Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

*

On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

(suite…)

Renaud Garcia, « Le Désert de la critique » (conclusion)

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Renaud Garcia

Le Désert de la critique
Déconstruction et politique
(Éditions L’Échappée, 2015)

 

Conclusion
Où en sommes-nous ?

Le titre de ce chapitre conclusif est une forme de clin d’œil à l’héritage situationniste, puisqu’il emprunte l’intitulé d’un texte de Miguel Amorós (¿Dónde Estamos?), membre du collectif post-situationniste de l’Encyclopédie des Nuisances, et l’un des principaux auteurs et militants actuels continuant de mêler la critique radicale du développement technologique à des positions libertaires. Se placer sous l’égide de ce type d’auteurs, c’est en effet souligner une ligne de faille au sein de la critique sociale contemporaine, qui a trait à l’attitude à adopter face aux perfectionnements de la technique. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la relégation du thème de l’aliénation dans les marges de la critique sociale a ouvert le champ à des formes de luttes identitaires et affinitaires démultipliées, fondées sur l’exploration de nouveaux modes de relations, où la sexualité devient centrale. Or, on le voit avec la référence au cyborg (Haraway), à l’hybridation (Preciado, Bourcier, Iacub), au communisme informationnel (Negri et Hardt), ces nouvelles formes de luttes relevant de l’antinaturalisme tiennent de fait le développement technologique pour la base matérielle de l’émancipation. En cela, elles marquent l’aboutissement social de la logique de la déconstruction, qui ne peut plus engendrer qu’un réseau anonyme de forces s’agençant de manière fluctuante et aléatoire, et dont le seul horizon est de pouvoir un tant soit peu fonctionner. Foucault, dans sa période « structuraliste », semblait se tourner vers ce genre de futur :

Je crois que l’on peut définir l’optimum du fonctionnement social en l’obtenant, grâce à un certain rapport entre augmentation démographique, consommation, liberté individuelle, possibilité de plaisir pour chacun, sans jamais s’appuyer sur une idée de l’homme. Un optimum de fonctionnement peut être défini de manière interne, sans que l’on puisse dire « pour qui » il est meilleur que cela soit ainsi (1).  (suite…)

Renaud Garcia, « Le Désert de la critique » (trois extraits)

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Renaud Garcia
Le Désert de la critique.
Déconstruction et politique
(Éditions L’Échappée, 2015)

Trois extraits

Pour une dialectique du particulier et de l’universel : l’exemple zapatiste
(p. 111-115)

Dans un débat avec les chercheurs du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) en 1994, Cornelius Castoriadis est revenu sur certaines de ses thèses concernant la dimension universelle des valeurs occidentales telles que la pensée réflexive et la capacité d’auto-institution. Même si nous avons fait justice de cette critique possible, le lecteur pourrait penser que ces thèses étaient bien trop massives, comme si seul l’Occident, dans la lignée du moment grec, pouvait se prévaloir de l’usage politique de la pensée réflexive et de l’activité de critique des institutions (et l’on n’aurait pas de mal à opposer rétrospectivement à ces propos le cas des révolutions arabes du printemps 2011). C’est le genre d’objections que Chantal Mouffe et Serge Latouche, entre autres, adressent au philosophe, en soulignant qu’il existe dans bien d’autres cultures des valeurs d’interrogation sociale, d’organisation collective de la société sur des bases démocratiques, possédant un réel potentiel critique. Il s’agit alors de se demander comment penser l’universalisation des valeurs occidentales sans écraser les différentes cultures et sans nier non plus ce qu’elles pourraient, en retour, apporter à nos valeurs. Difficulté à laquelle Castoriadis se confronte de la façon suivante :

J’ai toujours pensé qu’il devrait y avoir […] un dépassement commun qui combinerait la culture démocratique de l’Occident avec des étapes qui doivent venir, ou qui devraient venir, c’est-à-dire une véritable autonomie individuelle et collective dans la société, avec conservation, reprise, développement sur un autre mode des valeurs de socialité et de communauté qui subsistent […] dans les pays du tiers-monde. […] Alors, je ne dis pas qu’il faut transformer les Africains, les Asiatiques, etc., en Européens. Je dis qu’il faut qu’il y ait quelque chose qui aille au-delà et qu’il y a encore dans le tiers-monde, ou du moins dans certaines de ses parties, des comportements, des types anthropologiques, des valeurs sociales, des significations imaginaires comme je les appelle, qui pourraient être, elles aussi, prises dans ce mouvement, le transformer, l’enrichir, le féconder (1).  (suite…)

Günther Anders et Hannah Arendt par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Günther Anders et Hannah Arendt
Notre Bibliothèque Verte (n° 32 & 33)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 2 juin 2021

Günther Anders (1902-1992) et Hannah Arendt (1906-1975) ont toutes les raisons d’entrer dans Notre Bibliothèque Verte et d’y entrer ensemble. Tous deux allemands, juifs, élèves rebelles de Heidegger, mari et femme (vite séparés), ont élaboré contre leur maître, une critique du techno-totalitarisme qui lui « doit tout à tous égards », comme le lui écrit Arendt (son ancienne amante), de façon mi-ironique, mi-véridique.

D’où le faux procès qui leur est fait, ainsi qu’à leurs lecteurs, d’être à leur insu ou non « heideggériens » (nazis, antisémites, réactionnaires, etc.). Si l’on cédait une fois de plus à notre déplorable goût de la blague, on dirait qu’on nous cherche là une querelle d’Allemands[1], mais ce serait prêter le flanc et le bâton pour nous battre sans fin sous prétexte de germanophobie.

Vous êtes végétarien ? Vous aimez la vie dans les bois ? Vous êtes donc hitlérien puisque Hitler était végétarien et que les nazis ont protégé la forêt allemande. Au temps pour Thoreau et Reclus. Vous souscrivez aux thèses de Arendt sur la condition de l’homme moderne ? Vous voilà donc antisémite et nazi, à votre insu ou non, puisque Arendt les a élaborées à partir des réflexions d’Heidegger, antisémite et nazi, sur le dispositif technicien et la volonté de puissance moderne. C’est pourtant Heidegger lui-même qui, dans un entretien télévisé, avait tenu à « récuser le malentendu selon lequel il serait contre la technique » (entendue comme auto-accroissement du système technicien). Et pour cause, le penseur de la honte prométhéenne – ce Prométhée dont Heidegger ne dit mot, ayant sans doute égaré son dictionnaire d’étymologie – ce n’est pas lui, mais Anders.

Arendt et Anders se sont retrouvés, de manière purement intellectuelle cette fois, autour de la figure d’Eichmann, le rouage fonctionnel et réjoui de la Machine d’extermination. Arendt publie Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, en 1963. Et Anders, en 1964, Nous, fils d’Eichmann, deux lettres adressées à l’un des fils biologiques, et non métaphoriques, d’Adolf Eichmann. Cette « banalité du mal » désigne l’absence de pensée qui est en effet la chose du monde la mieux partagée. À quoi bon penser puisque nous sommes les machins d’une Machine bionique intelligente, qui, grâce aux big datas et aux algorithmes, le fait tellement mieux que nous. La Mère Machine totale et inclusive qui intègre le vivant et le non-vivant sur un pied d’égalité, au-delà de ces dualismes binaires qui font tant souffrir les ennemis de toute discrimination.

Quant à ceux qui persistent à discriminer entre bêtise et pensée, suiveurs et chercheurs, masses et personnes, ils trouveront dans Anders et Arendt de quoi stimuler leurs défenses mentales.

Pièces et main-d’œuvre

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Collectif anti-genre, « Transgenrisme, effacement politique du sexe et capitalisme »

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Collectif anti-genre

Transgenrisme, effacement politique du sexe et capitalisme

Mis en ligne sur le site Le Partage le 3 mai 2021

 

1 – L’être humain est une espèce sexuellement dimorphique à la reproduction sexuée, c’est-à-dire qui « implique la participation de deux organismes parentaux de même espèce, de sexes différents. Ce mode de reproduction fait intervenir l’union de deux gamètes, mâle et femelle[1]. »

2 – Ici, quand nous parlons du sexe, nous faisons donc référence (excusez le pléonasme) au sexe biologique, c’est-à-dire à la première et principale définition du terme sexe, liée à la reproduction : « Ensemble des éléments cellulaires (spermatozoïdes à chromosome X ou Y ; ovules à chromosome X), organiques (prostate, glandes de Cowper, vésicules séminales, canaux excréteurs, pénis, testicules; seins, ovaires, trompes, utérus, vagin, vulve), hormonaux (testostérone ; folliculine, progestérone), etc., qui différencient l’homme et la femme et qui leur permettent de se reproduire[2]».

3 – Ainsi — et c’est au fondement même de la reproduction sexuée — il n’existe que deux sexes : mâle et femelle.

4 – Les termes « femme » et « homme » sont — encore actuellement, dans la plupart des dictionnaires — définis en fonction du sexe. C’est, entre autres, sur cet état de fait que se sont structurées notre compréhension de l’humanité ainsi que les lois étatiques (jusqu’à encore très récemment, nous y reviendrons). (suite…)

Anselm Jappe, « Le droit à l’oncle »

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Anselm Jappe

Le droit à l’oncle

Mis en ligne sur le site Palim Psao le 20 avril 2021

 Le Sénat vient de refuser d’entériner la procréation médicale assistée (PMA, parce que dans le monde du progrès tout se résout en acronyme) pour toutes et tous. L’Assemblée nationale va la rétablir, parce que c’était une promesse du président Hollande – ou peut-être ne la rétablira-t-elle pas, parce qu’il faut complaire à la droite… En attendant, des manifestations d’orientation opposée, mais toujours avec des participants très remontés, s’alternent devant les lieux du pouvoir. En effet, les enjeux sont nombreux et de la plus haute importance : PMA seulement pour les couples mariés ou aussi pour ceux qui sont en union libre ; pour les homosexuels ou pas ; pour les femmes seules ou pas ; remboursée par la sécu ou aux frais du client ; avec sélection prénatale des embryons ou pas ; savoir combien d’embryons « surnuméraires » on crée ; avec congélation des embryons surnuméraires (et pour quel usage) ou avec leur destruction ; avec donateur anonyme ou pas ; avec utérus externe ou pas ; post mortem ou pas ; avec modification du génome ou pas ; etc. Chacune de ces questions soulève des débats passionnés, voire haineux. Mais il y a une question qui n’est presque jamais posée : s’il doit y avoir une quelconque forme de PMA, ou s´il ne serait pas préférable qu´elle n´existe pas du tout. A peu près toutes les forces en présence – les partis politiques, les associations en tout genre, les manifestants dans les rues, les média généraux et spécialisés – s’écharpent uniquement sur les détails de l’application de la PMA : pas du tout sur le principe. Même la droite « dure », la « Manif pour tous », les intégristes catholiques n’osent que rarement la critiquer en tant que telle. En général, ils veulent simplement soumettre son usage aux critères de leur morale, laquelle semble désespérément surannée au reste de la population. Mais si c’est le couple traditionnel qui veut y faire recours, la plupart d’eux ne semblent y voir aucune objection. On ne peut que s’étonner d’un tel acquiescement des « obscurantistes » et « réactionnaires » à la technoscience la plus récente.

