Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

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Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune. Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
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Radioscopie : Jacques Ellul

Emission enregistrée à Bordeaux et diffusée le 1er octobre 1980 sur France Inter

«Du bluff technologique à l’esbroufe artistique»

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Du bluff technologique
à l’esbroufe artistique 

Contre les projets d’art contemporain de la commande Garonne, et en particulier la mise au puits de l’œuvre de Jacques Ellul par Suzanne Treister

Décidément, les aménageurs n’en peuvent plus d’attentions envers les aménagés. Après la commande artistique Tramway (3 millions d’euros pour les deux premières tranches) qui nous a déjà valu une douzaine d’« œuvres » aussi ridicules que prétentieuses, Bordeaux Métropole (ex-CUB) nous annonce sa nouvelle commande Garonne (12 artistes, 8 millions d’euros) censée agrémenter nos rives dès l’an prochain.

Parmi les projets retenus par un petit cénacle d’oligarques (on ne va tout de même pas demander son avis à la populace), un monumental orgue à 36 sifflets qui fonctionnerait grâce aux rejets de vapeur de l’usine de retraitement des déchets de Bègles et qui nous donnerait, la chose peut être utile, l’heure de la pleine mer. « C’est une œuvre très complexe techniquement », nous prévient la réalisation artistique, qui ajoute  : « L’usine et l’œuvre vont faire corps. » Le mariage de l’Art et de l’Industrie  : on ne vous l’a pas soufflé. Quant à M. Duchêne, aménageur en chef à la Métropole, il nous affirme que ce projet « apporte une certaine forme de poésie dans une zone industrielle qui ne s’y prête pas forcément ». La poésie des ordures… on en est tout émus. Mais le gros lot, c’est une artiste anglaise, Suzanne Treister, qui l’emporte avec son triptyque à 1,5 million d’euros. Bingo !

La première des trois œuvres, une bibliothèque d’ouvrages de science-fiction, sera installée dans le grand équatorial de l’observatoire de Floirac. Six étagères murales, ça ne mange pas de pain, mais pourra-t-on emprunter les livres ? Combien ? Aucune information à ce sujet sur le site de Bordeaux Métropole, où l’on apprend toutefois que Suzanne Treister, après maints gribouillis psychédéliques, est « devenue une pionnière dans le champ du digital au début des années 90, en proposant des travaux autour des nouvelles technologies, et en développant des mondes fictifs et des organisations collaboratives internationales », et qu’elle a élaboré « par le biais de nombreux médias – vidéo, Internet, technologies interactives… – un large ensemble de travaux qui intègrent les récits excentriques et les champs de recherche non conventionnels, afin de révéler les structures qui relient le pouvoir, l’identité et le savoir ». On n’y comprend pas grand-chose mais qu’importe, on sent tout de suite que c’est du lourd. « Ses projets comprennent des réinterprétations fantastiques des taxonomies données et des histoires qui examinent l’existence de forces secrètes, invisibles et à l’œuvre dans le monde, qu’il s’agisse de celui de l’entreprise, du militaire ou du paranormal. » Mazette ! Et, en effet, la dame ne cache pas son goût pour l’occultisme, les sociétés secrètes, le spiritisme…, et se flatte d’avoir conçu un jeu de tarots ésotérico-subversif intégrant les figures d’Adorno, Arendt, Thoreau, Unabomber, Huxley, Zerzan, Mumford… mais, curieusement, pas celle d’Ellul. (suite…)

Jacques Ellul, contre l’art moderne et contemporain

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Jacques Ellul

L’Empire du non-sens

(1980)

