Jean-Luc Debry, sur « Vendée 1793, Vendée plébéienne » de Michel Perraudeau

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Jean-Luc Debry
sur Vendée 1793, Vendée plébéienne
de Michel Perraudeau

Mis en ligne le 13 octobre 2012 sur le site A contretemps

Publié pour la première fois en 1980 aux éditions du Cercle d’Or, sous le titre Rapport sur l’état actuel de la Vendée précédé de quelques considérations historiques, ce texte s’efforce de sortir du manichéisme républicain ou monarchiste qui, à parts égales et dans un jeu de miroir semblant convenir aux deux camps, enferma longtemps l’analyse de la révolte vendéenne de 1793 dans une vision réductrice. Car l’insurrection vendéenne, soutient Michel Perraudeau, l’auteur de cet ouvrage, fut victime de ses admirateurs autant que de ses détracteurs.

Comme on le ferait d’un soulèvement plébéien ordinaire, cette révolte paysanne frappée du sceau de l’infamie parce qu’elle « n’allait pas dans le bon sens de l’histoire », gagne sans aucun doute à être considérée d’un tout autre œil, dans sa complexité, ses contradictions, et naturellement ses ambiguïtés. Qu’elle soit dénoncée ou glorifiée, « cette union contre nature entre deux classes antagonistes » – paysannerie et petit peuple des artisans, d’un côté, hobereaux plus ou moins déclassés, de l’autre – ne devrait pas nous exonérer, en effet, d’une analyse attentive du mouvement qui l’engendra, mais aussi de ses causes et de sa nature profonde. C’est pourquoi M. Perraudeau fait bien de nous rappeler, en avant-propos, la longue cohorte des révoltes du monde rural qui, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, secouèrent « les provinces » en général, et la Vendée en particulier. Ces soulèvements paysans sont d’autant plus dérangeants que, dans l’immense majorité des cas, ils sont spontanés, massifs, antiétatiques, antimilitaristes, et bien souvent inclassables. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute la révolte dite des Nu-Pieds de Rouen, en 1639. Confiée à une soldatesque ivre de sang – dix mille hommes « des meilleures troupes de l’armée de Picardie » sous commandement du général Gassion –, sa répression révéla un appétit sanguinaire peu différent de celui dont firent preuve, un siècle et demi plus tard, les colonnes infernales du sinistre Turreau. Ainsi, la résistance à la création d’un État fort et centralisé se manifesta déjà sous le règne de Louis XIII et de son premier ministre, le cardinal de Richelieu. Dans ses multiples facettes, la Fronde porta elle aussi la marque de cette résistance à la centralisation monarchique, qui s’affirma dès 1630 [1]. Dans cette lutte féroce qui opposa la féodalité rurale au royalisme étatique, le peuple et les bourgeois urbains furent instrumentalisés à dessein [2]. (suite…)

Jean-Luc Debry, « D’un avenir sans pardon »

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Jean-Luc Debry
D’un avenir sans pardon
Mis en ligne le 26 septembre 2022 sur le site A contretemps