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Dany-Robert Dufour contre la « French theory »

 

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Dany-Robert Dufour

Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel, R&N, 2021
(Extraits des pages 70-93)

[Sur Gilles Deleuze]

Dany-Robert Dufour : Lorsqu’on lit Mille Plateaux, on finit par cerner une définition du vrai schizo. C’est-à-dire du schizo actif, pas le schizo d’hôpital tout catatonisé dans son coin avec ses marottes, pas le schizo refroidi aux neuroleptiques. Non, le seul qui mérite le titre de révolutionnaire. Quand on reconstitue sa définition, il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. Bref, le héros deleuzien est celui qui est capable de la flexibilité maximale en se situant au-delà de toutes les différences : homme/femme, parent/enfant, homme/animal, vivant/ mort, un/multiple, oui/non… Belle histoire, pour laquelle j’avais déjà donné, au moins en théorie : je savais où cela pouvait mener.

Ainsi le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité sont des héros deleuziens. Il est remarquable qu’aux prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » susceptibles d’enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizo qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. (suite…)

PMO, « Du « transidentitaire » à l’enfant-machine »

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Pièces et main-d’œuvre

Du « transidentitaire » à l’enfant-machine

Voici un entretien avec Fabien Ollier, à propos de son livre L’Homme artefact.
Indistinction des sexes et fabrique des enfants (Éditions QS ?),
précédé de rappels et considérations sur le sujet. 

Depuis la parution de notre Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme, en septembre 2017 (Éditions Service compris), nous voyons des volées d’ouvrages tournant dans l’air du temps, autour du même sujet, s’abattre sur les tables des librairies. Peut-être avons-nous mis à jour un puzzle de faits et d’explications qui, une fois assemblés, saute aux yeux avec la force de l’évidence et de la surprise, contraignant dès lors ceux qui l’ont vu à y penser et à en parler. Et il en sera ainsi tant que l’humain, le vivant politique dans son milieu vivant, sera une cause disputée, et non un produit de laboratoire commandé sur Amazon et livré par drone.

Parmi les pièces de ce puzzle en cours depuis vingt ans, on peut citer en vrac et de manière non exhaustive : les concepts de machination et d’auto-machination (homme-machine, monde-machine, etc.) ; le lien établi entre volonté de puissance et développement des moyens/machines (mekhané) de cette puissance ; la filiation reliant la technologie (moyens de production) à la technocratie (en tant que classe détentrice effective de ces moyens) et la technocratie au transhumanisme ; le « multiculturalisme » et le transhumanisme comme idéologies dominantes – et convergentes – de la technocratie dirigeante. Au même titre que son art, « l’art contemporain », est l’art officiel de notre époque. La reproduction artificielle de l’humain et la convergence, objective et subjective, entre transhumanistes et transidentitaires (alias queer).

Parmi la volée de livres évoquée plus haut, il en est de mauvais et d’autres. Sans parler des livres transhumanistes, consacrés à la défense et illustration de « l’homme augmenté », nous avons vu passer des ouvrages platement opportunistes, d’auteurs et d’éditeurs désireux de figurer sur ce marché, et dans ce débat ouvert par l’intrigante audience du Manifeste ; quitte à en paraphraser les références et les idées. Il aurait fallu recenser ces livres au fur et à mesure, engager la discussion avec leurs auteurs, etc. Faute de temps, nous avons préféré creuser notre propre enquête (1), et participer à la contestation populaire des villes-machines (smart city) avec le mouvement anti-Linky. (suite…)

PMO, « Ellul & Charbonneau contre la fabrication de l’homme-machine »

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Pièces et main-d’œuvre

Ellul & Charbonneau contre la fabrication de l’homme-machine

(Repris du site de PMO)

Voici un article de Bernard Charbonneau (1910-1996), Vers un meilleur des mondes, publié en 1984 dans Combat nature, et un extrait de Ce que je crois, de Jacques Ellul (1912-1994), publié en 1987 chez Grasset (à lire ci après). Deux textes contre la fabrication de l’homme-machine (FIV, PMA, GPA, eugénisme et manipulations génétiques), que nous republions à l’occasion du vote de la nouvelle loi de « bioéthique », étendant à toutes les femmes, fécondes ou non, seules ou en couples, l’accès aux technologies de production infantile.

Merci à qui nous les a passés et à qui les fera passer à son tour.

 

Ces textes, nous ne les connaissions pas quand nous avons publié dans La Décroissance, en octobre 2019, notre Appel contre l’eugénisme et l’anthropocide[1]. Ni en septembre, Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine[2]. Ni les multiples enquêtes consacrées depuis deux décennies à la machination de l’homme, notamment dans le domaine de la production infantile.

Certains nous ont reproché, comme d’habitude, de parler trop tôt, ou trop tard, trop fort, trop clair, trop compliqué – enfin trop. Nous avons découvert avec surprise et plaisir qu’Ellul & Charbonneau employaient déjà nos mots, et sans plus les mâcher que nous : « fabrication de l’homme par l’homme », « bombe génétique », « eugénisme scientifique », « homme-machine », « ensemble de pièces détachées », « mécanique composée de multiples rouages que l’on peut séparer, reporter, recomposer autrement… », etc.

Non que nous soyons sensibles à l’argument d’autorité, mais nous préférons avoir raison avec Ellul & Charbonneau que tort avec tout le monde. Et les critiques qu’ils adressent sur le vif au biologiste Jacques Testart, « inventeur » de la fécondation in vitro (FIV), restent les nôtres :

« D’ailleurs, Le Monde nous apprend que le « père » d’Amandine, le premier bébé éprouvette, a commencé sa carrière à l’INRA avant de passer à l’INSERM. On nous apprend que cet éminent inséminateur « supporte mal le monde médical, son appétit du gain », c’est pourquoi « il veut gagner un peu plus que son salaire, il a obtenu l’autorisation de vendre ses services à l’hôpital américain de Neuilly » (Cf. Le Monde 12-13 février 1984).[3] »

(suite…)

« Contre l’eugénisme et l’anthropocide »

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Contre l’eugénisme et l’anthropocide

 Appel pour l’abolition de toute reproduction artificielle de l’humain[1]

  

Un crime contre l’humanité a lieu sous nos yeux.

Ce crime, né du cerveau des biologistes[2] et commis avec les moyens de la médecine et de la génétique, se présente sous les dehors d’un bienfait et d’une émancipation pour l’humanité.

Bienfait pour les victimes de stérilité (organique ou due à l’empoisonnement chimique et industriel du milieu), pour les femmes seules et les couples de même sexe naturellement inféconds.

Émancipation du vivant – spontané, autonome et imprévisible –, des contraintes de la nature d’où découlait la naissance, avec ses aléas.

Ce crime, c’est l’eugénisme (d’abord nommé viriculture ou aristogénisme), la sélection scientifique de l’espèce humaine, ainsi re-nommé en 1883 par Galton, un cousin de Darwin, également co-inventeur de la biométrie avec Karl Pearson (1857-1936). Ou encore hygiène de la race (Rassenhygiene), en 1904, par Alfred Ploetz et Ernst Rüdin, deux médecins nazis.

Un crime soutenu et propagé par d’innombrables scientifiques, entrepreneurs (Henry Ford, John D. Rockfeller), penseurs (Renan, Teilhard de Chardin), dirigeants politiques (Trotski, Churchill, Hitler). Et de nouveau renommé transhumanisme en 1957 par Julian Huxley – le frère d’Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes), biologiste et directeur de l’Unesco – après que les nazis eussent révélé la vérité de l’eugénisme. La création in labo d’un Übermensch, d’une « race de seigneurs » et de surhommes « augmentés ».

La machination de l’humain (production artificielle, modifications génétiques), c’est le moyen du transhumanisme eugénique. C’est-à-dire de ce racisme issu des laboratoires et que ses promoteurs déguisent aujourd’hui en pseudo-égalitarisme[3]. (suite…)

PMO, « Alertez les bébés ! »

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Alertez les bébés !

Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine

 

 

Ce mois d’octobre 2019 verra donc l’enregistrement légal par le parlement français – sauf chute d’une comète sur le Palais Bourbon – d’un coup de force élargissant à toutes les femmes, fertiles ou stériles, seules ou en couple (ou en « trouple », ou en troupe, etc.), l’accès à la fécondation in labo, prise en charge par une équipe médicale et par la sécurité sociale.
Ce succès, dû à une convergence de mouvements, ne s’arrêtera pas là.
Nous qui ne sommes ni croyants, ni catholiques, ni de droite (ce qui n’aurait rien d’infâmant), mais de simples chimpanzés du futur, athées, libres penseurs, anti-sexistes, écologistes radicaux, luddites, etc. – comme la plupart de nos lecteurs – exposons à cette occasion les raisons de notre opposition, à toute reproduction et modification artificielles de l’humain.

Que ce soit pour les homos ou les hétéros, seuls ou en couples, avec ou sans père. C’est clair ?

