Aurélien Berlan, « Terre et Liberté » (conclusion)

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Aurélien Berlan
Terre et Liberté
(conclusion)

Je suis, bien sûr, loin d’être le premier à penser que le désastre socio-écologique en cours implique de remettre en question notre conception de la liberté et le mode de vie industriel dans lequel elle s’est cristallisée. Cette intuition a été au cœur de la pensée de certains précurseurs de l’écologie politique, comme Bernard Charbonneau et Ivan Illich ; en amont, elle traverse aussi les traditions de pensée socialiste et libertaire (1). Mais quand elle est reprise aujourd’hui, c’est en général pour proposer des remises à jour superficielles, quand elles ne sont pas factices. Soit elles invitent à compléter l’édifice branlant de la démocratie représentative, identifiée à la liberté, par de nouvelles institutions censées en corriger les biais court-termistes, anthropocentristes et nationaux : une « Assemblée du long terme » ou « de la Nature et des vivants », un « Parlement des choses » ou une « gouvernance mondiale », c’est-à-dire de nouvelles couches de bureaucratie qui, comme les précédentes, seront au service du maintien de l’ordre établi (2). Soit elles servent à discréditer les remises en question radicales de notre mode de vie et détourner ainsi la critique de la troïka institutionnelle qui a promu notre manière destructrice d’habiter la Terre : le capital, l’État et la technoscience, dont la synergie définit et gouverne le monde industriel (3).

Dans les deux cas, on accepte au fond le grand récit du Progrès qui présente le mode de vie occidental(isé) comme le summum de la liberté. Pourtant, il y a de bonnes raisons de le remettre en cause. Car si la liberté renvoie logiquement et historiquement, même dans la pensée occidentale, à un idéal politique d’absence de domination, c’est-à-dire d’égalité, c’est l’inverse qu’il y a derrière l’idée de liberté moderne : une conception individuelle et même solipsiste qui, en définissant la liberté par l’élargissement des possibles et la délivrance à l’égard des nécessités de la vie, l’a associée à l’accroissement de la puissance, l’a fait reposer sur des formes de servitude plus ou moins déguisées et, au final, a scellé la dépendance des populations délivrées à l’égard des organisations qui se chargent de leur vie quotidienne. Affirmer que le développement industriel est émancipateur, c’est se payer de mots. Comme la technologie à laquelle il est lié, l’industrie « permet […], mais, en soi, elle ne “libère” nullement » (4) : elle n’abolit pas les rapports de domination, elle permet juste de ne plus avoir à faire certaines choses et, en outre, elle permet d’en faire d’autres, c’est-à-dire qu’elle étend nos capacités d’action et, plus encore, celles des puissants qui nous gouvernent. Elle n’apporte pas la liberté, mais tout au plus le confort dans la soumission au système.

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Benjamin Péret, « Les syndicats contre la révolution »

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Benjamin Péret
Les syndicats contre la révolution
Le Libertaire, 1952

I. Les antécédents

Toutes les sociétés qui se sont succédé jusqu’à nos jours ont connu des luttes intestines menées par les couches déshéritées contre les classes ou les castes qui les maintenaient sous leur domination. Ces luttes n’ont pu prendre une certaine envergure qu’à partir du moment où les opprimés, reconnaissant leur intérêt commun, ont réussi à s’associer, soit dans le but d’améliorer leurs conditions d’existence, soit en vue de la subversion totale de la société. Au cours des siècles passés, les travailleurs, face aux corporations comprenant patrons et ouvriers d’un même métier (où les premiers faisaient la pluie et le beau temps sous la protection ouverte des pouvoirs publics), les associations de compagnonnage ne groupant que les ouvriers ont représenté, entre autres choses, les premiers organismes permanents de lutte de classe. Antérieurement encore, vers le Xe siècle, avaient déjà existé des « confréries ». C’étaient des groupements qui ont dû se trouver en lutte contre les couches supérieures de la société puisque des jugements ont ordonné, à plusieurs reprises, leur dissolution. On ne connaît toutefois aucun document susceptible de nous éclairer sur leur constitution et les buts qu’elles se proposaient. L’objectif des organisations de compagnonnage n’était pas, comme en témoignent les nombreux jugements des tribunaux qui les condamnent systématiquement du xvie siècle au xixe siècle, d’aboutir à une transformation de la société, d’ailleurs inconcevable à l’époque, mais d’améliorer le salaire de leurs membres, les conditions d’apprentissage et, par-là, d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière tout entière. Leur vitalité, malgré toutes les persécutions dont elles ont sans cesse été l’objet, leur résurrection, consécutive à de nombreuses dissolutions prononcées par les tribunaux, montrent qu’elles correspondaient à un besoin pressant des travailleurs de ces époques. En même temps, le fait que leur structure ne semble pas avoir subi de modifications importantes pendant plusieurs siècles, indique que leur forme et leurs méthodes de lutte correspondaient réellement aux possibilités du moment. Notons en passant que les premières grèves dont l’histoire fasse mention sont à leur actif dès le XVIe siècle. Plus tard, elles recourront aussi au boycott. Pendant toute cette période, qui va du XVIe siècle où les associations de compagnonnage apparaissent dans l’histoire déjà toutes constituées (ce qui indique qu’elles devaient exister depuis longtemps déjà) jusqu’au milieu du XIXe siècle (où la grande industrie naissante fait surgir les syndicats), les associations de compagnonnage contribuent puissamment à maintenir la cohésion entre les travailleurs, en face de leurs exploiteurs. On leur doit la formation d’une conscience de classe encore embryonnaire, mais appelée à prendre son plein développement à l’étape suivante, avec les organismes de lutte de classe qui vont leur succéder. Ces derniers – les syndicats – ont hérité d’elles leur fonction revendicative, réduisant ainsi les associations de compagnonnage à un rôle secondaire qui n’a pas cessé de s’amenuiser depuis lors. Il serait vain cependant d’imaginer qu’ils auraient pu exister plus tôt. Les associations de compagnonnage ont correspondu à une époque de stricte production artisanale antérieure à la Révolution française et se prolongeant pendant les vingt ou trente premières années du XIXe siècle, les syndicats constituent le prolongement dans l’époque suivante (celle du capitalisme ascendant, où les travailleurs ont encore besoin de se rassembler par corps de métiers), des organisations de compagnonnage dépouillées du secret qui les entourait et orientées vers la seule revendication économique, vers la défense des travailleurs, les autres objectifs passant au second plan et finissant par disparaître. (suite…)

Raoul Vaneigem, « Frères du Libre-Esprit »

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Raoul Vaneigem
Frères du Libre-Esprit

Mis en ligne le 1er août 2022 sur le site A contretemps 

 

Je préfère le chemin que je fraie à celui que je trouve.
Seuls les drapeaux s’accommodent des voies tracées.

 

Aucune époque n’a disposé comme la nôtre des possibilités d’affranchir l’homme de l’oppression et jamais un tel manque de conscience n’a propagé autant de résignation, d’apathie, de fatalisme. Esclave, depuis des millénaires, d’une économie qui exploite son travail, l’homme a si peu misé sur son autonomie et sur ses facultés créatrices qu’il risque de se laisser emporter par la révolte impuissante, le ressentiment et cette peste émotionnelle si prompte à aveugler l’intelligence sensible et à se jeter dans la barbarie. Ceux qui jadis bravaient l’armée, la police, la mitraille et les tanks s’indignent en manifestant à date fixe mais n’osent pas affronter leurs patrons de peur de perdre un emploi que l’effondrement du système est en train de leur ôter. L’idée ne leur vient même pas d’occuper des usines qu’ils sont seuls capables de faire marcher, alors que l’incompétence des hommes d’affaires les liquide en les jouant en Bourse, en les perdant, en licenciant les travailleurs et en poussant le cynisme jusqu’à leur faire rembourser les sommes escroquées.

Comme le confirment partout les élections dites « libres », la débilité des gouvernements n’a d’autre support que la débilité croissante des foules, s’épuisant en résignation amère et en colères sans lendemain. La société de consommation a transformé les citoyens en démocrates de supermarché, dont la jouissance fictive s’assume à court terme et dans la crainte de n’avoir pas, à long terme, de quoi la payer. La pensée s’est faite larvaire. Elle se nourrit d’idées reçues, ridiculisées depuis des décennies. On voit ressurgir les détritus de ce nationalisme, cause d’innombrables guerres et de massacres. Il n’est pas jusqu’aux religions en déroute qui ne tentent de se relever en prenant appui sur la vogue d’un mahométisme où la foi religieuse s’efface de plus en plus au profit du populisme.

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Panaït Istrati, « L’homme qui n’adhère à rien »

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Panaït Istrati
L’homme qui n’adhère à rien
(1933)

Dans Le Monde du 11 mars, mon amie Magdeleine Paz faisant le compte rendu de mon dernier ouvrage La Maison Thuringer, déclare nettement que « par rapport à mes autres livres, c’est un livre réactionnaire » que j’ai écrit là. Elle ajoute : « Ce n’est pas autre chose qu’une défense de la bourgeoisie que prononce Istrati. » Et sa conclusion est « Cordonnier, tiens-toi à tes chaussures ! » (Ordre qui m’a été intimé par tous mes amis politiques et que je rapporte moi-même, dans la préface dudit ouvrage.)

Puis, Magdeleine Paz s’écrie : « Qu’Istrati était émouvant, que son message était précieux lorsqu’il n’était encore qu’un conteur ! »

Mon ami Philippe Neel, parlant, il y a plus d’un lustre, de « Mes départs » dans Les Nouvelles littéraires, me disait la même chose, mais pour une raison exactement contraire à celle de Magdeleine Paz : il blâmait mon penchant à vouloir prendre la défense de la classe ouvrière.

