Paul Kingsnorth, « L’écofascisme est notre avenir »

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Paul Kingsnorth

L’écofascisme est notre avenir

Publié le 24 juillet 2021 sur le site UnHeard 


Les chiffres étaient connus, et tout le monde pouvait voir ce qui advenait : au moins dix milliards d’âmes d’ici à la fin du siècle. Chacune exigeant nourriture, air, eau, ainsi que les triomphants bénéfices de cette « économie mondiale » conquérante que les puissances occidentales avaient cajolée, menaçant ou séduisant le reste du monde depuis la fin de l’âge des empires. Désormais cette économie englobait tout, partout et chacun sur cette terre. Même sur les plus hauts sommets ou dans les forêts les plus profondes, il n’y avait plus d’échappatoire à ses produits, à sa vision du monde ou à sa connectivité 15G. La planète entière, des acajous aux employés de bureau, était devenue une « ressource », destinée à être scrutée et comptabilisée pour la croissance nécessaire et bénéfique de la machine mondiale.

Bien sûr, cette croissance s’accompagna de quelques effets secondaires : un climat changeant, l’effondrement des calottes glaciaires, la destruction massive des écosystèmes, la dévastation des forêts et le plus haut taux d’extinction connu en soixante millions d’années ; sans parler d’une polarisation sociale croissante et d’inégalités économiques massives. Tout le monde savait ça depuis la fin du XXe siècle, mais tous présumaient, ou supposaient, que quelqu’un allait régler le problème. Après tout, le Forum économique mondial était sur le coup, tout comme Bono et cette jeune fille suédoise, ou ces cinglés qui s’habillaient en dinosaures et s’enchaînaient aux ponts. Ce genre de choses faisait partie des meubles depuis tellement longtemps que les gens n’y prêtaient même plus attention. (suite…)

J.G. Ballard, « Sécheresse » (extrait)

J.G. Ballard
Sécheresse
extrait tiré de son roman Sécheresse, 1965.
(repris par Pièces et main d’œuvre dans leur article
STMicroelectronics, les incendiaires et les voleurs d’eau)

La sécheresse mondiale, désormais dans son cinquième mois, était l’aboutissement d’une série de crises prolongées ayant accablé tout le globe, à un rythme de plus en plus soutenu durant la décennie précédente. Dix ans plus tôt, une pénurie critique de denrées alimentaires s’était produite quand la saison des pluies attendue en un certain nombre d’importantes régions agricoles n’avait pas eu lieu. L’une après l’autre, des aires géographiques aussi différentes que le Saskatchewan et la vallée de la Loire, le Kazakhstan et la région du thé de Madras s’étaient changées en bassins de poussière arides. Les mois suivants n’avaient apporté que quelques centimètres de pluie ; au bout de deux ans, ces terres s’étaient retrouvées totalement dévastées. Nouveaux déserts, elles avaient été abandonnées pour de bon, une fois leur population relocalisée.

L’apparition incessante de nouvelles zones de ce type sur la carte mondiale, ajoutant aux difficultés de produire assez pour nourrir l’humanité, avait mené aux premières tentatives d’une sorte de contrôle climatique global. Une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture avait prouvé que, partout, le niveau des fleuves et des nappes phréatiques était en chute libre. Tandis que l’Amazone passait de six millions et demi de kilomètres carrés à moins de la moitié de cette valeur, des dizaines de ses affluents s’étaient totalement asséchés. Les reconnaissances aériennes démontraient qu’une grande partie de l’ex-forêt tropicale humide était déjà sèche et pétrifiée. A Khartoum, en Basse-Égypte, le Nil blanc se trouvait à six mètres en dessous de son niveau moyen, si bien que des vannes plus basses avaient été percées dans le béton du barrage d’Assouan.

