Christophe Guilluy, « Les Dépossédés » (extraits)

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Christophe Guilluy
Les Dépossédés
(extraits)
2022

L’impression est étrange. Les classes dominantes n’ont jamais autant concentré de pouvoirs, accumulé de richesses, verrouillé le narratif politico-médiatique et, dans le même temps, n’ont jamais paru aussi faibles, incompétentes et ridicules. De leur côté, les classes populaires, pourtant reléguées économiquement et culturellement, n’ont jamais autant inquiété. 

C’est dans cette « drôle de guerre » qu’a émergé à la fin du XXe siècle une contestation qui ne ressemble à aucun des mouvements sociaux des siècles passés. Elle n’est conduite par aucun parti, aucun syndicat, aucun leader, mais par des gens ordinaires. Ses ressorts profonds, et c’est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. 

Elle n’est pas animée par une conscience de classe, mais par le constat d’avoir été dépossédé de ses prérogatives, d’avoir peu à peu été mis au bord du monde. Sa force et sa sérénité tiennent à son inscription dans le temps long. Ce mouvement bouscule en effet les tenants du présent perpétuel et de l’agitation permanente. Sa dimension immatérielle le rend inarrêtable, et surtout insaisissable aux yeux d’élites dirigeantes jusqu’alors habituées à tout régler grâce à des chèques.

Ce mouvement n’est pas un remake des Misérables, il est bien plus que cela, il est celui des dépossédés. Celui d’une majorité ordinaire qui s’est autonomisée et n’entend plus désormais se plier aux directives de ceux qui lui expliquent comment vivre ou survivre et comment se comporter. 

Au fil du temps, cette protestation irrésistible et protéiforme est devenue majoritaire. Portée par la volonté d’imposer un retour aux réalités sociales et culturelles de la vie ordinaire, elle fait imploser le récit de ceux qui nous promettaient le meilleur des mondes.

[…]

Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains voyaient la mer comme un espace réservé aux dieux. La bourgeoisie du XIXe siècle en a fait son lieu de villégiature. Après une courte période de démocratisation, la bourgeoisie cool et inclusive du nouveau millénaire mise sur la loi du marché pour en faire à nouveau son terrain de jeu fermé. Des bains de mer d’hier à l’embourgeoisement d’aujourd’hui, on retourne discrètement à la case départ. En apparence, rien n’a changé, le décorum reste à peu près le même, mais la maison de pêcheur est devenue celle du cadre parisien. Ce basculement rappelle celui des grandes villes, dans lesquelles les appartements et les surfaces artisanales des quartiers populaires sont transformés en lofts et n’ont pas logé un ouvrier depuis quelques décennies déjà.

Ce retour en arrière s’est opéré à bas bruit, et même dans la joie et la bonne humeur. Le fait qu’un jeune issu de milieux modestes ne puisse plus vivre là où il est né (quartiers populaires de grandes villes, zones littorales) ne dérange pas grand monde.

Entendons-nous bien, il n’y a pas d’« accaparement des terres ». En réalité, comme à son habitude, la nouvelle bourgeoisie cool et inclusive ne chasse personne, ne s’impose pas, elle n’a pas besoin de le faire. Elle accompagne, presque sans le vouloir, la main invisible du marché de l’immobilier. Mieux, comme hier lorsqu’elle a débarqué dans les quartiers populaires des grandes villes, elle explique aujourd’hui qu’elle permet aux espaces qu’elle investit de s’améliorer, de retrouver un dynamisme économique, de créer des emplois locaux. Une petite musique médiatique vient par ailleurs justifier cette dynamique en laissant entendre que ce mouvement est cohérent avec le besoin de « quitter la ville », de télétravailler en développant la co-résidence pour le bien des autochtones. Un monde parfait, donc.

Compte tenu de l’accroissement de l’écart entre revenus moyens régionaux et prix de l’immobilier, on peut désormais acter la fin programmée de la présence populaire près des bords de mer. Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des villes ; classes supérieures urbaines, bourgeoisie traditionnelle ou progressiste, retraités aisés. La baisse de la mobilité étant inscrite dans ce processus de gentrification, on peut sans risque prédire la cristallisation d’un processus d’embourgeoisement et de vieillissement à l’ensemble des littoraux. 

[…]

En quelques années, donc, le département [de la Gironde] a enregistré une recomposition économique et sociale que les autres territoires métropolisés avaient subie en un demi-siècle. Mécaniquement, le processus a donné naissance à une organisation inégalitaire entre sa grande ville gentrifiée, dans laquelle la présence de catégories populaires se limite aux quartiers de logements sociaux, et ses périphéries populaires. Les classes supérieures choisissent la ville centre, les périphéries les plus proches et les littoraux, les catégories modestes et populaires se replient sur la Gironde périphérique. Ces espaces du « périurbain subi », selon l’expression du géographe Laurent Chalard, accueillent alors prioritairement des employés, des ouvriers qui, pour accéder à la propriété, ont été obligés de s’éloigner du cœur de la métropole bordelaise, vers des communes où le prix du foncier est beaucoup moins élevé (le Médoc, le Cubzaguais, le Blayais). Le géographe constate que ces espaces, où les ménages ont peu de moyens mais sont dépendants de la voiture, ont été les bastions de la mobilisation Gilets jaunes. Ils sont aussi ceux où le vote RN s’enracine (cf. les dernières élections présidentielles puis législatives de 2022).

Le modèle produit partout les mêmes effets, la même relégation et la même violence sociale invisible. En s’éloignant des zones d’emplois les plus actives, des territoires qui comptent économiquement et culturellement, la majorité ordinaire voit peu à peu son horizon social, et celui de ses enfants, se rétrécir.

À Bordeaux, comme dans l’ensemble des métropoles, les élus pensent générer et piloter le développement fulgurant de leur ville. En vérité, ils ne génèrent et ne pilotent rien, c’est le marché qui est aux manettes. Ils s’enorgueillissent toujours de leurs résultats. Ne pouvant diriger le mouvement, ils feignent de l’avoir initié. Ils ne sont que les marionnettes d’une puissante dynamique économique, financière et immobilière à l’intérieur de laquelle le politique passe les plats.

