Jérôme Baschet, « L’inacceptable inacceptable »

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Jérôme Baschet
L’inacceptable inacceptable

Mis en ligne par A Contretemps le 30 mai 2022

■ Conduit par Gaëlle Vicherd, Jean-Marc Cerino et Philippe Roux pour la revue De(s)générations, cet important entretien avec Jérôme Baschet a été publié en deux parties – sous le titre « Pour rendre l’inacceptable inacceptable » – dans ses livraisons d’octobre 2021 (n° 34, « Matières finies, coopérations infinies ») et de décembre 2021 (n° 35, « Attaquer l’attaque »).

Tu parles de la nécessité, entre autres dans Défaire la tyrannie du présent [1], de se « débarrasser » des mythologies progressistes. Tu mets en question un paradigme progressiste révolutionnaire qui serait celui du Grand Soir ou, comme le nomme Frédéric Lordon, le « point L » (comme Lénine). Pourtant, si je t’ai bien lu, il ne me semble pas que tu sois totalement opposé à l’événement révolutionnaire car tu apportes une nuance dans Basculements : « Il faudrait plutôt concevoir un processus qui commence dès maintenant, sans pour autant exclure des épisodes d’intensification de l’affrontement avec le monde de l’économie [2]. » Tu critiques la stratégie du Grand Soir tout en proposant d’autres notions qui n’excluent pas fondamentalement celle-ci. Pourrais-tu ici revenir sur la manière dont ces deux tendances pourraient s’articuler de manière fructueuse ? Y a-t-il réellement incompatibilité ? Ces deux stratégies ne peuvent-elles pas exister comme deux régimes de temporalité concomitants ?

J’aimerais tenter d’écarter un possible malentendu. Je fais en effet la critique de l’imaginaire du Grand Soir, tel que Frédéric Lordon l’a récemment revendiqué. Mais l’hypothèse stratégique proposée dans Basculements – et, précédemment, dans Une juste colère [3] – n’exclut pas du tout une dynamique de soulèvements et d’affrontements avec le monde de l’Économie et les forces qui le défendent. Plus précisément, et je vais y revenir, cette hypothèse stratégique repose sur la combinaison entre la multiplication de ce que j’appelle des espaces libérés et une intensification des dynamiques de blocage dans toutes les dimensions que ce terme peut recouvrir, jusqu’à la propagation de soulèvements populaires, ainsi qu’on l’a vu avec les Gilets jaunes et la séquence insurrectionnelle planétaire de l’année 2019.
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Miguel Amorós, « Le fardeau réaliste »

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Miguel Amorós

Le fardeau réaliste 

Commentaires inspirés par la lecture du livre d’Agustín García Calvo,
Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, Albi, 2022.

Dans un entretien de 2010 réalisé par Isidro López, Agustín García Calvo déclarait : « Durant les années de mon agréable exil à Paris, de 1969 à 1976, je publiai chez Ruedo Ibérico des apophtegmes contre le marxisme où sont dénoncées les croyances propagées par le Parti communiste et par d’autres, qui, très tôt, m’avaient dérangé et contre lesquelles il fallait lutter. J’ai pris plaisir ensuite à m’appuyer de temps à autre sur les découvertes de Marx lui-même, comme la vente de la force de travail, une notion que j’ai tenté de développer par d’autres voies ». En mai 1970, avant la fin de la première année d’exil d’Agustín, les éditions Ruedo Ibérico éditaient en effet, très discrètement et sans indication d’auteur, une brochure intitulée Apophtegmes à propos du marxisme à l’occasion de la commémoration de la naissance de Karl Marx. L’intention qui guidait Agustín n’était pas d’effectuer une critique de l’œuvre de Marx, riche en contributions, et de participer ainsi, du simple fait de la faire, au renforcement de l’Ordre établi, mais de dévoiler comment sa vulgarisation sous la forme de marxisme avait dégénéré en un credo, un système de dogmes « inerte et réactionnaire ». C’est précisément pour cela, pour discourir « sur le marxisme qui a fini par faire partie de l’idéologie dominante », que les éditions Ruedo Ibérico décidèrent de publier de nouveau les Apophtegmes dans le numéro 55-57 de leur revue Cuadernos, correspondant à la période de janvier-juin 1977 et consacré à Bakounine, Marx, en marge de la polémique. Dans cet écrit, Agustín souhaitait se consacrer à l’« obscur labeur de tuer ce qui est mort », victime des « germes létaux de l’idéologie et de la doctrine », en parlant « des poids morts du marxisme », de son fardeau, et non de sa force subversive et libératrice, particulièrement celle qui était sous-jacente dans ses développements de concepts comme Travail, Argent et Capital. Il est curieux que García Calvo n’ait jamais été taxé de marxiste, alors que, pour bien moins, certains ont tenté de l’intégrer à la pensée dominante comme post-structuraliste, en lui attribuant une filiation avec des auteurs comme Nietzsche, dont il nia toujours l’influence, et en lui cherchant des similitudes avec Deleuze et Foucault. À première vue, pour comprendre le lien entre Agustín et Marx, il conviendrait de faire appel à son traitement critique de la notion de Réalité, mot qui, en tant qu’idée – représentation au service du Pouvoir – s’écrit toujours chez lui avec une majuscule.
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Agustín García Calvo, « Et le verbe se fit chair »

 

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Agustín García Calvo

Et le verbe se fit chair

(Publié le 24 décembre 1988 dans Diario 16.
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez,
en collaboration avec Marjolaine François.)

