Nicolas Gey, « Subsister »

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Nicolas Gey
Subsister
L’Inventaire, automne 2022

Merci à Amélie, à qui
cette réflexion doit beaucoup.

Comme Aurélien Berlan le confie au lecteur, son dernier ouvrage, intitulé Terre et Liberté, est né d’une dizaine d’années de lectures, d’analyses et d’expériences (personnelles et collectives) touchant aux relations périlleuses qu’entretiennent quête d’autonomie et fantasme de délivrance. La réflexion, méticuleuse et claire, possède en outre le mérite de ne pas éluder la question de l’énergie dont tout effort d’autonomie dépend effectivement. Une fois ramenée dans le giron de la politique, la question de l’énergie rappelle que nous ne pouvons nous contenter d’espérer une juste redistribution des fruits de la croissance industrielle (qui, comme l’avait compris Ivan Illich, concentre par essence le pouvoir) : il faudrait, ici et maintenant, distribuer plus équitablement les ressources naturelles et le travail, travail entendu au sens physique de dépense utile d’énergie.

On regrettera toutefois que l’analyse s’arrête en chemin, dans son dernier tiers, lorsqu’elle délaisse subrepticement le postulat matérialiste sur lequel elle entendait se fonder. À mesure que la réflexion sur l’autonomie prend un tour plus idéel, le propos se fait plus volontariste, sinon incantatoire. Ainsi, lorsqu’elle s’applique à distinguer entre une conception survivaliste de la situation socio-économique et une conception moins libérale, qualifiée de « subsistantialiste », cette réflexion sacrifie finalement à l’impératif militant qui enjoint à chacun de conclure toute prise de position sur une note positive :

Dès lors que l’on adopte la perspective de la subsistance, écrit Aurélien Berlan, l’hypothèse que le supermarché global s’effondre perd sa dimension apocalyptique : ce ne sera pas la fin du monde, mais seulement la fin d’un monde, celui que les puissants ont construit dans leur propre intérêt. (1)

Qui doit-il subsister ? (suite…)

Aurélien Berlan, « Terre et Liberté » (conclusion)

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Aurélien Berlan
Terre et Liberté
(conclusion)

Je suis, bien sûr, loin d’être le premier à penser que le désastre socio-écologique en cours implique de remettre en question notre conception de la liberté et le mode de vie industriel dans lequel elle s’est cristallisée. Cette intuition a été au cœur de la pensée de certains précurseurs de l’écologie politique, comme Bernard Charbonneau et Ivan Illich ; en amont, elle traverse aussi les traditions de pensée socialiste et libertaire (1). Mais quand elle est reprise aujourd’hui, c’est en général pour proposer des remises à jour superficielles, quand elles ne sont pas factices. Soit elles invitent à compléter l’édifice branlant de la démocratie représentative, identifiée à la liberté, par de nouvelles institutions censées en corriger les biais court-termistes, anthropocentristes et nationaux : une « Assemblée du long terme » ou « de la Nature et des vivants », un « Parlement des choses » ou une « gouvernance mondiale », c’est-à-dire de nouvelles couches de bureaucratie qui, comme les précédentes, seront au service du maintien de l’ordre établi (2). Soit elles servent à discréditer les remises en question radicales de notre mode de vie et détourner ainsi la critique de la troïka institutionnelle qui a promu notre manière destructrice d’habiter la Terre : le capital, l’État et la technoscience, dont la synergie définit et gouverne le monde industriel (3).

Dans les deux cas, on accepte au fond le grand récit du Progrès qui présente le mode de vie occidental(isé) comme le summum de la liberté. Pourtant, il y a de bonnes raisons de le remettre en cause. Car si la liberté renvoie logiquement et historiquement, même dans la pensée occidentale, à un idéal politique d’absence de domination, c’est-à-dire d’égalité, c’est l’inverse qu’il y a derrière l’idée de liberté moderne : une conception individuelle et même solipsiste qui, en définissant la liberté par l’élargissement des possibles et la délivrance à l’égard des nécessités de la vie, l’a associée à l’accroissement de la puissance, l’a fait reposer sur des formes de servitude plus ou moins déguisées et, au final, a scellé la dépendance des populations délivrées à l’égard des organisations qui se chargent de leur vie quotidienne. Affirmer que le développement industriel est émancipateur, c’est se payer de mots. Comme la technologie à laquelle il est lié, l’industrie « permet […], mais, en soi, elle ne “libère” nullement » (4) : elle n’abolit pas les rapports de domination, elle permet juste de ne plus avoir à faire certaines choses et, en outre, elle permet d’en faire d’autres, c’est-à-dire qu’elle étend nos capacités d’action et, plus encore, celles des puissants qui nous gouvernent. Elle n’apporte pas la liberté, mais tout au plus le confort dans la soumission au système.

