George Orwell, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 6 février 2021

George Orwell (vu de 1984)
(1903-1950)

Que reste-t-il à dire sur 1984, le dernier roman de George Orwell, qui n’ait été dit ? Depuis sa parution en 1949, l’œuvre a été l’objet de tant de disputes interprétatives, tirée d’un côté ou de l’autre en fonction des intérêts de ses exégètes, communistes, socialistes libertaires ou libéraux, qu’on hésite à en rajouter. Sans compter les ébahis de dernière minute. La description du régime dirigé par l’énigmatique Big Brother a été tenue pour « prophétique », à la lumière des révélations d’un Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse aux États-Unis et en Angleterre. Quant aux techniques de destruction de la vérité déployées par le « parti intérieur » et son intellectuel organique O’Brien (double pensée, réécriture du passé, certitude du « 2+2 = 5 »), elles ont permis d’ironiser sur les « faits alternatifs » de l’administration Trump et de commenter avec autorité l’entrée dans l’ère de la « post-vérité ». Au temps pour l’« actualité » de 1984, livre dont les journalistes des grands médias n’ont pas manqué de souligner qu’il a connu un record de ventes aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle de 2016.

Piètre reconnaissance. Si la relecture de 1984 et des textes qui entourent sa préparation et sa rédaction nous rappelle quelque chose, c’est bien la vacuité de l’« actualité », cette écume médiatique. Certes, le livre anticipe notre basse époque de surveillance globale et d’indifférence à l’égard de la vérité. Mais il rassemble des réflexions ébauchées de longue date par Orwell, où ce dernier redoute le déploiement d’une société de contrainte, c’est-à-dire d’une organisation qui étrangle chaque individu-numéro dans un filet toujours plus resserré, en supprimant jusqu’à la conscience des issues de secours. Ce mouvement de fond, c’est le progrès mécanique encouragé par les socialistes marxistes, dont Orwell démonte les présupposés dès le Quai de Wigan (1937). C’est pourquoi 1984 est, à nos yeux, « inactuel ». Il nous incite à vivre à contretemps, et contre notre temps, ravivant le sens du passé, et donc de la liberté.

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Jean-Claude Michéa, « Orwell, la gauche et la double pensée »

 

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Jean-Claude Michéa

Orwell, la gauche et la double pensée

Postface à la réédition d’Orwell, anarchiste tory
(extraits)

III

Deux ans avant la publication, en 1972, du célèbre Rapport Meadows sur « les limites de la croissance », Henri Lefebvre (assurément l’un des penseurs français les plus importants du xxe siècle) soulignait déjà que l’impasse politique dans laquelle se débattait, depuis plusieurs décennies, « ce qu’on nomme encore “la” gauche » tenait bord à son « progressisme » invétéré et à son culte corrélatif de la « croissance indéfinie » et du « productivisme intégral ». « Un peu partout – écrivait-il par exemple – “la gauche” n’a présenté pendant des dizaines d’années, que cette argumentation : nous ferons plus vite et mieux. » En sorte, ajoutait-il – qu’on devait en conclure que « les gens de gauche se contentent d’affirmer qu’ils maintiendront ou accentueront les pentes des courbes de croissance », sans jamais se demander, à aucun moment, « pour quoi faire ? pour qui ? » (1).

En relisant ce texte d’Henri Lefebvre (et le fait qu’aujourd’hui Foucault ait remplacé Marx ne favorise malheureusement pas ce genre de relecture) on songe bien sûr aussitôt à cette critique formulée par Orwell, trente-trois ans auparavant – dans The Road to Wigan Pier – qui attribuait déjà les difficultés récurrentes des intellectuels de gauche à convaincre une partie importante des classes populaires de la supériorité de la logique socialiste (gauche et socialisme étant à l’époque – et contrairement à aujourd’hui – deux termes encore à peu près interchangeables (2)) par le fait que « l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à celle que l’on verra quand le socialisme aura triomphé. Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches que nous effectuons aujourd’hui à la main seront alors effectuées par les machines ». Avec comme double conséquence – avertissait Orwell – d’une part « le fait que les gens intelligents se retrouvent souvent de l’autre côté de la barricade (the fact that intelligent people are so often on the other side) » (3) ; et, de l’autre, le fait que cette vision mécaniste et bourgeoise (fat-bellied) du « progrès » ne peut que « révolter quiconque conserve encore un certain attachement à la tradition ou un embryon de sens esthétique » ; et par conséquent éloigner encore un peu plus de l’idéal socialiste tous les esprits décents, « que leur tempérament les porte plutôt vers les Tories ou plutôt vers les anarchistes (any decent person, however of a Tory or an anarchist by temperament) » (4) (suite…)