Ainsi, de tous côtés, on me recommande de me tenir à mes chaussures. On me le recommande même au moment où ma main n’est presque plus en état de conduire la plume, au moment où le directeur du sanatorium d’où j’écris ces lignes me dit ouvertement : « Toute journée que vous vivez, est une journée volée à la mort ! » (suite…)

Jérôme Baschet, « L’inacceptable inacceptable »

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Jérôme Baschet
L’inacceptable inacceptable

Mis en ligne par A Contretemps le 30 mai 2022

■ Conduit par Gaëlle Vicherd, Jean-Marc Cerino et Philippe Roux pour la revue De(s)générations, cet important entretien avec Jérôme Baschet a été publié en deux parties – sous le titre « Pour rendre l’inacceptable inacceptable » – dans ses livraisons d’octobre 2021 (n° 34, « Matières finies, coopérations infinies ») et de décembre 2021 (n° 35, « Attaquer l’attaque »).

Tu parles de la nécessité, entre autres dans Défaire la tyrannie du présent [1], de se « débarrasser » des mythologies progressistes. Tu mets en question un paradigme progressiste révolutionnaire qui serait celui du Grand Soir ou, comme le nomme Frédéric Lordon, le « point L » (comme Lénine). Pourtant, si je t’ai bien lu, il ne me semble pas que tu sois totalement opposé à l’événement révolutionnaire car tu apportes une nuance dans Basculements : « Il faudrait plutôt concevoir un processus qui commence dès maintenant, sans pour autant exclure des épisodes d’intensification de l’affrontement avec le monde de l’économie [2]. » Tu critiques la stratégie du Grand Soir tout en proposant d’autres notions qui n’excluent pas fondamentalement celle-ci. Pourrais-tu ici revenir sur la manière dont ces deux tendances pourraient s’articuler de manière fructueuse ? Y a-t-il réellement incompatibilité ? Ces deux stratégies ne peuvent-elles pas exister comme deux régimes de temporalité concomitants ?

J’aimerais tenter d’écarter un possible malentendu. Je fais en effet la critique de l’imaginaire du Grand Soir, tel que Frédéric Lordon l’a récemment revendiqué. Mais l’hypothèse stratégique proposée dans Basculements – et, précédemment, dans Une juste colère [3] – n’exclut pas du tout une dynamique de soulèvements et d’affrontements avec le monde de l’Économie et les forces qui le défendent. Plus précisément, et je vais y revenir, cette hypothèse stratégique repose sur la combinaison entre la multiplication de ce que j’appelle des espaces libérés et une intensification des dynamiques de blocage dans toutes les dimensions que ce terme peut recouvrir, jusqu’à la propagation de soulèvements populaires, ainsi qu’on l’a vu avec les Gilets jaunes et la séquence insurrectionnelle planétaire de l’année 2019.
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Miguel Amorós, « Le fardeau réaliste »

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Miguel Amorós

Le fardeau réaliste 

Commentaires inspirés par la lecture du livre d’Agustín García Calvo,
Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, Albi, 2022.

Dans un entretien de 2010 réalisé par Isidro López, Agustín García Calvo déclarait : « Durant les années de mon agréable exil à Paris, de 1969 à 1976, je publiai chez Ruedo Ibérico des apophtegmes contre le marxisme où sont dénoncées les croyances propagées par le Parti communiste et par d’autres, qui, très tôt, m’avaient dérangé et contre lesquelles il fallait lutter. J’ai pris plaisir ensuite à m’appuyer de temps à autre sur les découvertes de Marx lui-même, comme la vente de la force de travail, une notion que j’ai tenté de développer par d’autres voies ». En mai 1970, avant la fin de la première année d’exil d’Agustín, les éditions Ruedo Ibérico éditaient en effet, très discrètement et sans indication d’auteur, une brochure intitulée Apophtegmes à propos du marxisme à l’occasion de la commémoration de la naissance de Karl Marx. L’intention qui guidait Agustín n’était pas d’effectuer une critique de l’œuvre de Marx, riche en contributions, et de participer ainsi, du simple fait de la faire, au renforcement de l’Ordre établi, mais de dévoiler comment sa vulgarisation sous la forme de marxisme avait dégénéré en un credo, un système de dogmes « inerte et réactionnaire ». C’est précisément pour cela, pour discourir « sur le marxisme qui a fini par faire partie de l’idéologie dominante », que les éditions Ruedo Ibérico décidèrent de publier de nouveau les Apophtegmes dans le numéro 55-57 de leur revue Cuadernos, correspondant à la période de janvier-juin 1977 et consacré à Bakounine, Marx, en marge de la polémique. Dans cet écrit, Agustín souhaitait se consacrer à l’« obscur labeur de tuer ce qui est mort », victime des « germes létaux de l’idéologie et de la doctrine », en parlant « des poids morts du marxisme », de son fardeau, et non de sa force subversive et libératrice, particulièrement celle qui était sous-jacente dans ses développements de concepts comme Travail, Argent et Capital. Il est curieux que García Calvo n’ait jamais été taxé de marxiste, alors que, pour bien moins, certains ont tenté de l’intégrer à la pensée dominante comme post-structuraliste, en lui attribuant une filiation avec des auteurs comme Nietzsche, dont il nia toujours l’influence, et en lui cherchant des similitudes avec Deleuze et Foucault. À première vue, pour comprendre le lien entre Agustín et Marx, il conviendrait de faire appel à son traitement critique de la notion de Réalité, mot qui, en tant qu’idée – représentation au service du Pouvoir – s’écrit toujours chez lui avec une majuscule.
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Élisée Reclus, « L’anarchie »

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Élisée Reclus

L’anarchie

Conférence prononcée aux membres
de la loge maçonnique Les Amis philanthropes,
à Bruxelles, le 18 juin 1894.

L’anarchie n’est point une théorie nouvelle. Le mot lui-même pris dans son acception « absence de gouvernement », de « société sans chefs », est d’origine ancienne et fut employé bien avant Proudhon.

D’ailleurs qu’importent les mots ? Il y eut des « acrates » avant les anarchistes, et les acrates n’avaient pas encore imaginé leur nom de formation savante que d’innombrables générations s’étaient succédé. De tout temps il y eut des hommes libres, des contempteurs de la loi, des hommes vivant sans maître de par le droit primordial de leur existence et de leur pensée. Même aux premiers âges, nous retrouvons partout des tribus composées d’hommes se gérant à leur guise, sans loi imposée, n’ayant d’autre règle de conduite que leur « vouloir et franc arbitre », pour parler avec Rabelais, et poussés même par leur désir de fonder la « foi profonde » comme les « chevaliers tant preux » et les « dames tant mignonnes » qui s’étaient réunis dans l’abbaye de Thélème.

Mais si l’anarchie est aussi ancienne que l’humanité, du moins ceux qui la représentent apportent-ils quelque chose de nouveau dans le monde. Ils ont la conscience précise du but poursuivi et, d’une extrémité de la Terre à l’autre, s’accordent dans leur idéal pour repousser toute forme de gouvernement. Le rêve de liberté mondiale a cessé d’être une pure utopie philosophique et littéraire, comme il l’était pour les fondateurs des cités du Soleil ou de Jérusalem nouvelles ; il est devenu le but pratique, activement recherché par des multitudes d’hommes unis, qui collaborent résolument à la naissance d’une société dans laquelle il n’y aurait plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droit, et se maintenant en paix et en cordiale union, non par l’obéissance à des lois, qu’accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et l’observation scientifique des lois naturelles. (suite…)

Miguel Amorós, « L’importance actuelle de la Colonne de Fer dans la mémoire de la révolution espagnole »

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Miguel Amorós

L’importance actuelle de la Colonne de Fer
dans la mémoire de la révolution espagnole

Mis en ligne le 4 avril sur le site des Giménologues

 

La réforme convenue du franquisme qui a donné naissance au régime actuel, qualifié de « démocratie » par ses administrateurs, s’est fondée sur l’oubli le plus absolu non seulement du génocide qui a suivi la victoire de Franco dans la guerre, mais aussi de la contre-révolution républicaine qui l’a facilitée. De ce fait, l’histoire récente a été occultée par un pacte de silence entre les héritiers de la Dictature et ceux de la République. Entre les enfants des assassins de Lorca et les descendants de ceux qui ont tué Nin. L’amnésie a servi à légitimer le nouveau régime hybride né en 1977 ; c’est pourquoi le rétablissement véritable de la mémoire devrait inexorablement conduire à sa délégitimation. L’actuel parti de l’ordre fait tout son possible pour que cela ne se produise pas, habillant la mémoire avec un costume fait sur mesure. Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Mais aucune loi de « mémoire historique » ne pourra réconcilier la barbarie passée avec le présent oublieux, ni jamais intégrer le passé révolutionnaire dans l’ordre établi post-franquiste, à moins de le convertir en crime, tâche à laquelle s’attelle actuellement une poignée d’historiens complices. Mon livre [La Columna de Hierro, Ed. Milvus] relève du point de vue inverse, celui des perdants, dont beaucoup ont payé de leur vie le prix de la défaite. Là seulement on trouvera la vérité.

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Albert Libertad, « Le criminel, c’est l’électeur »

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Albert Libertad

Le criminel, c’est l’électeur

L’Anarchie, n° 47, 1er mars 1906

C’est toi le criminel, ô Peuple, puisque c’est toi le Souverain. Tu es, il est vrai, le criminel inconscient et naïf. Tu votes et tu ne vois pas que tu es ta propre victime.

Pourtant n’as-tu pas encore assez expérimenté que les députés, qui promettent de te défendre, comme tous les gouvernements du monde présent et passé, sont des menteurs et des impuissants ?

Tu le sais et tu t’en plains ! Tu le sais et tu les nommes ! Les gouvernants, quels qu’ils soient, ont travaillé, travaillent et travailleront pour leurs intérêts, pour ceux de leurs castes et de leurs coteries.