Les opérations de rénovation et de restructuration urbaines, les aménagements verts, la montée en gamme des équipements permettent de faire connaître l’amélioration objective des conditions de vie. La réalité est que ces territoires intégrés à l’économie-monde aimantent les entreprises de l’économie tertiaire, de la recherche, de la logistique et du BTP (auxquelles il faut ajouter la concentration mécanique des sièges sociaux, des administrations et des universités) ; cette dynamique est donc moins portée par des politiques publiques que par la loi de l’offre et de la demande.

Les édiles locaux peuvent communiquer sur leur réussite, ils ne sont que les jouets du marché. En réalité, n’importe quel imbécile peut « diriger » une grande ville, puisque ici il n’est pas le pilote, au mieux est-il le copilote. Il est pourtant paradoxal de voir aujourd’hui tous les cadors de la politique, les pépites de la technostructure, se bousculer pour diriger une métropole (un territoire qui fonctionne tout seul), alors que les besoins et ressources humains et intellectuels se situent d’abord dans les espaces en difficulté, désindustrialisés et sans moyens, dans la France périphérique. Comment prendre au sérieux des élites politiques qui se battent pour représenter les territoires où justement le « politique » s’est effacé au profit du marché et qui refusent de servir les territoires où, à l’inverse, les attentes de politiques publiques sont les plus fortes ?

[…]

Le décalage entre les faits et leurs représentations a rarement été aussi saisissant : le monde d’en haut se citadellise, mais promeut la société inclusive. Il nous explique que le pouvoir d’achat des gens ordinaires augmente quand bien même leurs revenus stagnent ou régressent. Il prétend se battre pour le service public et le modèle social tout en cherchant à le démanteler. Il prône l’égalité en favorisant un modèle inégalitaire, etc. Cette communication d’une réalité inversée interdit de remonter à la source, de désigner ceux qui rendent possible ce basculement.

En effet, cette transformation radicale de la société ne semble portée par aucun acteur, aucun responsable. Si, à raison, les ultra-riches et les multinationales sont parfois désignés, un silence gêné entoure tous ceux qui rendent possible ce mouvement qu’ils n’ont pas forcément initié : les catégories supérieures. Pour la première fois, les classes populaires font face à une nouvelle bourgeoisie qui n’assume ni sa position de classe ni encore moins les effets du projet qu’elle accompagne. Imprégnées par l’individualisme libéral et consumériste de l’époque, pratiquant depuis des décennies un discret évitement résidentiel et scolaire, les classes supérieures sont le plus souvent inconscientes de s’inscrire dans un véritable processus de sécession. Indifférentes au sort d’une majorité ordinaire qu’elles ne côtoient plus, confortées moralement par l’adhésion à un progressisme vague, elles perçoivent leurs choix politiques, économiques ou résidentiels au mieux comme positifs, au pire comme des choix neutres pour la société et les plus modestes. Repliée derrière des murs invisibles, la bourgeoisie cool et bienveillante n’a peut-être pas souhaité les effets du modèle, mais elle le cautionne. En réalité, elle est de fait coresponsable d’un bilan social parfaitement mesurable, mais qui ne donne lieu à aucun débat, à aucun bavardage télévisé.

La discrétion n’est pourtant pas ce qui caractérise cette nouvelle bourgeoisie. Les gagnants du modèle mondialisé s’expriment partout et tout le temps sur les chaînes d’info en continu, sur les écrans de cinéma, sur les réseaux sociaux. Ils parlent, parlent, parlent de tout, de la fin du monde, du monde d’après, de géopolitique, du vivre-ensemble, de démocratie, de fascisme, de la cueillette des champignons, d’euthanasie, de l’avenir de la gauche, de la droite, du centre… Ce bruit de fond ne cesse jamais et s’auto-alimente 24 heures sur 24. Ce flux de paroles et d’images fait de temps en temps apparaître les classes populaires, dans le meilleur des cas comme des figures grotesques en voie de disparition, dans le pire des cas comme de déplorables représentants de la haine. L’ensemble du show est contrôlé par la nouvelle bourgeoisie, des décors à la mise en scène en passant par le casting, où elle se réserve les plus beaux rôles.

Surjouant la posture du « progressiste » concerné par le sort de l’humanité, le bourgeois cool évoque régulièrement la nécessité de changer un modèle qu’il n’a de cesse de favoriser. Consommation, mobilité, inégalités… « Le changement, c’est maintenant », dit-il. Mais le domaine dans lequel ce tartuffe excelle, c’est l’environnement. Et pour parfaire sa communication verte, il peut s’appuyer sur les chiffres. Sur ce plan, tout est mesuré, cadré, bordé, « tableau-de-bordisé ».

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On dénonce à juste titre le saccage de l’environnement ; ne serait-il pas temps de mesurer le saccage social de la société ordinaire ? De dresser enfin le véritable bilan social et sociétal des classes supérieures ? Aujourd’hui, ce bilan est incomplet et opaque. Sur le modèle des grandes entreprises, ces catégories supérieures l’ont rendu illisible en effaçant leur empreinte sociale. En effet, pour détourner l’attention sur leurs responsabilités, elles accusent « le système », « les inégalités » et désignent un coupable consensuel : le 1 %.

La dénonciation ad nauseam de ce 1 % est aujourd’hui LE combat de la bourgeoisie. Subversive et radicale, elle se mobilise, comme Bill Gates, pour dénoncer le « 1 % des riches qui possède 40 % des richesses » et le scandale des dix plus grandes fortunes mondiales (estimées à 1 500 milliards de dollars). Question rhétorique : qui ne trouve pas ça scandaleux ? En réalité, ce 1 % permet aux catégories supérieures de s’inclure dans la masse des exploités.