(suite…)

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

*

On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

(suite…)

Arthur Koestler, « Le malentendu »

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Arthur Koestler
Le malentendu
(Prologue au roman Les Call-Girls, 1971,
traduction de Georges Fradier)

Les os de la terre percent le sol nu de cette colline. Pierres antiques qui me regardent, je vois leur rictus. Les racines des oliviers morts rampent dans la poussière blanchâtre prêtes à mordre mes sandales pour me faire trébucher sous le fardeau. Les ailes qui fondent sur nous et survolent notre cortège sont celles des vautours, il n’y a pas de colombes. Mon sang a séché sur les épines, les mouches qui me grouillent sur le front me font une deuxième couronne. Trois chiens maigres nous suivent à distance. Cortège digne d’un roi, en vérité.

Père, si tu me vois, comment peux-tu supporter cela ? Toi le tout-puissant, qui fis s’arrêter le soleil, ne peux-tu déplacer légèrement cette poutre dont le rebord acéré me meurtrit l’os ? Sur les muscles elle me ferait moins mal. Bien sûr, je suis guérisseur. Mais je ne saurais m’imposer les mains, même pour déplacer ce morceau de bois, car il risquerait de glisser. Si je tombe ils vont encore me fouetter, et moi peut-être je pleurerais, je crierais. Ou bien j’urinerais. Ils disent que lorsqu’on est élevé sur le bois on urine, cela les fait rire. Ou même le ventre se vide, quelquefois. Un père ne peut souffrir que pareilles choses arrivent à son fils.

Tu tentais Abraham en lui demandant d’égorger son enfant, mais tu ne l’as arrêté qu’au dernier moment. Ton sens de l’humour me glace. Ce drame horrible se joue devant une salle vide, à ton seul profit. Il ne sert qu’à attirer ton attention, il ne sert qu’à te réveiller.

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René Riesel & Jacques Philipponneau, « Au-dessus du volcan »

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René Riesel
Jacques Philipponneau

Au-dessus du volcan

Version originale de la tribune
parue dans Le Monde le 5 décembre 2014,
six semaines après la mort de Rémi Fraisse à Sivens

Le constat est désormais banal : la société-monde s’abîme dans ses crises. Jamais dans l’histoire une société n’avait imaginé prévoir si précisément l’agenda de son effondrement. Que ce soit l’ampleur du réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, l’empoisonnement généralisé de la planète ou la certitude de futurs Fukushima, chaque mois amène son lot de détails sur les contours et le timing de l’inéluctable. On y avait accoutumé les populations. Les États et leurs supplétifs verts se faisaient rassurants. Ils en faisaient leur affaire : il y aurait encore de beaux jours, moyennant une désagréable mais inévitable période d’adaptation. Des « décroissants » s’en remettaient à l’État pour imposer les restrictions et la rééducation utiles au retour de la joie de vivre.

Tout ceci a volé en éclats en moins d’une décennie.

Ce qui n’avait pas été calculé, c’est la vitesse d’expansion du chaos géopolitique lié à la guerre mondiale pour le contrôle des ressources naturelles (pétrole, uranium, terres rares, terres agricoles, eau), la somalisation qui court maintenant d’Afrique en Afghanistan, et surtout l’ampleur et la rapidité, que la crise financière de 2008 a seulement fait entrevoir, de la désintégration sociale précipitée par la mondialisation de l’économie. Ce ne seraient toutefois là qu’inconvénients mineurs pour un système qui entend gérer ce chaos sans autre ambition que d’y préserver ses intérêts les plus immédiats, si ne se développait en même temps, à l’échelle de la planète, la conscience qu’il n’y aura plus de lendemains qui chantent, que l’activité irrésistible du complexe économico-industriel ne fera qu’approfondir le désastre ; et qu’il n’y a rien à attendre d’États, excroissances cancéreuses où se mêlent à différentes doses les castes technocratiques parasitaires, corrompues ou mafieuses, qui affichent froidement leur refus de faire mine d’infléchir cette course à la destruction de tout et sont visiblement réduits à leur fonction première : l’exercice du monopole de la violence. (suite…)

Maurice Genevoix et René Barjavel, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Maurice Genevoix et René Barjavel
Notre Bibliothèque Verte (n° 37 & 38)