Où en a-t-il été et comment pourrait-il en être autrement ? Les gouvernés sont des subalternes et des exploités : en connais-tu qui ne le soient pas ? (suite…)

Jean-Claude Michéa, « Les mystères de la gauche »

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Jean-Claude Michéa

De l’idéal des Lumières au triomphe
du capitalisme absolu
Climats, 2013

(Le texte est donné sans ses nombreuses scolies,
qui en constituent plus de la moitié)

Avant-propos

Le point de départ de ce petit essai (dont le titre constitue, bien sûr, un clin d’œil à Eugène Sue) est une réponse écrite durant l’été 2012 – sur la demande de Paul Ariès, rédacteur en chef de la revue Les Zindignésà une lettre de Florian Gulli, professeur de philosophie à Besançon et militant du parti communiste et du Front de gauche. Dans cette longue lettre, d’une rigueur critique et d’une honnêteté intellectuelle exemplaires, Florian Gulli (tout en s’accordant sur de nombreux points avec ma critique du libéralisme culturel et des mythologies de la croissance illimitée) s’étonnait, en effet, de mon refus persistant de convoquer sous le signe exclusif de la « gauche » l’indignation grandissante des « gens ordinaires » (Orwell) devant une société de plus en plus amorale, inégalitaire et aliénante – société dont les défenseurs les plus conséquents admettent eux-mêmes qu’elle ne peut trouver son principe psychologique que dans la « cupidité » (Milton Friedman) et l’« égoïsme rationnel » (Ayn Rand). Selon lui, il s’agirait bien plutôt de travailler à réhabiliter ce signe autrefois émancipateur mais que trente années de ralliement inconditionnel au libéralisme économique et culturel – Florian Gulli le reconnaît volontiers – ont largement contribué à discréditer aux yeux des catégories populaires, aujourd’hui plus désorientées et désespérées que jamais (et ce ne sont certainement pas les travailleurs d’Arcelor Mittal qui me contrediront sur ce point). Je ne méconnais évidemment pas les dérives possibles d’un tel débat et je comprends parfaitement l’attachement sentimental qu’éprouvent les militants de gauche pour un nom chargé d’une aussi glorieuse histoire (et qui de surcroît – dans un monde voué à la mobilité perpétuelle et au déracinement généralisé – est souvent l’un des derniers garants collectifs de leur identité personnelle). Il me semble néanmoins qu’à une époque où – d’un côté – la gauche officielle en est graduellement venue à trouver ses marqueurs symboliques privilégiés dans le « mariage pour tous », la légalisation du cannabis (1) et la construction d’une Europe essentiellement marchande (2) (au détriment, par conséquent, de la défense prioritaire de ceux qui vivent et travaillent dans des conditions toujours plus précaires et toujours plus déshumanisantes), et où – de l’autre – « sa déférence habituelle à l’égard des “valeurs traditionnelles” ne peut dissimuler que la droite s’en est remise au progrès, au développement économique illimité, à l’individualisme rapace » (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, 1991), il est plus que temps de s’interroger sur ce que peut bien signifier concrètement aujourd’hui le vieux clivage droite/gauche tel qu’il fonctionne depuis l’affaire Dreyfus. C’est avant tout, en effet, le refus de remettre cette question en chantier – et de tirer ainsi les leçons de l’histoire de notre temps – qui explique en grande partie l’impasse dramatique dans laquelle se trouvent à présent tous ceux qui croient encore en la possibilité d’une société à la fois libre, égalitaire et conviviale. Soit, en d’autres termes, de ce qu’on appelait au xixe siècle – y compris chez Bakounine, Proudhon et les populistes russes – une société socialiste (et qu’il arrivait parfois à Orwell de désigner plus simplement – et de façon, à coup sûr, plus fédératrice – comme une société décente).

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« Soutenir l’esprit de non-puissance »,  un entretien avec Renaud Garcia (Clarín-A contretemps)

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Renaud Garcia
Soutenir l’esprit de non-puissance

Mis en ligne sur le site A contretemps le 24 janvier 2022

[■ À l’occasion de la parution en espagnol – aux éditions La Cebra, maison argentine (1) –, de La Collapsologie ou l’écologie mutilée (2), Renaud Garcia nous a transmis, en amitié, le texte de l’entretien qu’il a accordé au quotidien Clarín, institution buenos-airienne s’il en est. Il fut publié en tout début d’année, en pages « Idées », après avoir été ramené au format journalistique admis, c’est-à-dire raccourci. Le texte que nous donnons ici, en français, est la version complète et inédite de l’entretien. Nous lui adjoignons, par ailleurs, le PDF de la version en espagnol. Comme c’est rarement le cas en matière journalistique, ici les questions sont plutôt bonnes. Elles permettent, en tout cas, à Renaud Garcia de dérouler son argumentaire en entrant dans les détails. Bonne lecture ! A contretemps]

Vous placez la collapsologie dans la catégorie du spectaculaire. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un discours purement pragmatique ?

Assurément, le discours des collapsologues (c’est-à-dire cet ensemble de constatations scientifiques à propos d’un effondrement plus ou moins proche de notre civilisation industrielle, auxquelles s’ajoutent des considérations sur les recours émotionnels et sociaux dont nous disposons face à cet effondrement) produit des effets réels dans le public. En effet, il fait changer certaines personnes, habitant souvent les métropoles. Elles comprennent subitement qu’elles ne pourront continuer de vivre innocemment comme avant. Je ne mets pas cela en doute.

Il y a pourtant un autre aspect qui m’intéresse davantage : la fonction de ce discours dans un cadre médiatique et éditorial. Dès le début – c’est tout à fait clair, en France, si on lit les ouvrages de Chapelle, Stevens et Servigne –, la collapsologie a recherché l’approbation des masses. Afin d’y parvenir, elle a dû délivrer un discours sans contours saillants ; un discours fondé sur un appel à l’entraide, à la bienveillance et au soin apporté à tout ce qui vit. Il fallait mobiliser, il fallait jouer sur les émotions, de sorte que les gens se réveillent. En laissant ainsi de côté une critique plus fine et structurée de la logique de destruction propre au capitalisme technologique.

Bien entendu, cela ne signifie pas que la théorie devrait se détacher de la vie et de l’action. Le fait même d’essayer de comprendre le monde dans lequel nous vivons est, en soi, une preuve de notre croyance dans les effets que les idées produisent dans la réalité, aussi minimes soient-ils. En ce sens-là, philosophiquement parlant, on doit reconnaître le caractère pragmatique des idées, agencées sous la forme de théories. Néanmoins, avec le discours des collapsologues (en France, en Belgique, en Espagne et parfois en Amérique du Nord), il y a autre chose : ce discours répond à une demande médiatique, dans une époque de « transition écologique » où les gouvernements affirment que le plus urgent est d’organiser la « résilience ». Mise en pratique par exemple après le désastre de Fukushima, la résilience est cette méthode de participation des victimes à leur propre dépossession. Le « résilient » est l’acteur de sa survie dans un milieu dévasté. Mais s’il échoue, il en est le seul responsable.

Ainsi, la collapsologie, avec ses observations correctes sur la crise environnementale, apparaît comme un moment ou une partie du faux (autrement dit, un moment du système spectaculaire, selon Debord). (suite…)

Mikhaïl Bakounine, « Science et gouvernement de la science »

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Mikhaïl Bakounine

Science et gouvernement de la science
(1882)

L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.

Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie : mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.

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Jacques Ellul, « La classe politique »

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Jacques Ellul

La classe politique
Combat nature, 1983

 

J’ai pris position à plusieurs reprises contre l’engagement en politique – la petite politique électorale et pour acquérir des représentants – et je ne vais pas y revenir. Pourtant je veux ici soulever une question qui me paraît très décisive pour le mouvement écologique. Tous les discours, exprimés ou tus, que j’ai discernés relèvent d’une idéologie politique complètement périmée : je suis contre la politisation de l’écologie parce que la politique est devenue un métier.

Et partout je vois continuer à vivre, penser, agir, comme si l’on était encore dans l’univers idéologique où la politique est l’affaire de tous, où chacun a le droit et la possibilité d’intervenir en politique, où la démocratie est une réalité actuelle. Ceci est un rêve. La politique a été confisquée par quelques-uns. Et nous tous avons la satisfaction de choisir une fois tous les cinq ou sept ans entre des personnes également inacceptables, entre de faux « programmes », et des « idées » parfaitement éculées qui ne répondent plus à aucune des questions qui se posent effectivement à l’homme et à la société de ce temps. Et l’un des mérites de l’écologie est précisément de prétendre présenter, soutenir, expliciter ces problèmes et ces difficultés actuels. Mais nous devons savoir que si nous nous en tenons à cette ligne, cela exclut toute participation au système électoral, représentatif, etc., à quelque niveau que ce soit, de quelque façon que ce soit. Car cela ne peut avoir aucune autre conséquence que de faire entrer quelques écologistes dans une sorte de club très serré, la « classe politique ». 

Il faut être conscient avant tout de ce fait de la classe politique. Nous ne sommes pas là en présence d’une question théorique (démocratie directe ou démocratie représentative !) mais d’un mécanisme sociologique qui a amené la formation d’une « masse » pervertissant toute action politique actuelle. (suite…)

Agustín García Calvo, « Ballade estivale des prisons madrilènes, 1968 »

Extrait de Les Acratas à l’université centrale de Madrid, 1967-1969
de Miguel Amorós aux éditions de La Roue, parution 15 octobre 2021
avec un préambule de Michel Gomez


Vidéo enregistrée au Teatro Español de Madrid le 19 novembre 1982,
avec Chicho Sánchez Ferlosio et Amancio Prada (présentation d’Agustín García Calvo).