(suite…)

Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. (suite…)

Quentin Bérard, « L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique »

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Quentin Bérard
L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique

(Reprise étoffée d’une présentation, raccourcie faute de temps, du livre « Éléments d’écologie politique – Pour une refondation » lors d’une rencontre de l’association Technologos le jeudi 10 février 2022.)

Mis en ligne sur le site Lieux communs le 10 avril 2022

L’objectif du livre Eléments d’écologie politique est double : d’une part tenter de s’opposer aux idéologies, aux mythes, aux éléments religieux qui polluent les courants de l’écologie politique et empêchent toute réflexion. Il s’agit donc d’une auto-critique car derrière les dérives actuelles les plus visibles et risibles aujourd’hui de « notre camp », doivent aussi être remis en cause certains fondements intellectuels et politiques peu discutés, et notamment un indécrottable ancrage « à gauche » sinon l’extrême gauche. Second objectif : avancer des notions connues mais délaissées, esquisser quelques pistes là encore déjà entrevues mais trop peu considérées et bien sûr ouvrir des questions, pas forcément nouvelles, mais primordiales. Enfin, on peut aussi voir cet ensemble de textes comme une tentative d’aborder la question de l’écologie politique à partir de l’œuvre de Cornelius Castoriadis, et qui pourrait la renouveler.
L’abord de l’ensemble peut être déroutant parce que le ton n’est pas du tout polémique : il n’y a pas de réfutation à proprement parler, il y a une sorte de réfutation par le fait, en posant immédiatement d’autres repères. Ensuite, comme il s’agit d’une synthèse pluridisciplinaire, cela peut paraître un peu dépaysant, d’autant que le style est plutôt abordable pour un propos plutôt dense. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? »

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Cornelius Castoriadis
Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ?

Mis en ligne par le collectif Lieux communs
avec ce chapeau :

Texte de Cornelius Castoriadis publié sous une forme quelque peu abrégée dans Le Monde du 26 février 1983 et intégralement dans Europe en formation, n° 252, avril-juin 1983. [Repris aujourd’hui dans Domaines de l’homme. Les carrfours du labyrinthe 2, 1986, Seuil 1999, pp. 105 – 111 ainsi que dans Guerre et théories de la guerre, Sandre 2016, pp. 575 – 580.] [Toutes les notes ont été rajoutées par nous, LC, et mises entre crochets.]

« L’homme naît libre, et il est partout dans les fers », écrivait Rousseau. Non : aucune loi naturelle ou disposition divine ne fait naître l’homme libre (ou pas libre). Mais, s’il est en effet presque partout dans les fers, c’est qu’il naît au milieu de fers prêts à l’accueillir — et qui le rendent tel qu’il ne demande qu’à les accepter. Fers surtout immatériels, et qui ne sont pas seulement et pas tellement ceux forgés par la domination d’un groupe social particulier. Aucun groupe ne saurait maintenir vingt-quatre heures sa domination sur une société dont la grande majorité ne l’accepterait pas.
Cette domination est celle de l’institution chaque fois établie : de la loi donnée, des significations et des représentations instituées et sanctionnées. Les plus « égalitaires » des sauvages sont tout autant, sinon plus, aliénés, à savoir hétéronomes, que les esclaves à Rome ou les serfs médiévaux. Ni les uns ni les autres ne peuvent penser que l’institution sociale pourrait être mise en question et changée. Presque partout, presque toujours, les humains socialisés — et, sans cette socialisation, ils ne seraient pas des humains — n’ont pu exister qu’en intériorisant pleinement l’institution, c’est-à-dire en s’y asservissant complètement. Ce qui entraîne aussi que les institutions des autres sont nécessairement inférieures, étranges, monstrueuses, diaboliques.

