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Jacques Ellul
L’Empire du non-sens
(1980)
Épitomé
Le futur indéfini
Le plus fort sentiment que puisse nous donner l’art moderne dans sa complexité est celui d’un futur indéfini. Au milieu d’un monde comme le technicien, qui se donne une apparence et de rigueur et d’exactitude, de prévisibilité et d’intelligibilité, l’art inverse le processus, mais l’inverse vainement. Il peut aussi bien dans son ambiguïté être le point final à l’architecture close de ce monde, ou la brèche de l’incertitude par laquelle une histoire pourrait se reproduire. Mais je crains que cette brèche ne soit que superficielle, soit en réalité une lézarde du revêtement décoratif, cependant que la paroi de béton reste derrière, inattaquée. Il faut tenter de savoir. Mais, dès l’abord, nous sommes en présence de prises de positions passionnelles. L’antithèse Francastel-Mumford est bien connue. L’attaque de Francastel contre Le Corbusier (réactionnaire politiquement en même temps que techniciste, développant dans ses théories les mythes sociaux du XIXe siècle, « interprète de la haine des inadaptés contre Paris »), contre Mumford (organiciste et humaniste banal, mystique du progrès (?), subjectif et non scientifique), et enfin contre Giedion (accusateur de la technique qui laisse l’homme écartelé, mutilé, affirmant des évidences sans preuves, ayant « une vue étroite dans l’appréciation du degré d’évolution de la pensée et de la sensibilité contemporaine »), procède exclusivement d’un enthousiasme de la technique, de la conviction politique du triomphe d’un socialisme qui résout tous les problèmes et d’une croyance parfaitement mythique dans la puissance de l’art pour transformer le monde. Il croit avec aveuglement que les techniques de tous ordres, y compris artistiques, sont au service de finalités majeures, l’art et la technique se conjuguent harmonieusement pour produire le monde nouveau humain par l’association des arts aux activités positives de la société, l’homme dans tous les cas exerce « son pouvoir démiurgique »… Nous avions déjà fait justice par avance de toute cette idéologie dans notre livre sur La Technique et l’enjeu du siècle. Inutile d’y revenir. Mais en face, la prise de position de Mumford, si mesurée dans Technique et civilisation, puis dans Art and Technics (1952), est devenue à son tour très passionnelle dans Le Mythe de la machine. Passionnelle parce que probablement désespérée. Il dresse un réquisitoire violent et sans concession contre l’art moderne qui est devenu pour lui l’« anti-art » (Mumford désigne en réalité par anti-art la totalité de l’art contemporain depuis 1945) exprimant un culte de l’anti-vie. Ce culte de l’anti-vie est apparu pour lui-même au même moment que, chez les physiciens, l’anti-matière. « Le non-art, l’anti-art sont des méthodes pour induire de vastes quantités de gens cultivés à relâcher leur prise déjà faible sur la réalité, à s’abandonner à la subjectivité creuse… la marque de l’expérience aujourd’hui appelée authentique est l’élimination du bon, du vrai, du beau… avec des attaques agressives envers tout ce qui est sain, équilibré, sensé, rationnel, motivé. Dans ce monde de valeurs inversées, le mal devient le bien suprême… un moralisme à l’envers. » « L’anti-art fait profession d’être une révolte contre notre culture hyper-mécanisée, hyper-enrégimentée. Mais en même temps, il justifie les produits suprêmes du système de puissance : l’anti-art acclimate l’homme moderne à l’habitat que la mégatechnologie est en train de susciter : un environnement dégradé par les décharges d’ordures… les piles nucléaires, les superautoroutes, etc., tout cela est destiné à être architecturalement homogénéisé… » « En faisant son propre objet de l’anéantissement subjectif dont nous menace la mégamachine, l’anti-artiste gagne l’illusion de vaincre le destin par un acte de choix personnel. Tout en paraissant défier le complexe de puissance et nier la régularité des routines, l’anti-art en accepte avec obéissance le résultat programmé. » (suite…)