Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

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On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

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Vladimir Arseniev & Georges Condominas par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Vladimir Arseniev & Georges Condominas
Notre Bibliothèque Verte n° 43 & 44

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le  31 mai 2022

Si vous aimez les hommes et le monde, restez chez vous. C’est l’évidence qui saute à l’esprit à la lecture de ces notices sur nos deux écologues/ethnologues, Vladimir Arseniev (1872-1930) et Georges Condominas (1921-2011). L’exploration est le crime qui contient tous les autres ; le commerce, la conquête, la colonisation, la déculturation ; l’abolition de gré ou de force des mœurs, coutumes et convictions natives ; l’invasion de gré ou de force des cultures allogènes et de leurs agents et représentants ; marchands, militaires et missionnaires ; exploitants de matières et de peuples premiers. Et bientôt, voyageurs, touristes, et foules sans frontières d’amateurs d‘authentique et de rencontres avec l’Autre ; dont les innombrables écologistes venus constater et dénoncer les ravages de leurs devanciers afin d’y ajouter leurs épitaphes, sous forme de livres et de films. Il n’y a pas de fumée sans feu.

Sans regretter les sacrifices humains, le bûcher des veuves, ni la lapidation des femmes, on déplore que les cannibales n’aient pas mangé tous ces explorateurs venus ouvrir la voie au Progrès de la destruction et de l’uniformité (1).Soit dit avec tout le respect que l’on ressent pour Vladimir Arseniev, cet officier du tsar, qui, chargé de reconnaître les confins de la Sibérie et de l’Amour pour les ouvrir à l’exploitation industrielle, en ramena non seulement la description de la taïga avant sa destruction, mais aussi le récit de ses aventures avec Dersou Ouzala, le dernier des « Hommes de la Terre » – ou peu s’en faut. Le pouvoir industrialiste (communiste) ne lui pardonna pas son déviationnisme « réactionnaire ». Arseniev étant mort de justesse avant d’être fusillé, sa femme le fut pour lui, et sa fille fit dix ans de camp. Les adeptes du « socialisme scientifique » n’avaient pas encore découvert « l’écosocialisme ».

Sans Georges Condominas (1921-2011), métis eurasien, réunissant une connaissance enfantine de la forêt vietnamienne et la plus haute culture des « humanités » – littéraire et philosophique – que saurions-nous encore des Mnong ; un petit peuple de cultivateurs sur brûlis, victime tour à tour des persécutions des Vietnamiens et des bombardements américains, pour aboutir – dit Condominas – à un ethnocide. Bien sûr, si vous êtes progressiste et sans frontières, que vous importe la disparition d’un peuple ? Après tout, les Arvernes et les Francs ont également disparu ; c‘est l’évolution, le sens de l’histoire. Pour « Condo », c’est la fin d’une façon unique d’être au monde, grâce aux savoir-faire élaborés par des dizaines de générations, adaptés à leur milieu ; et qui permettaient aux Mnong de vivre libres dans les contraintes de la forêt. Elle a disparu. Les Mnong aussi. Mais ne soyons pas négatifs. Les néo-ruraux vietnamiens ( ?) ont tout l’avenir pour se réapproprier les techniques vernaculaires disparues avec le peuple et le milieu dont elles étaient issues.

  1. Cf. Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages. Ed. Métaillé, 2005

Pièces et main d’œuvre

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Ivan Illich, « L’art d’habiter »

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Ivan Illich

L’art d’habiter

Discours devant le Royal Institute
of British Architects, York, juillet 1984,
pour le 150e anniversaire de sa fondation

Habiter est le propre de l’espèce humaine. Les animaux sauvages ont des terriers, les chariots rentrent dans des remises et il y a des garages pour les véhicules automobiles. Seuls les hommes peuvent habiter. Habiter est un art. Une araignée naît avec l’instinct de tisser une toile particulière à son espèce. Les araignées, comme tous les animaux, sont programmées par leurs gènes. L’humain est le seul animal à être un artiste, et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre. Une demeure n’est ni un terrier ni un garage.