(suite…)

Sébastien Navarro, « Pour une autonomie à échelle humaine » (à propos de « Terre et Liberté » d’Aurélien Berlan)

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Sébastien Navarro
Pour une autonomie à échelle humaine

Mis en ligne le 14 février 2021 sur le site A contretemps

 Aurélien Berlan
Terre et Liberté
La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance
La Lenteur, 2021, 224 p. 

L’hiver 2019-2020 fut l’un des plus doux depuis un siècle : un excédent de température de 2,7° a été enregistré par rapport à la moyenne des vingt dernières années. Pour des lambda urbanisés jusqu’à la moelle, ces quelques degrés supplémentaires ne signifient pas grand-chose. Pour ce producteur d’abricots situé près de Thuir (Pyrénées-Orientales) il a eu pour conséquence un effondrement sans précédent de sa récolte : de 90 tonnes annuelles, il est tombé à 3 tonnes de fruits. Du jamais-vu en presque cinquante ans d’exploitation. Comme le froid n’a pas été au rendez-vous, les abricotiers ne se sont pas suffisamment mis au repos. Le printemps venu, les quelques fruits apparus sur les branches sont quasiment tous tombés à terre. Le paysan sourit, fataliste. Il regarde ce verger qu’il tient de son père, écarte les bras et se dit que bientôt il faudra peut-être tout arracher. L’année d’après, c’est un apiculteur du Vallespir qui confie son désarroi derrière son stand de miel aux bocaux clairsemés. Jamais printemps ne fut aussi sec. Résultat : pour si peu de floraisons, les abeilles ne sont pas sorties. Sa récolte de miel a été rachitique. Lui aussi n’avait jamais vu ça. 

Ces deux hommes sont aux avant-postes de la catastrophe écologique en train de se déployer. Les indices du déraillement climatique sont déjà là, tantôt anecdotiques, tantôt dramatiques. Face à cette situation, tout à la fois incommensurable et inédite, la plupart d’entre nous restons sur les franges d’une certaine sidération. Nous avons beau avoir identifié le principal moteur à l’origine de la dévastation en cours – cette dynamique économique, prédatrice et accumulative, déployée sur l’ensemble de la planète –, les prises laissées à portée de main pour tenter d’infléchir le cours des événements semblent dérisoires. On serait pourtant en droit de penser que n’importe quelle créature sociale dotée d’un minimum de sens de la conservation mette tout en oeuvre pour bloquer la méga-machine en train de réduire en lambeaux son biotope. Or, pour ne parler que de nos latitudes occidentales, rien de tout cela ne se passe.  (suite…)

Cornelius Castoriadis, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

 

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Cornelius Castoriadis
(1922-1997)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 25 janvier 2021

On entend gronder Cornelius Castoriadis :

« Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche (…) Or cela, évidemment, c’est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est l’imaginaire de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote : une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre… c’est cela qu’il faut détruire. » (Cf. Post-scriptum sur l’insignifiance)

C’était en 1996, quelques mois avant la mort de cet intellectuel au savoir encyclopédique, philosophe, mathématicien, historien, économiste, psychanalyste. Un intellectuel militant qui a théorisé jusqu’à son dernier souffle la transformation révolutionnaire de la société. Au fil d’une odyssée dans les courants d’extrême gauche, faite d’engagements, de ruptures et de révisions, qui donnent à son œuvre sa dimension buissonnante.