Mis en ligne par PMO sur leur site le 20 novembre 2021

Maurice Genevoix (1890-1980) et René Barjavel (1911-1985) sont deux enfants de la guerre industrielle. Elle avait bien commencé quelques décennies avant leur naissance, aux États-Unis avec la guerre de Sécession (1861-1865), l’utilisation des chemins de fer et l’apparition du premier sous-marin ; en Europe, lors de la guerre franco-prussienne (1870-1871), avec ces mêmes chemins de fer et les canons à longue portée ; mais en 14-18, lors de la Grande Guerre, de la Première Guerre mondiale, le fantassin Maurice Genevoix découvre avec Ceux de 14, ce que signifie la « mobilisation totale » (Luddendorf) de tous les moyens/machines scientifiques, économiques, industriels, spirituels et humains, organisés militairement, sous la direction de la « technocratie » (Smyth, 1919). Une organisation et des organisateurs qui se révèlent d’une telle efficacité que leur principe et leur activité se développent en tant de paix, de guerre « froide » ou « par d’autres moyens ». La Deuxième Guerre mondiale, celle que connut le zouave René Barjavel, hisse à la puissance nucléaire et cybernétique les capacités destructrices des complexes militaro-industriels qui les détiennent. Fascistes, communistes ou libéraux.

Que peuvent nos deux petits vieux, nos deux petits hommes « d’avant », deux ruraux lettrés, fous de lecture et d’écriture, dans ce déchaînement de destruction et de perdition sans retour ? Le premier témoigne. C’est par lui que nous savons ce que fut la guerre des machines contre les corps. Ce qu’était la nature, hommes et bêtes dans les bois, avant l’avènement du règne machinal. Le second anticipe le Ravage dès 1943, et à travers ses fables populaires expose sans illusion les ressorts de la volonté de puissance, et ses conséquences tragiques. Ils ne se prétendent pas « écologistes » : ils le sont. Et c’est pourquoi nous les rangeons avec gratitude dans Notre Bibliothèque Verte.

Pièces et main d’œuvre (suite…)

Jaime Semprun, « Dialogues sur l’achèvement des Temps modernes »

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Jaime Semprun

Dialogues sur l’achèvement
des Temps modernes

(1993, extrait du chapitre II)

 

Ziffel

Voilà. Autrefois vous-même pouviez vous exclamer : « Quel beau pays nous aurions, si nous l’avions ! » C’est précisément ce genre de sentiment que les puissants ont fait en sorte de décourager. Il faut dire que pour tout saloper, ils n’ont pas eu besoin de trop se forcer, ils avaient des dispositions.

Kalle

Ils n’avaient pas à se forcer, mais ça n’empêche pas qu’ils savaient parfaitement ce qu’ils gagnaient à faire du monde quelque chose qu’on ne serait plus très enclin à leur disputer. Les militaires ont été, là comme souvent, des précurseurs. Il y a un épisode, en 1918, qui m’a toujours paru scandaleusement méconnu, alors qu’il est tout à fait « emblématique », comme diraient les modernes. Quand les délégués des Conseils de soldats se présentèrent le 10 novembre à Spa au grand quartier général de l’armée allemande, ils furent reçus par un officier qui leur exposa en détail tous les problèmes techniques posés par la retraite. Vous pensez, deux millions de soldats encore stationnés à l’ouest du Rhin, à ramener en bon ordre en Allemagne ! Et l’ultimatum des Alliés n’accordait qu’un mois ! Il leur montra des cartes, leur récita des statistiques, les accabla de précisions sur le matériel roulant, les ponts, les cantonnements et le reste. Bref, il pratiqua ce que l’on appellerait de nos jours la « transparence », puis finit par leur demander s’ils étaient prêts à prendre en charge l’organisation de la retraite. Les délégués préférèrent laisser à l’état-major une tâche si écrasante : ils ne se sentaient vraiment pas à leur affaire devant ces cartes où s’entrelaçaient des lignes rouges, vertes, bleues, noires. Le coup de génie de ce Faupel, l’officier en question, c’est d’avoir exclusivement parlé technique : il s’est contenté de leur demander « Qu’allez-vous faire de ce merdier ? » et il leur a fait comprendre qu’à part l’état-major, personne ne pouvait rien en faire. Ce type-là était vraiment très fort. D’ailleurs sa carrière ne s’est pas arrêtée là. On le retrouve ensuite dans les corps francs qui ont écrasé les révolutions ouvrières dans toute l’Allemagne, et une vingtaine d’années plus tard pendant la guerre d’Espagne, avec les nazis. Comme quoi il y a des compétences qu’il faut honorer très vite : d’une balle dans la tête par exemple. (suite…)