(Paroles d’Agustín García Calvo, musique de Chicho Sánchez Ferlosio)

  

Balada de las prisiones, de verano de 1968 

(suite…)

Michel Gomez, Préambule aux « Acratas » de Miguel Amorós

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Michel Gomez

Préambule

à la traduction française
des Acratas à l’université centrale de Madrid, 1967-1969
 de Miguel Amorós aux éditions de La Roue

Au XXe siècle, les impératifs de la guerre ont été, plus que jamais auparavant, l’occasion de développer à grande vitesse l’appareil de production ; c’est-à-dire d’introduire techniques, machines, encadrements nécessaires et utiles, en adéquation avec la production de masse. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale tout était en place et les années 60 ont bien été ce moment de transition où il s’agissait de créer, d’étendre, de fortifier la consommation de masse et donc de mettre en scène, à grand renfort de propagande publicitaire, les besoins réels et ceux supposés ou inventés de la nouvelle classe de consommateurs. Cette image du bonheur et de la réussite liée à l’abondance matérielle s’imposera comme modèle et horizon dans tous les pays dits démocratiques ou en voie de démocratisation, alors même que ladite abondance était et est restée bien souvent davantage mise en image que matérialisée. Au fur et à mesure que la technocratie s’installait, la composition de la classe dominante changeait. Aux grands propriétaires (banque, industrie, distribution) s’adjoignaient un nombre important d’experts, d’ingénieurs high-tech, de chercheurs en tous genres, en même temps qu’émergeaient les nouveaux politiciens, administrateurs, intellectuels formés aux moyens modernes de la « communication » et du management. Évidemment, l’université ne resta pas à l’écart de ce bouleversement. Une progression importante du niveau de vie fit considérablement augmenter ses effectifs. La vie d’étudiant était devenue accessible à des populations qui, jusque-là exclues, ne manifestaient pas une grande hâte à rejoindre le monde du travail. L’université devint donc, dans un processus double et contradictoire, une usine à produire des technocrates et le lieu où naissait et se propageait la contestation de ce nouvel ordre du monde. La classe moyenne en expansion contenait, à la fois, les nouvelles élites et une partie de la jeunesse révoltée qui allait secouer le monde pendant une bonne décennie.

(suite…)

Renaud Garcia, « Le Désert de la critique » (conclusion)

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Renaud Garcia

Le Désert de la critique
Déconstruction et politique
(Éditions L’Échappée, 2015)

 

Conclusion
Où en sommes-nous ?

Le titre de ce chapitre conclusif est une forme de clin d’œil à l’héritage situationniste, puisqu’il emprunte l’intitulé d’un texte de Miguel Amorós (¿Dónde Estamos?), membre du collectif post-situationniste de l’Encyclopédie des Nuisances, et l’un des principaux auteurs et militants actuels continuant de mêler la critique radicale du développement technologique à des positions libertaires. Se placer sous l’égide de ce type d’auteurs, c’est en effet souligner une ligne de faille au sein de la critique sociale contemporaine, qui a trait à l’attitude à adopter face aux perfectionnements de la technique. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la relégation du thème de l’aliénation dans les marges de la critique sociale a ouvert le champ à des formes de luttes identitaires et affinitaires démultipliées, fondées sur l’exploration de nouveaux modes de relations, où la sexualité devient centrale. Or, on le voit avec la référence au cyborg (Haraway), à l’hybridation (Preciado, Bourcier, Iacub), au communisme informationnel (Negri et Hardt), ces nouvelles formes de luttes relevant de l’antinaturalisme tiennent de fait le développement technologique pour la base matérielle de l’émancipation. En cela, elles marquent l’aboutissement social de la logique de la déconstruction, qui ne peut plus engendrer qu’un réseau anonyme de forces s’agençant de manière fluctuante et aléatoire, et dont le seul horizon est de pouvoir un tant soit peu fonctionner. Foucault, dans sa période « structuraliste », semblait se tourner vers ce genre de futur :

Je crois que l’on peut définir l’optimum du fonctionnement social en l’obtenant, grâce à un certain rapport entre augmentation démographique, consommation, liberté individuelle, possibilité de plaisir pour chacun, sans jamais s’appuyer sur une idée de l’homme. Un optimum de fonctionnement peut être défini de manière interne, sans que l’on puisse dire « pour qui » il est meilleur que cela soit ainsi (1).  (suite…)

Renaud Garcia, « La collapsologie ou l’écologie mutilée »

Renaud Garcia

La collapsologie 
ou l’écologie mutilée

Chapitre 6
Acceptation, révolte, désespoir

New agers ou doomsayers ? Les collapsologues veulent être pris au sérieux. Aussi refusent-ils publiquement l’étiquette du New Age pour la raison suivante : ils ne promettent aucun Éden, aucune régénération paradisiaque sur une quelconque Sirius, comme dans les romans de Doris Lessing. Ils apportent de mauvaises nouvelles, irréfutables de surcroît. Leur discours évoque en général l’affliction, la peine pour la Terre, le deuil nécessaire d’une civilisation. Ils ont renoncé à 1’espoir, cette illusion. Une telle attitude recèle, en apparence, la promesse d’une profondeur existentielle, car s’il est vrai que nous sommes « foutus », alors d’une certaine façon tout commence ici. « We are doomed. Now what ? », demandent les « effondristes » américains (1). Nous sommes foutus. Et maintenant ? « La vie est belle », répond l’activiste Derrick Jensen, une des figures du mouvement Deep Green Resistance, dont les manuels théoriques et stratégiques ont été récemment traduits en français.

Dans un court texte intitulé « L’espoir est un fléau », il condamne radicalement l’idée même d’espoir. L’espoir est l’aspiration à une condition future sur laquelle l’individu n’a aucune influence. Il est l’expression de l’impuissance et, pour cette raison, un appât commode entre les mains du pouvoir, pour inciter les masses apeurées à faire ce que ce dernier a envie qu’elles fassent, dans l’attente d’une hypothétique amélioration de leur condition. Et Jensen de citer un dicton bouddhiste, selon lequel l’espoir et la peur se poursuivent l’un l’autre. Sans espoir, il n’y a pas de peur, et réciproquement. Dès lors que l’espoir meurt, la peur disparaît. Nous mourons en tant que créatures dépendantes et craintives. S’ouvre alors le domaine de l’action : « Lorsque vous renoncez à l’espoir, non seulement vous survivez, mais il y a mieux. Et c’est que d’une certaine manière, vous mourez. Et ce qu’il y a de merveilleux dans cette mort, c’est qu’une fois mort ils – ceux au pouvoir – ne peuvent plus vous toucher (2). »

(suite…)

Raoul Vaneigem, « Vivre et en finir avec le mépris de la vie »

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Raoul Vaneigem

Vivre et en finir avec le mépris de la vie

 

Retour parodique au passé

Le crime contre l’humanité est l’acte fondateur d’un système économique qui exploite l’homme et la nature. Le cours millénaire et sanglant de notre histoire le confirme. Après avoir atteint des sommets avec le nazisme et le stalinisme, la barbarie a recouvré ses falbalas démocratiques. De nos jours, elle stagne et, refluant comme un ressac dans une passe sans issue, elle se répète sous une forme parodique.

C’est ce ressassement caricatural que les gestionnaires du présent s’emploient à mettre en scène. On les voit nous convier benoîtement au spectacle d’un délabrement universel où s’entremêlent goulag sanitaire, chasse à l’étranger, mise à mort des vieux et des inutiles, destruction des espèces, étouffement des consciences, temps militarisé du couvre-feu, fabrique de l’ignorance, exhortation au sacrifice, au puritanisme, à la délation, à la culpabilisation.

L’incompétence des scénaristes attitrés ne diminue en rien l’attrait des foules pour la malédiction contemplative du désastre. Au contraire ! Des millions de créatures rentrent docilement à la niche où elles se recroquevillent jusqu’à devenir l’ombre d’elles-mêmes.

Les gestionnaires du profit sont arrivés à ce résultat auquel seule une réification absolue aurait pu prétendre : ils ont fait de nous des êtres apeurés par la mort au point de renoncer à la vie.  (suite…)

Miguel Amorós, « La maison de Dieu »

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Miguel Amorós
La maison de Dieu

Agustín García Calvo
Qu’est-ce que l’État ?
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez et Marjolaine François
Atelier de création libertaire, 2021

Agustín García Calvo est un penseur subversif véritablement original. Ce qui, dans sa réflexion, provoque encore un grand étonnement parmi les militants, c’est qu’il ne parte pas de la Révolution française, ni des communes médiévales, ni même de la guerre civile espagnole, choses dont il n’était pas fin connaisseur, mais de bien plus loin, du monde grec, qu’il connaissait sur le bout des doigts. Plus concrètement, de ce moment où l’héritage de la pensée présocratique était combattu par un savoir encyclopédique désordonné qui prétendait expliquer et ordonner la nature et la conduite humaine dans tous leurs aspects. Platon tenta de clore l’affaire en suggérant un ensemble de règles rationnelles pour codifier la vie sociale ; il aboutit ainsi à une théorie dialectique de l’État qui scandalisa notre gréco-latiniste érudit. Pour Platon, les individus atteignaient leur plénitude dans un État parfait, où tous accompliraient au pied de la lettre une fonction fixée au préalable. Agustín ne pouvait pas être plus en désaccord avec l’aberration d’après laquelle les personnes et les choses se conformeraient peu à peu à des moules réglementaires jusqu’à ressembler à des Idées. Les Idées étaient le fondement du Pouvoir ; il n’y avait pas de Pouvoir sans idéologie. Et ainsi nous lisons dans son opuscule Qu’est-ce que l’État ? qu’il qualifie l’État d’idée dominante « prête à être utilisée comme arme », à la fois mensongère et réelle. Mensongère en tant qu’elle englobe un tas de concepts incompatibles entre eux comme, par exemple, « gouvernement » et « peuple » ; le mensonge est la base de la réalité politique. Réelle, du fait d’accomplir en tant que mensonge un pouvoir reconnaissable qui s’exerce contre la société. Pour Platon, les Idées constituaient le monde véritablement authentique, dont l’autre monde, le monde sensible, n’était qu’une mauvaise copie. Dans ce monde platonicien, l’État était l’idéal d’organisation politique, quelque chose de nécessaire pour élever le peuple informe et inestimable au rang d’« Homme », de « Citoyen » ou de « Sujet », d’autres Idées encore – qu’Agustín écrivait toujours avec une majuscule – avec lesquelles remodeler l’indéfinissable être populaire et composer la « Réalité », c’est-à-dire ce que l’État et ses médias présentent comme telle. Or, la réflexion anti-idéologique agustinienne consistera à défaire une si grande mystification et à montrer que derrière l’abstraction étatiste il n’y a que renoncement, soumission, travail, résignation et mort. (suite…)

Cornelius Castoriadis, entretien sur Radio libertaire à propos de l’anarchie et de la démocratie radicale

Merci au collectif Lieux communs pour la mise en ligne et la retranscription
de cette archive audio de 1996 en trois parties.

https://collectiflieuxcommuns.fr/275-anarchie-et-democratie-radicale

On pourra également lire sur leur site le papier de Jean-Louis Prat
tiré de la Revue du MAUSS
« Castoriadis et l’anarchisme » (et le commentaire d’Anne Vernet)

Vernon Richards, « George Orwell, l’humaniste »

 

Vernon Richards
George Orwell, l’humaniste

Le Libertaire, 10 février 1950

(repris par SiNedjib le 7 mars 2021


GEORGE ORWELL, écrivain et socialiste, est mort dans un hôpital londonien, le 21 janvier, à l’âge de 46 ans. Né d’une famille de classe moyenne en Inde, il alla à Eton, et plus tard rejoignit les forces de police de Burma. Mais l’honnêteté de l’œil avec lequel il vit le rôle de l’impérialisme britannique le repoussa — non seulement de la police de Burma, mais aussi de la classe dans laquelle il était né. Ses livres disent la pauvreté matérielle qui l’accabla, et 1936 le trouva en Espagne, où il fut blessé dans les lignes républicaines.