Et pour que ce soit encore plus clair, nous le faisons avec des femmes, des féministes et des lesbiennes. Celles du Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering, par exemple, qui, dès les années 1980, combattait les « technologies déshumanisantes » et le génie génétique et reproductif, « produit de développements scientifiques qui considèrent le monde comme une machine. »

L’insémination artificielle des femmes – artisanale ou médicale – pratiquée depuis le XIXe siècle, préservait encore le hasard de l’engendrement. A l’inverse, avec la fécondation hors corps et le tripatouillage de gamètes dans une boîte de Petri, la reproduction biologique devient une production artificielle, dont le vivant est la matière première.
Depuis les années 1970, les médecins ont de leur propre chef appliqué ces procédés aux femmes stériles puis aux fertiles. Ils trient les gamètes, sélectionnent les embryons. Déjà, ils modifient les génomes à l’aide des « ciseaux génétiques » CRISPR-Cas 9. En clair, ils élaborent des hommes « augmentés » (transhumains, posthumains, etc.), ayant bénéficié de leurs traitements ; et donc des sous-hommes, des « chimpanzés du futur », ceux dont les parents auront refusé ces traitements ou n’y auront pas eu accès. Retour de l’« hygiène de la race » et de l’eugénisme décomplexé. Et vous, aurez-vous des enfants ? « Augmentés » ou ordinaires ? Posthumains ou chimpanzés ? Par les voies naturelles ou artificielles ?

La loi de bioéthique votée en 1994, autant violée par les médecins, qui repoussent toujours plus les limites de leurs prouesses, que par les « parents d’intention », adeptes du « tourisme procréatif » afin de contraindre l’Etat à ratifier leurs transgressions, en est à sa troisième révision. En attendant que la quatrième ou cinquième révision de cette loi bio-élastique n’étende également l’accès à la reproduction artificielle aux couples d’hommes et aux hommes seuls.

Nous protestons donc, en tant qu’humains ordinaires, membres de l’immense majorité de l’espèce, dotés depuis nos origines de facultés de reproduction naturelles (libres, sexuées, gratuites – et parfois défaillantes), contre l’instauration de ces procédures artificielles (technico-marchandes), et contre la destruction et l’appropriation de nos droits reproductifs, aux mains des biocrates. Nous protestons contre notre stérilisation technologique et sociale au profit de l’espèce supérieure des inhumains génétiquement modifiés.

Nous sommes nos corps. Nous, humains ordinaires, animaux politiques et chimpanzés du futur. Nous voici donc en état de légitime défense. Sommés d’agir ou disparaître.

Que si nous disparaissons, la victoire des plus aptes se révélera sans avenir. Le contrat techno-social est un marché de dupe. Croyant s’affranchir, l’homme-machine s’asservit. Croyant dominer, il obéit. Quand on utilise les moyens technologiques, on donne le pouvoir aux technocrates. Quand on utilise les moyens biotechnologiques, on donne le pouvoir aux biocrates. Quand on se repose de soi et de tout sur la Mère-Machine, on donne le pouvoir à la Mère-Machine.

***

Sommaire : 1- L’hypocrisie sélectionniste. 2- Extension de l’eugénisme. 3- De l’enfant artificiel à l’espèce artificielle. 4- La fabrication plutôt que la naissance. 5- Droiche-gaute : le faux clivage qui masque les vrais. 6- Découvrons le complot hétéro. 7- La reproduction sans homme, une augmentation transhumaniste. 8- Eliminer l’humain pour éliminer l’erreur. 9- Le fait accompli comme contrat social : le droit du plus fort. 10- La liberté de disposer d’un corps obsolète. 11- Au-delà des limites : transformation du désir en droit (mon désir sera ta loi). 12-Mère-Machine s’occupera de tout (maternage et infantilisme technologiques).
Glossaire : Novlangue de la reproduction artificielle.

(Si certains passages vous donnent une impression de déjà-lu, c’est normal. Ceci est une version réduite, augmentée, revue, corrigée et mise à jour de Reproduction artificielle « pour toutes » : le stade infantile du transhumanisme, publié en juin 2018.)

Pour lire le texte intégral, ouvrir la Version imprimable d’Alertez les bébés

 

Mardi 24 septembre 2019 par Pièces et main d’œuvre

 

Mark Hunyadi, « Le défi politique du posthumanisme »

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Mark Hunyadi

Le défi politique du posthumanisme

(Article paru dans la revue Études en mars 2015,
développé dans l’ouvrage La Tyrannie des modes de vie,
paru la même année aux éditions Le Bord de l’eau) 

[Le posthumanisme désigne ce courant de pensée qui prône l’amélioration de l’humain par les technologies, sur la base notamment d’une convergence nouvelle entre nanotechnologies, biotechnologies, sciences informatiques et sciences cognitives. Comment ce projet entre-t-il en résonance avec nos modes de vie ?]

L’homme est né limité, et la technologie va abolir cette limitation, en couplant l’homme à ses artefacts (1). Il ne faut donc plus parler ici de perfectibilité, mais, en toute rigueur, de constructivisme, comme volonté de fabriquer ad libitum les performances humaines par des moyens extérieurs à nos dispositions naturelles. Ce n’est plus là, on le voit, un projet éducatif et humaniste, mais un projet technologique et ingénieurial, ce qui est évidemment tout différent. Il s’agit de fabriquer un humain de toutes pièces (et même, dans certaines de ses versions, pièce par pièce), de construire un hybride, un cyborg, un humain augmenté, voire illimité, en suivant en cela un projet technologique ou anthropotechnique (2). Le posthumanisme témoigne globalement d’une confiance illimitée dans les capacités d’Homo faber à tout façonner, y compris lui-même, jusqu’à vaincre la mort (3).

La question qui m’intéresse ici n’est pas celle des présupposés anthropologiques et épistémologiques du projet posthumaniste. Peter Sloterdijk (4), Jürgen Habermas (5) et beaucoup d’autres ont parlé des premiers, et pour les aspects épistémologiques, je renvoie aux remarquables travaux de Bernadette Bensaude-Vincent notamment (6). Ce qui m’intéresse, c’est plutôt la manière dont un tel projet réussit à devenir simplement audible et plausible, la manière dont un tel projet devient insensiblement légitime, en exprimant quelque chose de la « condition humaine » de notre temps – même aux yeux de ceux qui s’y opposent. Une telle question mériterait évidemment un traitement empirique (étudier qui le propose et dans quel contexte, qui le finance, qui sont les relais et les canaux médiatiques et universitaires, etc.). Ce n’est toutefois pas une telle analyse empirique que je propose, mais plutôt une réflexion philosophique sur l’innovation technique en général et sur la manière dont elle s’impose à nous à travers les modes de vie, précisément. Dans ce contexte, je considère que le mouvement posthumaniste n’est que le symptôme chimiquement pur des valeurs sous-jacentes portées par nos modes de vie contemporains.

La robotisation croissante de nos modes de vie

(suite…)

Daniel Cérézuelle, « Jean Brun et la généalogie du transhumanisme »

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Daniel Cérézuelle

Jean Brun
et la généalogie du transhumanisme

(Ce texte a été publié dans Sciences critiques en janvier 2019)

Si depuis une quinzaine d’années on parle beaucoup du transhumanisme, il ne faut pas oublier que ce terme apparaît déjà en France à la fin des années 30 dans des cercles intéressés par l’évolutionnisme, tant dans la version spiritualiste proposée par le père Teilhard de Chardin que dans la version scientiste du biologiste Julian Huxley (tenant d’une métaphysique pan-psychiste et apôtre d’une sorte de religion scientifique sans révélation). Dard et Moatti (1) ont montré que le terme « transhumanisme » apparaît en 1939 sous la plume de l’ingénieur économiste Jean Coutrot, théoricien et prophète d’une organisation rationnelle de l’économie et de l’humanité. Mais si l’usage du mot semble moderne, il ne fait que sanctionner l’émergence d’une mythologie transhumaniste et techniciste qui, elle, est beaucoup plus ancienne. « Nous sommes fatigués de l’homme », écrivait Nietzsche, bien avant les transhumanistes contemporains. L’invitation de Teilhard de Chardin à fabriquer « une néo-vie artificiellement fabriquée » n’est que l’expression d’un projet aussi ancien que l’homme de se guérir de l’existence en dépassant ses limites organiques et, plus généralement, spatio-temporelles. L’œuvre du philosophe Jean Brun (1919-1994) nous propose une analyse pénétrante des racines existentielles du technicisme et du transhumanisme contemporains. Selon ce penseur, en effet, l’homme attend de la technique non seulement une surabondance de biens mais une surabondance d’être qui lui permettra de dépasser les limites de sa condition charnelle et de l’individuation en se fondant dans un hyper-organisme, à la fois social et technique.

Comme de nombreux philosophes modernes de la technique, Jean Brun constate l’ambivalence de la civilisation technicienne, mais il aborde ce problème de manière originale en accordant une grande importance au rapport étroit qui selon lui associe la technique à la déraison. C’est ce rapport qu’il va essayer de mettre en évidence et d’analyser à l’aide de la notion de désir. Pour Brun, donc, la technique est à la fois moyen de vie et force de mort et l’histoire moderne montre abondamment comment elle alimente des délires destructeurs et planificateurs, des acharnements et des hystéries motorisées. Or il nous dit qu’il ne s’agit pas là d’accidents de parcours et que c’est une illusion trop facile de prétendre, comme Emmanuel Mounier dans La Petite Peur du XXe siècle (2), que l’on peut classer ces « dégâts du progrès » dans la catégorie des mésusages qu’un peu plus de lumières et de justice sociale supprimeraient. Jean Brun nous rappelle en effet que trop souvent les remèdes « rationnels » que nous imaginons pour remédier à la violence associée à la puissance technique ne font qu’aggraver d’une autre manière le potentiel de déshumanisation porté par la technique. Se référant implicitement au titre du livre de Bernard Charbonneau Le Système et le Chaos (3), il écrit que si à la barbarie du chaos fait si souvent place celle du système c’est que « la vocation de l’outil est de se transformer tôt ou tard en arme, car tôt ou tard toute machine devient machine de guerre » (4).

