est une autre facette de Nino Ferrer, dès le départ mais d’autant plus à partir du moment où, dans les années 1970, il cherche à maîtriser intégralement sa production musicale. Il rudoie ses musiciens, fulmine lorsqu’il ne parvient pas à exprimer clairement sa vision, puis explose en disputes mémorables avec son organiste et ingénieur du son Bernard Estardy, accusé de sacrifier à l’esprit commercial. « Le Sud », classique qui n’a pas besoin de présentation, le locus amœnus renvoyant cette fois au paradis perdu de l’enfance en Nouvelle-Calédonie, est ainsi une consécration empoisonnée. Rattrapé par le fisc suite à l’argent accumulé à la fin des années 1960, désormais en marge de l’industrie du disque, Nino trouve dans ce succès populaire assez de royalties pour se mettre pendant quelque temps à l’abri financièrement. Mais « Le Sud » éclipse les compositions remarquables du reste de l’album, telles « Mint Julep » – à mi-chemin entre Stevie Wonder et le rock sudiste de Lynyrd Skynyrd – ou encore « Hot Toddy ». Le spectacle s’en est tenu à un morceau, pas le meilleur, et a jeté le reste.

Comment pourrait-il alors considérer « Alcina de Jésus », magnifique composition de 1975 à propos d’une jeune fille portugaise qui travaille loin de son pays en tant que nourrice d’une famille fortunée, passant à côté de l’histoire, alors que Révolution des Œillets fait souffler le vent de la liberté dans sa patrie ? Que penseraient les décideurs de l’industrie du disque des « Morceaux de fer » et de « Chanson pour Nathalie », avec l’irruption d’une flûte qui rappelle le travail de Ian Anderson, de Jethro Tull, sur Stand Up (1969) et Aqualung (1971) ? Ou encore du solo de guitare final de « Valentin », en 1977, qui évoque Jimmy Page, de Led Zeppelin ? Ferrer cherche encore un ailleurs, même si les morceaux de fer – en l’occurrence l’avion, dont il a une peur panique – abolissent les distances et rapprochent toujours plus les barreaux de la cage :

Tous les deux, on pourrait faire
un univers imaginaire,
sur une île, où tout serait
comme on aurait voulu que ce soit.

On préfère avoir la mer
plutôt qu ’avoir un réfrigérateur.
Mais il n’y a plus un endroit sur terre
ans qu ’il y ait des morceaux de fer
qui tournent autour de moi.

En 1976, cependant, Nino Ferrer prend la fuite et quitte Paris. Ses royalties lui permettent d’acheter une propriété dans le Lot, sur le causse du Quercy, non loin du village de Montcuq (comme un pied de nez à l’humour potache de ses débuts). Le domaine de la Taillade devient son refuge. Avec Kinou, il se concentre sur sa musique, sa peinture et prend le temps de vivre, avec les animaux (ses chiens, son chat et même un poney welsh, dont il cherche ensuite à faire un élevage), face aux champs à perte de vue. On le retrouve, dans des images d’archives, en conflit ouvert avec les marchands de tubes : « je continuerai à faire de la musique parce que c’est ma passion, mais j’ai envie de faire de la musique pour moi tout seul, pour mes amis et je n’ai pas envie d’essayer d’être une vedette ». De fait, Ferrer compose dans son domaine puis, en fonction de l’orientation des morceaux, s’entoure de musiciens français ou anglo-saxons. Il se rend dans un studio professionnel au dernier moment. L’album Blanat (1979) réserve encore de belles surprises (« Bloody Flamenco » ; « Scopa ») qui retiennent les critiques avertis, mais l’on entre bientôt dans une nouvelle décennie qui n’est pas davantage prête pour Ferrer, et va plutôt plébisciter, hors de la variété, Téléphone, Higelin ou Bashung.

Désormais, les rares invitations de la télévision ou de la radio parisiennes sont l’occasion de règlements de comptes, où se mêlent la dérision, l’agacement et la rancune à l’égard de ceux qui, sauf enquête approfondie par quelques passionnés, l’ont transformé à jamais en faiseur de tubes « lyrico-dérisoires » :