Eugène Zamiatine, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Eugène Zamiatine
(1884-1937)

Mis en ligne par PMO sur leur site le 28 juillet 2020

Le XXVIe siècle. À la suite d’une guerre de deux cents ans, L’État unique, guidé par le
Bienfaiteur, a étendu son joug sur toute la surface terrestre. Pour le bonheur des hommes. Ou plutôt, des numéros, pièces interchangeables, anonymes, vêtues de leur « unif » gris, immergées dans le Collectif. Une grande usine séparée du monde d’avant, naturel et sauvage, par un « Mur Vert ». Une machine sociale réglée par une Table des heures, des normes maternelles et paternelles, l’organisation de la vie privée et sexuelle, réduite à la portion congrue : la concession hygiénique que le totalitarisme mécanique accorde à ce qu’il reste d’animal dans ses rouages. Humble serviteur de ce système, D-503 est un ingénieur chargé de la construction de L’Intégral, un vaisseau spatial censé coloniser les autres planètes, pour ramener l’infini au fini, l’inconnu au connu. L’imprévisible au rationnel. Ce mathématicien de l’État unique, incapable de raisonner en tant qu’individu, livre à la postérité ses notes écrites à la veille de la conquête ultime, à la suite de laquelle plus rien n’arrivera jamais. Plus de rêve, plus d’imagination. Plus de perspective au-delà des murs. D-503 s’oublie. « Nous autres », c’est le seul point de vue à partir duquel il se sent autorisé à parler. Jusqu’à la rencontre, le surgissement de l’autre. La femme rédemptrice, I-330, dont la lettre-symbole tranche et jette le trouble dans l’état statique. I, comme une lame. Motif romantique qui fait basculer le héros du côté de la résistance des « méphis », ceux qui ont refusé l’embrigadement par la Machine et sont partis s’instruire « au contact des arbres, des animaux, du soleil ». I-330 et ses compagnons, les diaboliques, les séparateurs, qui introduisent des différences de potentiel dans l’équilibre mécanique, de part en part prévisible, transparent et homogène.

(suite…)

PMO, « La vie dans les restes »

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La vie dans les restes

(Publié sur le site de Pièces et main-d’œuvre)

 

En tant que linguiste elle avait été en mesure de traduire ce terme dès la première fois. Mekkis : le mot hittite pour désigner la puissance ; il était passé dans le sanscrit, puis dans le grec, dans le latin et enfin dans le langage moderne sous la forme de mots comme machine et mécanique. C’était là le lieu qui lui était refusé ; elle ne pouvait y entrer comme les autres.

Philip K. Dick, A Maze of Death

Un ami nous écrit : « Face aux désastres en cours, vous évoquez à la fin de votre Manifeste des chimpanzés du futur[1],l’audience accrue des mouvements écologistes qui « n’est pas forcément bon signe. Il n’y a pas de fumée sans feu ». Celle-ci, « toujours plus épaisse depuis 1972, émane de la terre brûlée par les industriels, elle signale l’incendie mais en aucun cas ne l’éteint. Elle n’est pas le déluge salvateur ».