(suite…)

Jean-Philippe Qadri, « Pierre Teilhard de Chardin. Un affligeant florilège »

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Jean-Philippe Qadri,
« Pierre Teilhard de Chardin. Un affligeant florilège »

Inédit, été 2018

 

 

Abréviations utilisées dans le texte

AE            L’Activation de l’énergie, Paris, Le Seuil, 1963
EP            Être plus, Paris, Le Seuil, 1968
EH            L’Énergie humaine, Paris, Albin Michel, 1962 (coll. « Points Sagesses »,    2002)
PH            Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955 (coll. Points Sagesse, 2007)
PHN         La Place de l’Homme dans la Nature, Paris, Albin Michel, 1956 (coll. Spiritualités, 1996), écrit en 1949 pour résumer et contourner l’interdiction de publier Le Phénomène humain

§1 [1916]
« Il me semble que c’est une obligation fondamentale, pour l’homme, de tirer de soi et de la terre tout ce qu’elle peut donner ; et cette obligation est d’autant plus pressante  que nous ignorons absolument quelles limites, peut-être encore éloignées, Dieu a posées à notre connaissance et à notre puissance naturelles. Grandir et se réaliser le plus possible, telle est la loi immanente à l’être. En nous ouvrant des aperçus sur une Vie plus divine, je ne puis croire que Dieu nous ait dispensés de poursuivre, même dans son plan naturel, l’œuvre de la Création. Il me semble que ce serait “Le tenter” que de laisser le Monde aller son train, sans essayer de mieux le dominer et de mieux le comprendre. Il faut s’efforcer de diminuer la mort et la souffrance. »
— EP, p. 25-26, citant Genèse d’une pensée (Lettres de 1914 à 1919) (Grasset), 8 septembre 1916, p. 157-158

§2 [1916]
« Ne penses-tu pas que c’est une question de loyauté et de “conscience”, de travailler à extraire du Monde, tout ce que le Monde peut contenir de vérité et d’énergie ? Rien ne DOIT rester “intenté” dans la direction du plus-être. »
— EP, p. 25, citant la lettre du 4 août 1916 (Genèse d’une pensée, p. 148)

§3 [1916]
« Non, le Progrès humain ne saurait, à cause de son indiscutable et légitime autonomie, être suspecté comme une Force dangereuse (toute force n’est-elle pas dangereuse ?), ou régulièrement condamné comme une manifestation ou un aiguillon du Mal. Il a sa place essentielle dans les desseins de la Providence. Ne vient-il pas à nous ailé et nimbé à la manière d’un ange, lui, humble frère de la Révélation, et, avec elle, messager destiné à guider notre avance sur la route de la Vie ? »
— EP, p. 27, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La maîtrise du monde et le règne de Dieu, 20 septembre 1916, p. 80.

§4 [1918]
« Vraiment, la Foi chrétienne est l’agent de transformation par excellence, la force organisatrice suprême de l’Univers. C’est elle, en dernier ressort, qui règle tous les Hasards et libère toutes les Puissances de la Terre. »
— EP, p. 45, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La Foi qui opère, 28 septembre 1918, p. 326.

§5 [1918]
« Par la Science, elle [la Foi chrétienne] poursuit la froide et exacte lumière qui l’aidera à enchaîner les déterminismes entre eux. »
— EP, p. 44, citant Écrits du temps de la guerre (Grasset), La Foi qui opère, 28 septembre 1918, p. 325.

§6 [1921]
« Notre devoir d’Hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’existaient pas. Devenus, par l’existence, les collaborateurs conscients d’une Création qui se poursuit en nous pour nous mener vraisemblablement à un but (même terrestre) bien plus élevé et éloigné que nous ne pensons, nous devons aider Dieu de toutes nos forces, et manipuler la matière comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie.

(suite…)

Jean-Philippe Qadri, « L’IA pour nous »

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Jean-Philippe Qadri
L’IA pour nous

(Inédit, été 2018)

 

Il nous faut le temps d’oublier l’ancien Dieu pour nous en fabriquer un nouveau et recréer totalement l’univers à son image. La Totalité sur terre : depuis l’alpha du réel jusqu’à l’oméga du vrai ? Nous n’aurons de cesse que nous ne l’ayons atteinte. Voilà l’entreprise raisonnable dans laquelle l’âge de raison a engagé l’humanité.

Bernard Charbonneau, Prométhée réenchaîné, 2001, p. 67.

Je me méfie totalement de tout le mouvement utopiste, car il n’évitera pas le piège de la reconstruction de la cité rationnelle et parfaite, c’est-à-dire où la Technique sera Tout et en Tous.

Jacques Ellul, le Système technicien, 1977, p. 286.

Le 8 septembre 2017, Cédric Villani, mathématicien et député LREM de l’Essone, est chargé par le Premier ministre Édouard Philippe de conduire la mission sur la mise en œuvre d’une stratégie française et européenne en Intelligence artificielle.

La remise du rapport « Donner un sens à l’intelligence artificielle »1 a lieu au Collège de France le 29 mars 20182. Cette journée est placée sous le titre « AI for humanity » ( « l’IA pour l’humanité »), traduit par « L’intelligence artificielle au service de l’humain » sur le carton de l’allocution présidentielle. Ce titre est aussi celui du site internet officiel qui présente la mission, son rapport et la vidéo de la journée3.

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À cette occasion, Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du Numérique, ouvre la journée de présentation du rapport en précisant que « l’enjeu de l’intelligence artificielle est bien celui de la maîtrise par les citoyens, celui de la maîtrise par les humains », laquelle maîtrise doit passer par la connaissance et la compréhension de ce qu’est l’IA. Mais très vite le même homme révèle que comprendre signifie pour lui accepter, que connaître signifie approuver. Car après avoir listé les trois premiers acteurs à qui ce rapport s’adresse – l’État, les chercheurs en IA et les entreprises spécialisées en IA pour leur rôle essentiel dans la Recherche comme dans la « diffusion de l’IA dans les entreprises non spécialistes en IA » afin de leur fournir « les capacités à déployer toutes les possibilités offertes par l’intelligence artificielle » –, Mounir Mahjoubi disserte longuement sur les citoyens, « l’acteur le plus essentiel » : 

«C’est un impératif absolu [de] transmettre la capacité à comprendre l’intelligence artificielle » car sinon « nous sommes certains que nous allons créer des résistances légitimes. Aujourd’hui, c’est déjà 20 % de Français qui ne savent pas utiliser une interface numérique, donc imaginer, quand on ne sait pas utiliser une interface numérique, quand on voit tout le monde vous parler d’Internet dans tous les sens, qu’on arrive par-dessus et qu’on rajoute que l’accélération qu’on a connu ces 20 dernières années c’est rien à côté de celle qui arrive les 20 prochaines et que l’intelligence artificielle va tout transformer – la réaction la plus naturelle possible d’un être humain le plus normal possible, c’est de dire : “Stop !”. Donc faisons attention à ne pas recueillir ce “Stop !”. Et toutes les initiatives que nous mènerons – nous l’État mais [aussi] nous cette communauté des passionnés, d’experts de l’intelligence artificielle – et qui seront de nature à faire que les citoyens comprennent, eh bien, ce sera de nature à aller plus loin.»

Ainsi, dès la 14e minute d’ouverture de la journée, est annoncée que la Mission Villani a pour objectif principal de faire « comprendre » aux citoyens qu’il s’agit d’« aller plus loin » et que, pour ce faire, il ne faut tenir compte ni du passé (« l’accélération qu’on a connu ces 20 dernières années »), ni des prospectives bien connues des dirigeants (« celle qui arrive les 20 prochaines ») et encore moins de « la réaction la plus naturelle possible d’un être humain le plus normal possible ». (suite…)

« Regardez la lumière mes jolis », un documentaire de Jordan Brown

Regardez la lumière mes jolis est un documentaire de Jordan Brown, sous-titré en français par Le Partage qui le présente comme  « un excellent documentaire sur les impacts physiologiques, sociaux et écologiques du numérique, des technologies-écrans et d’internet, sur la manière dont les principales multinationales du web (Google, Facebook, Yahoo, etc.) dominent et organisent à leur guise le flux d’information ».

 

 

PMO : « Reproduction artificielle « pour toutes » : le stade infantile du transhumanisme »

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Pièces et main d’œuvre

Reproduction artificielle « pour toutes » :
le stade infantile du transhumanisme

 

Texte paru sur le site de Pièces et main d’œuvre le 17 juin 2018 

 

« Nous sommes partisans d’accorder aux individus une large marge de manœuvre dans le choix des modalités liées à leur épanouissement personnel. Cela inclut l’usage de techniques qui peuvent être développées pour assister la mémoire, la concentration, et l’énergie mentale ; les thérapies permettant l’extension de la vie ; le choix des techniques de reproduction ; les procédures de cryoconservation ; ainsi que toute autre forme possible de modification et d’amélioration technologiques de l’être humain[1]. »

Humanity +, association mondiale transhumaniste

 

« La femme a joué de tout temps un rôle très important dans la survie de l’espèce humaine.
Tout homme, sans elle, serait un orphelin. »

Alexandre Vialatte

 

 

En 2013, un gouvernement socialiste en quête de diversion sociétale et de soutien à gauche légalise le mariage homosexuel, réservant l’ouverture de la PMA aux lesbiennes et aux femmes seules, comme une poire pour la soif, pour une future nécessité. Vif scandale des métropolitains, des journalistes, des militants LGBT et des milieux culturels et intellectuels postmodernes – des gens, aussitôt démonisés, osent s’interroger ou penser autrement ! « Réactionnaires », « homophobes », « droitistes-voire-pire », « France profonde » (ploucs), « catholiques ». Un déchaînement de bien-pensance et de morgue outragées qui en dit plus long sur ses auteurs – sur ce qu’est devenue « la gauche », son idéologie, son personnel – que sur la masse de leurs cibles.

Nous, Chimpanzés du futur, esprits critiques et libres-penseurs, nous sommes saisis de ce symptôme pour continuer notre enquête démarrée en 2003 sur l’avènement de l’homme-machine, cette fois sous l’angle de sa reproduction artificielle. En rédigeant La reproduction artificielle de l’humain avec Alexis Escudero en 2014, nous sommes, à notre habitude, remontés du symptôme d’actualité à la cause et à la racine profondes : la machination et la marchandisation de la procréation pour les homos comme pour les hétéros. Comme nous avons saisi le téléphone portable, la puce RFID, le capteur Linky pour critiquer la société connectée. Ou Minatec, les nanotechnologies, la biologie de synthèse, etc., pour critiquer ce qu’un ouvrage collectif avait nommé La tyrannie technologique[2], et plus justement pour notre part : le techno-totalitarisme[3]. Et pardon pour ce long train de syllabes, ponctué de « t ».

 

Incapables de l’emporter sur le fond, par l’argument, les hurleurs de la bonne société et de la bonne pensée ont glapi à l’homophobie. Ces rigoureux logiciens ont confondu conséquence et corrélation. Facile, puisque nous parlions à l’occasion du débat sur le mariage homosexuel et sur la reproduction artificielle de l’humain, remis soudain à l’ordre du jour.