 

Chaque fois que cela se répète, année après année, siècle après siècle (et « cela », ce sont ces mots et le fait qu’ils relatent), la merveille de ce mysterium simplicitatis, résonnant de nouveau et se produisant sans fin, grandit et grandit la merveille qu’on ne le comprenne pas. « Et la lumière luit dans les ténèbres ; et les ténèbres ne l’ont pas comprise », et ne la comprennent toujours pas. Est-ce pour cela que Jean étudia avec ferveur le livre d’Héraclite le Ténébreux, où parlait la raison commune, et en appliqua les formules au cas du Messie de Judée et que, pour mieux les dire, il se dédoubla en deux Jean, celui qui venait avant, donnant nom à la Vie, et celui qui venait après la mort, proclamant la parole ? Est-ce pour cela que le monde a laissé ces formules de la logique de la claire contradiction être répétées au cours des siècles dans des cantiques et des psalmodies (« ‒ Et le verbe s’est fait chair. ‒ Et il a habité parmi nous ») par des milliers et des milliers de gens analphabètes, paysans de la vaste Russie tenant entre les engelures de leurs doigts des bougies colorées, petits Noirs des Antilles balbutiant en chœur dans leurs aubes blanches, tous sans comprendre ce qu’ils récitaient, mais du moins ne croyant pas le comprendre, le répétant fidèlement de mémoire ou, comme on dit, par cœur ? Mais la meilleure façon justement de ne pas le comprendre est de croire qu’on l’a compris, autrement dit qu’on s’en est fait une idée. (suite…)

Internationale négative, « Critique de l’économie politique du virus » (suivi de « La prophétie autoréalisatrice » de Fabio Vighi)

Nous avons reçu ce texte pour publication, d’une « Internationale négative » inconnue de nous, accompagné d’un petit mot où les auteurs nous disaient l’avoir « écrit en espagnol et en français, après nous être réunis cet été, ainsi que l’été dernier, après avoir parlé nuit et jour pendant des semaines, discuté à bâtons rompus sur ce qui nous arrive depuis deux ans, sur ce que nous subissons et contre quoi nous tentons de lutter depuis bien plus longtemps encore, après nous être engueulés, avoir lu et relu des textes ensemble pour tâcher d’y voir plus clair, après nous être mêlés à la colère ambiante et après, finalement, avoir lu un article d’un certain Fabio Vighi qui, loin d’être dénué d’intérêt, car rares sont ceux qui se sont aventurés à essayer de dire quelque chose ces derniers temps, a suscité l’envie de dialoguer avec lui, d’approfondir quelques-unes de ses intuitions, de formuler nos désaccords sur certains points, mais aussi d’écrire ce que nous avons sur le cœur. »

Si nous étions un peu perplexes en commençant la lecture de cette Critique de l’économie politique du virus (toutes ces majuscules, ces concepts hypostasiés, ces passages abstrus, ce style aride etc.) et bien que nous ne disposions pas de tous les outils et informations nécessaires pour comprendre et discuter tous les arguments et critiques concernant, entre autres, la sphère économique, nous avons considéré qu’ils étaient assez travaillés, argumentés et souvent novateurs pour mériter d’être proposés au débat public. L’opposition entre « santé concrète et santé abstraite », la dénonciation d’un « ordre automatique, impersonnel et abstractif » et « de systèmes de revenu de base et de notation ou crédit social » nous ont paru pertinents.

Quant aux développements de la seconde partie sur le « changement de paradigme » d’un capitalisme à bout de souffle, conduisant à l’intronisation de l’information comme « nouvelle marchandise reine » et de l’homme comme « individu perpétuellement connecté et monitorisable, nouveau serf de la glèbe digitale », et sur la domination comme volonté de « s’emparer de la totalité même du vivant et de sa parole », ils recoupent en grande partie nos propres positions sur la numérisation du monde. 

Nous savons bien sous quels qualificatifs ces thèses et celles de Fabio Vighi qui les ont inspirées seront automatiquement qualifiées : les accusations de « conspirationnisme » ou de « théorie du complot » sont bien utiles pour discréditer sans les examiner toutes critiques courageuses et perturbantes. D’un autre côté, nous préférerions qu’ils fassent fausse route, car s’il est vrai que « le marché boursier ne s’est pas effondré en mars 2020 parce qu’il a fallu imposer des confinements ; au contraire, il a fallu imposer des confinements parce que les marchés financiers s’effondraient », ceux pour qui l’idée de liberté humaine revêt encore quelque sens ont de gros soucis à se faire pour leur avenir proche.