Une « écriture excluante » qui « s’impose par la propagande » : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive

Tribune parue dans Marianne le 18 septembre 2020

Présentée par ses promoteurs comme un progrès social, l’écriture inclusive n’a paradoxalement guère été abordée sur le plan scientifique, la linguistique se tenant en retrait des débats médiatiques. Derrière le souci d’une représentation équitable des femmes et des hommes dans le discours, l’inclusivisme désire cependant imposer des pratiques relevant d’un militantisme ostentatoire sans autre effet social que de produire des clivages inédits. Rappelons une évidence : la langue est à tout le monde.

Les défauts de l’écriture inclusive

Les inclusivistes partent du postulat suivant : la langue aurait été « masculinisée » par des grammairiens durant des siècles et il faudrait donc remédier à l’ »invisibilisation » de la femme dans la langue. C’est une conception inédite de l’histoire des langues supposant une langue originelle « pure » que la gent masculine aurait pervertie, comme si les langues étaient sciemment élaborées par les locuteurs. Quant à l »invisibilisation », c’est au mieux une métaphore mais certainement pas un fait objectif ni un concept scientifique.

Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues

Nous relèverons simplement ici quelques défauts constitutifs de l’écriture inclusive et de ses principes. (suite…)

Jaime Semprun, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO)

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Jaime Semprun
(1947-2010)

Mis en ligne le 19 juillet 2020 sur le site de PMO

De son père Jorge Semprun, rescapé du camp de Buchenwald, auteur célèbre de L’écriture ou la vie, récompensé en 1995 par le prix littéraire des Droits de l’Homme, ministre de la Culture de 1988 à 1991 sous le gouvernement de Felipe Gonzalez, son fils Jaime n’a, pour certains de ses amis et collaborateurs, guère hérité que du nom. Adolescent non-conformiste, lecteur vorace, il rompt très tôt avec son géniteur, en qui il voit surtout un membre zélé du Parti communiste espagnol, fervent soutien de cette tromperie appelée URSS. Jaime Semprun cultive des qualités opposées à celles dont il estime qu’elles ont construit la renommée de son père : sobriété, discrétion, amour dela vérité, refus du pouvoir, indifférence à l’égard du commerce éditorial. Au long de quelques trente-cinq années d’écriture et d’édition, aucun passage à la télévision, ni même à la radio, pas d’entretiens dans la grande presse.

Néanmoins, en dépit de tout l’esprit subversif qu’on voudra, on n’est pas sans reste un fils de bourgeois. Doublement, même, puisque notre auteur est également le beau-fils de Claude Roy, poète, journaliste et écrivain, passé par les Camelots du Roi, puis actif dans la Résistance (où il croise Jorge Semprun) avant d’adhérer au PCF. Claude Roy épouse en effet en secondes noces, en 1958, la mère de Jaime Semprun, l’actrice et dramaturge Loleh Bellon. Pour nous qui venons après coup, le jeune Semprun, qui absorbe la vaste culture familiale, semble bien plutôt un produit de sa classe, de cetout petit monde parisien où défilent artistes, acteurs, philosophes, écrivains, journalistes. Il s’essaie d’ailleurs au cinéma expérimental, avant de se tourner vers l’écriture, au contact des situationnistes, ces membres de la classe dominante passés à la défense de l’autonomie ouvrière, sous la houlette de Guy Debord.