Il n’y aura plus d’avenir où enterrer dignement une idée. L’ombre du passé, privé de sa linéature, aura disparu, et il faudra réinventer les émotions que suscita son évocation chez ceux qui exploraient les arcanes de sa complexion comme on déchiffre les quatrains de Nostradamus. Les rites seront devenus inutiles aux fossoyeurs de l’espérance. Ils ne s’encombreront pas de scrupules. Les idées en décomposition seront balancées sans ménagement dans les fosses communes par les complices du crime afin de brouiller les pistes et d’effacer toutes les traces de son accomplissement. Les assassins jugeront les criminels, les faussaires se feront accusateurs des contrefacteurs, les enfants des bourreaux accuseront les victimes de leurs pères d’avoir provoqué le désir des tortionnaires dont ils chériront la mémoire. On continuera d’accuser le Juif de tous les maux. Le mensonge aura la prétention de la vérité, le doute servira d’alibi aux prescripteurs de pogromes et « Dieu », bien aimable, se chargera de reconnaître les siens – en espérant que, ce jour-là, il ne se sera pas mis en repos comme après avoir créé le monde à son image. L’ennemi n’aura plus d’âme, il ne sera plus humain, il n’obligera à aucun examen de conscience. « Dieu », encore « lui », ne semblera pas s’en soucier, tout occupé qu’il sera à saigner le mécréant – belle preuve qu’il vivra encore, contrairement à ce que prétendit un philosophe devenu fou à force de chercher à comprendre d’où venait ce cadavre si encombrant. La mort de l’ennemi ne suffira plus, il faudra nier son existence, désavouer son souvenir, effacer des livres d’histoire la simple évocation de ses souffrances, détruire les charniers, falsifier les preuves, édulcorer l’ampleur du génocide, glorifier les armes et ceux qui s’en servent en assouvissant, fors l’honneur, la soif de vengeance des vainqueurs. La violence du raisonneur ne s’encombrera ni de la compassion ni de l’inconfort de la simple raison lorsque sombrera le désir morbide d’anéantissement des mots qui tentèrent de la constituer. Bombes dévastatrices, défoliants pénétrant le sang et la moelle épinière des enfants à naître, mitraillage des populations cultivant laborieusement leur sol privé d’eau, pillage des terres et des richesses, tout semblera permis dès lors que les témoins en seront réduits à prouver leur innocence et se verront suspectés de vouloir vivre en paix en jouissant des bienfaits de leur travail sans manifester la moindre pitié pour ceux qui auront asséché leur espoir. Marxistes en uniforme, curés ou mollahs, évangélistes ou traders, peu importera : les vautours se chargeront de détrousser les cadavres et les charognards de s’enrichir. Accusés, condamnés qu’ils seront par le tribunal de l’inhumanité, le sang, les larmes, les rires, les bonheurs ne feront plus témoignage. On aura ainsi dépouillé les dépossédés des restes de leur dignité et, de péroraison en péroraison, sera ridiculisée la solennité de leurs révoltes. La justice amplifiera le crime en innocentant les exécutants des basses œuvres au prétexte que le sacrifié méritait sa sanction, celle qui conférera au bourreau le devoir d’exécuter la sentence. Le temps court de l’actualité sera une tyrannie qui traquera la modestie des intelligences pétries de doutes et conscientes de leurs lacunes. Humanité, nulle part ; justice nulle part ; confusion partout ; ignorance à profusion. (suite…)

Raoul Vaneigem, « Frères du Libre-Esprit »

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Raoul Vaneigem
Frères du Libre-Esprit

Mis en ligne le 1er août 2022 sur le site A contretemps 

 

Je préfère le chemin que je fraie à celui que je trouve.
Seuls les drapeaux s’accommodent des voies tracées.

 

Aucune époque n’a disposé comme la nôtre des possibilités d’affranchir l’homme de l’oppression et jamais un tel manque de conscience n’a propagé autant de résignation, d’apathie, de fatalisme. Esclave, depuis des millénaires, d’une économie qui exploite son travail, l’homme a si peu misé sur son autonomie et sur ses facultés créatrices qu’il risque de se laisser emporter par la révolte impuissante, le ressentiment et cette peste émotionnelle si prompte à aveugler l’intelligence sensible et à se jeter dans la barbarie. Ceux qui jadis bravaient l’armée, la police, la mitraille et les tanks s’indignent en manifestant à date fixe mais n’osent pas affronter leurs patrons de peur de perdre un emploi que l’effondrement du système est en train de leur ôter. L’idée ne leur vient même pas d’occuper des usines qu’ils sont seuls capables de faire marcher, alors que l’incompétence des hommes d’affaires les liquide en les jouant en Bourse, en les perdant, en licenciant les travailleurs et en poussant le cynisme jusqu’à leur faire rembourser les sommes escroquées.

Comme le confirment partout les élections dites « libres », la débilité des gouvernements n’a d’autre support que la débilité croissante des foules, s’épuisant en résignation amère et en colères sans lendemain. La société de consommation a transformé les citoyens en démocrates de supermarché, dont la jouissance fictive s’assume à court terme et dans la crainte de n’avoir pas, à long terme, de quoi la payer. La pensée s’est faite larvaire. Elle se nourrit d’idées reçues, ridiculisées depuis des décennies. On voit ressurgir les détritus de ce nationalisme, cause d’innombrables guerres et de massacres. Il n’est pas jusqu’aux religions en déroute qui ne tentent de se relever en prenant appui sur la vogue d’un mahométisme où la foi religieuse s’efface de plus en plus au profit du populisme.

(suite…)

Sébastien Navarro, « D’un narcissisme destructeur »

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Sébastien Navarro

D’un narcissisme destructeur 

Mis en ligne sur le site d’A contretemps le 18 avril 2022

■ Daniel BERNABÉ
LE PIÈGE IDENTITAIRE
L’effacement de la question sociale

Traduit de l’espagnol par Patrick Marcolini
avec l’aide de Victoria Goicovich
L’Échappée, 2022, 320 p.