Théoricien politique, Castoriadis le devient très jeune. Né à Constantinople en 1922, il arrive à Athènes à l’âge de trois mois, sa famille ayant fui la mainmise turque sur l’Asie mineure, où se trouve alors l’armée grecque. Le jeune Castoriadis passe son enfance dans une Athènes encore limpide et indemne du trafic automobile. Le paysage radieux et la sociabilité ordinaire imprègnent l’enfant d’un attachement sensuel à la vie. Pour le reste, une excellente éducation bourgeoise comme on en souhaite à tous les enfants de prolétaires : sa mère, douée pour le piano, lui transmet son amour de la musique ; son père, francophile, anticlérical, antiroyaliste, lui fait très tôt réciter les grands poèmes de la langue française et le texte de L’Apologie de Socrate, par Platon. Entre 12 et 14 ans, sa gouvernante lui fait découvrir les philosophes (Platon, Spinoza, Kant). Lejeune bourgeois plonge dans Marx, avant même de débuter ses études. Encore au lycée, en 1937, il adhère aux Jeunesses communistes grecques. La Grèce subit la dictature de Ioannis Metaxas, allié naturel de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Inscrit à la faculté en droit, sciences économiques et politiques, Castoriadis est arrêté en 1939, mais vite relâché. Il rompt avec le Parti communiste qui, face à l’occupant allemand, défend une « ligne chauvine ». Le jeune « internationaliste » (plutôt antinationaliste) s’en sépare avec d’autres étudiants pour créer une organisation clandestine. Face au PC qui recrute en masse, à la faveur de la lutte contre l’occupant, Castoriadis s’engage dans l’aile la plus à gauche du parti trotskiste grec, sous la houlette du charismatique Spiros Stinas, décrit dans ses mémoires comme un héros et saint laïc, persécuté presque toute sa vie. Jusqu’à la fin 1945, notre auteur milite dans cette organisation, pris entre le marteau du stalinisme et l’enclume du fascisme. C’est alors qu’il se présente à un concours de l’école française d’Athènes pour des bourses d’études supérieures post-doctorales en France. Il bénéficie ainsi d’une aide pour effectuer une thèse de philosophie. Avec d’autres étudiants, il est exfiltré en bateau en décembre 1945, et rejoint Paris via l’Italie et la Suisse. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « L’individu privatisé »

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Cornelius Castoriadis
L’individu privatisé

Publié dans Le Monde diplomatique de février 1997

 

La philosophie n’est pas philosophie si elle n’exprime pas une pensée autonome. Que signifie « autonome » ? Cela veut dire autosnomos, « qui se donne à soi-même sa loi ». En philosophie, c’est clair : se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions et qu’on n’accepte aucune autorité. Pas même l’autorité de sa propre pensée antérieure.

C’est là d’ailleurs que le bât blesse un peu, parce que les philosophes, presque toujours, construisent des systèmes fermés comme des œufs (voir Spinoza, voir surtout Hegel, et même quelque peu Aristote), ou restent attachés à certaines formes qu’ils ont créées et n’arrivent pas à les remettre en question. Il y a peu d’exemples du contraire. Platon en est un. Freud en est un autre dans le domaine de la psychanalyse, bien qu’il n’ait pas été philosophe.

L’autonomie, dans le domaine de la pensée, c’est l’interrogation illimitée ; qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause. Cette interrogation n’est pas une interrogation vide ; une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu’on ait posé comme provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un simple point d’interrogation, et pas une interrogation philosophique. L’interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à partir desquels elle a été articulée.

(suite…)

Enrique Escobar, Castoriadis et Ellul

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Enrique Escobar
Castoriadis et Ellul

(Extraits de la préface à 
Cornelius Castoriadis. Écologie et politique,
suivis de quelques lettres)

[…] Nous aurions aimé consacrer un chapitre substantiel dans ce volume aux rapports entre Cornelius Castoriadis et Jacques Ellul, par le biais surtout de leur correspondance. Nous avons dû nous contenter finalement d’en publier un bref échantillon, trop de documents manquant pour l’instant. Le traitement du thème de la technique chez les deux auteurs – les proximités et les divergences – fournit néanmoins une bonne introduction à ceux de notre première partie, « Écologie et politique » (1). Les rapports entre Castoriadis et Ellul, rapports parfois directs mais surtout indirects, par lectures interposées, se sont étendus sur des décennies (2). Ils ont abouti à une proximité considérable – qui était là dès le départ, à certains égards – sur des points importants, qu’il s’agisse de la question de la technique ou de celle du totalitarisme. Mais s’il y a bien proximité, les différences d’approche, voire les divergences, sont suffisamment intéressantes pour que quelques commentaires ne soient pas superflus.