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Jaime Semprun, « La domestication par la peur… »

(1997)

La domestication par la peur ne manque pas de réalités effrayantes à mettre en images ; ni d’images effrayantes dont fabriquer la réalité. Ainsi s’installe, jour après jour, d’épidémies mystérieuses en régressions meurtrières, un monde imprévisible où la vérité est sans valeur, inutile à quoi que ce soit. Dégoûtés de toute croyance, et finalement de leur incrédulité même, les hommes harcelés par la peur et qui ne s’éprouvent plus que comme les objets de processus opaques se jettent, pour satisfaire leur besoin de croire à l’existence d’une explication cohérente à ce monde incompréhensible, sur les interprétations les plus bizarres et les plus détraquées : révisionnismes en tout genre, fictions paranoïaques et révélations apocalyptiques. Tels ces feuilletons télévisés d’un nouveau genre, très suivis par les jeunes téléspectateurs, qui décrivent un monde de cauchemar où tout n’est que manipulations, leurres, trames secrètes, où des forces occultes installées au cœur de l’État complotent en permanence pour étouffer les vérités qui pourraient se faire jour ; vérités effectivement sensationnelles, puisqu’elles concernent en général les menées d’extraterrestres.

Mais le propos de cette sorte de version médiatique moderne des Protocoles des Sages de Sion est moins de désigner un ennemi et des responsables du complot que d’affirmer que celui-ci est partout : il ne s’agit pas, pour l’instant du moins, de mobiliser, pour des pogroms ou des Nuits de Cristal, mais plutôt d’immobiliser dans l’hébétude, dans la résignation à l’impossibilité de reconnaître, communiquer et établir quelque vérité que ce soit. Les extravagances calculées de ces produits de l’usine à rêves devenue usine à cauchemars n’ont pas pour but de convaincre, pas plus que ne l’ont celles de la propagande générale. Elles ont pour but de parachever la destruction du sens commun, l’isolement de chacun dans un scepticisme terrorisé : Trust no one, ne faites confiance à personne, tel est le message, on ne peut plus explicite. A propos de ce qui n’était alors qu’un simple travers individuel, Vauvenargues faisait cette remarque qui peut s’appliquer à la psychologie de masse de l’ère du soupçon : « L’extrême défiance n’est pas moins nuisible que son contraire. La plupart des hommes deviennent inutiles à celui qui ne veut pas risquer d’être trompé. »

Des fictions aussi sinistres ne peuvent être regardées comme s’il s’agissait de documentaires que parce que la réalité entière est d’ores et déjà perçue comme une fiction sinistre. A ceux qui ont perdu « tout ce domaine de relations communautaires qui donne un sens au sens commun », il devient impossible de faire raisonnablement le partage, dans le flot des informations contradictoires, entre le plausible et l’invraisemblable, l’essentiel et l’accessoire, l’accidentel et le nécessaire. L’abdication du jugement, admis comme inutile face au ténébreux arbitraire du fatum technique, trouve dans cette idée que la vérité est ailleurs le prétexte à renier des libertés dont on ne veut plus courir le risque ; à commencer par celle de trouver des vérités dont on devrait faire quelque chose. Le soupçon de manipulation générale est alors un ultime refuge, une façon commode de ne pas faire face à l’irrationalité totale de la décadence, en lui prêtant une rationalité secrète. On l’a vu à l’occasion de l’accession au statut d’informations, sous le nom de « crise de la vache folle », des malversations courantes de l’industrie agro-alimentaire : soutenir que tout cela n’était que leurre médiatique destiné à terroriser la population, ou plus prosaïquement complot de l’agro-alimentaire français contre ses concurrents anglais, permettait de nier puérilement l’affreuse réalité tout en posant au malin qui ne s’en laisse pas conter. Le monde angoissant de la fiction paranoïaque protège donc contre l’angoisse du monde réel insensé, mais il exprime aussi, qu’il s’agisse de grossières fabulations à l’usage des masses ou des scénarios plus sophistiqués pour une pseudo-élite d’initiés, la recherche d’une protection plus effective, la soumission anticipée à l’autorité qui l’assurera, le phantasme d’être coopté ; bref le désir de faire partie du complot. Déjà les Protocoles des Sages de Sion avaient dû leur popularité, tout autant qu’à la répulsion, à la fascination pour la technique de la conspiration mondiale qu’ils exposaient et que les nazis s’appliquèrent à mettre en œuvre.

Jaime Semprun,  L’Abîme se repeuple, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.