Dans l’excellent avant-propos du livre signé Patrick Marcolini, le lecteur découvre cette étonnante confidence par laquelle Daniel Bernabé, auteur du Piège identitaire, répond aux critiques d’un économiste patenté – et accessoirement ministre du gouvernement espagnol – au sujet de possibles faiblesses théoriques de son livre. Plutôt que de ferrailler sur le terrain marécageux des arguties, Bernabé se rabat sur le nerf de sa démarche : non, il n’a pas rédigé de « thèse universitaire » censée rivaliser avec la production de quelques mandarins émérites mais « un essai politique qui veut s’adresser au plus grand nombre ». On imagine la grimace, sarcastique et dédaigneuse, d’un détenteur de chaire universitaire devant un coming out aussi grossièrement « populiste ». Surtout quand Daniel Bernabé enfonce ce clou – jubilatoire – que nous reproduisons in extenso : « Je n’ai pas un petit bureau au calme à l’université pour me consacrer à la recherche académique. Je suis un travailleur culturel précaire, ce qui signifie que pendant que j’écris mes livres à un rythme infernal, je suis aussi obligé de faire bouillir la marmite avec des articles et des reportages. Je n’ai ni le temps ni les moyens de passer quinze jours, comme le ferait un docteur en sciences sociales, à justifier le moindre petit paragraphe avec une citation d’un auteur obscur. Les gens comme moi doivent se contenter de suivre leur flair et d’écrire au fil de la plume. C’est comme ça qu’on produit de la littérature de combat, et pas autrement. » Ces moments de vérité où un auteur évoque les circonstances matérielles lui permettant d’écrire sont suffisamment rares pour être notés. Dans le cas présent, elles témoignent de l’urgence manifeste d’une voix décidée à maintenir le fer d’une « littérature de combat » dans le coeur du Léviathan économique. Et surtout, à rebours des micros-récits fractionnant les résistances en autant d’esquifs à la dérive, d’innerver ce lien vital entre luttes actuelles et grands récits du passé où les opprimés ont redressé, tous ensemble, l’échine et le poing. Citons le sociologue américain Vivek Chibber dans un article à charge contre les théoriciens du postcolonialisme : « Par quel artifice la mondialisation n’impliquerait-elle pas une forme d’universalisation du monde ? Dès lors que les pratiques qui se répandent partout peuvent légitimement être décrites comme capitalistes, c’est bel et bien qu’elles sont devenues universelles. Le capital avance et asservit une part de plus en plus importante de la population. Ce faisant, il façonne un récit qui vaut pour tous, une histoire universelle : celle du capital (1). » Une condition humaine non pas éparpillée sur les confettis d’un archipel des douleurs mais appréhendée comme un tout menacé par un régime cohérent de prédations planétaires.  (suite…)

Sébastien Navarro, « Pour une autonomie à échelle humaine » (à propos de « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan)

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Sébastien Navarro
Pour une autonomie à échelle humaine

Mis en ligne le 14 février 2021 sur le site A contretemps

 Aurélien Berlan
Terre et Liberté
La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance
La Lenteur, 2021, 224 p. 

L’hiver 2019-2020 fut l’un des plus doux depuis un siècle : un excédent de température de 2,7° a été enregistré par rapport à la moyenne des vingt dernières années. Pour des lambda urbanisés jusqu’à la moelle, ces quelques degrés supplémentaires ne signifient pas grand-chose. Pour ce producteur d’abricots situé près de Thuir (Pyrénées-Orientales) il a eu pour conséquence un effondrement sans précédent de sa récolte : de 90 tonnes annuelles, il est tombé à 3 tonnes de fruits. Du jamais-vu en presque cinquante ans d’exploitation. Comme le froid n’a pas été au rendez-vous, les abricotiers ne se sont pas suffisamment mis au repos. Le printemps venu, les quelques fruits apparus sur les branches sont quasiment tous tombés à terre. Le paysan sourit, fataliste. Il regarde ce verger qu’il tient de son père, écarte les bras et se dit que bientôt il faudra peut-être tout arracher. L’année d’après, c’est un apiculteur du Vallespir qui confie son désarroi derrière son stand de miel aux bocaux clairsemés. Jamais printemps ne fut aussi sec. Résultat : pour si peu de floraisons, les abeilles ne sont pas sorties. Sa récolte de miel a été rachitique. Lui aussi n’avait jamais vu ça. 