Experte dans la dénonciation facile des riches, la bourgeoisie dite progressiste ne se voit jamais en « haut ». Tout contre le pouvoir, elle se protège en se fondant dans la masse, celle des 99 %. N’assumant pas sa position de classe, elle met en scène une lutte des classes factice qui oppose les 99 % au 1 %. La « classe unie » des 99 % réunit les individus au seuil de pauvreté (885 euros pour une personne seule), les classes populaires, les chômeurs comme les actifs, les ouvriers comme les cadres. Dans cet immense conglomérat, tout le monde est victime, personne n’est responsable, sauf les ultra-riches. Mais dans ce gloubi-boulga consensuel, une question essentielle n’est jamais posée : qui rend possible ce 1 % ? Qui rend possible la permanence du modèle ? Sauf à considérer que « le 1 % » est la majorité (ce qui serait tout à fait absurde, vous en conviendrez), on comprend mal comment une part aussi réduite de la population arrive à imposer son modèle et encore moins à gagner des élections.

Maniant volontiers le brouillage de classe, les classes supérieures savent choisir leur camp lorsqu’il s’agit de décider des grandes orientations politiques. Du traité de Maastricht à l’adhésion au macronisme en passant par le référendum sur la Constitution européenne de 2005, elles votent toujours pour le modèle dominant. Un modèle qui, certes, permet aux riches d’être toujours plus riches, mais qui leur permet également de tirer leur épingle du jeu comme l’atteste leur patrimoine souvent acquis pour une bouchée de pain et valorisé grâce à la gentrification des territoires urbains (résidences principales) et littoraux (résidences secondaires).

L’acquisition et la fructification de ce patrimoine sont d’autant plus remarquables qu’elles sont intervenues à un moment où les classes moyennes et populaires se fragilisaient. Les classes « d’en haut » n’ont pas perdu de temps. En moins d’un demi-siècle de dérégulation, à l’ombre des ultra-riches, la nouvelle bourgeoisie a rattrapé l’ancienne. La valeur des surfaces, des lofts et autres maisons individuelles acquises dans les anciens quartiers populaires tutoie celle des hôtels particuliers. Si ce patrimoine est moins ostentatoire que celui de la bourgeoisie traditionnelle, il n’a rien à voir avec des châteaux en Espagne.

À bas bruit, les classes supérieures gagnent sur tous les tableaux. Surjouant la posture progressiste, niant sa position sociale dominante, la bourgeoisie ne se sent pourtant pas comptable des effets sociaux du modèle qu’elle plébiscite. De la même manière que son écologisme de façade fait oublier l’impact écologique de son mode de vie, l’affichage de son ouverture à l’autre et son combat pour une société plus inclusive permet d’invisibiliser son impact social.

Tous les sujets relèvent en fait de la même ambivalence : imposer un modèle inégalitaire en s’offusquant de la richesse des ultra-riches, imposer la société multiculturelle en se protégeant de la diversité (un modèle auquel elle ne croit absolument pas, comme le montre sa recherche d’évitement résidentiel et scolaire), mettre en avant un écologisme radical (mais continuer à favoriser la métropolisation et un libre-échange mondialisé destructeur).

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Refusant le moindre aggiornamento d’un modèle qui provoque pourtant des dégâts sociaux irréversibles, le monde d’en haut poursuit sa route en prenant soin d’éliminer les traces de ses dommages. À la manière des grandes entreprises pollueuses qui masquent leur empreinte environnementale par une communication verte et le financement de projets écologiques, il cherche à faire disparaître sa responsabilité derrière un récit factice. Du greenwashing des multinationales au socialwashing des classes dominantes et supérieures, l’objectif est le même : effacer les empreintes et les preuves du délit. Cette subtile entreprise ne passe ni par une quelconque interdiction ni par la création d’une société Potemkine, mais par la diffusion d’une brume artificielle qui modifie les contours du monde réel. Une partie de la réalité, celle des gens ordinaires, devient floue. Et dans cet air saturé et toxique, imperceptible, le saccage de la vie ordinaire se prolonge.

Nombreux sont les artisans qui participent à la création de ce nuage d’irréalité. La brume est médiatique mais également politique, culturelle, technocratique, académique. En fait, tout ce qui peut brouiller, complexifier, réduire la société à un amas d’atomes, de panels, d’individus, tout ce qui peut transformer le réel en smog est bienvenu.

Le discours politique, de plus en plus vague et vide de sens, s’ajointe parfaitement à cette forêt de nuages. N’ayant plus pour objectif de représenter la majorité ordinaire mais celui de protéger et de faire durer le modèle économique, la classe politique dirigeante semble s’être rassemblée dans un nouveau parti, le Parti de la brume. En France par exemple, le macronisme, ce parti du « en même temps », du tout et son contraire, de la droite ET de la gauche, du libéralisme ainsi que de l’étatisme, du « quoi qu’il en coûte », des injonctions contradictoires (leur sommet fut atteint pendant la crise sanitaire), de la dénonciation mais également de la fabrication des fake news, du monde d’après et de la fin du monde en est l’incarnation.

Les militants du Parti de la brume sont nombreux, en France et partout dans le monde. Contrairement aux siècles passés, les élites dirigeantes comptent moins sur les idéologies que sur cette ouate d’irréalité pour imposer leur modèle. La gouvernance mondiale ne passe plus par le politique et les idées, mais par cette brume. L’objectif n’est plus de convaincre, mais d’imposer un spectacle qui permettra de rester ferme sur l’essentiel : la préservation du modèle économique, du laisser-faire du marché. Le règne du faux, des masques, parfois du mensonge, du washing (green, social, diversitaire) nous fait basculer dans le grand récit d’un monde parallèle avec ses codes et ses représentations. Un monde où la société ordinaire, celle qui subit le saccage social et culturel, a disparu, engloutie dans la brume.

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Depuis des décennies, le récit du monde des prescripteurs d’opinion est celui de la bourgeoisie. L’entièreté du narratif « expert », médiatique, culturel, est travaillée, polie, par les mêmes milieux. Un récit multiforme qui contribue à imposer une représentation compatible avec le modèle dominant. Lorsque les think-tanks (de gauche comme de droite), tous financés par le CAC 40 (de Terra Nova à l’Institut Montaigne en passant par la Fondation Jean-Jaurès) travaillent, sous un vernis scientifique, à « rendre populiste le populaire », l’industrie de l’audiovisuel produit de son côté des films dans lesquels les classes populaires sont, aux mieux incarnées par des personnages misérabilistes, au pire moquées ou stigmatisées. Mais, dans chacun de ces récits, il s’agira de lire la société avec les lunettes déformantes d’une bourgeoisie acquise au modèle libéral inégalitaire. Tous les segments culturels de la société morcelée sont mis en avant, sauf les classes populaires traditionnelles. Comme le résume avec humour Éric Neuhoff, aujourd’hui « le pitch type du cinéma français, c’est un Érythréen unijambiste qui arrive à Marseille et qui couche avec une bourgeoise ». Un cinéma qui n’intéresse personne et se joue dans des salles vides, mais qui alimente à sa manière un grand récit dans lequel l’impact négatif du modèle des classes dominantes sur la vie ordinaire est tu.