L’intimidation verbale et intellectuelle, le chantage à l’homophobie, visait, et vise toujours, à faire taire et à réduire les doutes au silence ; à interdire que la question soit posée : acquiesçons-nous aux progrès de l’artificialisation et à la prise en main de l’évolution par les mécanocrates ? Où ces progrès conduisent-ils l’espèce humaine ?

D’aucuns nous ont alors reproché de parler si tard, les sieurs Testart et Frydman ayant produit depuis des décennies leur premier bébé-éprouvette. C’était bien la preuve de notre homophobie. D’autres nous reprochent aujourd’hui, d’avoir parlé trop vif, avec toute la sage pondération que leur donnent quatre ans de réflexion.

Les inspecteurs des travaux finis et les inquisiteurs queer ont au moins un point commun : les uns comme les autres nous reprochent d’avoir parlé. (Trop tard, trop vite, etc.)

Nous allons donc continuer, ne serait-ce que pour notre santé mentale et le repos de notre conscience. Si nous sommes réduits à la simple expression, au moins devons-nous exercer cette dernière liberté afin qu’elle ne tombe pas tout à fait en déchéance. (suite…)

PMO, « La vie dans les restes »

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La vie dans les restes

(Publié sur le site de Pièces et main-d’œuvre)

 

En tant que linguiste elle avait été en mesure de traduire ce terme dès la première fois. Mekkis : le mot hittite pour désigner la puissance ; il était passé dans le sanscrit, puis dans le grec, dans le latin et enfin dans le langage moderne sous la forme de mots comme machine et mécanique. C’était là le lieu qui lui était refusé ; elle ne pouvait y entrer comme les autres.

Philip K. Dick, A Maze of Death

Un ami nous écrit : « Face aux désastres en cours, vous évoquez à la fin de votre Manifeste des chimpanzés du futur[1],l’audience accrue des mouvements écologistes qui « n’est pas forcément bon signe. Il n’y a pas de fumée sans feu ». Celle-ci, « toujours plus épaisse depuis 1972, émane de la terre brûlée par les industriels, elle signale l’incendie mais en aucun cas ne l’éteint. Elle n’est pas le déluge salvateur ».

Quel serait, selon vous, ce déluge qui sauve ? Comment mieux enquêter, révéler les objectifs, dénoncer les collusions ? Comment encourager l’esprit et les perspectives critiques ? Quelles actions mener ? »

Tout d’abord, que reste-t-il à sauver ? L’empire de la destruction n’a cessé de s’étendre depuis le néolithique [2], fortifiant sans cesse les bases scientifiques et matérielles (industrielles), de sa puissance pour se lancer à l’aube du XIXesiècle dans une offensive générale (finale ?), contre le vivant. Ce que depuis Chaptal, le chimiste et entrepreneur, ministre de Napoléon Ier, on a nommé par analogie « la révolution industrielle », alors qu’il s’agissait d’une accélération verticale, ininterrompue et peut-être exponentielle, débutée au Moyen Âge, et même avant [3]. Depuis ce moment, tous les indicateurs statistiques (économiques, démographiques, croissance, production, consommation, circulation, communications, pollutions, destructions…) ont le graphisme d’un tir de missile filant toujours plus vite au zénith. Beaucoup s’en réjouissent et nomment cela, le progrès.

Une bonne part de l’activité scientifique consiste désormais à établir l’inventaire de ces destructions et de leurs autopsies, et à tenir le registre de celles en cours. Nous aurons ainsi la satisfaction de savoir que notre propre disparition relève en grande partie du suicide ; et ce suicide de l’instinct de mort, théorisé par Freud [4]. C’est-à-dire d’une volonté puérile de toute-puissance qui finit par se tourner contre elle-même, tant la puissance croissante des moyens acquis excède la sagesse de leurs détenteurs.

La sagesse n’est ni quantifiable, ni accumulable et n’est donc pas augmentable. Nul contemporain ne peut s’imaginer plus sage qu’Épicure et Lucrèce qui vivaient à l’âge des techniques artisanales, que ce soit en matière d’équipement guerrier ou productif. Et leur sagesse, déjà, était vaine face à la puissance des moyens/aux moyens de la puissance — les deux peuvent se dire et sont réversibles. On peut dire aussi, face aux fous de la puissance et à la puissance des fous.

La connaissance, au contraire, est quantifiable, accumulable et donc augmentable. Nul contemporain disposant des moyens technologiques d’aujourd’hui ne peut s’estimer moins puissant qu’un roi de l’antiquité. Mais toute la sagesse de celui qui dispose déjà de la puissance nucléaire, électrique, informatique, biotechnologique, etc., est de vouloir encore plus de puissance et de moyens (de « progrès ») ; tous les moyens ; les moyens de Tout ; la Toute-puissance. (suite…)

Chimpanzés gascons, « Quel monde voulons-nous pour demain ?… »

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États généraux de la bioéthique 

Quel monde voulons-nous pour demain…
… et quel débat pour aujourd’hui ?

Les États généraux de la bioéthique viennent de s’ouvrir avec cette question : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qui les préside est un organisme « indépendant » composé d’un président nommé par le chef de l’État, lequel nomme également 5 des 39 autres membres, 19 étant choisis par les ministres et les présidents d’assemblée et de grands corps d’État, les 15 derniers par leurs pairs dans le secteur de la recherche. Une large majorité est donc redevable au pouvoir en place, et nombre d’entre eux sont déjà acquis à la cause des lobbys. La consultation en cours n’est donc qu’un vaste trompe-l’œil et ce CCNE n’a rien d’éthique : fortement politisé (on a vu comment fin 2013 il fut remanié de fond en comble par François Hollande pour sa politique de diversion sociétale), il n’obéit à aucune charte éthique claire. Sa constitution laisse déjà présager des conclusions de ses travaux.

On consacre le fait qu’il y aurait un « sens de l’histoire », qui ne peut qu’accompagner la libéralisation progressive des règles freinant le marché de la reproduction et de l’artificialisation de l’homme. Le généticien Jean-François Mattei, ancien rapporteur des lois de bioéthique, nous a avertis : « Dans le domaine bioéthique, chaque pas que nous faisons ne nous paraît pas absolument déterminant et repoussant, mais vient un jour où l’on se retourne et où l’on est arrivé plus loin que ce que nous aurions voulu. Pour éviter cette pente eugéniste, il a fallu se battre1. » Sous couvert d’avancées thérapeutiques, il s’agit d’imposer par le fait accompli le tri des êtres humains, la numérisation de nos existences et l’« augmentation » d’un homme préalablement diminué par ces mêmes technologies.

Comme l’écrivait récemment le mathématicien Cédric Villani, chargé par le gouvernement d’une mission sur l’intelligence artificielle (IA) : « Il faut tout d’abord une initiation aux bases et à l’esprit de l’algorithmique et de la robotique dès le plus jeune âge […]. Si on ne rassure pas la population, on ne pourra pas avancer. Cela passe par la mise en place de comités d’éthique, qui pourront édicter des règles de bonne conduite, ou conseiller gouvernement et entreprises2… » Et Jacques Testart, le père du bébé-éprouvette, d’affirmer sur son blog Critique de la science que « la fonction de l’éthique institutionnelle est d’habituer les gens aux développements technologiques pour les amener à désirer bientôt ce dont ils ont peur aujourd’hui ».

Quel homme voulons-nous pour demain ? (suite…)

Denis Collin, « La fabrication des humains »

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Denis Collin

La fabrication des humains

Denis Collin est professeur de philosophie. Il est un des animateurs du blog La Sociale.
Le texte « La fabrication des humains » est paru la première fois en septembre 2015, dans la revue Quel sport ?, à l’occasion d’un numéro spécial consacré à « L’inconscient politique du corps» . Il a été mis en ligne par PMO en janvier 2016.

 

Introduction

La question du « mariage pour tous » a quitté le devant de la scène – après avoir joué son rôle : servir de diversion « sociétale » au moment où, reniant même ses maigres promesses, le gouvernement de « gauche » s’engageait dans une offensive antisociale sans précédent. Bien que le gouvernement ait juré ses grands dieux que le mariage des couples homosexuels ne valait pas reconnaissance de la procréation médicalement assistée (PMA pour les lesbiennes) et de la gestation pour autrui (GPA à destination des couples gays), petit à petit, au cas par cas, ces pratiques sont néanmoins en cours de légalisation.

J’ai eu l’occasion, en 2013, de soutenir que le problème n’était pas à proprement parler celui du mariage des homosexuels – le Pacs était déjà un contrat civil qui pouvait, moyennant quelques inflexions, devenir l’équivalent du mariage, lequel est d’abord un contrat d’union civile – et ce depuis le Code civil dit « Code Napoléon ». Le problème réel posé était celui de la filiation et finalement du mode de reproduction des humains. Les partisans de la Manif pour tous, de ce point de vue, avaient parfaitement raison et les dénégations de la « majorité » de gauche étaient tout à fait hypocrites.

Je voudrais revenir sur ces questions en soulignant que les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême gauche ont voulu le placer. Les « progressistes » en matière de procréation sont en réalité l’avant-garde d’une nouvelle manière de fabriquer des humains, une manière contrôlée selon des procédures technocratiques et technologiques. Ce qui suppose une mise en coupe réglée de la sexualité – et non pas une plus grande liberté sexuelle. Sous le règne de l’équivalent général (l’argent) tous les individus doivent être conformes aux normes en vigueur et indéfiniment substituables les uns aux autres. Pour comprendre ce qui est en cause, il faut se détourner des théories postmodernes et revenir à des bons vieux auteurs, comme Marcuse : désublimation répressive et modelage d’un homme unidimensionnel, voilà ce dont il s’agit. (suite…)

Renaud Garcia, « Du délire en milieu “     déconstructionniste” »

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Renaud Garcia
« Du délire en milieu “     déconstructionniste” »
(Entretien avec Pierre Thiesset pour La Décroissance, octobre 2015.)