La plupart des langues emploient le terme vivre dans le sens d’habiter. Poser la question « Où vivez-vous ? », c’est demander en quel lieu votre existence façonne le monde. Dis-moi comment tu habites et je te dirai qui tu es. Cette équation entre habiter et vivre remonte aux temps où le monde était encore habitable et où les humains l’habitaient. Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage. Cette écriture pouvait être inscrite dans la pierre par des générations successives ou reconstruite chaque saison des pluies avec quelques roseaux et des feuilles. Jamais la demeure n’était achevée avant d’être occupée – contrairement au logement contemporain, qui se délabre dès le jour même où il est prêt à être occupé. Une tente, il faut la réparer chaque jour, la dresser, l’assujettir, la démonter. Une ferme croît et décroît selon l’état de la maisonnée : là voit-on depuis une colline voisine qu’on peut souvent discerner si les enfants sont mariés, si les vieux sont déjà morts. Une bâtisse se perpétue d’un vivant à l’autre ; des rites en marquent les étapes importantes : il peut s’être écoulé des générations entre la pose de la pierre angulaire et l’équarrissage des chevrons. Pareillement, un quartier urbain n’est jamais terminé ; encore au XVIIIe siècle les quartiers populaires défendaient leur art particulier d’habiter en s’ameutant contre les améliorations que les architectes s’efforçaient de leur imposer. L’art d’habiter fait partie intégrante de cette économie morale si bien décrite par E.P. Thompson. Il a succombé devant les avenues royales qui ont éventré les îlots au nom de l’ordre, de la propreté, de la sécurité et du décorum. Il a succombé devant la police qui, au XIXe siècle, a donné des noms aux rues et des numéros aux maisons. Il a succombé devant les professionnels, qui ont introduit les égouts et les réglementations. Il a été quasiment supprimé par l’économie du bien-être qui a exalté le droit de chaque citoyen à son garage et à son récepteur de télévision. (suite…)

Walt Whitman et les Amérindiens, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Walt Whitman et les Amérindiens
Notre Bibliothèque Verte (n° 34 & 35)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 27 juillet 2021

Nous savons que lorsque Whitman vient, les Indiens meurent. Ce n’est pas de sa faute – il célèbre les « Hommes rouges » qu’il rencontre en tant qu’agent du bureau des Affaires indiennes – mais c’est un peu de son fait en tant que rejeton des Dutch American, ces colons néerlandais débarqués quelques siècles plus tôt à Manhatta (devenu Manhattan), pour y bâtir La Nouvelle Amsterdam (devenue New York), et creuser ces magnifiques canaux reliant les Grands Lacs à la Côte (1).

Whitman, pour le situer poétiquement, c’est le contemporain de Rimbaud (1854-1891) et de Verlaine (1844-1896). Il naît avant, en 1819, et meurt au même moment, en 1892. Dommage que ces trois bougres, luxuriants, luxurieux, bourlingueurs, ivrognes, naturiens, n’aient pas croisé leurs révoltes de vivants véhéments, ni leurs arts poétiques. Que Rimbaud, au lieu de s’engager dans l’armée néerlandaise à Java, ne soit pas venu échouer son bateau ivre à Paumanok (Long Island), pour voir de près ces « peaux rouges » qui l’avaient pris « pour cible ». Sans doute eût-ce été un « drôle de ménage », avec des coups de pétard plus ou moins sanglants entre Verlaine et Whitman, mais aussi de grandes odes dégueulées à pleins poumons, des chants du corps et de la terre dont les œuvres laissées par ces trois-là ne peuvent nous donner qu’un échantillon. Et le regret.

Nous avons en revanche le testament des Indiens. L’intérêt pour les biographies indigènes, nous dit Lévi-Strauss, remonte au début du XIXe siècle. L’ethnologue Clyde Kluckholn, en 1945, cite près de 200 titres (2). L’anthologie de T.C. McLuhan en 1971, Pieds nus sur la terre sacrée, fait de l’Indien, le type même du « bon sauvage » et le modèle de la génération venue alors à l’écologie, en lieu et place des Tahitiens de Gauguin, Bougainvillier et Diderot.

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Claude Lévi-Strauss, entretien avec Jean-Marie Benoist

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Claude Lévi-Strauss

Entretien avec Jean-Marie Benoist

Le Monde, 21-22 janvier 1979

 

Jean-Marie Benoist — Vous avez dit dans divers ouvrages et dans divers articles que l’ethnologie aujourd’hui, et vous-même en particulier, ne vous adressiez plus à vos contemporains. Pourtant, je m’aperçois que dans une communication récente sur les libertés (1) aussi bien que dans vos travaux sur Race et Histoire (2) et Race et Culture (3), sans prendre la plume philosophique, vous apportez, sous forme de questions, sous forme de problèmes, une réflexion extrêmement actuelle, extrêmement proche des préoccupations de votre époque. Comment conciliez-vous ces deux positions aujourd’hui ?

Claude Lévi-Strauss — Ni Race et Histoire ni le texte plus récent sur les libertés ne sont nés d’une initiative de ma part. Dans un cas, il s’agissait d’une commande de l’Unesco : dans l’autre, d’une invitation du président de l’Assemblée nationale à venir déposer devant la commission sur les libertés. J’avoue que, dans les deux cas, j’ai fait sans emballement ce que je pouvais pour répondre à ce qu’on attendait de moi.