Démontage du discours de la ministre Frédérique Vidal sur le projet de loi de bioéthique, par Ch.-A. Live

La mise en page un peu complexe de ce démontage, avec des codes couleur, des retraits,
des encarts etc. ne permet pas une lecture directe sur le site WordPress.

Le lecteur pourra donc en consulter la version imprimable en cliquant ici

PMO, « Alertez les bébés ! »

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Alertez les bébés !

Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine

 

 

Ce mois d’octobre 2019 verra donc l’enregistrement légal par le parlement français – sauf chute d’une comète sur le Palais Bourbon – d’un coup de force élargissant à toutes les femmes, fertiles ou stériles, seules ou en couple (ou en « trouple », ou en troupe, etc.), l’accès à la fécondation in labo, prise en charge par une équipe médicale et par la sécurité sociale.
Ce succès, dû à une convergence de mouvements, ne s’arrêtera pas là.
Nous qui ne sommes ni croyants, ni catholiques, ni de droite (ce qui n’aurait rien d’infâmant), mais de simples chimpanzés du futur, athées, libres penseurs, anti-sexistes, écologistes radicaux, luddites, etc. – comme la plupart de nos lecteurs – exposons à cette occasion les raisons de notre opposition, à toute reproduction et modification artificielles de l’humain.

Que ce soit pour les homos ou les hétéros, seuls ou en couples, avec ou sans père. C’est clair ?

Et pour que ce soit encore plus clair, nous le faisons avec des femmes, des féministes et des lesbiennes. Celles du Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering, par exemple, qui, dès les années 1980, combattait les « technologies déshumanisantes » et le génie génétique et reproductif, « produit de développements scientifiques qui considèrent le monde comme une machine. »

L’insémination artificielle des femmes – artisanale ou médicale – pratiquée depuis le XIXe siècle, préservait encore le hasard de l’engendrement. A l’inverse, avec la fécondation hors corps et le tripatouillage de gamètes dans une boîte de Petri, la reproduction biologique devient une production artificielle, dont le vivant est la matière première.
Depuis les années 1970, les médecins ont de leur propre chef appliqué ces procédés aux femmes stériles puis aux fertiles. Ils trient les gamètes, sélectionnent les embryons. Déjà, ils modifient les génomes à l’aide des « ciseaux génétiques » CRISPR-Cas 9. En clair, ils élaborent des hommes « augmentés » (transhumains, posthumains, etc.), ayant bénéficié de leurs traitements ; et donc des sous-hommes, des « chimpanzés du futur », ceux dont les parents auront refusé ces traitements ou n’y auront pas eu accès. Retour de l’« hygiène de la race » et de l’eugénisme décomplexé. Et vous, aurez-vous des enfants ? « Augmentés » ou ordinaires ? Posthumains ou chimpanzés ? Par les voies naturelles ou artificielles ?

La loi de bioéthique votée en 1994, autant violée par les médecins, qui repoussent toujours plus les limites de leurs prouesses, que par les « parents d’intention », adeptes du « tourisme procréatif » afin de contraindre l’Etat à ratifier leurs transgressions, en est à sa troisième révision. En attendant que la quatrième ou cinquième révision de cette loi bio-élastique n’étende également l’accès à la reproduction artificielle aux couples d’hommes et aux hommes seuls.

Nous protestons donc, en tant qu’humains ordinaires, membres de l’immense majorité de l’espèce, dotés depuis nos origines de facultés de reproduction naturelles (libres, sexuées, gratuites – et parfois défaillantes), contre l’instauration de ces procédures artificielles (technico-marchandes), et contre la destruction et l’appropriation de nos droits reproductifs, aux mains des biocrates. Nous protestons contre notre stérilisation technologique et sociale au profit de l’espèce supérieure des inhumains génétiquement modifiés.

Nous sommes nos corps. Nous, humains ordinaires, animaux politiques et chimpanzés du futur. Nous voici donc en état de légitime défense. Sommés d’agir ou disparaître.

Que si nous disparaissons, la victoire des plus aptes se révélera sans avenir. Le contrat techno-social est un marché de dupe. Croyant s’affranchir, l’homme-machine s’asservit. Croyant dominer, il obéit. Quand on utilise les moyens technologiques, on donne le pouvoir aux technocrates. Quand on utilise les moyens biotechnologiques, on donne le pouvoir aux biocrates. Quand on se repose de soi et de tout sur la Mère-Machine, on donne le pouvoir à la Mère-Machine.