Épitomé

Le futur indéfini

Le plus fort sentiment que puisse nous donner l’art moderne dans sa complexité est celui d’un futur indéfini. Au milieu d’un monde comme le technicien, qui se donne une apparence et de rigueur et d’exactitude, de prévisibilité et d’intelligibilité, l’art inverse le processus, mais l’inverse vainement. Il peut aussi bien dans son ambiguïté être le point final à l’architecture close de ce monde, ou la brèche de l’incertitude par laquelle une histoire pourrait se reproduire. Mais je crains que cette brèche ne soit que superficielle, soit en réalité une lézarde du revêtement décoratif, cependant que la paroi de béton reste derrière, inattaquée. Il faut tenter de savoir. Mais, dès l’abord, nous sommes en présence de prises de positions passionnelles. L’antithèse Francastel-Mumford est bien connue. L’attaque de Francastel contre Le Corbusier (réactionnaire politiquement en même temps que techniciste, développant dans ses théories les mythes sociaux du XIXe siècle, « interprète de la haine des inadaptés contre Paris »), contre Mumford (organiciste et humaniste banal, mystique du progrès (?), subjectif et non scientifique), et enfin contre Giedion (accusateur de la technique qui laisse l’homme écartelé, mutilé, affirmant des évidences sans preuves, ayant « une vue étroite dans l’appréciation du degré d’évolution de la pensée et de la sensibilité contemporaine »), procède exclusivement d’un enthousiasme de la technique, de la conviction politique du triomphe d’un socialisme qui résout tous les problèmes et d’une croyance parfaitement mythique dans la puissance de l’art pour transformer le monde. Il croit avec aveuglement que les techniques de tous ordres, y compris artistiques, sont au service de finalités majeures, l’art et la technique se conjuguent harmonieusement pour produire le monde nouveau humain par l’association des arts aux activités positives de la société, l’homme dans tous les cas exerce « son pouvoir démiurgique »… Nous avions déjà fait justice par avance de toute cette idéologie dans notre livre sur La Technique et l’enjeu du siècle. Inutile d’y revenir. Mais en face, la prise de position de Mumford, si mesurée dans Technique et civilisation, puis dans Art and Technics (1952), est devenue à son tour très passionnelle dans Le Mythe de la machine. Passionnelle parce que probablement désespérée. Il dresse un réquisitoire violent et sans concession contre l’art moderne qui est devenu pour lui l’« anti-art » (Mumford désigne en réalité par anti-art la totalité de l’art contemporain depuis 1945) exprimant un culte de l’anti-vie. Ce culte de l’anti-vie est apparu pour lui-même au même moment que, chez les physiciens, l’anti-matière. « Le non-art, l’anti-art sont des méthodes pour induire de vastes quantités de gens cultivés à relâcher leur prise déjà faible sur la réalité, à s’abandonner à la subjectivité creuse… la marque de l’expérience aujourd’hui appelée authentique est l’élimination du bon, du vrai, du beau… avec des attaques agressives envers tout ce qui est sain, équilibré, sensé, rationnel, motivé. Dans ce monde de valeurs inversées, le mal devient le bien suprême… un moralisme à l’envers. » « L’anti-art fait profession d’être une révolte contre notre culture hyper-mécanisée, hyper-enrégimentée. Mais en même temps, il justifie les produits suprêmes du système de puissance : l’anti-art acclimate l’homme moderne à l’habitat que la mégatechnologie est en train de susciter : un environnement dégradé par les décharges d’ordures… les piles nucléaires, les superautoroutes, etc., tout cela est destiné à être architecturalement homogénéisé… » « En faisant son propre objet de l’anéantissement subjectif dont nous menace la mégamachine, l’anti-artiste gagne l’illusion de vaincre le destin par un acte de choix personnel. Tout en paraissant défier le complexe de puissance et nier la régularité des routines, l’anti-art en accepte avec obéissance le résultat programmé. » (suite…)

« Le Complot de l’art », par Jean Baudrillard

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Jean Baudrillard

Le Complot de l’art

(Libération, 20 mai 1996)

Si dans la pornographie ambiante s’est perdue l’illusion du désir, dans l’art contemporain s’est perdu le désir de l’illusion. Dans le porno, rien ne laisse plus à désirer. Après l’orgie et la libération de tous les désirs, nous sommes passés dans le transsexuel, au sens d’une transparence du sexe, dans des signes et des images qui en effacent tout le secret et toute l’ambiguïté. Transsexuel, au sens où ça n’a plus rien à voir avec l’illusion du désir, mais avec l’hyperréalité de l’image.

Ainsi de l’art, qui lui aussi a perdu le désir de l’illusion, au profit d’une élévation de toutes choses à la banalité esthétique, et qui donc est devenu transesthétique. Pour l’art, l’orgie de la modernité a consisté dans l’allégresse de la déconstruction de l’objet et de la représentation. Pendant cette période, l’illusion esthétique est encore très puissante, comme l’est, pour le sexe, l’illusion du désir. À l’énergie de la différence sexuelle, qui passe dans toutes les figures du désir, correspond, pour l’art, l’énergie de dissociation de la réalité (le cubisme, l’abstraction, l’expressionnisme), l’une et l’autre correspondant pourtant à une volonté de forcer le secret du désir et le secret de l’objet. Jusqu’à la disparition de ces deux configurations fortes – ­la scène du désir, la scène de l’illusion­ – au profit de la même obscénité transsexuelle, transesthétique – ­celle de la visibilité, de la transparence inexorable de toutes choses. En réalité, il n’y a plus de pornographie repérable en tant que telle, parce que la pornographie est virtuellement partout, parce que l’essence du pornographique est passée dans toutes les techniques du visuel et du télévisuel. Mais peut-être, au fond, ne faisons-nous que nous jouer la comédie de l’art, comme d’autres sociétés se sont joué la comédie de l’idéologie, comme la société italienne par exemple (mais elle n’est pas la seule) se joue la comédie du pouvoir, comme nous nous jouons la comédie du porno dans la publicité obscène des images du corps féminin. Ce strip-tease perpétuel, ces phantasmes à sexe ouvert, ce chantage sexuel  : ­ si tout cela était vrai, ce serait réellement insupportable. Mais, heureusement, tout cela est trop évident pour être vrai. La transparence est trop belle pour être vraie. Quant à l’art, il est trop superficiel pour être vraiment nul. Il doit y avoir un mystère là-dessous. Comme pour l’anamorphose  : il doit y avoir un angle sous lequel toute cette débauche inutile de sexe et de signes prend tout son sens mais, pour l’instant, nous ne pouvons que le vivre dans l’indifférence ironique. (suite…)