J’ai appris la mort de George Orwell par une relation qui devait en faire l’annonce dans un journal du soir. Pour lui, le nom de George Orwell ne signifiait pas plus que l’information de la « National Press » : l’auteur qui devint fameux pour la première fois par un livre intitulé : La Ferme des animaux, suivi d’un autre : 1984, livres qu’il n’avait pas lus, mais il comprenait qu’ils étaient anti-communistes et anti-socialistes. Le gagneur de dollars “qui mourut avant que l’argent puisse l’atteindre” était la sauce à laquelle le Daily Herald, du Parti travailliste l’accommoda. 

Pour moi, et pour ses nombreux amis et lecteurs du mouvement anarchiste à travers le monde (ses livres furent commentés à travers la presse anarchiste internationale), Orwell était, avant tout, un humaniste. Il ne partageait pas notre point de vue, et beaucoup d’anarchistes sectaires auraient levé leurs bras vers le ciel, horrifiés par certaines des idées exprimées par Orwell dans ses écrits.

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Pierre Fournier et Gébé, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Pierre Fournier et Gébé
Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 2 mars 2021

C’est du 10 juillet 1971, voici 50 ans, un demi-siècle tout rond, et de Saint-Vulbas dans l’Ain (01), que l’on peut dater L’An 01 de la reverdie comme disent les trouvères, avec sa devise encore à accomplir : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. »

Ce jour-là, à l’appel de Pierre Fournier (1937-1973) et de Gébé (1929-2004) dans Charlie Hebdo, ainsi que de leurs compagnons du comité Bugey-Cobayes, une sorte de croisade des enfants amena 15 000 marcheurs jusqu’aux grilles de la centrale du Bugey, pour la première grande manifestation anti-nucléaire et anti-industrielle de notre temps.

C’est de cette marche au soleil et de ces deux jours au bord de l’eau que s’ouvrit La Gueule ouverte, « le journal qui annonce la fin du monde » ; et de La Gueule ouverte que jaillirent les mots d’« écologie » et d’« écologistes ». C’est-à-dire le seul mot, la seule idée, le seul mouvement radicalement nouveaux à s’être imposés en politique depuis un demi-siècle : la défense indissociable de la nature et de la liberté ; du « vivant politique » (l’homme, le zoon politikon) dans un monde vivant, et contre l’incarcération de l’homme machine dans un monde machine.

Encore Fournier avait-il hésité : « « Naturistes », « végétariens », je me demande quel terme est le plus inepte, le plus inexact, le plus chargé d’interprétations funambulesques et d’avatars historiques regrettables. Je les refuse tous les deux, mais il n’y en a pas d’autre pour désigner les gens dont, grosso modo, je partage le combat. » (1)

Il y a débat. Nous préférons quant à nous la référence anarchiste « naturiste » (2), clairement sensible, politique et anti-industrielle, mais Fournier se rangea sous l’autorité de l’« écologie » (Haeckel, 1866, Morphologie générale des espèces), de la science à laquelle tout le monde croyait alors, pour démontrer scientifiquement la catastrophe que les aveugles refusent toujours de voir.

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Gustav Landauer, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Gustav Landauer
(1870-1919)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 9 décembre 2020

Né en 1870 à Karlsruhe, dans une famille de commerçants juifs, le philosophe, poète et anarchiste allemand Gustav Landauer fut révolutionnaire sa vie durant. Mais ni en raison d’une appartenance de classe, ni pour lutter avec acharnement pour sa subsistance. Au fil d’une scolarité exemplaire dans un lycée de l’Allemagne bismarckienne, il trompe l’ennui en dévorant Goethe, Hölderlin, puis, lors de ses études de philologie moderne, Schopenhauer, Nietzsche et Ibsen. Autrement dit les pourfendeurs des « philistins », ces individus bornés, aux préoccupations essentiellement matérielles, auxquels il oppose l’aspiration romantique. Le voici prêt, lui, l’intellectuel, à découvrir la littérature socialiste. Il n’est certes pas ouvriériste. Ce n’est pas le point de vue de classe qui le rapproche du socialisme, mais la critique de la mesquinerie bourgeoise ; de la glace qu’elle répand sur les relations humaines. Féru de littérature et de théâtre, il se lance dans toutes sortes d’initiatives culturelles. D’abord tenté par une carrière académique en philosophie, il y renonce pour exercer sa pensée au plus près de la réalité sociale, dans le but de la transformer culturellement. A 23 ans, les polices de l’empire le considèrent comme l’agitateur le plus important du mouvement révolutionnaire en Allemagne. Il collabore à plusieurs journaux, participe à la fondation de théâtres populaires, essuie des peines de prison au tournant du siècle pour incitation à l’action révolutionnaire. Période frénétique et épuisante.

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Jean-Claude Michéa, « Orwell, la gauche et la double pensée »

 

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Jean-Claude Michéa

Orwell, la gauche et la double pensée

Postface à la réédition d’Orwell, anarchiste tory
(extraits)

III

Deux ans avant la publication, en 1972, du célèbre Rapport Meadows sur « les limites de la croissance », Henri Lefebvre (assurément l’un des penseurs français les plus importants du xxe siècle) soulignait déjà que l’impasse politique dans laquelle se débattait, depuis plusieurs décennies, « ce qu’on nomme encore “la” gauche » tenait bord à son « progressisme » invétéré et à son culte corrélatif de la « croissance indéfinie » et du « productivisme intégral ». « Un peu partout – écrivait-il par exemple – “la gauche” n’a présenté pendant des dizaines d’années, que cette argumentation : nous ferons plus vite et mieux. » En sorte, ajoutait-il – qu’on devait en conclure que « les gens de gauche se contentent d’affirmer qu’ils maintiendront ou accentueront les pentes des courbes de croissance », sans jamais se demander, à aucun moment, « pour quoi faire ? pour qui ? » (1).

En relisant ce texte d’Henri Lefebvre (et le fait qu’aujourd’hui Foucault ait remplacé Marx ne favorise malheureusement pas ce genre de relecture) on songe bien sûr aussitôt à cette critique formulée par Orwell, trente-trois ans auparavant – dans The Road to Wigan Pier – qui attribuait déjà les difficultés récurrentes des intellectuels de gauche à convaincre une partie importante des classes populaires de la supériorité de la logique socialiste (gauche et socialisme étant à l’époque – et contrairement à aujourd’hui – deux termes encore à peu près interchangeables (2)) par le fait que « l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à celle que l’on verra quand le socialisme aura triomphé. Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches que nous effectuons aujourd’hui à la main seront alors effectuées par les machines ». Avec comme double conséquence – avertissait Orwell – d’une part « le fait que les gens intelligents se retrouvent souvent de l’autre côté de la barricade (the fact that intelligent people are so often on the other side) » (3) ; et, de l’autre, le fait que cette vision mécaniste et bourgeoise (fat-bellied) du « progrès » ne peut que « révolter quiconque conserve encore un certain attachement à la tradition ou un embryon de sens esthétique » ; et par conséquent éloigner encore un peu plus de l’idéal socialiste tous les esprits décents, « que leur tempérament les porte plutôt vers les Tories ou plutôt vers les anarchistes (any decent person, however of a Tory or an anarchist by temperament) » (4) (suite…)

Murray Bookchin, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

 

On a rencontré notre premier « municipaliste », il y a deux ans, lors d’une réunion d’opposants au « développement » (industriel et économique). Sévère, excédé, le type nous faisait la leçon avec un brin d’agacement comme s’il était fâché d’être là et de perdre son temps avec nous. Allez savoir, c’est peut-être ce qui marche avec les Kurdes du Rojava, nous on respecte les différences culturelles. Après on a compris que le type, comme tous les militants, copiait le maître – Murray Bookchin (1921-2006) – un authentique judéo-bolchevique de la bonne époque (quoique né à New York), longuement et stupidement communiste, stalinien puis trotskyste, avant de virer anarchiste (hum) et d’étendre à la dégradation du monde et de ses habitants, une analyse anticapitaliste mâtinée d’anti-industrialisme. Aujourd’hui, on dirait « écosocialisme » et il s’agit toujours de théoriciens marxistes et/ou trotskystes (Michael Löwy, Daniel Tanuro, Razmig Keucheyan, Andreas Malm, etc.), faisant grand tapage autour du « Capitalocène », afin de taire le Technocène.
Ceci dit, mis à part ses pulsions hégémonistes (on ne se remet jamais tout-à-fait d’un dressage bolchevique), Bookchin a eu son moment d’utilité lorsqu’il a publié Notre environnement synthétique (juin 1962) – une percée anti-industrielle qui a précédé de quelques mois le Printemps silencieux de Rachel Carson – avant de sombrer finalement dans les illusions d’une technologie émancipatrice – c’est-à-dire émancipée du capitalisme. Le bonhomme a fait aussi des entrechats dialectiques entre nature et culture qui devraient lui valoir les faveurs des néo-animistes, farouches ennemis de ces dualismes qui nous ont fait tant de mal.