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Pierre Madelin, « Faut-il en finir avec la civilisation ? »

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Pierre Madelin

Faut-il en finir avec la civilisation ?
(Primitivisme et effondrement, éd. Ecosociété, 2020)

Conclusion

À bien des égards, et aussi provocateur cela puisse-t-il paraître de qualifier ainsi une sensibilité qui ne cesse d’affirmer son hostilité vis-à-vis du monde moderne, rien n’est plus moderne que le primitivisme. Au mépris de connaissances archéologiques et ethnographiques toujours plus nombreuses qui démentent certaines de ses thèses les plus essentielles, celui-ci attribue en effet aux chasseurs-cueilleurs toutes les valeurs et tous les idéaux que notre société ne cesse de proclamer et de promettre sans jamais parvenir à les réaliser pleinement : la liberté et l’égalité, l’abondance et l’harmonie avec la nature, la parité entre les hommes et les femmes, le temps libre ou encore la non-violence. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les théories primitivistes les plus sophistiquées aient été élaborées à partir des années 1960-1970, à un moment où l’Occident est entré dans une période de « panne eschatologique » (1) sans précédent, les promesses de la modernité industrielle s’effondrant de toutes parts, aussi bien dans les pays libéraux de l’Ouest que dans les nations du bloc socialiste. D’une certaine façon, le primitivisme est le fruit de cette panne eschatologique. Utopiste déçu, persuadé que ses idéaux ne pourront se réaliser dans un futur proche au sein de sa propre société, l’idéologue primitiviste les projette dans un passé lointain et inaccessible qui est en quelque sorte le reflet de leur apparente inaccessibilité dans notre présent. Et à défaut de pouvoir miser sur la transformation sociale qu’il appelle de ses vœux, il s’en remet assez naturellement à une forme d’individualisme mystique ; il cherche dans la nature sauvage une échappatoire à l’histoire et à ses insolubles contradictions, une plénitude et une perfection que la société ne peut pas lui offrir.

Si j’ai néanmoins jugé utile de rédiger ce petit livre sur les théories primitivistes, c’est non seulement parce qu’elles jouissent malgré tout d’un certain crédit, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elles posent des questions cruciales, intellectuellement et politiquement très stimulantes, aussi imparfaites et critiquables soient les réponses qu’elles leur apportent. Leur radicalité stimule la radicalité de tous ceux qui s’y intéressent, car elle les pousse, eux aussi, à se demander quelle est la racine historique et anthropologique des désastres socioécologiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, quand bien même ce serait pour en tirer des conclusions divergentes. (suite…)

Claude Lévi-Strauss, « Race et culture »

Écouter la conférence

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Claude Lévi-Strauss

Race et culture

(Conférence prononcée à l’invitation de l’Unesco
à Paris le 22 mars 1971)

Monsieur le Directeur général, Mesdames, Messieurs, il n’appartient pas à un ethnologue d’essayer de dire ce qu’est ou ce que n’est pas une race, car les spécialistes de l’anthropologie physique qui en discutent depuis près de deux siècles ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord, et rien n’indique qu’ils soient plus près aujourd’hui de s’entendre sur une réponse à cette question. Ils nous ont récemment appris que l’apparition d’hominiens, d’ailleurs fort dissemblables, remonte à trois, quatre millions d’années, ou davantage, c’est-à-dire un passé si lointain qu’on n’en connaîtra jamais assez pour décider si les différents types dont on recueille les ossements furent simplement des proies les uns pour les autres, ou si des croisements ont pu aussi survenir entre eux. Selon certains anthropologues, l’espèce humaine a dû donner très tôt naissance à des sous-espèces différenciées, entre lesquelles se sont produits, au cours de la préhistoire, toutes sortes d’échanges et de métissages : la persistance de quelques traits anciens joints à la convergence de traits récents se combinerait pour rendre compte de la diversité des aspects qu’on observe aujourd’hui entre les hommes. D’autres estiment, au contraire, que l’isolation génétique de groupes humains est apparue à une date beaucoup plus récente, qu’ils fixent vers la fin du pléistocène ; dans ce cas, les différences observables ne pourraient avoir résulté d’écarts accidentels entre des traits dépourvus de valeur adaptative, et capables de se maintenir indéfiniment dans des populations isolées sous le rapport de la reproduction : elles proviendraient plutôt de différences locales entre les facteurs de sélection. Le terme de race, ou tout autre qu’on voudra lui substituer, désignerait alors une population, ou ensemble de populations qui diffère d’autres par la plus ou moins grande fréquence de certains gènes. (suite…)