Miguel Amorós, « Le fardeau réaliste »

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Miguel Amorós

Le fardeau réaliste 

Commentaires inspirés par la lecture du livre d’Agustín García Calvo,
Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, Albi, 2022.

Dans un entretien de 2010 réalisé par Isidro López, Agustín García Calvo déclarait : « Durant les années de mon agréable exil à Paris, de 1969 à 1976, je publiai chez Ruedo Ibérico des apophtegmes contre le marxisme où sont dénoncées les croyances propagées par le Parti communiste et par d’autres, qui, très tôt, m’avaient dérangé et contre lesquelles il fallait lutter. J’ai pris plaisir ensuite à m’appuyer de temps à autre sur les découvertes de Marx lui-même, comme la vente de la force de travail, une notion que j’ai tenté de développer par d’autres voies ». En mai 1970, avant la fin de la première année d’exil d’Agustín, les éditions Ruedo Ibérico éditaient en effet, très discrètement et sans indication d’auteur, une brochure intitulée Apophtegmes à propos du marxisme à l’occasion de la commémoration de la naissance de Karl Marx. L’intention qui guidait Agustín n’était pas d’effectuer une critique de l’œuvre de Marx, riche en contributions, et de participer ainsi, du simple fait de la faire, au renforcement de l’Ordre établi, mais de dévoiler comment sa vulgarisation sous la forme de marxisme avait dégénéré en un credo, un système de dogmes « inerte et réactionnaire ». C’est précisément pour cela, pour discourir « sur le marxisme qui a fini par faire partie de l’idéologie dominante », que les éditions Ruedo Ibérico décidèrent de publier de nouveau les Apophtegmes dans le numéro 55-57 de leur revue Cuadernos, correspondant à la période de janvier-juin 1977 et consacré à Bakounine, Marx, en marge de la polémique. Dans cet écrit, Agustín souhaitait se consacrer à l’« obscur labeur de tuer ce qui est mort », victime des « germes létaux de l’idéologie et de la doctrine », en parlant « des poids morts du marxisme », de son fardeau, et non de sa force subversive et libératrice, particulièrement celle qui était sous-jacente dans ses développements de concepts comme Travail, Argent et Capital. Il est curieux que García Calvo n’ait jamais été taxé de marxiste, alors que, pour bien moins, certains ont tenté de l’intégrer à la pensée dominante comme post-structuraliste, en lui attribuant une filiation avec des auteurs comme Nietzsche, dont il nia toujours l’influence, et en lui cherchant des similitudes avec Deleuze et Foucault. À première vue, pour comprendre le lien entre Agustín et Marx, il conviendrait de faire appel à son traitement critique de la notion de Réalité, mot qui, en tant qu’idée – représentation au service du Pouvoir – s’écrit toujours chez lui avec une majuscule.
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Internationale négative, « Critique de l’économie politique du virus » (suivi de « La prophétie autoréalisatrice » de Fabio Vighi)

Nous avons reçu ce texte pour publication, d’une « Internationale négative » inconnue de nous, accompagné d’un petit mot où les auteurs nous disaient l’avoir « écrit en espagnol et en français, après nous être réunis cet été, ainsi que l’été dernier, après avoir parlé nuit et jour pendant des semaines, discuté à bâtons rompus sur ce qui nous arrive depuis deux ans, sur ce que nous subissons et contre quoi nous tentons de lutter depuis bien plus longtemps encore, après nous être engueulés, avoir lu et relu des textes ensemble pour tâcher d’y voir plus clair, après nous être mêlés à la colère ambiante et après, finalement, avoir lu un article d’un certain Fabio Vighi qui, loin d’être dénué d’intérêt, car rares sont ceux qui se sont aventurés à essayer de dire quelque chose ces derniers temps, a suscité l’envie de dialoguer avec lui, d’approfondir quelques-unes de ses intuitions, de formuler nos désaccords sur certains points, mais aussi d’écrire ce que nous avons sur le cœur. »

Si nous étions un peu perplexes en commençant la lecture de cette Critique de l’économie politique du virus (toutes ces majuscules, ces concepts hypostasiés, ces passages abstrus, ce style aride etc.) et bien que nous ne disposions pas de tous les outils et informations nécessaires pour comprendre et discuter tous les arguments et critiques concernant, entre autres, la sphère économique, nous avons considéré qu’ils étaient assez travaillés, argumentés et souvent novateurs pour mériter d’être proposés au débat public. L’opposition entre « santé concrète et santé abstraite », la dénonciation d’un « ordre automatique, impersonnel et abstractif » et « de systèmes de revenu de base et de notation ou crédit social » nous ont paru pertinents.

Quant aux développements de la seconde partie sur le « changement de paradigme » d’un capitalisme à bout de souffle, conduisant à l’intronisation de l’information comme « nouvelle marchandise reine » et de l’homme comme « individu perpétuellement connecté et monitorisable, nouveau serf de la glèbe digitale », et sur la domination comme volonté de « s’emparer de la totalité même du vivant et de sa parole », ils recoupent en grande partie nos propres positions sur la numérisation du monde. 

Nous savons bien sous quels qualificatifs ces thèses et celles de Fabio Vighi qui les ont inspirées seront automatiquement qualifiées : les accusations de « conspirationnisme » ou de « théorie du complot » sont bien utiles pour discréditer sans les examiner toutes critiques courageuses et perturbantes. D’un autre côté, nous préférerions qu’ils fassent fausse route, car s’il est vrai que « le marché boursier ne s’est pas effondré en mars 2020 parce qu’il a fallu imposer des confinements ; au contraire, il a fallu imposer des confinements parce que les marchés financiers s’effondraient », ceux pour qui l’idée de liberté humaine revêt encore quelque sens ont de gros soucis à se faire pour leur avenir proche.

Nos lecteurs qui voudraient discuter sérieusement de ce texte pourront écrire directement à ses auteurs à cette adresse : intneg@riseup.net
La version espagnole est en ligne ici :
https://www.politicayletras.es/critica-de-la-economia-politica-del-virus/.

Des amis de Bartleby

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