Bref, si vous voulez rire, lisez plutôt Edward Abbey (1927-1989), son contemporain et double moqueur. Egalement anarchiste – et même fin connaisseur, mais indemne de toute séquelle communiste, plutôt dans la veine beatnick, genre Bukowski élevé à la ferme, lecteur de Whitman, ivrogne, coureur, bourlingueur, écrivain, prof de fac et inspirateur des éco-saboteurs d’Earth First !
Bookchin est à l’est. Abbey est à l’ouest. Bookchin veut mettre le prolétariat aux commandes de la Machine. Abbey veut détruire la Machine – et le prolétariat. Abbey défend la sauvagerie parce qu’il éprouve comme nous le lien entre nature et liberté. C’est la servitude volontaire qu’il combat, tout autant que l’amour du pouvoir. Que celui-ci s’achève dans le capitalisme ou le communisme l’indiffère, puisque dans tous les cas c’est le système technocratique qui s’étend. Bookchin (et les bookchinistes), a beaucoup fulminé et vitupéré contre Abbey : raciste, sexiste, arrogant, grossier, etc. Abbey a beaucoup ri, et fait rire, de Bookchin (notamment dans Le retour du gang). Ils se sont aussi retrouvés quelquefois à la même table et autour de quelques idées. A vous de faire le tri (suite…)

Maria Desmers, « La féminisation libère-t-elle les femmes ? »

 

Première parution : Des ruines, revue anarchiste apériodique, n° 3/4, début 2019.
Réédition sous forme de brochure par Ravages éditions en juillet 2019

 

Quatrième de couverture :
« Le masculin l’emporte sur le féminin », en grammaire du moins, quand il s’agit d’accorder les mots au pluriel, comme on l’a tous appris à l’école. Cette domination du masculin dans la langue est-elle en rapport tellement direct avec la domination masculine dans la vie qu’un rééquilibrage de la balance des genres dans la langue rééquilibrerait la réalité des rapports de genre ? Est-ce à dire que le soleil opprime la lune, que le prisonnier opprime la matonne ? La féminisation du langage remet le masculin à sa place. Certes, mais cette bonne leçon donnée aux terminaisons des adjectifs et aux articles définis et indéfinis, qu’apporte-t-elle à l’émancipation des femmes ?
On s’attachera dans ce texte à questionner une des batailles de la guerre des genres telle qu’elle se mène aujourd’hui, de l’intérieur de la gestion étatique jusque dans les milieux à prétentions subversives : le combat pour la féminisation du langage, ou bien, comme la nomment aujourd’hui les autorités linguistiques d’État : la bataille pour imposer l’écriture dite « inclusive » qui se présente comme une solution pratique (dans les deux sens du terme, à la fois concrète et simple à mettre en place, puisqu’il suffirait d’un petit effort pour changer notre manière de parler et les représentations qui vont avec) pour contribuer à la libération des femmes. Vu le caractère contraignant de cette réforme du langage que beaucoup s’imposent et imposent aux autres, et vu l’importance structurelle et structurante du langage pour les humains que nous sommes, on peut donc honnêtement se demander ce qu’apporte la féminisation du langage à l’émancipation des femmes, et s’étonner de ce que cette question se pose si peu, et ne soit quasiment jamais mise en débat. 

Élisée Reclus, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Défendons la nature, combattons l’«écologie»

Voici les notices de Notre Bibliothèque Verte, rédigées par Renaud Garcia, et consacrées cette fois à Elisée Reclus et à ses compagnons du mouvement impressionniste.

« Et si nous sommes, qui sommes-nous ? », se demandait-on dans l’avant-propos à Notre Bibliothèque Verte (ici).
Sans doute des « écologistes » devions-nous conclure à regret. Ce mot d’« écologie » étant le seul mot nouveau apparu en politique depuis 50 ans, et le seul à rassembler aux yeux du grand public les « écolos » dans toutes leurs nuances et contradictions. Du moins tant que les mots de « nature » et de « naturistes » n’auront pas remplacé ceux d’« écologie » et d’« écologistes ».

Car l’écologie est un contre-sens politique. Tout d’abord le nom d’une sciencefondée et nommée comme telle par Ernst Haeckel (1834-1919), un biologiste darwiniste, en 1866, dans sa Morphologie générale des organismes. Oikos : demeure, habitat, milieu ; logos : science, discours. « Science des êtres vivants dans leur milieu ». Haeckel était en outre et en vrac un dessinateur remarquable, un militant libre-penseur, eugéniste et raciste, dont les nazis reprirent les pires idées. (Cf. André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Ed. Flammarion, 2000). (suite…)

Les naturiens, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main d’œuvre)

Les naturiens
(environ 1890-1945)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 17 août 2020

Les années 1894-1914, qualifiées de « Belle Époque » à la suite de la Grande Guerre, n’ont sans doute eu de beau que le nom. À l’intérieur comme au-delà des frontières, le capitalisme industriel étend son emprise. Inégalités sociales, misère, crises politiques (l’affaire Dreyfus au premier chef) remplissent concrètement les promesses de la chimie, de l’automobile et du pétrole. Les trois idoles du progrès et de la civilisation machinistes.

Contrairement aux masses, certains n’y croient pas. Modestes anarchistes, ils font sécession d’avec leur propre camp pour opposer à la « ville tentaculaire, au luxe insolent, au mensonge, à la chimie meurtrière, à la vie artificielle, aux forces du mal et de la contrainte » le principe de la liberté dans la nature. Sous l’impulsion du dessinateur et publiciste Émile Gravelle (1855-?), figure de la bohème de Montmartre, créateur en juillet 1894 du journal L’état naturel et la part du prolétaire dans la civilisation, ils se rallient à la position naturienne : une intuition qui soutient la volonté, révolutionnaire, de changer de mode de vie, afin d’arracher la classe ouvrière aux séductions de la science qui facilite la vie. C’est que ces libertaires-là ont tiré les leçons de l’activisme des poseurs de bombe du début des années 1890. Suite à une vague d’attentats, la répression de l’État est devenue féroce, avec ses « lois scélérates ». L’échec de la « propagande par le fait », entendue de façon étroitement explosive, entraîne la dislocation des groupes et structures militantes. L’horizon d’un soulèvement spontané des masses, attisé par l’étincelle de la dynamite, se perd dans un lointain avenir jamais atteint. Nombre d’anarchistes se tournent vers l’organisation syndicale de la lutte sociale. Pas les naturiens qui, minoritaires entre les minoritaires, entendent tout autrement le terme « révolution ».

(suite…)

Léon Tolstoï, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Tous nos lecteurs croient connaître Tolstoï ; presque aucun ne connaît les naturiens. Le premier est aux Russes ce que Victor Hugo est aux Français : l’écrivain national. Le vieux génie barbu issu de la classe supérieure comme celle-ci est issue de la classe inférieure, au point que le mot de « peuple » confond l’ensemble national avec cette classe populaire, le peuple avec le bas peuple. Tolstoï, c’est le génie du peuple en qui tout le peuple se reconnaît et qui, par ses écrits théoriques, inspire pêle-mêle des mouvements ouvriers, paysans, pacifistes, des sectes et des mouvements « tolstoïens » de « retour à la terre » et de « simplicité volontaire », en Russie comme à l’étranger. « Tolstoïens », c’est-à-dire chrétiens anti-industriels.

Les seconds sont à la même époque, à la Belle époque, les plus méconnus des anarchistes français, artisans et bohèmes, des anti-industriels qui lisent, écrivent, théorisent, publient des livres, des journaux, et mettent en pratique le retour à la terre, la vie en communauté, l’amour libre, le féminisme, le végétarisme et le végétalisme ; et qui, pour leur peine, sont raillés et occultés par leurs compagnons anarchistes industrialistes. Ce que les tolstoïens et les naturiens ont en commun, à part le fait d’avoir inauguré voici plus d’un siècle de cela, une critique en actes et en pensée dont nous restons redevables, c’est la féroce opposition, sinon la répression qu’ils subirent face aux industrialistes, libéraux ou communistes, et notamment face aux léninistes, trotskystes et staliniens.

(suite…)

Pierre Kropotkine, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Le philosophe Alain dit quelque part que tout est toujours déjà dit et pourtant, toujours à redécouvrir. C’est ce que prouve évidemment la lecture de Pierre Kropotkine, théoricien anarchiste et scientifique « écologiste » de la fin du XIXe siècle, opposé à Lénine et à la dictature du parti bolchevique, et dont les funérailles en 1920 virent l’ultime manifestation des anarchistes en URSS.
A peine Kropotkine était-il enterré, que le mathématicien Eugène Zamiatine s’attelait à l’écriture de Nous autres, impitoyable satire de la Machine collectiviste et technologique pilotée par la technocratie bolchevique. C’est de son roman que sont issus successivement le Meilleur des mondes d’Huxley et 1984 d’Orwell. Zamiatine eut la chance de pouvoir s’exiler d’URSS avant de mourir à Paris en 1937.
Brisons la Machine, qu’elle soit bleue, blanche ou rouge.

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Pierre Kropotkine
(1842-1921)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 28 juillet 2020

Dans son poème De Profundis, Oscar Wilde décrit Pierre Kropotkine, théoricien du communisme anarchiste, comme un « Jésus blanc » venu de Russie. D’autres se délectent de le nommer le « prince de l’anarchie ». Clin d’œil, certes, à la vie rocambolesque d’un fils d’aristocrates russes, page personnel du tsar Alexandre II, qui choisit contre les attentes familiales de s’engager dans un régiment de cosaques sibériens, puis devient anarchiste en 1872, au contact des ouvriers horlogers du Jura suisse, membres de la branche antiautoritaire de l’Internationale. Mais allusion plus sérieuse, aussi, à la noblesse de caractère de cet honnête homme impliqué dans la vague du populisme russe (l’« aller au peuple » des narodniki), deux fois emprisonné, exilé en Angleterre, référence incontournable du mouvement anarchiste international jusqu’au soutien qu’il apporte aux Alliés en 1914, ce qui lui aliène nombre d’anarchistes. (suite…)

PMO, « Et si nous sommes, qui sommes-nous ? »

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Et si nous sommes, qui sommes-nous ?