Ces deux hommes sont aux avant-postes de la catastrophe écologique en train de se déployer. Les indices du déraillement climatique sont déjà là, tantôt anecdotiques, tantôt dramatiques. Face à cette situation, tout à la fois incommensurable et inédite, la plupart d’entre nous restons sur les franges d’une certaine sidération. Nous avons beau avoir identifié le principal moteur à l’origine de la dévastation en cours – cette dynamique économique, prédatrice et accumulative, déployée sur l’ensemble de la planète –, les prises laissées à portée de main pour tenter d’infléchir le cours des événements semblent dérisoires. On serait pourtant en droit de penser que n’importe quelle créature sociale dotée d’un minimum de sens de la conservation mette tout en oeuvre pour bloquer la méga-machine en train de réduire en lambeaux son biotope. Or, pour ne parler que de nos latitudes occidentales, rien de tout cela ne se passe.  (suite…)

« Soutenir l’esprit de non-puissance »,  un entretien avec Renaud Garcia (Clarín-A contretemps)

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Renaud Garcia
Soutenir l’esprit de non-puissance

Mis en ligne sur le site A contretemps le 24 janvier 2022

[■ À l’occasion de la parution en espagnol – aux éditions La Cebra, maison argentine (1) –, de La Collapsologie ou l’écologie mutilée (2), Renaud Garcia nous a transmis, en amitié, le texte de l’entretien qu’il a accordé au quotidien Clarín, institution buenos-airienne s’il en est. Il fut publié en tout début d’année, en pages « Idées », après avoir été ramené au format journalistique admis, c’est-à-dire raccourci. Le texte que nous donnons ici, en français, est la version complète et inédite de l’entretien. Nous lui adjoignons, par ailleurs, le PDF de la version en espagnol. Comme c’est rarement le cas en matière journalistique, ici les questions sont plutôt bonnes. Elles permettent, en tout cas, à Renaud Garcia de dérouler son argumentaire en entrant dans les détails. Bonne lecture ! A contretemps]

Vous placez la collapsologie dans la catégorie du spectaculaire. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un discours purement pragmatique ?

Assurément, le discours des collapsologues (c’est-à-dire cet ensemble de constatations scientifiques à propos d’un effondrement plus ou moins proche de notre civilisation industrielle, auxquelles s’ajoutent des considérations sur les recours émotionnels et sociaux dont nous disposons face à cet effondrement) produit des effets réels dans le public. En effet, il fait changer certaines personnes, habitant souvent les métropoles. Elles comprennent subitement qu’elles ne pourront continuer de vivre innocemment comme avant. Je ne mets pas cela en doute.

Il y a pourtant un autre aspect qui m’intéresse davantage : la fonction de ce discours dans un cadre médiatique et éditorial. Dès le début – c’est tout à fait clair, en France, si on lit les ouvrages de Chapelle, Stevens et Servigne –, la collapsologie a recherché l’approbation des masses. Afin d’y parvenir, elle a dû délivrer un discours sans contours saillants ; un discours fondé sur un appel à l’entraide, à la bienveillance et au soin apporté à tout ce qui vit. Il fallait mobiliser, il fallait jouer sur les émotions, de sorte que les gens se réveillent. En laissant ainsi de côté une critique plus fine et structurée de la logique de destruction propre au capitalisme technologique.

Bien entendu, cela ne signifie pas que la théorie devrait se détacher de la vie et de l’action. Le fait même d’essayer de comprendre le monde dans lequel nous vivons est, en soi, une preuve de notre croyance dans les effets que les idées produisent dans la réalité, aussi minimes soient-ils. En ce sens-là, philosophiquement parlant, on doit reconnaître le caractère pragmatique des idées, agencées sous la forme de théories. Néanmoins, avec le discours des collapsologues (en France, en Belgique, en Espagne et parfois en Amérique du Nord), il y a autre chose : ce discours répond à une demande médiatique, dans une époque de « transition écologique » où les gouvernements affirment que le plus urgent est d’organiser la « résilience ». Mise en pratique par exemple après le désastre de Fukushima, la résilience est cette méthode de participation des victimes à leur propre dépossession. Le « résilient » est l’acteur de sa survie dans un milieu dévasté. Mais s’il échoue, il en est le seul responsable.