Dans les années 1970, les intellectuels pouvaient encore parler de lutte des classes et d’aliénation. En l’an 2015, ces vieilleries sont révolues. À l’université, dans Libération, au Parti socialiste ou à l’extrême gauche, le mot d’ordre de l’intelligentsia moderne est à la « déconstruction ». Tout est à déconstruire, les « stéréotypes de genre », les « normes », les « représentations »… Dans son livre Le Désert de la critique. Déconstruction et politique (éd. L’Échappée), le philosophe Renaud Garcia montre en quoi les théories de la « déconstruction » sapent la critique sociale, encouragent la marchandisation et le déferlement technologique et conviennent parfaitement à une société libérale et atomisée.

Dans votre ouvrage, vous montrez que la « déconstruction » est devenue l’impératif de la critique dite « radicale ». Que recouvre ce terme ? 

On en trouve l’origine chez Derrida, l’un des grands philosophes français qui ont accompagné dans les années 1970-80 les mouvements de gauche dissidents. Il a développé une méthode, la « déconstruction » : il prétendait revenir sur les grands impensés de la tradition philosophique, proposer une nouvelle lecture des textes classiques. Déconstruire un texte, pour le résumer grossièrement, c’est montrer ce qui est entre les lignes, ce que le lecteur ordinaire ne saurait pas voir, décrypter ce qui paraît clair, cohérent, argumenté, pour décentrer la pensée, quitte à aller à contresens. Au-delà d’une méthode d’analyse des textes, la déconstruction s’est étendue à d’autres domaines : Derrida cherchait aussi à déconstruire les institutions, à déconstruire les normes… Son œuvre a beau être extrêmement obscure, elle a été pionnière et a ouvert sur toutes les élaborations contemporaines visant à reconsidérer les rapports entre majorité et minorités.

Comment cette pensée incompréhensible pour les profanes a-t-elle pu avoir autant de succès ? 

Les concepts de Derrida ont été diffusés par des universitaires, des gens qui en tant que citoyens ne font pas nécessairement preuve d’une extraordinaire lucidité critique, mais qui sont rompus à l’usage des signes, qui savent manipuler des références et briller par des discours complexes, voire confus. Quand on connaît les arcanes de la philosophie en France, on sait que ce genre de « bluff » fonctionne assez bien. En se parant des thèmes de la déconstruction, on croit se donner une crédibilité, une légitimité intellectuelle, un prestige social, parce qu’on emploie des mots compliqués, une phraséologie obscure, qui satisfait la soif de reconnaissance. Or, certains universitaires ont repris le discours de Derrida pour lui donner une application particulière et amener ses concepts vers la base. Dans les études féministes par exemple, Marie-Hélène Bourcier, une sociologue qui a reçu une formation d’élite à l’École normale supérieure, a importé le langage de la déconstruction dans un cadre militant. À l’université de Lille, elle forme des jeunes dans des ateliers drag kings, où des femmes « performent » – selon ses termes – le genre homme, partent dans les rues, le métro, pour provoquer la prise de conscience de la construction du genre… En plus de ce succès dans le milieu universitaire, tout un travail de diffusion a été opéré par des brochures, par une presse militante, qui peuvent aborder des sujets intéressants mais qui se retrouvent toujours dans le même orbe, avec des concepts assez ésotériques portant notamment sur la déconstruction du genre, mais aussi du langage, de la nature, du corps, de l’universel, de la raison…

En quoi cette « pensée de la déconstruction », qui se prétend subversive, a-t-elle fait le jeu du libéralisme ?  (suite…)

« Contre le transhumanisme et sa propagande », par les Chimpanzés du futur bordelais

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(Le lundi 20 novembre 2017, des Chimpanzés du futur bordelais ont perturbé le colloque « Le devenir cyborg du monde » à la Station Ausone de la librairie Mollat, laissant sur place quelques peaux de bananes et ce tract.)

 

Contre le transhumanisme et sa propagande,
à Bordeaux comme ailleurs

 

À Bordeaux, du 20 au 22 novembre 2017, le laboratoire Mica (médiations, informations, communication, arts) de l’université de Bordeaux et la librairie Mollat s’associent pour servir de porte-voix aux tenants de l’idéologie transhumaniste et préparer l’intégration de l’homme-machine dans un monde-machine.

Nous voilà conviés à débattre de « l’ambivalence » d’un monde où nous et nos enfants n’auront d’autre choix que de s’hybrider ou de devenir (selon l’expression du transhumaniste Kevin Warwick) des « chimpanzés du futur », cette sous-espèce d’homme condamnée pour avoir refusé son « devenir cyborg ». Nous sommes donc invités à débattre de notre dernière heure.

Durant ce « colloque international » intitulé sans honte « Le devenir cyborg du monde », nous sera administrée la nécessaire dose d’acceptabilité à un monde déjà en chantier dans les laboratoires de ces grands prêtres de la religion transhumaniste, un monde que nous n’avons jamais eu l’occasion de choisir. Et ce n’est qu’un début : vient de s’implanter à Bordeaux, ville désormais labellisée French Tech, une antenne de la Singularity University, cet outil de propagande du technototalitarisme fondé par Ray Kurzweil (transhumaniste en chef chez Google), sous le patronage duquel se tient ce colloque.

Nous autres, Chimpanzés du futur bordelais, refusons de débattre de notre fin, tout comme de la transformation de notre biotope en technotope. Participer, c’est déjà accepter. Nous ne participerons pas à notre mise à mort. Nous ne nous émerveillerons pas de notre dilution dans un monde-machine telle que la mettront en scène de pseudo-artistes et dont débattront des universitaires fascinés, à la fois juges et partie. Nous nous élevons contre les opportunistes qui trouvent leur inspiration dans l’anthropocide en cours, ceux qui pèsent encore le pour et le contre de cette idéologie mortifère, ceux qui, complices ou collaborateurs, refusent de prendre contre les promoteurs du transhumanisme une position ferme. (suite…)

Conférence des Chimpanzés du futur

 

Pièces et main-d’œuvre, le 13 octobre 2017 à la librairie Tropiques, à Paris

Alexis Escudero, « La reproduction artificielle de l’humain »

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Alexis Escudero,
La reproduction artificielle de l’humain,
Le Monde à l’envers, 2014

 

 

Conclusion

De tout ce qui précède, il résulte :

1 – Les progrès du technocapitalisme depuis deux siècles concourent à la stérilisation chimique de la population.

1 bis – Sélection et manipulation génétiques de l’embryon sont le dernier moyen de rendre possible la survie dans un monde devenu invivable : réchauffement climatique, stress permanent, dissolution du lien social, pollution généralisée.

1 ter – « La PMA pour tous et toutes » n’est pas le dernier cri de l’émancipation, mais l’avenir auquel nous sommes condamnés.

2 – La reproduction artificielle de l’humain ne signifie pas l’égalité des minorités et des majorités sexuelles dans leur rapport à la procréation, mais la soumission de tous à l’institution médicale, l’État, l’économie, et la tyrannie technologique.

3 – Comble de la servitude volontaire, l’assistance médicale si fièrement revendiquée dans la procréation asservit les hommes et les femmes à une technocratie en blouse blanche : médecins, gynécologues, banquiers en sperme et généticiens. Elle signe l’intrusion des experts et du pouvoir bio-médical jusque dans la chambre à coucher.

4 – La reproduction artificielle de l’humain génère un nouveau prolétariat, surtout féminin, contraint de louer son corps et de vendre les produits qui en sont issus. Elle transforme les enfants en produits manufacturés, monnayables sur un marché de l’enfant. Elle est une nouvelle forme de la traite des êtres humains qui ne dit pas son nom.

4 bis – Tout ce qui était libre est accaparé. Tout ce qui était gratuit devient payant. Alors que Marx distinguait la sphère de la production et celle de la reproduction de la force de travail, la reproduction artificielle de l’humain dissout la seconde dans la première. La procréation humaine elle-même devient une industrie, soumise à la guerre économique.

5 – La reproduction artificielle de l’humain est l’injonction faite aux parents de sélectionner et d’améliorer génétiquement leur progéniture, sous peine de la voir reléguée au rang de soushumanité. Elle abolit la liberté et la responsabilité des enfants ainsi fabriqués.

5 bis – L’enfant sur mesure est dans la pipette. Il n’y a pas de reproduction artificielle sans eugénisme.

5 ter – Il n’y a pas d’eugénisme libéral – même si les riches pourront exaucer en partie leurs caprices d’enfants parfaits. Il sera un eugénisme contraint, dicté par les impératifs de l’État et de l’économie.

5 quater – La reproduction artificielle du bétail humain est une étape nouvelle dans la rationalisation du monde et le pilotage automatique des populations.

6 – Sélections et manipulations génétiques, utérus artificiel et clonage transforment l’humanité en post-humanité.

7 – La reproduction artificielle de l’humain est un nouveau front dans la guerre du pouvoir contre les sans-pouvoir.

8 – Il n’y a ni eugénisme citoyen, ni « transhumanisme démocratique ». Toute critique partielle de la reproduction artificielle de l’humain sera digérée par les comités d’éthique, et servira à l’acceptation de l’inacceptable.

9 – La gauche techno-libérale – transhumanistes assumés ou non, inter-LGBT, philosophes postmodernes, cyber-féministes – entretient sciemment la confusion entre égalité et identité biologique, entre émancipation politique et abolition de la nature.

9 bis – Sous couvert du progrès, cette gauche nourrit un projet totalitaire : l’abolition, par re-création technologique, de tout ce qui naît.

10 – S’il reste à gauche des partisans de l’égalité et de l’émancipation, ils doivent prendre la parole, et dénoncer cette entreprise menée en leur nom.

 

Commande au Monde à l’envers, 46bis rue d’Alembert, 38000 Grenoble.

Ou à télécharger sur le site de PMO 

Pièces et main-d’œuvre : « M. Picq fait de la prospective »

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Pièces et main-d’œuvre

M. Picq fait de la prospective

Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots, Pascal Picq (Odile Jacob, 2017. 336 p, 22,90 €)

Pardon lecteur, si l’on saute aux conclusions sous l’aiguillon de la rogne, du temps et de l’argent perdus (outre ce compte rendu), mais c’est qu’en effet, on a lu le tas de mots de Pascal Picq.