***

Sommaire : 1- L’hypocrisie sélectionniste. 2- Extension de l’eugénisme. 3- De l’enfant artificiel à l’espèce artificielle. 4- La fabrication plutôt que la naissance. 5- Droiche-gaute : le faux clivage qui masque les vrais. 6- Découvrons le complot hétéro. 7- La reproduction sans homme, une augmentation transhumaniste. 8- Eliminer l’humain pour éliminer l’erreur. 9- Le fait accompli comme contrat social : le droit du plus fort. 10- La liberté de disposer d’un corps obsolète. 11- Au-delà des limites : transformation du désir en droit (mon désir sera ta loi). 12-Mère-Machine s’occupera de tout (maternage et infantilisme technologiques).
Glossaire : Novlangue de la reproduction artificielle.

(Si certains passages vous donnent une impression de déjà-lu, c’est normal. Ceci est une version réduite, augmentée, revue, corrigée et mise à jour de Reproduction artificielle « pour toutes » : le stade infantile du transhumanisme, publié en juin 2018.)

Pour lire le texte intégral, ouvrir la Version imprimable d’Alertez les bébés

 

Mardi 24 septembre 2019 par Pièces et main d’œuvre

 

Jean-Claude Michéa, Scolies choisis

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Jean-Claude Michéa

Le Loup dans la bergerie
(Climats, 2018)
Scolies choisis

Scolie [7]
« la domination de classe s’exerce toujours de façon indirecte »

« Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement, ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste » (Capital, livre I, septième section, chapitre XXIII). Ces « fils » sont effectivement condamnés à demeurer invisibles aussi longtemps qu’on appréhende le rapport salarial – et, au-delà, la « question sociale » elle-même – à partir des seuls dogmes métaphysiques et abstraits de l’idéologie des « droits de l’homme ». Ou, ce qui pour Marx revenait au même, à partir du seul point de vue de ce qu’il appelait encore « l’illusion juridique » (wom standpunkt der juristischen Illusion). Pour les évangélistes libéraux, il va de soi, en effet, qu’une fois abolies toutes les formes de dépendance personnelle (celles dont l’esclavage et le servage représentent les figures classiques) la diversité des relations humaines cédera d’elle-même la place à un modèle unique, et donc à la fois plus « moderne » et plus « égalitaire ». Celui, en d’autres termes, de transactions contractuelles continues, susceptibles, en droit, de porter sur tous les aspects de l’existence humaine – y compris, par conséquent, sur ceux qui regardent les jeux de l’amour et de la séduction [C’est là, on le sait, l’une de ces revendications majeures du féminisme libéral que les nouvelles « applications de consentement sexuel », telles LegalFling ou We-Consent, permettent à présent de satisfaire.] – et renégociables à chaque instant par les individus supposés « libres et égaux en droits ». Or, ce que cette anthropologie enchantée – et devenue dominante dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche depuis la fin des années 1970 – conduit inévitablement à occulter, c’est le fait – comme le rappelait Marx (et tous les socialistes et anarchistes du XIXe siècle s’accordaient avec lui sur ce point) – que « le procès de production capitaliste reproduit de lui-même la séparation entre travailleur et conditions de travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique (seine ökonomische Hörigkeit) est moyennée et, en même temps dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail » (ibid.).

(suite…)

George Orwell, Préface inédite à « Animal Farm »

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George Orwell

Préface inédite à Animal Farm1
(1945)

Traduction par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun
Ivrea/Encyclopédie des Nuisances, 2001

 

 

L’idée de ce livre, ou plutôt de son thème central, m’est venue pour la première fois en 1937, mais c’est seulement vers la fin de l’année 1943 que j’ai entrepris de l’écrire. Lorsqu’il fut terminé, il était évident que sa publication n’irait pas sans difficultés (malgré l’actuelle pénurie de livres, qui fait « vendre » à peu près tout ce qui en présente l’apparence) et, de fait, il fut refusé par quatre éditeurs. Seul l’un d’entre eux avait à cela des motifs idéologiques. Deux autres publiaient depuis des années des ouvrages hostiles à la Russie, et le quatrième n’avait aucune orientation politique particulière. L’un de ces éditeurs avait d’ailleurs commencé par accepter le livre, mais il préféra, avant de s’engager formellement, consulter le ministère de l’Information ; lequel s’avère l’avoir mis en garde contre une telle publication ou, du moins, la lui avoir fortement déconseillée. Voici un extrait de la lettre de cet éditeur :