Quel serait, selon vous, ce déluge qui sauve ? Comment mieux enquêter, révéler les objectifs, dénoncer les collusions ? Comment encourager l’esprit et les perspectives critiques ? Quelles actions mener ? »

Tout d’abord, que reste-t-il à sauver ? L’empire de la destruction n’a cessé de s’étendre depuis le néolithique [2], fortifiant sans cesse les bases scientifiques et matérielles (industrielles), de sa puissance pour se lancer à l’aube du XIXesiècle dans une offensive générale (finale ?), contre le vivant. Ce que depuis Chaptal, le chimiste et entrepreneur, ministre de Napoléon Ier, on a nommé par analogie « la révolution industrielle », alors qu’il s’agissait d’une accélération verticale, ininterrompue et peut-être exponentielle, débutée au Moyen Âge, et même avant [3]. Depuis ce moment, tous les indicateurs statistiques (économiques, démographiques, croissance, production, consommation, circulation, communications, pollutions, destructions…) ont le graphisme d’un tir de missile filant toujours plus vite au zénith. Beaucoup s’en réjouissent et nomment cela, le progrès.

Une bonne part de l’activité scientifique consiste désormais à établir l’inventaire de ces destructions et de leurs autopsies, et à tenir le registre de celles en cours. Nous aurons ainsi la satisfaction de savoir que notre propre disparition relève en grande partie du suicide ; et ce suicide de l’instinct de mort, théorisé par Freud [4]. C’est-à-dire d’une volonté puérile de toute-puissance qui finit par se tourner contre elle-même, tant la puissance croissante des moyens acquis excède la sagesse de leurs détenteurs.

La sagesse n’est ni quantifiable, ni accumulable et n’est donc pas augmentable. Nul contemporain ne peut s’imaginer plus sage qu’Épicure et Lucrèce qui vivaient à l’âge des techniques artisanales, que ce soit en matière d’équipement guerrier ou productif. Et leur sagesse, déjà, était vaine face à la puissance des moyens/aux moyens de la puissance — les deux peuvent se dire et sont réversibles. On peut dire aussi, face aux fous de la puissance et à la puissance des fous.

La connaissance, au contraire, est quantifiable, accumulable et donc augmentable. Nul contemporain disposant des moyens technologiques d’aujourd’hui ne peut s’estimer moins puissant qu’un roi de l’antiquité. Mais toute la sagesse de celui qui dispose déjà de la puissance nucléaire, électrique, informatique, biotechnologique, etc., est de vouloir encore plus de puissance et de moyens (de « progrès ») ; tous les moyens ; les moyens de Tout ; la Toute-puissance. (suite…)

« Comment tout va s’effondrer », Pablo Servigne

 

 

Baudelaire, « Fusées »

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Charles Baudelaire

Fusées

(Derniers paragraphes de Fusées, XV)

Le monde va finir ; la seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde se réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, – que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; – car ce sort et ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexplorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.

(suite…)

Günther Anders, « La fin du pacifisme »

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Günther Anders

La fin du pacifisme (interview imaginaire)
1987

Cette traduction de l’allemand par Elsa Petit est parue en janvier 2007 dans le numéro 28-29 de la revue Tumultes consacré à « Günther Anders, Agir pour repousser la fin du monde ». Le texte a paru pour la première fois dans le n° 395/396 de Forvm (Vienne, janvier 1987). Il a ensuite été repris dans Gewalt – ja oder nein ? (Knaur, Munich, 1987), version utilisée pour cette traduction.

 

Aucun de ceux — je parle ici essentiellement des hommes politiques, des généraux, des scientifiques et des journalistes — aucun de ceux qui travaillent à faire croître la menace nucléaire générale et préparent le meurtre de masse, qui menacent effectivement de nous tuer ou se contentent d’avoir la possibilité de le faire à l’aide des centrales nucléaires “pacifiques”, aucun de ceux-là n’a plus le droit et ne doit plus pouvoir se sentir en sécurité. Du fait qu’ils se sont donné pour programme et pour métier de nous maintenir dans la peur, c’est dorénavant à leur tour de vivre dans la peur. Ceux qui menacent nos vies doivent voir à leur tour leurs vies menacées par nous. Nous ne devons pas en rester à des menaces mais, en les mettant ici et là à exécution, nous devons les intimider, leur faire prendre conscience de la situation et les amener ainsi à faire machine arrière. Pour qu’au bout du compte, plus personne ne soit menacé, ni nous ni eux. Y réussirons-nous ? Pouvons-nous encore enrayer par nos menaces défensives le péril encouru par l’humanité ? Je ne le sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que sans menaces défensives, nous n’y arriverons pas.