Éthologue et paléoanthropologue, maître de conférences au Collège de France, Pascal Picq fait partie de ces vieux mâles plastronnant dans leur territoire académique, tel Michel Serres, Axel Kahn & Jean-Didier Vincent, que leur expertise réelle ou postiche dans leur mince champ de recherche autorise à pérorer avec plus d’aplomb que le commun des penseurs et des plombiers sur les affaires du monde. Simplement les médias et les maisons d’édition servent de café du commerce à leurs incontinences idéologiques, ressassements pontifiants et patauds, prêches et sermons aux fins d’édification des « gens », variations sur un thème rabâché : la situation paraît grave, elle pourrait devenir pire, voire catastrophique, à moins que l’on ne suive les opinions et prescriptions du « vieux sage » – du sachant – qui coïncident par hasard avec la ligne éditoriale du média qui les publie, laquelle ondule et rampe au gré des intérêts et volontés des décideurs, propriétaires à titre privé (groupe Le Monde) ou publique (groupe Radio France) de ces mêmes médias.

Chaque média dispose ainsi d’un pool, d’une play-list de personnalités « ressources », « de référence », pseudo-indépendantes, comme les marionnettes d’un ventriloque, à qui est réservée la formulation des « vraies questions » et des « vraies réponses » à ses questions, à l’exclusion des « phantasmes », « obscurantistes », « irrationnels » des « ennemis du progrès ». Questions et réponses que les « gens » se répètent ensuite d’un air informé. Et en effet, ils le sont. Au sens où le mot d’information vient du métier de potier qui forme la pâte au moule. L’opinion, ça se pétrit. Ainsi se forment et se diffusent les psittacismes de la technocratie dominante dont Pascal Picq se fait ici le bêtifiant porte-parole. Aux poncifs de l’idéologie dont l’efficacité repose sur la répétition perpétuelle et démultipliée, il est difficile de répondre autrement que par ceux de la critique, sinon par le silence de la lassitude qui laisse le dernier mot aux boîtes à bruit. Faisons donc un exemple en passant M. Picq par les armes de la critique ; n’ayez crainte, c’est un livreur prolixe et qui en fera d’autres. (suite…)

Marius Blouin, « Ce que signifie “avoir les moyens” (au-delà du capitalisme – et pire encore) »

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Marius Blouin

Ce que signifie « avoir les moyens » (au-delà du capitalisme – et pire encore)

Texte publié le 3 mars 2017 sur le site de Pièces et main-d’œuvre

Suivant les idées reçues de Marx et d’Ellul, et pieusement répétées par leurs disciples, les systèmes capitaliste et technicien partageraient un trait commun ; ce seraient tous deux des systèmes automates. Autonomes, c’est-à-dire, ne recevant leur loi, nomos, que d’eux-mêmes. Des « processus sans sujet », uniquement mus par la « force des choses », sans autre but que leur reproduction, leur « auto-accroissement » perpétuel (toujours plus de capital, toujours plus concentré ; toujours plus de technologie, toujours plus expansive). Bref des moyens sans maître et sans autre fin que leur auto-reproduction en perpétuel emballement.

Quant aux capitalistes et aux techniciens, ils ne seraient que les « fonctionnaires » asservis du capital ou de la technique, des instruments impersonnels et interchangeables, non moins soumis à leurs lois que les exécutants de base, et donc irresponsables de leur expansion universelle.

Or ces idées qui prennent l’apparence pour la réalité succombent à l’examen. Les capitalistes ne sont pas réductibles aux « fonctionnaires du Capital », ni à des financiers fous ou à des accapareurs pathologiques. Ce sont des passionnés de puissance qui accumulent les moyens de la puissance dans la société de leur temps : les vaches, la terre, les armes, l’argent, les machines. Que ces moyens changent, ils changent de moyens.

Le système technicien qui est le double entrelacé du capital industriel depuis 200 ans, n’est pas plus « automate », ni « autonome » que lui. Il n’y a pas de « force des choses », sauf à sombrer dans la pensée magique et l’anthropomorphisme, (les objets se « cachent », ils ont de la « malice », etc.) et à s’imaginer que les jouets s’éveillent la nuit pour vivre leur vie secrète.

Il faut distinguer entre la logique intrinsèque et virtuelle de « l’art de faire », du « savoir-faire » – la tekhnê – la mékhaniké teckhnê par exemple, l’art de faire une machine, et son actuel développement par certains hommes. La logique virtuelle « des choses », leur rationalité, présente bien l’aspect automate du système technicien, du capitalisme technologique (et de leur emballement conjoint), mais cette logique virtuelle, cet automatisme, ne peut rien par lui-même, tant qu’il n’est pas actualisé et activé par des hommes qui « ont les moyens », qui « veulent des moyens », qui « se donnent les moyens », etc. Et ils le font, au niveau platement empirique et historique, contre la volonté d’autres hommes, et contre d’autres rationalités, d’autres « logiques des choses », qui perdent en général. (suite…)

Olivier Rey, « Le transhumanisme comme régression »

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Olivier Rey

Le transhumanisme comme régression

(Deuxième rencontre Philanthropos, 13 décembre 2014)

Au début du XVIIe siècle, Cervantès a mis en scène dans le premier roman moderne, Don Quichotte, un personnage si imbu de romans de chevalerie que c’est à travers eux qu’il appréhendait la réalité, ce qui lui valut bien des déboires. Au XIXe siècle, Flaubert a raconté une histoire similaire : à la place de Don Quichotte parcourant l’Espagne, madame Bovary dans la campagne normande, à la place des romans de chevalerie qui ont détraqué l’esprit du Quichotte, les romans d’amour de style troubadour qui ont égaré Emma. Là encore, la confrontation à la réalité est douloureuse. Peut-être qu’au XXIe siècle, il faudra écrire l’histoire d’un être gavé de propagande transhumaniste, et déconfit de ne pas trouver dans les implants, prothèses, augmentations et autres interfaces corps-machine l’accomplissement et l’enchantement qu’on lui prédisait et qu’il se promettait.

L’habillage technologique d’un imaginaire régressif

Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France, disait Sully ; aujourd’hui, imaginaire techniciste et intérêts économiques sont les deux principaux canaux d’alimentation du transhumanisme. Pour évoquer l’imaginaire en question, je me référerai à un livre du romancier anglais James Graham Ballard, Crash !, publié en 1973, qui a inspiré le film du même nom (sans le point d’exclamation !) réalisé une vingtaine d’années plus tard par David Cronenberg. À sa sortie le film, auréolé du prix spécial du jury à Cannes, a suscité bon nombre de réactions indignées. Le sujet, il faut l’avouer, est scabreux. Nous suivons des personnes qui, à l’occasion d’accidents de voiture dans lesquels elles ont été impliquées, ont découvert l’excitation sexuelle que ce type d’expérience éveillait en elles. Voici comment le narrateur, rescapé d’un grave accident, s’explique la chose. « Ma capacité organique de résistance à la souffrance physique s’était depuis longtemps émoussée au contact des banalités et des drames feutrés de la vie quotidienne. L’accident était la seule expérience réelle que j’eusse connue depuis des années. Je me trouvais pour la première fois confronté à mon propre corps, inépuisable encyclopédie de douleurs et de déjections, en butte au regard hostile des autres et placé devant la réalité brute d’une mort d’homme (1). » (suite…)

Éric Sadin, « La Silicolonisation du monde »

La présentation de son dernier livre est ici 

 

Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

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Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune. Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
L’ouvrage est épuisé mais le fichier pdf de la version en ligne
(reproduction et diffusion libre) est disponible
en cliquant ici.

 

TomJo, « Écologisme et transhumanisme »

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TomJo

Écologisme et transhumanisme
Des connexions contre nature

(Article paru à l’origine sur le site Hors-sol Herbes folles)

Écologistes, véganes et sympathisants de gauche prolifèrent au sein du mouvement transhumaniste. Après Le Monde, Le Nouvel Obs et Politis, Primevère, le plus grand salon écologiste français, invitait en 2016 un de ses représentants à s’exprimer. Didier Cœurnelle, vice-président de l’Association française transhumaniste, est élu Verts en Belgique. Il aurait eu les mots pour séduire les visiteurs de Primevère, avec une « vie en bonne santé beaucoup plus longue, solidaire, pacifique, heureuse et respectueuse de l’environnement, non pas malgré, mais grâce aux applications de la science (1). » II aura fallu les protestations d’opposants aux nécrotechnologies pour que le salon annule son invitation (2). Les transhumanistes ne luttent pas contre les nuisances. Technophiles et « résilients », ils comptent sur l’ingénierie génétique, la chimie et les nanotechnologies pour adapter la nature humaine et animale à un milieu saccagé.

Faut-il un État mondial inter-espèces pour lutter contre les dominations entre humains et animaux ? Voire entre animaux, avec des prédateurs devenus herbivores après modification génétique ? Même si leurs idées prêtent à rire, les transhumanistes ne sont pas des ahuris victimes d’une indigestion de mauvaise science-fiction. Ils sont écologistes et véganes (c’est-à-dire refusant de consommer les produits issus des animaux), certes. Parfois même bouddhistes. Mais aussi philosophes, généticiens, informaticiens, sociologues ou start-uppers rétribués par Harvard, Oxford, la London School of Economics ou Google. La plupart d’entre eux veulent le bien de la planète et de ses habitants, lutter contre les oppressions, tout en augmentant notre espérance de vie jusqu’à « la mort de la mort ».

Les deux porte-parole du mouvement transhumaniste francophone revendiquent leur militantisme « écolo ». Marc Roux a été adhérent de l’Alternative rouge et verte. Didier Cœurnelle est élu Verts de la commune de Molenbeek. Le cofondateur de Humanity+, la principale association transhumaniste américaine, David Pearce, est un militant antispéciste et végane. L’Australien Peter Singer, philosophe et auteur du livre de référence des antispécistes La Libération animale (1975), est lui-même transhumaniste et ancien candidat Verts en Australie. Quant à l’actuel directeur de Humanity+, James Hughes, en tant que bouddhiste, il ne ferait pas de mal à une mouche. Loin de l’image repoussoir de libertariens insensibles aux malheurs qui les entourent, les transhumanistes sont souvent des progressistes de gauche, écologistes et féministes, suivant la bonne conscience qui règne dans la Silicon Valley depuis le mouvement hippie des années 1960. En France, à l’avant-garde des partisans de la reproduction artificielle de l’humain (PMA-GPA) figurent les membres d’Europe Écologie-Les Verts.

