Pierre Fournier, « Terres libérées. Où ça ? »

Version imprimable de Terres libérées. Où ça ?

Nos amis de Pièces et main-d’œuvre, dans une livraison récente,  regrettaient de ne pouvoir donner entièrement les « sept pages de développement » de l’article de Pierre Fournier dont ils publiaient et commentaient de larges extraits (pages 7 à 9).

Voici par nos soins l’article retranscrit dans son intégralité, cinquante ans tout juste après sa rédaction. Ça rappellera des souvenirs à certains.

Nous donnons également ci-après une copie (de mauvaise qualité) des pages 4 à 10 de ce numéro de La Gueule ouverte où figurait l’article, pour les dessins de Jean-Pierre Andrévon et l’encart « Une lettre d’Edmond Richter » que nous n’avons pas reproduits.

Article de Pierre Fournier. lagueuleouverte-n2

Pierre Fournier
Terres libérées. Où ça ?
La Gueule ouverte, n° 2, décembre 1972

[Annonce passée par Pierre Fournier dans plusieurs revues « naturistes » en octobre 1968 et publiée en encadré dans le numéro 2 de La Gueule ouverte, en ouverture de son article :]

Une commune montagnarde de Savoie offre à des agriculteurs, artisans, artistes ou intellectuels la possibilité de s’installer à demeure sur son territoire. Les immeubles bâtis et les terres cultivables disponibles s’étagent de 500 m à 850 m d’altitude. Le village est desservi par une excellente route carrossable, il y a l’eau et l’électricité. Toutes les cultures de la zone tempérée sont possibles. (suite…)

Jaime Semprun, « Les syllogismes démoralisateurs »

Version imprimable des Syllogismes démoralisateurs

Jaime Semprun
Les syllogismes démoralisateurs

Renversement des preuves de l’inexistence
de la révolution portugaise données par les idéologues extrémistes

Article publié dans la revue L’Assommoir n° 3, Paris, 1979.

Une revue qui s’appelle La Guerre sociale a publié dans son second numéro, en mars 1978, un article intitulé “Les luttes de classes au Portugal”, et dont le but est de démontrer combien se sont abusés ceux qui ont cru voir là quelque chose comme une révolution prolétarienne.

« Cette émergence laborieuse et avortée d’un pouvoir populaire sur les usines et les quartiers qui a tant épaté les gauchistes et les populistes de tout poil ne nous éblouit pas. » (p. 55).

Ces exigeants connaisseurs rejettent donc comme l’expression d’une même jobardise tout ce qui s’est écrit sur le sujet avec quelque intention révolutionnaire avant la tardive manifestation de leur lucidité. Et entre autres La Guerre sociale au Portugal, publié en juin 1975. (suite…)

Claude Lévi-Strauss, entretien avec Jean-Marie Benoist

Version imprimable de l’entretien avec Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss

Entretien avec Jean-Marie Benoist

Le Monde, 21-22 janvier 1979

 

Jean-Marie Benoist — Vous avez dit dans divers ouvrages et dans divers articles que l’ethnologie aujourd’hui, et vous-même en particulier, ne vous adressiez plus à vos contemporains. Pourtant, je m’aperçois que dans une communication récente sur les libertés (1) aussi bien que dans vos travaux sur Race et Histoire (2) et Race et Culture (3), sans prendre la plume philosophique, vous apportez, sous forme de questions, sous forme de problèmes, une réflexion extrêmement actuelle, extrêmement proche des préoccupations de votre époque. Comment conciliez-vous ces deux positions aujourd’hui ?

Claude Lévi-Strauss — Ni Race et Histoire ni le texte plus récent sur les libertés ne sont nés d’une initiative de ma part. Dans un cas, il s’agissait d’une commande de l’Unesco : dans l’autre, d’une invitation du président de l’Assemblée nationale à venir déposer devant la commission sur les libertés. J’avoue que, dans les deux cas, j’ai fait sans emballement ce que je pouvais pour répondre à ce qu’on attendait de moi.

(suite…)

George Orwell, « Notes sur le nationalisme »

Version imprimable des Notes sur le nationalisme

George Orwell

Notes sur le nationalisme
(1945) 

Traduit de l’anglais par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun

Faisant quelque part usage du mot français longueur [1], Byron remarque au passage que si en Angleterre le mot nous manque, la chose, quant à elle, ne nous manque d’aucune façon. De même aujourd’hui n’avons-nous pas de mot pour désigner une tournure d’esprit pourtant si répandue qu’elle affecte notre façon de penser sur presque tous les sujets. J’ai choisi d’utiliser le terme de « nationalisme », comme étant l’équivalent le plus proche, mais on verra que je ne lui confère pas exactement son sens habituel, ne serait-ce que parce que le sentiment dont je parle n’est pas forcément lié à ce que l’on appelle une nation – c’est-à-dire un peuple particulier ou une zone géographique. Il peut avoir pour objet une Église ou une classe, ou même agir de façon purement négative, contre une chose ou une autre, sans comporter d’allégeance positive à quoi que ce soit.