Ce récit bourgeois s’articule sur deux niveaux : le spectacle produit par l’industrie du divertissement (Hollywood, audiovisuel public) ainsi que l’analyse dite « scientifique » produite par les « experts » (« think-tankistes », médiatiques ou académiques).

Netflix, Gaumont, Plus belle la vie, les grandes écoles, ou Terra Nova alimentent le même narratif, ils ont le même objectif : la création d’une société nouvelle, si possible déconstruite en panels et donc compatible avec les exigences du marché. En créant ce monde parallèle, le big business et la bourgeoisie se protègent l’un l’autre en alimentant la brume médiatique, ses débats et ses productions qui imposent un monde factice, aveugle à la réalité ordinaire.

C’est dans cette fabrique que se sont peu à peu imposées toutes les représentations marketing de la société tribalisée et morcelée que portent aujourd’hui les partisans du monde « éveillé » (woke). Ces soldats du libéralisme culturel (l’autre face du libéralisme économique), pour la plupart issus de la bourgeoisie, bénéficient de la bienveillance du big business. D’Adidas à Disney, de McDonald’s à Facebook, de Google à Uber, de LVMH à Ikea, aucune multinationale ne manque à l’appel pour aider à la production de ce narratif dont l’objectif final est moins la déconstruction que la création d’une réalité parallèle où l’impact social des choix économiques de la bourgeoisie est occulté. Influencé par cet esthétisme bourgeois, libéral et déconstruit, le récit du monde se confond désormais avec la chronique du virtuel.

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Peu importe par exemple que la situation économique et géographique du 93 ait complètement changé. Du fait de la métropolisation et de l’extension géographique de l’aire urbaine, la Seine-Saint-Denis n’est plus à l’écart du système économique francilien mais au contraire en son centre, au cœur du marché de l’emploi le plus actif du pays, d’une des plus riches métropoles du monde. Ce département est inséré dans les rouages de l’économie et accueille les plus grands sièges sociaux – encore mieux, il « produit » de la classe moyenne depuis des décennies. Cette catégorie en phase d’ascension sociale n’est évidemment pas visible puisqu’elle quitte le plus rapidement possible les quartiers gangrenés par la violence et les trafics, mais elle prouve que vivre au cœur d’un marché de l’emploi dynamique offre mécaniquement des opportunités. En réalité, la Seine-Saint-Denis répond parfaitement aux exigences libérales, en pourvoyant le marché de l’emploi métropolitain d’une main-d’œuvre bon marché sans cesse renouvelée. Loin de l’image médiatique, elle apparaît comme la pointe avancée du modèle capitaliste mondialisé dans lequel la mobilité est très forte.

En effet, comme tous les quartiers des grandes villes dits « sensibles » (ce n’est pas le cas des quartiers situés dans les villes moyennes ou petites dont les taux de pauvreté sont beaucoup plus élevés), ce département est un « sas » que l’on quitte beaucoup (les ménages insérés dans le marché de l’emploi) et dans lequel on arrive beaucoup (immigrés internationaux légaux et clandestins).

Cette « fonction sas », où les « un peu moins précaires » sont en permanence remplacés par des ménages « encore plus précaires », explique son portrait social : le « stock » de pauvres et de chômeurs y est sans cesse renouvelé. Elle n’est pas une anomalie, elle répond au contraire aux exigences du marché, y compris aux exigences de l’économie informelle (en Seine-Saint-Denis, le chiffre d’affaires du trafic de stupéfiants est estimé à un milliard d’euros). Fer de lance du capitalisme mondialisé et de son modèle sociétal (le modèle communautaire), mais dont l’administration est sous-traitée par des élus « anticapitalistes » (de gauche ou d’extrême gauche), ce département est aussi la quintessence d’un modèle où l’argent, le marché, y compris illégal, est roi. Il illustre également le rôle que les élites dirigeantes veulent faire jouer aux classes populaires : celui d’acteurs atomisés ou, encore mieux, communautarisés, qui ne s’exprimeront dans l’espace public et politique que pour revendiquer en pleurnichant de nouveaux droits à condition de ne jamais remettre en cause l’ordre dominant.

En réalité, des Gilets jaunes aux émeutiers de cités, des maires ruraux aux élus banlieusards, on ne demande qu’une seule chose aux classes populaires : pleurnicher devant les caméras sans jamais remettre en cause le modèle qui les sacrifie socialement. Elles sont gentiment invitées à abandonner un bien précieux : leur dignité. Ce hara-kiri culturel d’individus qui racontent à quel point ils n’ont rien, à quel point ils ne sont rien, vient achever le processus de déconstruction du monde populaire.

S’il n’y a aucune honte à être pauvre, il n’y a pas non plus de fierté à l’être. Quel mécanisme peut bien conduire des individus à cet exhibitionnisme, si ce n’est la pression du show télévisé scénarisé par les classes supérieures ? Dans la vie réelle, les gens ordinaires cherchent au contraire à préserver leur dignité et instrumentalisent rarement leurs difficultés. C’est au registre compassionnel de la bourgeoisie qu’appartient cette mise en scène indécente de la pauvreté. Hier catholique, aujourd’hui progressiste ou de gauche, la classe dominante assied sa supériorité morale et légitime sa domination en substituant cette figure faible et larmoyante du pauvre au bloc populaire solide. L’insistance ridicule avec laquelle experts, journalistes, politiques, producteurs et réalisateurs de cinéma décernent à la Seine-Saint-Denis la médaille glorieuse du « département le plus pauvre de France » est typique de ce paternalisme petit-bourgeois. Finalement, cette rhétorique permet de réduire les habitants de ces territoires à de simples consommateurs de biens et de prestations sociales, en occultant les travailleurs ordinaires qui vivent dans ses quartiers. Des gens ordinaires qui ne se reconnaissent pas dans ces représentations larmoyantes et encore moins dans celle du « jeune rebelle » que les médias adorent mettre en avant. Fantasmée par la bourgeoisie progressiste, cette figure horripile le travailleur ordinaire immigré, exaspéré par les délinquants qui pourrissent sa vie et celle de ses enfants.