« J’ai mentionné la réaction dont m’a fait part un fonctionnaire haut placé du ministère de l’Information quant à la publication d’Animal Farm. Je dois avouer que cet avis m’a fait sérieusement réfléchir. […] Je m’aperçois que la publication de ce livre serait à l’heure actuelle susceptible d’être tenue pour particulièrement mal avisée. Si cette fable avait pour cible les dictateurs en général et les dictatures dans leur ensemble, sa publication ne poserait aucun problème, mais, à ce que je vois, elle s’inspire si étroitement de l’histoire de la Russie soviétique et de ses deux dictateurs qu’elle ne peut s’appliquer à aucune autre dictature. Autre chose : la fable perdrait de son caractère offensant si la caste dominante n’était pas représentée par les cochons. Je pense que ce choix des cochons pour incarner la caste dirigeante offensera inévitablement beaucoup de gens et, en particulier, ceux qui sont quelque peu susceptibles, comme le sont manifestement les Russes. »

Ce genre d’intervention constitue un symptôme inquiétant. Il n’est certes pas souhaitable qu’un service gouvernemental exerce une quelconque censure (sauf pour des motifs relevant de la sécurité nationale, comme tout le monde l’admet en temps de guerre) sur des livres dont la publication n’est pas financée par l’État. Mais le principal danger qui menace aujourd’hui la liberté de pensée et d’expression n’est pas l’intervention directe du ministère de l’Information ou de tout autre organisme officiel. (suite…)

Jaime Semprun, « Que la novlangue s’impose quand les machines communiquent »

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Jaime Semprun

Que la novlangue s’impose
quand les machines communiquent

(Chapitre VII de l’ouvrage
Défense et illustration de la novlangue française,
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2005)

Le philologue Klemperer, qui eut l’occasion d’observer dans l’Allemagne des années trente la tentative d’imposer une langue nouvelle, y notait « la profusion de tournures appartenant au domaine technique, la foule de mots mécanisants ». Pour illustrer cette « tendance à la mécanisation et à l’automatisation », aboutissant à une « mécanisation flagrante de la personne elle-même », il donnait comme création caractéristique le verbe gleichschalten, emprunté au vocabulaire de l’électromécanique, et dont il disait qu’il faisait « entendre le déclic du bouton sur lequel on appuie pour donner à des êtres humains une attitude, un mouvement, uniformes et automatiques ». Ce verbe, qui signifie littéralement « synchroniser », est habituellement traduit par « mettre au pas », mais la richesse de la novlangue française permettrait, me semble-t-il, de lui trouver un meilleur équivalent : on pourrait par exemple utiliser « mettre en phase », ou peut-être « formater », selon les cas. Quoi qu’il en soit, il existe certainement un terme approprié, que l’usage imposera s’il ne l’a pas déjà fait.

Ce ne sont en effet pas les termes et les tournures venus du domaine technique, en particulier informatique, qui manquent dans le nouvel idiome en formation. Peut-on pour autant risquer un parallèle avec la langue du III Reich étudiée par Klemperer ? Assurément pas, puisque celui-ci remarquait justement qu’il ne s’agissait alors que d’un « empiétement de tournures techniques sur des domaines non techniques », domaines qui étaient encore si nombreux, vastes et divers qu’y imposer un langage technicisé exigeait d’exercer la violence la plus terroriste. Les résultats ainsi obtenus à force de contrainte policière ne pouvaient guère être durables et les promoteurs de cette novlangue arbitraire et prématurée s’abusaient donc grandement quand ils proclamaient que la langue de l’époque précédente, qu’ils appelaient un « passé momifié », n’était « plus parlée ni comprise aujourd’hui ». En dépit de leurs fières déclarations sur la « clarté » et la « détermination » de leurs directives, leur manque d’assurance et de technicité se trahissait d’ailleurs par le recours contradictoire à une phraséologie mythico-naturiste truffée de métaphores mettant l’accent sur ce qui germe et pousse spontanément, sans être forcé et perverti, « artificialisé », par l’intelligence : la « vérité organique », « centre mystérieux de l’âme du peuple et de la race », et tout ce autour de quoi flotte l’odeur entêtante du sang.