« De toute façon ce que je fais je ne le fais pas pour plaire à quelqu’un mais pour la joie de le faire. Et si quelqu’un comprend, c’est une joie bien plus grande encore, mais le succès ne peut être le moteur de mes entreprises, surtout pas celui que l’on obtient par un matraquage forcené dû à la fraternisation avec d’habiles hommes d’affaires, habiles surtout à tirer profit de la malléabilité des gogos. Je ne suis pas de ceux qui sortent leur revolver lorsqu’ils entendent le mot Culture. La Culture c’est tout ce qui embellit, enrichit, donne de la saveur, de la dignité, de la compréhension et finalement des résultats en ce qui concerne le difficile problème de l’horrible réalité de la vie : nous devons mourir ! Ainsi se disait en soi-même l’homme de Tautavel à qui il avait fallu 50 000 ans de résidence dans la même grotte pour découvrir que la viande cuite sur le feu était meilleure que mangée crue à même la bête. Pendant qu’autour de lui résonnaient les rires gras de ses congénères qui plaçaient les bonnes vieilles habitudes au-dessus de toute chose et refusaient les aliments cuits sous prétexte qu’ils étaient trop intellectuels. »

C’est dit ! Où l’on voit qu’à un certain stade du progrès, seule la culture peut raviver le sentiment de la nature, en une contradiction qui n’est qu’apparente. Cette contradiction s’approfondit dans les années 1980. Pierre Ferrari meurt, la mère de Nino, vieillissante, vit près de lui. Les tensions avec les musiciens de session sont nombreuses tant l’exigence de Ferrer porte loin, jusqu’à une brouille avec son fidèle ingénieur du son Estardy. Les concerts, donnés à nouveau après une période d’arrêt complet, avec un nouveau groupe constitué de jeunes musiciens locaux, ne donnent pas satisfaction. Le chanteur insulte parfois son public, commet des bourdes, noie son trac dans l’alcool. Et chaque fois qu’il revient sacrifier au rituel promotionnel, c’est pour se faire rappeler « Mirza », « Les cornichons » ou « Le Sud ». Jusqu’à l’écœurement :

Si, depuis qu ’on est môme,
on n ’entend que de la soupe,
on ne voit que de la merde,
on devient vite des cons,
abrutis de rengaines

« Télé libre », album Ex-Libris, 1982.

En guerre contre les cons, Nino Ferrer a fort à faire. Même si les orchestrations sont un peu plus frustes que dans les années 1970, la musique reste intéressante, et l’image qui se dégage des années 1980 attachante. Celle d’un rock n’ roll cowboy, retiré du circuit, qui aurait aimé faire avec le peuple, mais constate aussi que le peuple veut autre chose (comme « La danse des canards » ou « Les lacs du Connemara ») :

Ils sont assis comme des veaux parmi les papiers gras,
ils sont remplis de merguez, de frites et de coca,
ils écoutent la musique comme on regarde passer les trains,
de toute façon le son est merdique, la sono, c ’est les gars du coin,
et la soirée s ’étire, il ne se passe rien.
Moi, je me sens tout seul, sous le feu des projecteurs,
pendant que le spectacle avance à toute vapeur,
je suis un rock n’roll cowboy,
en sueur.
« Rock n’ Roll Cowboy », album Rock n ’ Roll cowboy, 1983.

Il demeure néanmoins, dans cette décennie et au-delà, l’essentiel de la musique de Ferrer : cette recherche d’un ailleurs, la possibilité d’une vie vivante loin des illusions spectaculaires. Pour cela, il faut de l’art et de l’espace, quand le monde devient une prison à ciel ouvert, saturée de machines pour ces machins que deviennent les hommes :

Toi, technocrate en redingote étriquée,
tu finiras bien par m ’avoir tout ficelé,
mais jusqu ’à tant que tu aies fait sauter la planète,
moi, je ferai de la musique avec mes potes

« La maison tontaine et tonton », album La Carmencita, 1980.

Car il n’y a pas d’échappatoire
du mauvais côté de la barrière,
depuis l’école jusqu ’au cimetière,
je fais ce qu ’on me dit.

D ’H.L.M. en club de vacances,
sans but, sans orgueil, sans vaillance,
je ne peux que suivre la danse
et faire comme si.
je m ’ennuie,
je voudrais faire autre chose de ma vie,
je m ’ennuie,
je voudrais savoir comment sortir d’ici.

Vivre d’amour, de musique et de riz complet,
quelque part, où ce serait bien vert.
Avec des chiens, des vaches, des poules et des mouflets
et un peu d’herbe pour les soirs d’hiver.

« Riz complet », album Ex-Libris, 1982.

La solitude engendre l’imagination, la rêverie, la réflexion, la masturbation,
toutes qualités ou défauts inacceptables dans la Société vers laquelle nous évoluons.
De toute façon nous serons trop nombreux
pour qu ’il y ait assez de place pour les solitaires.
Un solitaire nécessite un désert autour de lui,
nous sommes destinés à vivre dans une ruche clapier
où tout sera communautaire et social
Il est évident que tout mutant sera exclu

« Vive les Moules », album Ex-Libris, 1982.