La question des influences laisse un peu perplexe le lecteur qui se plonge non seulement dans les échanges épistolaires mais aussi dans les textes. Ellul parle bien dans ses lettres du rôle qu’aurait joué pour lui la lecture de S. ou B. (« moi aussi j’ai été frappé par notre rencontre (qui date pour moi de Socialisme ou Barbarie) » (3). Mais que cette lecture ait laissé des traces très fortes à cette époque, il est permis d’en douter, si l’on lit attentivement ce qu’écrit Ellul dans les années cinquante et que parfois Castoriadis n’aurait sans doute pas signé.

À quel point La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) est un livre remarquable (4), le lecteur d’aujourd’hui est plus à même que celui d’alors de s’en apercevoir (encore que le silence obstiné pendant si longtemps sur l’ouvrage en dise long sur la période). Quel que soit le travail fourni pour tirer tout ce qui pouvait l’être de la documentation de l’époque – et pour qui connaît un peu l’« état de la question » au début des années 50, qu’il s’agisse d’organisation ou de technique au sens étroit, il est évident que ce travail a été considérable (5) –, ce n’est certainement pas d’un point de vue systématique ou « sociologique » qu’on peut parler de réussite. il y a sans doute trop de raccourcis ou d’extrapolations abusives dans l’ouvrage. Mais il y a là, oui, l’œuvre d’un visionnaire : les (véritables) « preuves » de ce qu’il avançait, celles que le « scientifique » aurait cherchées, n’existaient pas alors ; mais ce qu’il avançait est bien souvent là, maintenant, sous nos yeux. Ajoutons qu’on y trouve une intuition essentielle – même si, bien entendu, l’on peut mettre des bémols, tenir compte des retards ou des inversions de tendance en ce qui concerne la réalisation concrète de la chose, du point de vue sociologique et historique : de plus en plus, les organes de gouvernement sont transformés par les moyens (les « techniques ») qu’ils utilisent – question dont l’importance politique est capitale.

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Claude Helbling et Olivier Fressard, « Castoriadis vs Heidegger » (1)

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Claude Helbling et Olivier Fressard

Castoriadis contra Heidegger (1)

Mis en ligne par Lieux communs le 26 novembre 2020

« C’est l’activité humaine qui a engendré l’exigence d’une vérité brisant les murs des représentations de la tribu chaque fois instituées » (1)

Cornelius Castoriadis est né le 11 mars 1922 à Constantinople. Il grandit à Athènes et y fait des études de droit, d’économie et de philosophie. Précocement engagé en politique, il adhère en 1937 à l’organisation illégale des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxás, puis, en 1942, à une organisation trotskiste. En décembre 1945, bénéficiaire d’une bourse française, il embarque, avec 125 compatriotes, à bord du navire Mataroa pour Paris. En 1946, il fonde avec Claude Lefort une tendance de gauche du PCI, qui rompt avec le trotskisme en 1948, pour se constituer en groupe autonome sous le nom de Socialisme ou Barbarie, éponyme d’une revue qui paraît de 1949 jusqu’à 1965. Castoriadis, qui ne sera naturalisé français qu’en 1970, y écrit alors sous divers pseudonymes. Le groupe se dissout en 1967. Par ailleurs, Castoriadis sera économiste à l’OECE de 1948 à 1960, puis à l’OCDE de 1960 à 1970, et trois ans après sa démission de l’OCDE, sitôt sa naturalisation obtenue, deviendra psychanalyste à partir de 1973. Élu directeur d’études à l’EHESS en 1979, il y tient des séminaires de 1980 à 1995, sous le thème général : « Institution de la société et création historique ». Il est décédé à Paris le 26 décembre 1997 à l’âge de 75 ans.