Rien de tel dans la novlangue française, où la profusion de termes techniques correspond très exactement à l’extension des domaines de la vie effectivement régis par la rationalité technique. Ainsi, quand y est évoqué l’environnement, ce n’est plus sous la forme mystifiée d’une « nature », puissance obscure échappant aux lumières de l’intelligence et du calcul rationnel, mais, comme on l’a vu à propos d’agroforesterie et de biodiversité, en tant que stock de ressources à protéger et à gérer. L’actuelle technicisation de la langue peut d’autant moins être assimilée à celle maladroitement bricolée par les idéologues du IIIe Reich qu’elle n’est pas imposée autoritairement, mais répond à une demande sociale authentique, relayée par toutes sortes d’experts dont l’ouverture à l’Autre est le métier. Une fois encore la presse du jour m’en donne opportunément un exemple. Un psychiatre expose en quoi Internet peut faire office de thérapie comportementale, en aidant celui qui, atteint de phobie sociale, se montre incapable de parler en société, à franchir le pas par courriel, et donc à mettre la machine en route, à amorcer la relation et à roder ainsi ses sentiments. Ces trois tournures figurées empruntées au domaine mécanique sont immédiatement comprises de tous, elles n’appartiennent en rien à un jargon professionnel spécialisé, et par là encore la novlangue manifeste son caractère foncièrement démocratique : c’est d’un même mouvement que tout le monde parle comme les psys et que les psys parlent comme tout le monde. (suite…)

George Orwell, « La politique et la langue anglaise » 

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George Orwell

La politique et la langue anglaise
(1946)

Traduction par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun
Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais,
Ivrea/Encyclopédie des Nuisances, 2005

La plupart des gens qui s’intéressent un peu à la question sont disposés à reconnaître que la langue anglaise est dans une mauvaise passe, mais on s’accorde généralement à penser qu’il est impossible d’y changer quoi que ce soit par une action délibérée. Notre civilisation étant globalement décadente, notre langue doit inévitablement, selon ce raisonnement, s’effondrer avec le reste. Il s’ensuit que lutter contre les abus de langage n’est qu’un archaïsme sentimental, comme de préférer les bougies à la lumière électrique ou l’élégance des fiacres aux avions. À la base de cette conception, il y a la croyance à demi consciente selon laquelle le langage est le résultat d’un développement naturel et non un instrument que nous façonnons à notre usage.

Il est certain qu’en dernière analyse une langue doit son déclin à des causes politiques et économiques : il n’est pas seulement dû à l’influence néfaste de tel ou tel écrivain. Mais un effet peut devenir une cause, qui viendra renforcer la cause première et produira un effet semblable sous une forme amplifiée, et ainsi de suite. Un homme peut se mettre à boire parce qu’il a le sentiment d’être un raté, puis s’enfoncer d’autant plus irrémédiablement dans l’échec qu’il s’est mis à boire. C’est un peu ce qui arrive à la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à son tour une puissante incitation à penser stupidement. Pourtant ce processus n’est pas irréversible. L’anglais moderne, et notamment l’anglais écrit, est truffé de tournures vicieuses qui se répandent par mimétisme et qui peuvent être évitées si l’on veut bien s’en donner la peine. Si l’on se débarrasse de ces mauvaises habitudes, on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas, indispensable, vers la régénération politique ; si bien que le combat contre le mauvais anglais n’est pas futile et ne concerne pas exclusivement les écrivains professionnels. J’y reviendrai plus loin, et j’espère qu’alors le sens de mes propos apparaîtra clairement. En attendant, voici cinq spécimens de la langue anglaise telle qu’on l’écrit couramment de nos jours. Ces cinq passages n’ont pas été choisis parce qu’ils sont particulièrement mauvais – j’aurais pu en citer de bien pires si je l’avais voulu –, mais parce qu’ils illustrent divers maux intellectuels dont nous souffrons aujourd’hui. Ils se situent un peu en dessous de la moyenne, mais ce sont des échantillons assez représentatifs. Je les numérote afin de pouvoir m’y référer en cas de besoin :  (suite…)