D’après Marc Roux et Didier Cœurnelle, auteurs de Technoprog (3), les transhumanistes seraient majoritairement de gauche, attachés à un système social et à une médecine redistributive, contre l’idée d’une humanité à deux vitesses après sélection génétique. Ils se trouvent même des points communs avec les « objecteurs de croissance » (4). Fort bien. Laissons de côté les ultras, libertariens ou technogaïanistes, et intéressons-nous à ces transhumanistes sociaux-démocrates et soi-disant écolos. Ceux qui introduisent le loup transhumaniste dans la bergerie verte. (suite…)

PMO, « Transhumanisme et cannibalisme »

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Pièces et main d’œuvre
Transhumanisme et cannibalisme

  Article paru dans la revue Nature & Progrès, n° 108, juin/juillet/août 2016

et sur le site de PMO

Un bon roman vaut mieux que de lourds essais : si vous voulez saisir l’essence du transhumanisme sans vous perdre dans les méandres de ses discours, lisez Jack Barron et l’éternité, un livre de Norman Spinrad paru en 1969. Le transhumanisme fait crever scientifiquement les superflus, pour que vivent les technocrates. Banalisé par les médias, les idéologues et les scientifiques, il n’est plus une opinion à discuter mais – au mieux – un phénomène à “réguler”, comme la nucléarisation du monde ou le trafic de stupéfiants. Ce projet d’anthropocide contamine les esprits parce qu’il dévale la plus grande pente où convergent les lignes de fond de l’ère techno-industrielle. On ne peut s’y opposer qu’en étant radicalement humain et à contre-courant des forces de gravité sociales qui nous tirent au plus bas niveau de l’espèce.

 

Recherche de l’immortalité, avènement d’un homme nouveau, “lâcher prise”, le transhumanisme est l’ersatz de religion de la technocratie, l’idéologie dominante de l’époque et de sa classe dominante. Il habille, comme représentation et comme programme, un fait accompli : l’artificialisation du monde, de la vie et des humains. Non seulement Google, Amazon, Facebook, Tesla et autres transnationales de la Silicon Valley financent les recherches sur l’homme-machine et la “mort de la mort”, mais les secteurs économiques stratégiques, qui ne prospèrent que sur leur capacité d’innovation travaillent tous à la fabrication du posthumain.[1] Nanotechnologies, biotechnologies, informatique, neurotechnologies, ou, si l’on préfère leurs applications : implants et prothèses électroniques, interfaces homme-machine, puces communicantes et objets connectés, ingénierie génétique, big data, robotique et intelligence artificielle. Toutes font partie des “technologies-clés génériques” (key enabling technologies) soutenues par la Commission européenne pour garantir la puissance et la croissance européennes. Le même arsenal transhumaniste est financé dans le cadre de la “Nouvelle France industrielle” de François Hollande depuis 2013. Si les défenseurs de l’humain jouissaient de pareils soutiens et moyens, l’humanisme serait peut-être à la mode.

Le transhumanisme – et c’est sa force – n’est rien d’autre que le nom de l’idéologie fumeuse qui s’échappe des technologies convergentes ; c’est-à-dire de la phase actuelle de ce progrès technologique qu’on n’arrête pas. Chercheurs et ingénieurs travaillent chaque jour à l’avènement du posthumain, au nom de la science, de la croissance et de l’emploi. (suite…)

PMO à « Terre à Terre »

Le 7 mai 2016, les rédacteurs de Pièces et main d’œuvre étaient au micro de Ruth Stégassy sur France Culture

Pour écouter l’émission, cliquer ici.

 

 

PMO : « Machines arrière ! »

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Machines arrière !
(des chances et des voies d’un soulèvement vital)

 

(Texte mis en ligne le 8 mars 2016 sur le site de Pièces et main d’œuvre)

 

 

Une revue universitaire vient de nous poser l’une de ces questions qui remplissent les bibliothèques de livres et les penseurs d’angoisse depuis 1945 : « Quelle forme est-il encore envisageable de donner à la résistance ? Peut-on espérer voir se lever les populations superflues contre le capitalisme technologique et ses soutiens politiques ? »

Il faudrait pour répondre à pareilles questions avec une certitude scientifique, maîtriser la théorie du chaos et connaître la situation dans toutes ses conditions initiales et toutes les chaînes de réactions qu’elles peuvent déclencher. Heureusement, ni les big data, ni les logiciels des sociologues et de la Rand Corporation, malgré tous leurs modèles, ne peuvent encore traiter l’avenir comme un mécanisme programmé.

Le plus sage serait de dire, oui, on peut espérer un tel soulèvement, mais ses formes, par nature, sont indéterminables, et c’est d’ailleurs ce qui en fera un véritable soulèvement et lui donnera une issue possible. Nous n’obéissons à nul destin. Tant qu’il y aura de la vie et de l’humain, l’irréductible liberté nous ouvrira une issue de secours.

Il y a cependant derrière ces deux questions, une troisième informulée, qui se résume classiquement par : Que faire ? et à laquelle tout partisan de l’émancipation s’efforce de répondre, en paroles et en actes. Que peut cet individu ? Que peut-il avec ses semblables pour transformer la situation donnée ? Et d’abord quelle est cette situation ? Qui sont les superflus ? Qu’est-ce qui les émeut ? Comment leur vient la critique ? Que sont les radicaux et comment peuvent-ils révéler aux superflus, le contenu même de leur rêve ancien ? Quelles sont les oppositions entre extrémistes et radicaux, et pourquoi les extrémistes sont les pires ennemis de toute radicalité ? Quels buts et moyens peuvent se fixer les partisans du soulèvement vital ?

Il ne s’agit pas ici d’un traité systématique. Nous avons tâché d’articuler sous une forme claire et sommaire, des éléments retenus de nos lectures, de nos observations, de notre expérience depuis quelques lustres : des matériaux de base. La pensée et le passé. Le rêve ancien du monde. La clarté des humanités. Des éclairs de Marx, Pascal, Rabelais. Un retour sur Debord et « la construction des situations». Les ZAD, le Chiapas et l’Etat islamique. L’anthropologie mimétique et le refus des politiques identitaires. Une théorie des idées et des propositions pratiques.

Faute d’avoir à offrir, comme d’autres, un grandiose plan stratégique, nous avançons les quelques directions dont nous sommes sûrs, jusqu’à ce que les faits les contredisent, pour servir ce que de bon semblera.

(suite…)

PMO, «Peste islamiste, anthrax transhumaniste»

Pièces et main d’œuvre

Peste islamiste, anthrax transhumaniste

Le temps des inhumains

Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour.

Albert Camus, L’Homme révolté

Cela fait quarante ans que les bourgeois intellectuels – universitaires, militants et médiatiques – macèrent dans l’anti-humanisme. Cette haine, dans un monde voué à la machine, est devenue l’idéologie dominante. Contre les transhumanistes avides d’en finir avec l’erreur humaine, et les djihadistes assoiffés d’inhumanité, nous, animaux politiques, défendons le genre humain. C’est bien plus beau lorsque c’est inutile.

Cela fait quarante ans que les beaux esprits s’en vont radotant que « Camus est un philosophe pour classe de terminale. » Si seulement c’était vrai. Ils auraient au moins enseigné l’école du courage et de la droiture à leurs élèves.

Le 12 novembre 2015, nous avons reçu ce message du journal Libération :

Madame, Monsieur,
Samedi 28 novembre, Libération organise à Grenoble une journée de débats consacrée à la santé connectée. Ce Forum sera à la fois la vitrine des innovations de santé mais aussi le lieu du débat et de la réflexion sur les conséquences politiques, économiques et sociales d’une telle transformation.

Nous aimerions inviter un représentant de Pièces et Main d’Oeuvre à prendre part au débat « Le progrès, un débat de société? ». Cette rencontre aura lieu samedi 28 novembre de 18h30 à 20h, à la Faculté de médecine de l’Université Joseph Fourier.

Dans l’attente de votre retour, je vous prie de croire en mes sentiments les plus distingués.

Lauren Houssin Forums Libération

Le 13 novembre 2015, avec la France entière nous avons reçu ce message de l’Etat islamique :

Un groupe ayant divorcé la vie d’ici-bas s’est avancé vers leur ennemi, cherchant la mort dans le sentier d’Allah, secourant sa religion, son prophète et ses alliés, et voulant humilier ses ennemis. (…) Huit frères portant des ceintures d’explosifs et des fusils d’assaut ont pris pour cible des endroits choisis minutieusement à l’avance au cœur de la capitale française (…) où étaient rassemblés des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité.

Qu’est-ce qui nous fait agir, nous, les humains ? On peut lister toutes sortes de facteurs, matériels, psychologiques, affectifs, politiques, culturels. Mais en fin de compte, ce qui nous fait choisir une direction plutôt qu’une autre, ce sont les idées. C’est-à-dire des formes – eidos, en grec. « L’image d’une chose », dit Descartes. L’idée qu’on se fait de ce qui est juste, bon, désirable, par exemple. Nous ne cessons de répéter, quand on nous demande « quoi faire », à nous, Pièces et main d’œuvre, que les idées ont des conséquences. Nous menons une lutte d’idées ; nous devons par conséquent être capables de forger et d’énoncer les idées qui nous font choisir une direction – qui devraient nous faire agir.

(suite…)

“Appel des chimpanzés du futur”, PMO

Télécharger le fichier Appel…

Pièces et main d’œuvre

Appel des chimpanzés du futur

Frères humains, sœurs humaines,

Vous avez entendu parler du transhumanisme et des transhumanistes ; d’une mystérieuse menace, groupe fanatique, société de savants et d’industriels, discrète et puissante, dont les menées occultes et l’objectif affiché consistent à liquider l’espèce humaine pour lui substituer l’espèce supérieure, « augmentée », des hommes-machines. Une espèce résultant de l’eugénisme et de la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, des neurotechnologies et des immenses progrès de la science.

Vous avez entendu l’ultimatum, cynique et provocant, de ce chercheur en cybernétique : « Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré. » (1) et encore, « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » (2) Et vous vous êtes demandé s’il fallait prendre ces esbroufes au sérieux, ou s’il ne s’agissait que de science-fiction et de l’expression boursouflée de l’orgueil technocratique. Hélas, le danger est véritable, et l’Humanité affronte une tentative d’extinction, fomentée par et pour une faction égoïste, implacable et toute-puissante, lasse de partager ce monde résiduel avec des masses de bouches inutiles et toujours plus nombreuses. Comment en sommes-nous venus là, et que devons-nous faire ? (suite…)