La pensée de Castoriadis se présente sous deux aspects principaux étroitement solidaires, l’un politique, l’autre philosophique. Il décrit son itinéraire intellectuel de la manière suivante : « J’ai été subjugué par la philosophie dès que je l’ai connue, à treize ans. […]. Puis, en même temps que Marx, étaient venus Kant, Platon, Cohen, Natorp, Rickert, Lask, Husserl, Aristote, Hegel, Max Weber, à peu près dans cet ordre. Depuis, je n’ai jamais cessé de m’en préoccuper. Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. Mais, dès 1942, la politique s’était avérée trop absorbante et j’ai toujours voulu mener l’activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C’est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu’apparaissent dans mes écrits l’autonomie, la créativité des masses, ce que j’aurais appelé aujourd’hui l’irruption de l’imaginaire instituant dans et par l’activité d’un collectif anonyme. […] C’est à partir d’une réflexion sur l’économie contemporaine, d’une critique immanente de son économie et de sa vue de la société et de l’histoire, non pas comme métaphysicien, que Marx est critiqué, puis mis à distance. Et c’est à partir d’une réflexion sur l’histoire et des diverses formes de société que son système est finalement rejeté, et l’idée de l’institution imaginaire de la société atteinte. Alors seulement […] la jonction s’opère avec la philosophie proprement dite et son histoire, l’appartenance de Marx à la métaphysique rationaliste est décrite, certaines prémices de l’idée d’imagination dans l’idéalisme allemand sont retrouvées. […]. Ce n’est qu’après […] l’arrêt de la publication de Socialisme ou Barbarie, que le travail philosophique commence à absorber la meilleure partie de mon temps libre […]. Mais ce travail est tout autant, sinon davantage, préoccupation avec les présupposés, les implications, le sens philosophique des sciences, de la psychanalyse, de la société et de l’histoire, que réflexion sur les grands textes du passé. » (2) Au plan politique, Castoriadis se préoccupe d’élucider et de préciser les conditions de possibilité de ce qu’il nomme « le projet d’autonomie » collective et individuelle. Au plan philosophique, il développe une ontologie du mode d’être propre au social-historique, qui est, pour lui, paradigme de l’ensemble des questions philosophiques, celles du temps présent comme celles héritées de la tradition. On ne pourrait mieux résumer la pensée et l’action de Castoriadis qu’en rappelant ce qu’il écrivait dans l’important article récapitulatif intitulé « Fait et à faire » (3) : (suite…)

Édouard Schaelchli, « De la violence en politique »

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Édouard Schaelchli

De la violence en politique
(inédit)

Le grand danger pour l’existence même du politique,
ce n’est pas que les hommes rivalisent pour prendre le pouvoir,
c’est qu’ils n’en veuillent pas.
Baudrillard.

Le mouvement dit « des gilets jaunes » – devenu au fil des semaines cette « crise » qu’on essaie en vain de circonscrire à un domaine précis qui serait celui dans lequel, dans la mesure même où ce mouvement aurait une authentique légitimité politique, pourrait être trouvée, à défaut de solution, à tout le moins une réponse, elle aussi à la fois légitime et politique –, aura eu (outre celui d’avoir décisivement brisé la glace du miroir de la représentation) l’effet éminemment positif de nous obliger à penser ou repenser la question de la violence. On se propose ici de poser celle-ci à la lumière des analyses de Jacques Ellul, telles qu’on les trouve exposées dans L’Illusion politique, publié en 1965 et devenu un classique des sciences politiques, qu’on peut s’étonner de voir si peu sollicité au cours du débat actuel.

Rappelons d’abord le principe, une des idées majeures du livre, de « l’autonomie du politique » qui « se caractérise essentiellement, comme l’a dit Max Weber, par le fait que la loi particulière de l’État moderne, c’est la violence ». En vertu de ce principe, il est complètement vain de projeter sur une action ou sur un mouvement politique quelque valeur morale ou spirituelle que ce soit, laquelle, par définition, se fonderait sur un déni de réalité, le déni de cette réalité qu’il ne saurait y avoir de politique au sens moderne du mot sans cette part d’autonomie inséparable de l’impératif d’efficacité auquel se trouve soumise, en société technicienne, toute forme d’action sociale ou publique. Qu’il s’agisse de l’action de l’État ou d’une action de contestation de l’ordre social ou politique, la règle fondamentale, la loi, c’est d’atteindre l’objectif visé, par tous les moyens. Tout le reste est idéalisme.
Ce principe suffit à expliquer pourquoi les Gilets jaunes ont eu raison de recourir à la violence (en bloquant les routes, en s’attaquant aux lieux symboliques de l’économie et du pouvoir, voire en brûlant des kiosques à journaux et en brisant des vitrines de magasins ou des grilles de préfecture). Non pas parce qu’ils n’auraient rien obtenu sans cela, mais parce qu’en le faisant, ils exprimaient réellement leur profonde opposition à un système qui repose entièrement sur la libre circulation et l’échange généralisé. Ils ont eu raison de se mettre d’emblée sur ce terrain où l’État a normalement le monopole, et c’est bien en ce sens qu’ils manifestaient qu’ils étaient le peuple, le souverain, seul détenteur légitime du pouvoir en société démocratique. Ils n’avaient nullement raison d’un point de vue moral ou spirituel, et ils n’avaient pas le droit de commettre de telles actions. Seulement, en transgressant les limites prévues par la loi pour l’expression de la volonté collective, ils ont, bien mieux que par un défilé bien encadré par la police et les services d’ordre patentés, manifesté un désir de changement radical. Et la preuve qu’ils ont eu raison de le faire, c’est que, très vite, ils ont obtenu de la part de l’État une double réponse, parfaitement adaptée : la répression et la réprobation médiatisée d’un côté ; une batterie de mesures parfaitement démagogiques, en contradiction parfaite avec les principes sur lesquels se fonde toute l’action du gouvernement.