Nos lecteurs qui voudraient discuter sérieusement de ce texte pourront écrire directement à ses auteurs à cette adresse : intneg@riseup.net
La version espagnole est en ligne ici :
https://www.politicayletras.es/critica-de-la-economia-politica-del-virus/.

Des amis de Bartleby

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Miguel Amorós, « La maison de Dieu »

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Miguel Amorós
La maison de Dieu

Agustín García Calvo
Qu’est-ce que l’État ?
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez et Marjolaine François
Atelier de création libertaire, 2021

Agustín García Calvo est un penseur subversif véritablement original. Ce qui, dans sa réflexion, provoque encore un grand étonnement parmi les militants, c’est qu’il ne parte pas de la Révolution française, ni des communes médiévales, ni même de la guerre civile espagnole, choses dont il n’était pas fin connaisseur, mais de bien plus loin, du monde grec, qu’il connaissait sur le bout des doigts. Plus concrètement, de ce moment où l’héritage de la pensée présocratique était combattu par un savoir encyclopédique désordonné qui prétendait expliquer et ordonner la nature et la conduite humaine dans tous leurs aspects. Platon tenta de clore l’affaire en suggérant un ensemble de règles rationnelles pour codifier la vie sociale ; il aboutit ainsi à une théorie dialectique de l’État qui scandalisa notre gréco-latiniste érudit. Pour Platon, les individus atteignaient leur plénitude dans un État parfait, où tous accompliraient au pied de la lettre une fonction fixée au préalable. Agustín ne pouvait pas être plus en désaccord avec l’aberration d’après laquelle les personnes et les choses se conformeraient peu à peu à des moules réglementaires jusqu’à ressembler à des Idées. Les Idées étaient le fondement du Pouvoir ; il n’y avait pas de Pouvoir sans idéologie. Et ainsi nous lisons dans son opuscule Qu’est-ce que l’État ? qu’il qualifie l’État d’idée dominante « prête à être utilisée comme arme », à la fois mensongère et réelle. Mensongère en tant qu’elle englobe un tas de concepts incompatibles entre eux comme, par exemple, « gouvernement » et « peuple » ; le mensonge est la base de la réalité politique. Réelle, du fait d’accomplir en tant que mensonge un pouvoir reconnaissable qui s’exerce contre la société. Pour Platon, les Idées constituaient le monde véritablement authentique, dont l’autre monde, le monde sensible, n’était qu’une mauvaise copie. Dans ce monde platonicien, l’État était l’idéal d’organisation politique, quelque chose de nécessaire pour élever le peuple informe et inestimable au rang d’« Homme », de « Citoyen » ou de « Sujet », d’autres Idées encore – qu’Agustín écrivait toujours avec une majuscule – avec lesquelles remodeler l’indéfinissable être populaire et composer la « Réalité », c’est-à-dire ce que l’État et ses médias présentent comme telle. Or, la réflexion anti-idéologique agustinienne consistera à défaire une si grande mystification et à montrer que derrière l’abstraction étatiste il n’y a que renoncement, soumission, travail, résignation et mort. (suite…)

Miguel Amorós, « L’État masqué »

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Miguel Amorós

L’État masqué

 

La crise actuelle a engendré plusieurs tours de vis dans le contrôle social étatique. L’essentiel dans ce domaine était déjà bien en place puisque les conditions économiques et sociales qui prévalent aujourd’hui l’exigeaient. La crise n’a fait qu’accélérer le processus. Nous participons contraints et forcés en tant que masse de manœuvre à un essai général de défense de l’ordre face à une menace globale. La Covid 19 a servi de prétexte au réarmement de la domination, mais une catastrophe nucléaire, une impasse climatique, un mouvement migratoire imparable, une révolte persistante ou une bulle financière incontrôlable auraient tout aussi bien fait l’affaire.

Mais la cause la plus importante et vraisemblable est la tendance mondiale à la concentration du capital, ce que les dirigeants appellent indistinctement mondialisation ou progrès. Cette tendance est corrélée avec le processus de concentration du pouvoir, renforçant ainsi les appareils étatiques de maintien de l’ordre, de désinformation et de répression. Si le capital est la substance d’un tel œuf, l’État est sa coquille. Une crise qui met en danger l’économie mondialisée, une crise systémique comme on dit maintenant, provoque une réaction défensive presque automatique et réactive des mécanismes disciplinaires et punitifs déjà existants. Le capital passe au second plan et c’est alors que l’État apparaît dans toute sa plénitude. Les lois éternelles du marché peuvent prendre des vacances sans que leur vigueur n’en soit altérée. (suite…)