En 1986, celui qui est devenu père par deux fois depuis 1979, ne peut que s’interroger sur l’avenir à la lumière glauque de Tchernobyl. Il en résulte « L ’année de la comète », le texte qui achève, à nos yeux, d’en faire un auteur étoilé, après ses prémonitions au sujet de la clôture définitive du monde-machine :

A Tchernobyl
tout est tranquille
endors-toi sur tes deux oreilles
s’il y a quelque chose je te réveille,
si je ne dis rien c ’est que tout va bien
comme dit le professeur Pellerin.
Et s ’il arrivait un malheur
il y a les unions de consommateurs.
Je n ’ai pas peur, j ’ai fait mon temps
Mais je regrette pour les enfants
Et peut-être que tout ira bien
qu’on aura des matins sereins dans un univers différent.
Moi, j’aimais bien celui d’avant
avec des arbres et des jardins
de la musique faite à la main,
et puis quelques ordinateurs
comme domestiques, pas comme seigneurs.
Alors viens, oublions tout ça,
nous ne sommes que de pauvres rats.
Oublions tout, sauf la passion,
juste le temps d’une illusion
comme disait Jacques le Magicien,
viens mélanger ton corps au mien.
Et si la comète est propice
nous ferons des feux d’artifice.
Et si la comète n ’y est pour rien
Nous ferons comme veut le destin.

« L ’année de la comète », 13e album, 1986.

Tout est dit ou presque. Nous voici « empêtrés dans les remords et la désabusion », d’après le mot-valise qui donne son titre au dernier vrai album de l’artiste, en 1993. Une nouvelle fois soutenu par une petite campagne promotionnelle. Une énième fois sommé de chanter à propos d’un chien disparu ou du linge étendu sur la terrasse. Le musicien est de plus en plus peintre, d’ailleurs. Il expose dans la Capitale, se voit décoré par le ministre de la Culture, mais cela ne change rien à l’affaire. La mort de sa mère, des suites d’une chute survenue en 1997 lors d’une visite des travaux de rénovation du domaine de la Taillade, laisse Nino rongé par la culpabilité. Le 13 août 1998, cédant à la noirceur qui l’a hanté toute sa vie, il parsème le domaine de mots demandant le pardon à ses proches pour son caractère irascible et s’en va au milieu d’un champ tourner contre son cœur le canon d’un fusil, pour un ultime blues de fin du monde.

Tel est l’homme et l’artiste que l’on découvre en grattant sous la surface médiatique. À l’image des notices littéraires, cette notice musicale dévoile tout à la fois un amoureux des éléments, des animaux et de la nature, et un esprit libre. Laissons-lui la parole pour terminer, en souhaitant que chacun adopte, selon ses dilections, ce modus vivendi :

« Il semble que dans notre société la puissance des marchands pousse à l’infarcissement vers le mieux (qui comme chacun le sait est l’ennemi du bien) et vers le plus (qui fait de nous des obèses). Plus blancs, plus forts, plus loin, plus bêtes, les produits s’amoncellent, on étouffe sous une avalanche de sons et d’images fabriqués industriellement et promotionnés colossalement. Moi je ne veux pas être un produit, je veux faire mon truc artisanalement, comme je le sens, et passionnément. Mon truc c’est un mélange de musique et de paroles. »

Renaud Garcia
Hiver 2022-2023

Pour les yeux :

  • Nino Ferrer, Textes ?, Le Seuil, 1996.
  • Henry Chartier, Nino Ferrer. Un homme libre. Le mot et le reste, 2018.

Pour les oreilles :

Le coffret Sacré Nino... (Barclay, 1998), composé de trois disques, rassemble cinquante-trois morceaux sur les trois décennies de carrière de Nino Ferrer. Avec Kinou, il travaillait à sa réalisation lorsqu’il s’est suicidé.

Les notices de la Bibliothèque verte sont publiées par les éditions Service compris
Bon de commande disponible ici

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1 commentaire

  1. Debra

     /  20 mars 2023

    Très beaux hommages sur des oeuvres très différentes d’esprit, et qui donnent envie d’aller plus loin.
    Oui, la musique faite dans l’esprit d’un artisanat, d’un travail manuel ? me parle bien plus que ce qui est fait en étant connecté sur un ordinatueur (bien vu par Jacques Rouxel, en l’occurrence…).

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