(suite…)

Lieux communs, « Décroissance et démocratie »

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Collectif Lieux communs

Décroissance et démocratie

Article paru dans le mensuel La Décroissance du mois de juin 2016, sous le titre « La liberté et l’égalité exigent d’affronter la finitude », et sur le site de Lieux communs. (Les passages qui ont dû être supprimés lors de l’édition sont placés ici entre crochets.)

« Nous voulons œuvrer pour une auto-transformation radicale de la société et l’instauration d’une démocratie directe capable d’établir l’égalité des revenus pour tous et de provoquer une redéfinition collective des besoins. Nous y voyons un début de solutions aux problèmes politiques, économiques et écologiques qui ravagent notre époque. » C’est par ces mots que se présente Lieux communs. Un tel programme, influencé par la pensée de Cornelius Castoriadis, a de quoi stimuler la réflexion de tous ceux qui veulent articuler décroissance et démocratie réelle.

Pourriez-vous revenir sur votre conception de la décroissance, et sur cette phrase que vous empruntez à Castoriadis : la condition de l’autonomie, c’est l’autolimitation ? [Se modérer, partager des ressources qui se raréfient, abandonner la course à la puissance, n’est-ce pas là une forme d’austérité révolutionnaire, comparable à celle que prônait Enrico Berlinguer par exemple ?]

[Plus que jamais, la langue est piégée, et le terme décroissance est victime de son succès. Il a été souvent critiqué, à tort ou à raison, mais pour nous, il demeure malheureusement dans le registre de l’économisme. Cette idéologie est commune aux positions capitalistes et anticapitalistes pour qui tout est économique – et laissent la politique aux mains des psychopathes.] Nous préférons alors parler de « redéfinition collective des besoins », et son cortège de questions fertiles : Qui redéfinit ? Comment ? Pour quoi ? et quels besoins ? Et en fonction de quoi ? Elles impliquent d’emblée la démocratie directe.

Tout cela se rapporte pour nous à la notion d’autonomie, [terme lui aussi largement piégé]. Nous l’entendons dans le sens de Cornelius Castoriadis ; la capacité individuelle et collective à inventer, à proposer, à instituer, à tenir et à changer nos valeurs, nos principes, nos règles, nos lois, donc, forcément, nos limites. Et pas celles de Dieu, de la Nature ou de la Science ; les nôtres. Ce projet d’autonomie, qui vise l’émancipation a couru pendant quatre ou cinq siècles en Occident. Il dépasse donc largement la question « écologique » mais l’inclut entièrement : l’humanité, [dans sa folie congénitale,] rencontre les limites bio-physiques de la planète, il est plus que jamais question d’auto-limitation ! Ce n’est pas ce que l’on voit, et on peut craindre le retour de mécanismes naturels de régulation des populations et des espèces à l’œuvre dans le monde biologique : la famine, les épidémies, la violence. (suite…)

Castoriadis et l’idée de liberté

Cornelius Castoriadis

(extrait d’un entretien radio de 1996)

 On est entrés dans une époque d’illimitation dans tous les domaines, et c’est en cela que nous avons le désir d’infini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi – et c’est un très grand thème – apprendre à s’autolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Égée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote – une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre –, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire-là. La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens :
« Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le grand problème de la démocratie et de l’individualisme.