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La majorité ordinaire n’existant plus, tout ce qui favorise la diffusion d’une représentation panélisée de la société est encouragé. C’est en première ligne l’industrie du divertissement qui joue la carte de cette société saucissonnée. Dans cet archipel marketé (de tribus, de minorités) où rien ne fait sens, continent populaire et bien commun ont disparu.

Mais, pour être durable, ce travail d’orfèvre, qui permet de valider le modèle inégalitaire, a besoin d’être accompagné d’un storytelling efficace pour expliquer l’inexistence d’un bloc majoritaire. Une justification morale et intellectuelle, en somme. Le wokisme, construit sur la défense des minorités, remplit parfaitement cette fonction. Dernier avatar de la guerre des représentations, il bénéficie actuellement en Occident d’une promotion digne d’un blockbuster américain.

Promu ou combattu, ce wokisme est partout. Fidèles aux techniques publicitaires, ses promoteurs savent que l’important est d’en parler, en bien ou en mal, de saturer les médias de thématiques qui divisent la société en tranches, en panels. Ils lancent quotidiennement des débats et concepts clivants, l’important n’étant pas de convaincre mais d’imposer l’idée d’une société nouvelle, d’un peuple nouveau, sans attache ni histoire. Présentée comme inédite, cette représentation est rarement analysée dans le continuum d’un projet au long cours qui tend à incorporer le modèle sociétal dans son enveloppe économique ; l’individu-consommateur à la place du citoyen.

La force de cette représentation commerciale est de se parer des atours d’une pensée philosophique. La généalogie intellectuelle de la déconstruction nous ramène naturellement du côté des philosophes post-modernistes de la French Theory (Derrida, Beauvoir, Deleuze ou Foucault) et des gender studies. Pour justifier cette société des segments et des minorités, on pourra même à l’occasion se placer sous le magistère de Tocqueville et de sa tyrannie de la majorité pour justifier sa mise à l’écart. Une tyrannie supposée qui permet au passage de faire porter aux classes populaires la responsabilité des totalitarismes du XXe siècle (il est bien connu que les national-socialisme, fascisme et communisme ont germé dans les cerveaux malades des gens ordinaires…).

Si ces références offrent un habillage intellectuel au processus de déconstruction, elles occultent un rouleau compresseur beaucoup plus puissant : le marché. Sans Nike, le wokisme n’existe pas. D’ailleurs, il n’existe pas dans la société (les gens ordinaires restent indifférents à ce récit).

Précisons par ailleurs que cette idéologie, ou plutôt cette technique de vente, n’existe qu’en Occident. Quand elle peut impacter leurs ventes, comme c’est le cas en Chine ou dans les pays musulmans, les multinationales militantes du monde éveillé savent se montrer discrètes sur le sujet. Sans aucun état d’âme, elles peuvent abandonner leurs codes woke pour mettre en avant un marketing « islamiquement correct » (le hijab Nike) ou qui ne froisse pas le gouvernement chinois (le choix d’une actrice britannique, par les studios Marvel, pour interpréter un personnage tibétain dans le film Doctor Strange ; la réduction, par Disney, de la place d’un acteur noir sur ses affiches du Réveil de la Force). Décrit comme un nouveau totalitarisme global, le wokisme n’est en fait qu’un symptôme de l’extension des limites du marché en Occident et de la mise à l’écart de la majorité ordinaire. Une entreprise de déconstruction qui est joyeusement accompagnée par le monde politique.

Toujours dans le sens du vent des multinationales, les politiques n’ont pas résisté à la tentation du marketing électoral. Suivant les conseils des think-tanks financés par le CAC 40, leurs stratégies électoralistes se sont peu à peu calées sur les méthodes de vente commerciales. Les partis politiques ne s’adresseront donc plus à une majorité mais à des panels.

Aujourd’hui, la maison-mère du narratif politique en Occident, c’est Netflix. Les candidats dits progressistes, censés remporter les élections pour assurer la pérennité du modèle, animent un programme et vendent des représentations conçues et réalisées à Los Angeles. À ce propos, il est amusant de noter qu’après son stage de formation à la Maison-Blanche, Barack Obama a accédé à l’échelon supérieur et s’est vu confier un poste de producteur chez le géant du divertissement. Emmanuel Macron, qui n’est que président de la République, n’a pas encore atteint ce niveau mais s’y prépare. En 2022, le candidat Netflix avait lancé sa campagne par un magnifique teasing qui reprenait tous les codes de la célèbre plateforme.

Last but not least, Netflix ne s’est pas contenté de son poulain acquis depuis longtemps à la cause, mais a également lancé Jean-Luc Mélenchon. Car, contrairement aux apparences, le mélenchonisme s’agrège parfaitement au storytelling de l’industrie du divertissement, du panel, de l’intersection, de la disparition de la majorité ordinaire et surtout du monde d’après. Cette stratégie commerciale dite « terranovesque » est assez simple. Il s’agit de cibler des groupes sociaux ou culturels pour atteindre un seuil minimal de qualification au second tour relativement bas (autour de 20 %), puis, si possible, se retrouver face au candidat populiste pour l’emporter. Mais le problème, c’est que le marketing n’est pas un projet, le ciblage de panels minoritaires ne sera jamais un projet. Cela explique que, même élu, ce type de candidat Netflix soit toujours frappé d’illégitimité et destiné à l’enfermement sociologique, culturel et géographique. Car, si la représentation d’une société divisée en échantillons permet d’occulter un temps la question centrale de la majorité ordinaire, celle-ci est bien présente et demeure l’éléphant dans la pièce.