Ainsi, la collapsologie, avec ses observations correctes sur la crise environnementale, apparaît comme un moment ou une partie du faux (autrement dit, un moment du système spectaculaire, selon Debord). (suite…)

Freddy Gomez, « Digression sur la sécession »

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Freddy Gomez
Digression sur la sécession

Mis en ligne sur le site A contretemps le 22 mars 2021

On peut, par découragement le plus souvent, se dire qu’il serait finalement plus utile de se soustraire au jeu social que de chercher vainement à subvertir son ordre, mais nulle sécession n’est possible hors celle que l’ordre social, par calcul ou par raison, tolère. Ce qui ne saurait signifier que la sécession individuelle serait, par principe, inutile ou n’aurait d’autre intérêt que de satisfaire un penchant personnel, comme de fuir la ville-pieuvre par exemple. Conjuguée à d’autres formes, offensives, collectives, de sécessions, elle peut prendre sens, mais à cette seule condition. Sans autre perspective que l’évasion vers un autre monde vivable, mais limité, elle ne relève que de l’expérience personnelle.

Si le sujet à son intérêt, c’est que la thématique de la sécession comme forme désirante de « déterritorialisation », pour parler comme Deleuze, est aujourd’hui présentée, et de plus en plus, comme une sorte de panacée ou de nec plus ultra de la « pensée contre ». Contre les formes de vie admises comme définitivement aliénées, pour être plus précis. Et que, prise ainsi par celles et ceux qui s’y reconnaissent d’adresse en adresse aux jeunes générations, elle irrigue, avec l’agambéenne perspective de la « destitution » ou celle de l’ « exode » chère à Paolo Virno, une manière de discours de la méthode subjectivement agissant et censé construire du commun ailleurs que dans l’espace du capital. On ne tentera pas de démontrer ici, tant l’évidence nous semble aveuglante, que le capital est partout, mais de nous livrer à une généalogie de cette tentation qui a à voir, comme le dit Rancière, avec l’écart « orphelin d’un monde symbolique et vécu auquel s’adosser » (En quel temps vivons-nous ?).

(suite…)

Jean-Luc Debry, « Bienvenue dans le désert du réel »

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Jean-Luc Debry
Bienvenue dans le désert du réel
– Du complotisme et de ses ressorts –

Mis en ligne le 23 novembre 2020 sur le site A contretemps

En ces temps de storytelling, il n’y a pas de vérité. Il n’y a plus de réalité. Juste des récits qui s’en inspirent, l’expliquent… ou la masquent, l’édulcorent, la travestissent et la relativisent – car au bout du compte tous les récits, dit-on, se valent. Tous les récits comme toutes les paroles sont mis sur un pied d’égalité. Il n’y a désormais que des fictions plus ou moins « réalistes », plus ou moins bien ficelées. Les réalisateurs de Matrix (1999), les frères Wachowski [devenus soeurs depuis] ont déclaré s’être inspirés de la pensée de Baudrillard (1). « Le simulacre est vrai », écrivait ainsi le philosophe. La simulation du réel importe plus que le réel à propos duquel nous ignorons s’il existe vraiment hors de toute fiction. C’est, au fond, la véracité fictionnelle du récit qui importe plus que sa « réalité ». Si c’est probable, c’est possible et, si c’est possible, c’est donc que c’est vrai. Forme moderne du syllogisme. On pourrait paraphraser Balzac en adaptant à cette inclination la formule suivante tirée de Madame Firmiani (dans La Comédie humaine, 1832) : « des syllogismes complaisants aux erreurs de la conscience ». La fiction possiblement crédible est comme qui dirait « son produit ».

Les plateaux de télévision sont devenus le lieu d’un spectacle permanent (regardez comme je suis malin et sage), une scène sur laquelle un quarteron de spécialistes vont de chaîne en chaîne, d’émission en émission, d’éditorial en éditorial dans les grands groupes de presse, toujours les mêmes, répétant inlassablement les mêmes banalités, propos de comptoirs assénés sur le ton du gars instruit d’un secret qu’il aurait enfermé dans le tiroir de son bureau dont il garderait jalousement la clé. Leurs péroraisons visent à « édifier les masses ». Et surtout, ils nous font la grâce de nous expliquer ce qui nous arrive et la manière dont il faut le « comprendre »… « bon gré mal gré ». En donnant l’impression de former un groupe d’amis qui s’auto-congratulent, d’une corporation forte de la solidarité qui unit ses membres, d’un entre-soi d’experts affinitaires qui jouent aux malins et se gaussent des « pauv’cons » – notamment lorsqu’ils stigmatisent « les gilets jaunes » -, ils nous rendent passifs, consommateurs d’un spectacle dont ils maîtrisent les arcanes. Ils nous désarment. Ils soulignent tragiquement notre impuissance.

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