Charles Meunier, Le Canard déchaîné, Montréal, février 1986
(extrait traduit par Günther Anders le 28 septembre 1986).

 

On murmure que vous récusez désormais la qualification de pacifiste. Vous comprendrez que cette rumeur nous a étonnés et déstabilisés. Elle nous a même effrayés.

Il n’y a pas de quoi être effrayé. Ce que j’ai voulu dire en refusant désormais d’être classé dans cette catégorie, c’est seulement que celui qui aujourd’hui encore se présente comme « pacifiste » semble sous-entendre par là, sans plus ample questionnement critique, qu’il serait aussi possible de parvenir à ses fins dans les luttes politiques pour la puissance à l’aide d’autres moyens que ceux auxquels ont recours les pacifistes. Ce n’est plus le cas de nos jours puisque toute guerre impliquant de grandes puissances, mais aussi de petits États assez « grands » pour posséder la bombe, se transformerait automatiquement et probablement dans les minutes suivant son déclenchement en catastrophe générale. En outre et je l’ai déjà dit il y a trente ans (1), il n’y a plus d’objectif militaire qui ne serait lui-même anéanti par les effets des moyens mis en œuvre pour l’atteindre car tout effet dépasse ici de loin l’intention poursuivie. Voilà pourquoi il n’y a plus d’alternative au pacifisme. On devrait à l’heure actuelle remplacer la devise « La fin justifie les moyens » — qui, en soi, est fausse — par celle-ci : « Les moyens détruisent les fins ». Puisqu’il en est ainsi, il n’y a plus d’alternative au pacifisme. Voilà pourquoi je n’en suis plus un. Là où il n’y a plus d’alternative, on n’a plus besoin de spécifier sa position à l’aide d’un attribut comme « pacifiste ».

La fin du pacifisme (suite…)

“À l’heure du péril”, par René Girard

Télécharger le fichier A l’heure…

René Girard

À l’heure du péril 

(Épilogue d’Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007)

Si nous poussons jusqu’à son terme le raisonnement que nous avons suivi, celui d’une montée aux extrêmes devenue planétaire, il nous faut évoquer la nouveauté totale de la situation dans laquelle nous sommes entrés depuis le 11 septembre 2001. Le terrorisme a encore fait monter d’un cran le niveau de la violence. Ce phénomène est mimétique et oppose deux croisades, deux formes de fondamentalismes. La « guerre juste » de George W. Bush a réactivé celle de Mahomet, plus puissante parce qu’essentiellement religieuse. Mais l’islamisme n’est qu’un symptôme d’une montée de la violence beaucoup plus globale. Il vient moins du Sud que de l’Occident lui-même, puisqu’il apparaît comme une réponse des pauvres aux nantis. Il est l’une des dernières métastases du cancer qui a déchiré le monde occidental. Le terrorisme apparaît comme l’avant-garde d’une revanche globale contre la richesse de l’Occident. C’est une reprise très violente et imprévue de la Conquête, d’autant plus redoutable qu’elle a rencontré l’Amérique sur son chemin. La force de l’islamisme vient, entre autres choses, de ce qu’il est une réponse à l’oppression du Tiers-Monde tout entier. Cette théologisation réciproque de la guerre (« Grand Satan » contre « Forces du mal ») est une phase nouvelle de la montée aux extrêmes.

En ce sens, tout le monde sait que l’avenir de l’idée européenne, et donc aussi de la vérité chrétienne qui la traverse, se jouera en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, tout autant qu’en Europe. Cette dernière a joué, mais en pire, le rôle de l’Italie pendant les guerres du XVIe siècle  : le monde entier s’y est battu. C’est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens « de l’intérieur ». La résistance est d’autant plus complexe en effet que les terroristes sont proches de nous, à nos côtés. L’imprévisibilité de ces actes est totale. L’idée même de « réseaux dormants » vient corroborer tout ce que nous avons dit de la médiation interne, de cette identité des hommes entre eux qui peut soudain tourner au pire.  (suite…)