Temples du marché et du néolibéralisme, les métropoles sont naturellement devenues le terrain de jeu de ce type de candidats, leurs bastions électoraux. La représentation ultra-marketée s’adapte admirablement à ces espaces libérés depuis longtemps des classes populaires. En ce début des années 2020, dans ces villes embourgeoisées, les classes supérieures sont surreprésentées. La présence populaire se limite aujourd’hui aux populations d’origine immigrée qui se concentrent dans la dernière offre du parc de logements non gentrifiée, à savoir les îlots de logements sociaux. Cette sociologie très atypique et inégalitaire est caractéristique des métropoles. Dans ces espaces où les clivages sociaux recouvrent des clivages ethniques, chacun est à sa place. Contrairement à ce qu’on imagine, la bourgeoisie dite progressiste n’a absolument pas l’intention de faire de la place aux classes populaires immigrées mais de s’en servir (les immeubles dans lesquels elle vit, les collèges dans lesquels elle scolarise sa progéniture et même les milieux professionnels dans lesquels elle exerce ses activités sont généralement homogènes socialement et ethniquement). Le maintien d’un lumpenprolétariat dans les métropoles permet de répondre à la nécessité d’employer une main-d’œuvre sous-payée qui permettra de faire tourner des secteurs entiers de l’économie (BTP, restauration) et de fournir un personnel bon marché indispensable au mode de vie bourgeois (Diwata pour le ménage, Fatoumata pour garder les enfants – il y a quelques années déjà, nous avions d’ailleurs posé la question « Mais alors, qui garde les enfants de Fatoumata ? », à ce jour, elle demeure sans réponse –, Mourad pour les déplacements Uber – l’exploitation déléguée à une multinationale américaine permet de faire des économies – et Koffi – avec ou sans papiers, mais le plus souvent sans – pour la livraison du dîner à domicile).

Piochant dans cette sociologie très inégalitaire des métropoles – d’un côté, des classes supérieures dominantes et riches (au rythme de l’augmentation des prix de l’immobilier, leur patrimoine les protégeant pour plusieurs générations), de l’autre, des minorités précarisées –, les candidats Netflix ajustent leurs stratégies électorales. En 2022, Macron s’est plutôt adressé à la bourgeoisie traditionnelle, aux retraités et à la marge aux minorités, tandis que Mélenchon a ciblé la bourgeoisie progressiste et, à la marge, les minorités, notamment musulmanes. Ce dernier a ainsi réussi l’exploit de réunir la carpe et le lapin, les bobos et les minorités, la gauche sociétale et le vote musulman.

Compatible avec le show électoral sponsorisé par Hollywood, le vote communautaire devient d’ailleurs une force d’appoint pour ces candidats. Si, au premier tour, 69 % des musulmans choisissent « Mélenchon l’anticapitaliste », au second, ils se portent à 85 % sur le capitaliste Macron.

Les minorités, déjà armées de réserve du capital, sont devenues l’armée de réserve électorale du pouvoir libéral. Pour combien de temps ? Cette alliance est fragile. Elle est conditionnée au maintien de flux migratoires élevés qui renouvellent la main-d’œuvre exploitable en augmentant le poids électoral de ces populations et à l’adhésion des minorités au récit de la fascisation de la majorité ordinaire. Or, sur ces deux points, le pouvoir doit faire face à une réalité qui déstabilise ce calcul électoraliste : l’immigration est aujourd’hui contestée par l’opinion (y compris immigrée) ; quant à la « fascisation ordinaire », elle perd en efficacité. Par ailleurs, l’alliance « intersectionnelle » entre Neuilly-sur-Seine, Boboland et La Courneuve reste antinomique.

[…]

Le décalage entre le récit et la réalité des classes populaires est tel qu’il rend impossible par les élites la compréhension de la richesse et de la complexité de ce qui bouillonne depuis vingt ans.

De la même manière que le cerveau reste un mystère, cette ébullition est méconnue. C’est dans cet angle mort qu’elle s’est développée. Ce mouvement atypique puise sa force dans une conviction, désormais partagée par une majorité de l’opinion, de la vacuité du récit dominant. Ce constat n’est pas le fruit d’un endoctrinement, d’un refus a priori du modèle proposé, mais d’une analyse réfléchie, d’un diagnostic élaboré sur plusieurs décennies. Contrairement à ce qu’on affirme systématiquement, les classes populaires ont joué le jeu et tenté de vivre dans le cadre qu’on leur proposait (européen, mondialisé). Ce n’est pas une idéologie quelconque qui a provoqué le basculement, mais bien la lente dégradation de leurs conditions de vie et la négation de leur existence. Cette inexistence culturelle est le moteur de ce mouvement. L’existence, son objectif. C’est dans ce chaos de vide et d’agitation permanente qu’est née la radicalité de la vie ordinaire. Sa forme, sa sociologie, sa dynamique et sa géographie distinguent ce mouvement inédit de toutes les contestations des siècles passés.

Contrairement aux mouvements sociaux des XIXe et XXe siècles, il n’est pas porté par une lutte pour l’acquisition de nouveaux droits, mais par la volonté de préserver le statut social et culturel d’une majorité ordinaire qu’on appelait hier la classe moyenne occidentale. Il ne repose pas sur l’idéologie d’un monde d’après, mais sur la volonté de ne pas disparaître, d’être dans ce monde d’aujourd’hui. S’il porte de fait des intérêts de classe, ceux des plus modestes, il les dépasse. Il transcende la « lutte des classes » en y apportant une dimension existentielle, celle de vouloir préserver un sens à la société. Il est singulier en ce qu’il ne vise pas la création d’un nouveau monde, mais sa poursuite. Autonome, affranchi depuis longtemps des encadrements politiques, syndicaux ou idéologiques, ce mouvement n’est pas, non plus, récupérable.