Mis en ligne par PMO sur son site le 10 juillet 2020


S’ils veulent exister collectivement – c’est-à-dire politiquement – dans le débat public et les rapports de force, anti-industriels et anti-autoritaires n’ont rien de plus important à faire que de se trouver un nom qui ne soit pas « anti-… », ni « alter-… », mais qui dise pour quoi au juste, ils se battent, puisque la seule chose que l’on sache d’eux, c’est qu’ils sont contre tout et son monde. Un nom c’est une idée. L’émergence de leur courant, occulté en tant que tel dans les médias et les esprits, dépend de sa capacité à se faire ce nom générique, positif et immédiatement compréhensible, qui échappe au condominium des saint-simoniens : libéraux et communistes, droite bourgeoise et gauche technocratique.

Celui de luddite n’a de sens qu’en pays anglophone mais punk, hippie et beatnick ont fini par s’imposer ici comme ailleurs. C’est l’avantage de l’impérialisme culturel. Les communistes libertaires, comme les chauves-souris, ont un mot de trop pour ne pas susciter l’ambiguïté et la méfiance. De même « l’écosocialisme », chimère rouge à pois verts, brevetée par le sociologue trotskyste, Michael Löwy et quelques-uns de ses pareils, pour rabattre au NPA et aux Insoumis, des individus décidément trop verts. L’anarchisme est trop vague, trop pollué et lié à l’industrialisme. Surtout depuis que queers et cyborgs, activistes de la reproduction artificielle et de l’auto-machination – technopoièse, autopoièse – ont usurpé des noms jadis honorables, féministes, libertaires, etc., pour renverser de l’intérieur le sens de l’émancipation, ajoutant l’eupoièse à l’eugénisme honni. Certes l’anarchie a souvent été le lieu commun de principes antinomiques, mais travestir Foucault, Butler et Preciado en successeurs d’Emma Goldman, Louise Michel et Kropotkine ; s’affranchir de notre dépendance envers une « mère » nature indifférente, abolir la reproduction libre et gratuite, pour s’asservir à la mère machine, au pouvoir des marchands et fabricants d’enfants, c’est arracher le vivant politique de ses conditions même d’existence ; et donc de toute possibilité d’autonomie.

Dommage, ils étaient sur la bonne voie ces naturiens de la fin du XIXe siècle, quoique affreusement minoritaires et raillés par leurs compagnons. Les actuels primitivistes devraient peut-être reprendre leur nom, à défaut d’imposer le leur (1). La décroissance fait son trou malgré son croassement ingrat et sa critique parcellaire concentrée sur la seule croissance. Elle est déjà, grâce au journal qui porte son nom, l’horrible alternative à l’économie politique pour tous les commentateurs, journalistes, politiques, économistes, etc. C’est bon signe. Mais le seul mot nouveau qui se soit imposé dans le public, en politique, depuis un demi-siècle, c’est l’écologie. (suite…)

Une lettre de J.R.R. Tolkien à son fils Christopher

Il s’agit de la lettre 52 de la correspondance publiée (Lettres, Bourgois, 2005, p. 97-99). Elle est datée du 29 novembre 1943.

 

 

Mes opinions politiques penchent de plus en plus vers l’Anarchie (au sens philosophique, désignant l’abolition du contrôle, non pas des hommes moustachus avec des bombes) – ou vers la Monarchie « non constitutionnelle ». J’arrêterais quiconque utilise le mot État (dans un sens autre que le domaine inanimé qui recouvre l’Angleterre et ses habitants, chose qui n’a ni pouvoir, ni droits, ni esprit) ; et après lui avoir laissé une chance de se rétracter, l’exécuterais s’il s’obstinait ! Si nous pouvions revenir aux noms personnels, cela ferait le plus grand bien. Le gouvernement est un nom abstrait désignant l’art et le fait de gouverner, et ce devrait être un délit de l’écrire avec un g majuscule ou pour parler des personnes. Si les gens avaient l’habitude de parler du « Conseil du Roi George, Winston et sa bande », cela aiderait beaucoup à éclaircir les idées, et à limiter le terrifiant glissement vers la Euxcratie. De toute façon, l’étude convenable de l’Homme est tout sauf l’Homme ; et l’emploi le moins convenable pour n’importe quel homme, même les saints (qui, dans tous les cas, étaient pour le moins réticents à l’accepter), est de commander d’autres hommes. Pas un sur un million n’est indiqué pour l’emploi, et surtout pas ceux qui en recherchent l’occasion. Et du moins cela ne concerne qu’un petit groupe d’hommes qui savent qui est leur maître. Les gens au Moyen Âge avaient on ne peut plus raison de faire de nolo episcopari [en latin : « Je ne souhaite pas être nommé évêque »] la meilleure raison qu’un homme pût donner aux autres pour être fait évêque. Donne-moi un seul nom de roi dont l’intérêt principal dans la vie est les timbres, les chemins de fer ou les chevaux de course, et qui a le pouvoir de renvoyer son vizir (ou quelque autre nom que tu préfères lui donner) s’il n’aime pas la coupe de son pantalon. Et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle. Mais, bien entendu, la faiblesse fatale de tout cela – après tout, ce n’est que la faiblesse fatale de toute chose bonne par nature dans un monde mauvais, corrompu et contre nature – c’est que cela ne marche, et n’a marché, que quand le monde entier part en pagaille, toujours de la façon propre à la bonne vieille inefficacité humaine. (suite…)

Nedjib Sidi Moussa, 2019-2020 : Interventions pour le Hirak en Algérie

Nedjib Sidi Moussa
2019-2020 : Interventions pour le Hirak en Algérie

 

Sans céder à la tentation de la commémoration, j’ai décidé de regrouper l’ensemble de mes interventions publiques directement liées au hirak en Algérie. À travers 20 articles, 9 entretiens, 12 rencontres ou 5 émissions, je n’ai jamais cessé d’exprimer ce que je pensais être vrai et juste depuis le surgissement du mouvement populaire, le 22 février 2019.

En Algérie, en France et en Allemagne, j’ai toujours tenté d’exprimer ce qui allait dans le sens des aspirations des exploités, en me démarquant du confusionnisme, sans alimenter le défaitisme.

Sans doute faut-il préciser que je n’ai fait que répondre à des sollicitations. Je ne suis pas intervenu en raison de mon diplôme ou de ma nationalité mais en tant que partisan de l’émancipation.

Des portes se sont ouvertes, d’autres sont restées fermées à cause des calculs politiciens, des rancœurs tenaces, des ambitions mesquines, etc. Mais la décantation s’opérera, tôt ou tard.

Au cours de cette période, j’ai mis en ligne sur ce site 132 textes, plus ou moins anciens, ayant un rapport avec la révolution, l’auto-organisation et des thèmes portés par le hirak.

Dans un premier temps, attentif aux héritages explicites ou implicites de la dynamique contestataire, j’avais mis en exergue sur cet espace virtuel la citation suivante :

« Lorsqu’une révolution éclate à nouveau, elle se souvient généralement de tous ses ancêtres, de toutes les révolutions qui l’ont précédée et se déclare leur enfant. »

Gustav Landauer, « La Révolution », Paris, Champ libre, 1974, p. 156

 

 

Photo prise le 9 novembre 2019 à Béjaïa

« La révolution s’arrêta en mai »

Printemps 1937, la guerre civile espagnole est à son apogée. L’armée républicaine et les milices des partis et des syndicats, luttent contre les troupes franquistes. À des centaines de kilomètres à l’arrière du front, le gouvernement ordonne l’assaut du central téléphonique de Barcelone qui est géré par la CNT. Les anarchistes résistent et une grève générale éclate. C’est le début d’une guerre civile au sein de la guerre civile. Cinq jours qui scellent l’épitaphe de la révolution.

Un film de Mikel Muñoz (2015)

 

Murray Bookchin, « Le municipalisme libertaire »

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Murray Bookchin

Le municipalisme libertaire
Une nouvelle politique communale ?

Extraits de From Urbanization to Cities (Londres, Cassell, 1995).
Traduit par Jean Vogel pour la revue Articulations.
1re mise en ligne sur ce site libertaire

Les deux sens du mot « politique »

Il existe deux manières de comprendre le mot politique. La première et la plus répandue définit la politique comme un système de rapports de pouvoir géré de façon plus ou moins professionnelle par des gens qui s’y sont spécialisés, les soi-disant « hommes politiques ». Ils se chargent de prendre des décisions qui concernent directement ou indirectement la vie de chacun d’entre nous et ils administrent ces décisions au moyen des structures gouvernementales et bureaucratiques.

Ces « hommes politiques » et leur « politique » sont habituellement considérés avec un certain mépris par les gens ordinaires. Ils accèdent le plus souvent au pouvoir à travers des entités nommées « partis », c’est-à-dire des bureaucraties fortement structurées qui affirment « représenter » les gens, comme si une seule personne en « représentait » beaucoup d’autres, considérées comme de simples « électeurs ». En traduisant une vieille notion religieuse dans le langage de la politique, on les appelle des élus et ils forment en ce sens une véritable élite hiérarchique. Quiconque prétend parler au nom des gens n’est pas les gens. Lorsqu’ils affirment qu’ils sont leurs représentants, ils se placent eux-mêmes en dehors de ceux-ci. Souvent, ce sont des spéculateurs, des représentants des grandes entreprises, des classes patronales et de lobbies en tout genre.

Souvent aussi, ce sont des personnages très dangereux, parce qu’ils se conduisent de façon immorale, malhonnête et élitiste, en utilisant les médias et en répandant des faveurs et des ressources financières pour établir un consensus public autour de décisions parfois répugnantes et en trahissant habituellement leurs engagements programmatiques au « service » des gens. Par contre, ils rendent ordinairement de grands services aux couches financièrement les mieux nanties, grâce auxquelles ils espèrent améliorer leur carrière et leur bien-être matériel.