« L’écobusiness de Darwin, leur évolution et la nôtre »

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L’écobusiness de Darwin,
leur évolution et la nôtre

Un matin de décembre 2012, Bordeaux se réveillait avec une nouvelle pustule sur sa rive droite. Darwin, un « écosystème écolo », une « ruche dédiée aux activités écocréatives » dans une « démarche de développement durable », un « laboratoire de la ville du XXIe siècle », s’était installé au sein de la métropole française la plus en vogue, dans une caserne militaire désaffectée estimée à 2 millions d’euros que la Communauté urbaine brada pour deux tiers de sa valeur à Philippe Barre, riche héritier de la grande distribution.

Juteuse affaire immobilière maquillée par des publicitaires en une étrange promesse de rédemption écologique, Darwin n’est qu’un décor en trompe-l’œil, qui peine à cacher les contradictions sur lesquelles il est édifié. Ses hérauts avaient d’ailleurs jugé nécessaire de prendre les devants en publiant sur leur site une longue page bourrée de justifications creuses : « Darwin, face aux préjugés ». À notre tour de tirer les choses au clair.

Écospéculation et publicité durable

Alain Juppé, un des plus fervents protecteurs de Darwin, nous met sur la voie : « Ce ne sont pas simplement de doux rêveurs, ce sont des entrepreneurs qui investissent leur argent. » Ainsi Philippe Lassalle Saint-Jean. Cet agro-industriel qui a flairé les belles recettes promises par le bio est l’un des barons de Darwin. Saviez-vous que le restaurant et l’épicerie de Darwin sont tenus par ce membre du Medef, président du Club d’entreprises de la rive droite (CE2R), membre associé de la Chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux, entre autres responsabilités ? Darwin lui donne l’occasion d’écouler à prix d’or de la bouffe en série sous label écolo. Ainsi, le visiteur rencontre dès l’entrée ce « lieu rempli du charme de la récup »… qui n’est autre qu’un supermarché. Ses allures de squat camouflent avec peine les rayonnages bio d’un Leclerc : touchant hommage, sans doute, aux origines familiales de Philippe Barre, investisseur en chef.

Saviez-vous que les patrons de Darwin, Philippe Barre et Jean-Marc Gancille, sont les piliers historiques d’Inoxia (filiale d’Evolution, alias Darwin), une agence de publicité au chiffre d’affaires annuel à six zéros ? Engagée dans le développement durable, spécialisée dans « la transition écologique de la société », Inoxia se charge de verdir l’enseigne de projets écologiquement et socialement nocifs. Elle compte de fameux bétonneurs parmi ses clients (dont Bouygues Immobilier) et diverses chaînes commerciales. Sans oublier Euratlantique, cette gigantesque opération d’aménagement urbain qui remodèle 730 hectares au sud de la métropole de Bordeaux pour le plus grand profit des technocrates et des spéculateurs… Archétype du greenwashing, Darwin se gave en donnant une allure « durable » à la liquidation du monde.  (suite…)

« Les Principes de la novlangue », par George Orwell

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George Orwell

Les Principes de la novlangue

(Traduction d’Amélie Audiberti pour l’édition Gallimard de 1984 parue en 1950, revue et corrigée par les Amis de Bartleby)

La novlangue était la langue officielle de l’Océania. Elle avait été inventée pour répondre aux besoins idéologiques de l’Angsoc, ou Socialisme anglais.

En l’an 1984, la novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que la novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (la langue académique dirions-nous) vers l’année 2050.

Entre-temps, elle gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus de mal à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et formulée dans les neuvième et dixième éditions du Dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard.

Nous nous occuperons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du Dictionnaire.

Le but de la novlangue était non seulement de fournir un mode d’expression à la vision du monde et aux habitudes mentales des dévots de l’Angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.

Il était entendu que lorsque la novlangue serait une fois pour toutes adoptée et que l’ancilangue serait oubliée, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’Angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. (suite…)