Il n’est donc pas réductible aux débats qui opposeraient le camp des « progressistes » à celui des « populistes », du monde « ouvert » contre le monde « fermé ». Les événements politiques des dernières années ne sont en réalité que des épiphénomènes, des symptômes microscopiques d’une révolte existentielle. L’élection de Donald Trump, le vote des Brexiters ou la dynamique du RN ne sont que de petites secousses d’un mouvement tectonique provoqué par le déplacement lent et réfléchi d’un continent oublié. L’utilisation par les classes populaires de quelques marionnettes populistes n’est pas une adhésion idéologique à la promesse d’une nouvelle société, mais l’expression du refus, de la dissipation de la brume dominante. Le temps politique, devenu celui de l’immédiateté des médias et de la brièveté des mandats électifs, n’est plus en mesure de capter et encore moins de raconter le temps long dans lequel s’inscrit ce mouvement.

Porté par une sociologie atypique, réunissant des classes populaires de toutes conditions, de toutes origines et de tout statut (ouvriers, employés, paysans, indépendants, salariés du privé et du public, actifs, chômeurs, jeunes, retraités), ce « bloc populaire » recomposé est inédit.

Atypique également est sa géographie. Quel que soit le pays dans lequel elle émerge (Gilets jaunes en France, Brexiters en Grande-Bretagne, « convois de la liberté » au Canada, agriculteurs aux Pays-Bas), cette révolte prend ses racines dans les périphéries, loin des territoires symboles du modèle néolibéral, les métropoles. À chaque fois, elle suscite le même élan de solidarité, la même adhésion dans l’opinion majoritaire qui se reconnaît instinctivement dans ses contestations où syndicats et partis sont absents. Elle puise sa puissance dans la violence générée par la perte du statut social et culturel de la majorité ordinaire, n’est pas contrôlable par un récit écrit en haut et encore moins « achetable ». On ne peut pas acheter des gens qui ne se battent pas seulement pour leur pouvoir d’achat, mais surtout pour sortir du chaos existentiel dans lequel les élites les ont plongés.

Cette révolte en cours repose avant tout sur la désobéissance, une désobéissance culturelle où des questions immatérielles sont en jeu.

[…]

Majoritaire dans la plupart des scrutins, l’abstention des classes populaires est moins une indifférence à la chose publique (une dépolitisation) que le constat de la dépossession de leur souveraineté. Voter ou ne pas voter, là n’est pas la question. En réalité, les gens ordinaires ne sont guère plus intéressés par le débat politique contemporain que par le cinéma français subventionné qui ne filme que lui-même, en oubliant la majorité sociologique du pays. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas le cinéma ! L’abstention illustre l’autonomisation des classes populaires, pas leur repli. L’idée saugrenue selon laquelle elles auraient délibérément choisi de se recroqueviller sur leur sphère privée est typique d’une analyse surplombante et hors-sol, qui omet un point essentiel. En premier lieu, que l’individualisme est surtout une idéologie ; et par ailleurs, que les gens ordinaires n’ont pas les moyens de cet individualisme. Leur vie est régie par les solidarités contraintes d’un quotidien impacté par la faiblesse de leurs revenus, faiblesse qui enrichit un capital social et immatériel absolument vital à leur survie.

L’attachement au commun, aux services publics, à l’État-providence, au régalien ne s’est jamais démenti. Pourquoi ? Parce que les gens savent pertinemment qu’ils n’ont pas les moyens, contrairement aux classes supérieures, de se faire soigner dans des cliniques privées, de scolariser leurs enfants dans des collèges privés ou de confier leur sécurité à des gardes du corps privés. Ils sont aux prises avec une radicalité que ne connaissent pas les experts de salon.

Au salon, on aime ça, la radicalité. Les postures « disruptives », les exaltations révolutionnaires, les discours qui « renversent la table » ont toujours excité la bourgeoisie. En 2017, Emmanuel Macron n’avait-il pas nommé son livre-programme Révolution ?

Des rebellocrates de plateau aux scénaristes de l’industrie de l’entertainment, la subversion est promue, fêtée, encouragée et contrôlée. Mais, s’il y a une forme de radicalité dont on se méfie, c’est bien celle de la majorité ordinaire, qui ne joue pas aux révoltés en carton mais porte la véritable subversion de la vie ordinaire, en tout point antinomique avec le modèle dominant.

Cette radicalité, ce mouvement autonome, est le produit d’une lutte quotidienne. Et, contrairement à ce que l’air du temps chantonne, elle n’oppose pas « la fin du mois » à la « fin du monde » (encore un narratif imaginé par les élites qui suggèrent une rivalité entre les losers et les poètes), mais le marché et l’existence même ; elle oppose ceux qui nous abreuvent du récit illusoire d’un modèle bienfaiteur en se protégeant de ses effets néfastes et ceux qui affrontent la véritable altérité, l’altérité sociale d’un système de plus en plus inégalitaire et précarisant, ainsi que l’altérité culturelle. Cette altérité, promue mais jamais vécue par les élites, est à la source du grand mouvement existentiel des classes populaires.

[…]

En réalité, l’Occident n’a besoin ni de la Chine, ni de l’islam, ni du réchauffement climatique pour disparaître. Il s’en charge tout seul. Ce sont moins des puissances, des idéologies ou des religions extérieures qui détruisent les pays occidentaux qu’un processus d’autodestruction qui les prive de leurs ressorts vitaux et de leurs défenses. Cette autodestruction de l’économie, des valeurs communes, du mode de vie n’a pas grand-chose à voir avec l’Inde, le Moyen-Orient ou le vieillissement de la population, mais tout à voir avec l’abandon de la société ordinaire, l’erreur-système ultime.

En l’éjectant de la matrice, les élites dirigeantes ont anéanti le socle culturel qui incarne et fait vivre les valeurs de toute civilisation. L’éloignement dans les périphéries géographiques et culturelles de ceux qui portent ce système de valeurs est le démarrage du processus de dévitalisation puis de décivilisation. Préférant détourner le regard sur ce bug originel, on accuse l’extérieur, les autres.

[…]

Après la pandémie de Covid, l’idéologie de la métropolisation a implosé. Elle fait place aujourd’hui à un regard beaucoup plus pragmatique des élus sur l’aménagement des territoires. Sur ce point, les classes populaires bénéficient aujourd’hui d’un capital que les classes supérieures n’ont pas, elles vivent loin de « l’enfer des grandes villes1 » dans des espaces qui, s’ils réussissent à produire leurs propres richesses et emplois, sont les mieux adaptés à la transition urbaine et écologique qui vient.