Cette forme de système professionnalisé, élitiste et instrumentalisé appelé ordinairement politique est, en fait, un concept relativement neuf. Il est apparu avec l’État-nation, il y a quelques siècles, quand des monarques absolus comme Henry VIII en Angleterre et Louis XIV en France ont commencé à concentrer entre leurs mains un énorme pouvoir. (suite…)

Michel Gomez, Préambule à « Hommage à la Révolution espagnole » de Miguel Amorós 

 

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Michel Gomez

Préambule à

Hommage à la Révolution espagnole
de Miguel Amorós 

Editions de la Roue, septembre 2019

Tout d’abord, précisons pour nos lecteurs hispanisants que le présent livre n’est pas la traduction de celui paru en Espagne sous le titre La révolución traicionada (Virus Editorial, 2003). En effet, si celui-ci a servi de socle, nombre de passages ont été supprimés, réécrits, ou encore ajoutés. Les documents cités sont plus nombreux et plus divers, notamment à la faveur de nouvelles archives ouvertes en Espagne. Le travail d’historien a été approfondi, élargi sans que ne s’effacent pour autant les sympathies de l’auteur dont rend compte le titre de ce nouvel ouvrage.

La revue française L’Espagne nouvelle, rebaptisée à cette occasion L’Espagne indomptée, publia dans son ultime numéro (juillet-août-septembre 1939), deux textes importants, clairs et lucides dans lesquels était analysé le sens réel des deux moments essentiels de la révolution espagnole (juillet 36 et mai 37). Ces articles signés par le secrétaire des « Amis de Durruti » étaient donc rédigés par Jaime Balius. Comme ils sont cités intégralement dans le présent ouvrage, il est possible d’en extraire quelques passages pour accompagner cette présentation.

Et pour commencer, celui dans lequel Balius affirmait que la lutte armée qui se déclencha au moment du Pronunciamiento était, avant toute autre chose, l’aboutissement conscient du processus révolutionnaire en cours et non, comme le proclame la vérité officielle de la guerre civile, le simple effet d’un antifascisme spontané du peuple espagnol : « […] Dans les milieux antifascistes, on a défendu cette thèse : que, sans rébellion militaire, il n’y aurait pas eu de mouvement populaire armé. Ceci est faux. Il y a plus. Cette conception qui a été propagée jusque dans les milieux anarchistes, par certains camarades, nous a conduits à une mentalité contre-révolutionnaire. Nous, militants anarchistes qui en février 1936 nous rendions parfaitement compte de la grandiose marée sociale qui se mettait en marche à l’horizon espagnol, nous ne pouvions admettre que l’action ouvrière fût exclusivement interprétée comme réflexe défensif. Ce critère fut encore le nôtre lorsque les « Amigos de Durruti » en Espagne entreprirent, pendant qu’il en était temps encore, de redresser la situation dans le sens indiqué si magnifiquement par les journées de Juillet […] » (L’Espagne indomptée, été 1939) (suite…)

Jean-Claude Michéa, « A voix nue »

Un passionnant entretien en cinq volets sur France Culture

 

 

Jean-Claude Michéa, 2017

Entretien avec Jean-Claude Michéa, Montpellier, Comédie du livre 2017

Cornelius Castoriadis, « Marx aujourd’hui »

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(Entretien avec des militants libertaires enregistré le 23 mars 1983 et publié dans Lutter, n° 5, mai-août 1983.) 

Lutter: – Pour des militants qui veulent se battre contre le capitalisme, qu’il s’agisse du capitalisme occidental ou des sociétés bureaucratiques de l’Est, à quoi peut servir Marx aujourd’hui, en 1983 ?

Cornelius Castoriadis : – Le terme « servir » n’est pas bon : un auteur n’est pas un outil. Cela dit, Marx est un grand auteur et, comme avec tout autre grand auteur, si on ne le lit pas pour y trouver un dogme, une vérité toute faite, si on le lit en réfléchissant et de manière critique, on voit ce que c’est que penser, on découvre des manières de penser et de critiquer la pensée.

Or, à cet égard, Marx est un auteur particulièrement difficile et même particulièrement « dangereux », particulièrement « leurrant » – d’abord parce qu’il s’est leurré lui-même. Auteur qui a énormément écrit, dont les écrits ne sont ni très homogènes, ni très cohérents, auteur très complexe, et finalement antinomique.

Pourquoi antinomique ? Parce que Marx apporte une inspiration, une intuition, une idée, une vue qui est relativement nouvelle : ce sont les hommes qui font leur propre histoire, « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Autrement dit, la source de la vérité, notamment en matière de politique, n’est pas à chercher dans le ciel ou dans des livres mais dans l’activité vivante des hommes existant dans la société. Cette idée, apparemment simple et même banale, a une foule innombrable de conséquences capitales – mais que Marx n’a jamais tirées. Pourquoi ? Parce qu’en même temps – c’est-à-dire dès sa jeunesse – Marx est dominé par le phantasme de la théorie totale, achevée, complète. Non pas du travail théorique (évidemment indispensable), mais du système définitif.

Ainsi, il se pose – et cela, dès L’Idéologie allemande – comme le théoricien qui a découvert la loi de la société et de l’histoire : loi de fonctionnement de la société, loi de succession des formations sociales dans l’histoire, puis « lois de l’économie capitaliste », etc.

Ce deuxième élément – que l’on peut à bon droit appeler l’élément théoriciste, ou spéculatif – domine dès le départ la pensée et l’attitude de Marx, et relègue l’autre à quelques phrases lapidaires et énigmatiques. C’est pourquoi aussi il passera l’essentiel de sa vie adulte, trente ans, à essayer de finir ce livre qui s’appelle Le Capital, qui devra démontrer théoriquement l’effondrement inéluctable du capitalisme à partir de considérations économiques. Évidemment il n’y parviendra pas, et il ne finira pas Le Capital.

Cette deuxième position est fausse. Et elle est incompatible avec la première. Ou bien il y a vraiment des lois de l’histoire – et alors une véritable activité humaine est impossible, sinon tout au plus comme technique ; ou bien les hommes font vraiment leur histoire – et la tâche du travail théorique n’est plus de découvrir des « lois », mais d’élucider les conditions qui encadrent et limitent cette activité, les régularités qu’elle peut présenter, etc.

Or c’est cette deuxième position qui a permis à Marx et au marxisme de jouer un rôle si important – et si catastrophique – sur le mouvement ouvrier. Les gens ont cherché, et ont cru trouver, dans Marx un certain nombre de vérités toutes faites ; ils ont cru que toutes les vérités, en tout cas les vérités les plus importantes, se trouvent dans Marx, que ce n’est plus la peine de penser par soi-même – que même, à la limite, c’est dangereux et suspect. C’est elle aussi qui a légitimé la bureaucratie des organisations ouvrières se réclamant du marxisme, en l’instaurant dans la position d’interprète officiel et autorisé de l’orthodoxie socialiste. (suite…)

Armand Robin, « Le programme en quelques siècles »

(Première parution en 1946, dans la plaquette Les Poèmes indésirables,
à l’enseigne de la Fédération anarchiste.)

On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité
Au nom de la Justice
Puis on supprimera la justice.

On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot
Au nom du sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots

On supprimera le Sublime
Au nom de l’Art,
Puis on supprimera l’art.

On supprimera les Écrits
Au nom des Commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète
Au nom du poète,
Puis on supprimera le poète.

On supprimera les Hommes du Feu
Au nom des Eclairés
Puis on supprimera les éclairés.

On supprimera l’Esprit,
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.

Au nom de rien on supprimera l’homme;
On supprimera le nom de l’homme;
Il n’y aura plus de nom;

Nous y sommes.

Gustav Landauer, « Pensées anarchistes sur l’anarchisme »

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Gustav Landauer

Pensées anarchistes sur l’anarchisme

(1901)

Ce texte, traduit de l’allemand par Gaël Cheptou, est paru en novembre 2015 sur le site
A contretemps, précédé d’une introduction.
 

 

Je me souviens d’une parole de l’anarchiste anglais Mowbray, devant le congrès socialiste international de Zürich en 1893. Il était question de savoir si les anarchistes avaient le droit, ou non, de participer au congrès. Après de tumultueux débats, une résolution avait été adoptée, selon laquelle seuls seraient admis ceux qui se prononceraient pour l’action « politique ». Au moment même où nous, les anarchistes, semblions déjà exclus, Mowbray parvint à remettre la balance en mouvement par une vibrante répartie. L’acte de Brutus, s’écria-t-il, fut aussi une action éminemment politique ; nous sommes en faveur de l’action politique, nous devons donc être admis au congrès.

Cette parole me semble tout à fait appropriée pour expliquer un étrange phénomène : à savoir que le fait d’attribuer, après coup, un caractère anarchiste à l’assassinat de chefs d’État a été élevé par les anarchistes à la hauteur presque d’un dogme ; et que, en effet, presque tous les auteurs d’attentats des dernières décennies ont agi en partant des idées fondamentales de l’anarchisme. Tout observateur impartial trouvera étrange cette coïncidence. Car que peut bien avoir en commun la mise à mort d’individus avec l’anarchisme, avec une doctrine qui aspire à une société sans État et sans contrainte autoritaire, avec un mouvement qui s’oppose à l’État et à la violence légalisée ? Rien du tout. Les anarchistes se rendent bien compte, néanmoins, que les principes et les proclamations ne suffisent pas ; la construction du nouvel édifice social n’est pas possible car le pouvoir des maîtres y fait obstacle ; il faut donc, telle est la conclusion à laquelle ils arrivent, que la propagande par la parole et l’écrit, que la construction en somme, s’accompagne de la destruction ; trop faibles pour détruire toutes les entraves, ils se consolent en propageant le fait ou en faisant de la propagande par le fait ; les partis politiques font de l’action politique positive ; les anarchistes devraient donc, en tant qu’individus, faire de l’antipolitique positive, de la politique négative. C’est de ce raisonnement que découlent l’action politique des anarchistes, la propagande par le fait et le terrorisme individuel. (suite…)