Le regard sur les territoires de la France périphérique est en train de changer : ils sont de plus en plus perçus comme un potentiel, une solution à l’impasse économique. Dans le sillage du géographe Gérard-François Dumont, une fraction des élites pense désormais que les petites villes, les villes moyennes et les campagnes offrent les conditions d’un développement endogène et durable, car tous ces territoires disposent d’une force inestimable : la ressource humaine. Au départ, il y a des gens ordinaires, des artisans, des agriculteurs ou des commerçants qui portent une idée, un projet qui fait sens localement (politique adaptée à leur géographie), et à l’arrivée c’est une petite économie durable fondée sur les circuits courts et un esprit de solidarité qui prend forme. Ce retour à la (res)source humaine n’est pas seulement la condition du développement de ces territoires, il marque aussi un coup d’arrêt au processus de dépossession, d’annihilation des existences et de la société tout entière.

Le retour des gens ordinaires au centre est la seule réponse à la promesse du chaos, et la seule condition à la reconstruction.

Cet ancrage dans la réalité ordinaire ne nous conduira pas à un monde parfait, mais (et ce sera déjà beaucoup) à un monde qui aura du sens. C’est désormais la seule ligne d’horizon.

THERE IS AN ALTERNATIVE

Christophe Guilluy, Les Dépossédés.
L’instinct de survie des classes populaires.
Flammarion, 2022.

les-depossedes

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1 commentaire

  1. Debra

     /  19 mai 2023

    Je suis pleine d’ambivalence en lisant les extraits de ce livre, mais je vais faire une réponse forcément elliptique à partir de quelques observations, et questions.
    J’aimerais savoir d’où parle cet auteur pour affirmer ce qu’il affirme ? Qui il a fréquenté, avec qui il a parlé pour parler comme il parle ? Fait-il partie… des gens ordinaires ?

    Le mot « ordinaire » me pose problème, tout comme le mot « bourgeois » me pose problème maintenant, car je ne sais plus ce que ça veut dire. Je constate que comme le mot « science », c’est un mot qui tend à changer de sens, parfois brutalement, parfois insidieusement, mais le mot change de sens, et les personnes concernées changent de… visage, et de condition, de mode de vie, même, de mon point de vue.
    Les personnes qui sont devenues la classe intellectuelle en France au 20ème, 21ème siècle sont issues de milieux souvent populaires. Elles sont parvenues, et issues de parvenus dans l’ensemble, et le livre « Le déclassement » (auteur oublié, désolée) parle bien de l’explosion de la mobilité sociale dans les années après guerre, explosion qui fait que les enfants de cheminot sont devenus instituteurs, chefs d’établissement scolaire, etc. Cette mobilité sociale concerne non seulement les Français blancs, mais les enfants d’immigration maghrébine, italienne, portugaise, et autres, qu’on peut trouver dans… les classes intellectuelles d’aujourd’hui. Classes intellectuelles qui souvent, certes, renient l’idée d’être bourgeois, mais qui s’agrippent à un certains sens du mot qui, sans être complètement désuet, ne reflètent pas le monde dans lequel nous vivons à l’heure actuelle.
    (Je crois qu’il est important de se souvenir que par le passé l’idéal bourgeois était calqué sur l’imitation de l’aristocratie… cette imitation a-t-elle jamais cessé, d’ailleurs, même si la classe aristocratique s’efface progressivement ? de la réalité sociale pour ne vivre que dans l’imaginaire ? de l’homme… ordinaire (et pas ordinaire…))

    Ce qui se dégage pour moi en lisant ces extraits, et ce avec quoi je suis profondément d’accord, c’est l’effet néfaste de L’INDUSTRIE DU DIVERTISSEMENT sur nos vies, mais à vrai dire, ces effets néfastes sont connus depuis que l’Eglise Catholique a averti ses.. ouailles sur les dangers… du théâtre, il y a des lustres, donc, pour dire combien ce problème EST VIEUX en Occident.
    Le fait d’encourager l’homme… ordinaire ? à s’échapper ? de son quotidien par le biais des médias a des répercussions graves à la longue, pour l’Homme, et pour sa société. Le fait de faire un énorme gâteau de rêves ? logés confortablement dans l’au-delà de la fiction ne peut qu’influer sur le quotidien des gens ordinaires. Pourrait-on dire que plus l’énorme gâteau de rêves absorbe l’énergie, le temps de l’homme ordinaire, plus il devient… insatisfait de son quotidien, inapte à son quotidien, plus même il.. DESINVESTIT son quotidien au profit de ce qu’il voit sur l’écran qui le colonise ? En sachant qu’en désinvestissant un quotidien où il vit en chair et en os, il participe au délabrement de ce quotidien ; il l’autorise, il l’encourage même.
    Déjà ma maman chérie pendant son enfance dans les années 30, (une enfant très ordinaire, je dois dire…) s’est fait soudoyer par Hollywood, à une époque où l’industrie du cinéma était… meilleure que ce qu’elle est maintenant (le rêve américain est très fatigué), et c’était il y a très longtemps. L’industrie de Hollywood va partout sur la planète, avec l’anglais américain, et colonise… les gens ordinaires de la planète entière.
    Parlant de gens ordinaires… comment appeler les habitants de villages reculés au Madagascar où la pauvreté dépasse ce que je peux imaginer, peut-être, mais qui ont tous… leurs smartphones ? Je sais que ça existe ; je suis en mesure de le savoir de première main.
    Que faire avec, que dire au réfugié qui campe à l’extérieur d’un magasin bio en attendant qu’on lui file l’aumône (moderne) en s’excitant sur son smartphone à la vue de discours enflammés pour fouetter le ressentiment qui est le produit principal de… la Révolution française ?
    Je suis, et je reste perplexe, mais je constate en discutant avec les uns et les autres que tout le monde n’est pas à la même enseigne, et que l’individu a toujours ses choix et ses responsabilités dans ce bas monde…
    Voir les autres vivre… sur un écran ne remplacera jamais vivre dans sa chair, son sang, son esprit, son coeur… son âme. Je l’espère, en tout cas.

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