J’entends avant tout par « nationalisme » cette façon d’imaginer que les hommes peuvent être l’objet d’une classification semblable à celle des insectes, et que des millions ou des dizaines de millions d’entre eux peuvent ainsi être, en bloc et avec une parfaite assurance, étiquetés comme « bons » ou « mauvais » [2]. Mais ce dont je veux également parler, et qui est beaucoup plus important, c’est de cette propension à s’identifier à une nation particulière ou à toute autre entité, à la tenir pour étant au-delà du bien et du mal, et à se reconnaître pour seul devoir de servir ses intérêts. Il ne faut pas confondre nationalisme et patriotisme. Chacun de ces termes est habituellement utilisé de façon si imprécise que toute définition s’expose à la critique ; il faut toutefois parvenir à les distinguer clairement, car ils recouvrent en fait des notions distinctes et même opposées. Par « patriotisme », j’entends l’attachement à un lieu particulier et à une manière de vivre particulière, que l’on croit supérieurs à tout autre mais qu’on ne songe pas pour autant à imposer à qui que ce soit. Le patriotisme est par nature défensif, aussi bien militairement que culturellement. En revanche, le nationalisme est indissociable de la soif de pouvoir. Le souci constant de tout nationaliste est d’acquérir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-même mais pour la nation ou l’entité au profit de laquelle il a choisi de renoncer à son individualité propre. (suite…)

Albert Camus chez les travailleurs du livre

Version imprimable de Camus chez les travailleurs du livre

La Révolution prolétarienne

Albert Camus
chez les travailleurs du livre
(1958)

Samedi 21 décembre, à la Bourse du travail (avenue Turbigo), invité par le Cercle d’études syndicales des correcteurs, Albert Camus a parlé des rapports de l’écrivain et des travailleurs de l’imprimerie, devant deux cents compagnons, parmi lesquels de nombreux correcteurs bien sûr, mais aussi des linotypistes, des typographes, des mécaniciens, des rotativistes, des clicheurs et des photograveurs.

Après que Faucier nous eut exposé le sujet de l’entretien qu’avait bien voulu accepter Albert Camus, notre camarade Lazarevitch avec une chaleureuse émotion, fit en quelques mots l’éloge de notre ami : « Un fait est simple : nous sommes en présence d’un des rares écrivains qui n’acceptent pas de se laisser corrompre… »

L’ambiance ainsi créée, il s’agissait en somme de poser à notre invité des questions. relatives à la liaison nécessaire entre l’écrivain et l’ouvrier du livre. Lazarevitch nous proposa un canevas basé sur les faits propres à servir de fil conducteur à notre entretien : 1) nous vivons une période où de multiples obstacles s’opposent à la diffusion de la pensée ; 2) la science et la technique, cependant, ne progressent que grâce à l’imprimerie ; 3) la radio est capable de bousculer tous les conformismes, par exemple en réalisant le miracle de nous faire entendre Camus lisant Caligula et de provoquer ainsi parmi les jeunes auditeurs des échos inattendus. Il est souvent visible que des gens sont fatigués des slogans et les périodes redondantes qui ont pour mission d’endormir le sens critique des foules. Et si, par exemple, la Literatournaïa Gazeta, parlant de Camus et faisant allusion à son Homme révolté l’appelle « le petit Christ », c’est évidemment dans le but de ridiculiser l’auteur et de déconseiller la lecture de son livre. Mais rien ne nous dit que quelque part, à Vorkouta ou ailleurs, un curieux n’a pas voulu quand même savoir.

(suite…)

Lewis Mumford, « Ce que je crois »

Version imprimable de Ce que je crois

 

Lewis Mumford

Ce que je crois
(Revue The Forum, 1930)

Traduit par Annie Gouilleux
(Revue L’Inventaire, n° 6, mai 2017)

Quand j’avais huit ans, je croyais que mes professeurs étaient omniscients et que la puissance et la gloire appartenaient aux États-Unis. Lorsque j’appris que la superficie du Brésil était supérieure à celle de mon propre pays, je me sentis humilié par la géographie et pensai que si ces faits se révélaient exacts, nous devrions annexer le Brésil.

Quand j’avais quatorze ans, je croyais en un Dieu très personnel qui, d’ordinaire, m’aidait à obtenir de bonnes notes, et je croyais en les œuvres de l’Église protestante épiscopale américaine. Je crus en cela pendant deux ans au moins, jusqu’à ce que, scandalisé, je découvre que le prêtre avait trouvé le moyen de débiter rapidement ses prières, comme s’il voulait en finir. Dans un accès de piété, je quittai l’Église et tombai dans les bras de Spinoza. Dieu était en moi et j’étais en Dieu, mais à compter de ce jour, le ciel fut vide.

Lorsque l’Europe entra en guerre (1), j’avais dix-huit ans, et je croyais en la révolution. Je vivais dans un pays accablé par l’injustice, la pauvreté et les conflits de classe, j’avais hâte de voir les opprimés se soulever, renverser la classe dominante et instaurer un régime d’égalité et de fraternité. Les années qui suivirent m’apprirent à faire la différence entre une insurrection de masse et l’effort spirituel prolongé qu’exige la préparation d’une révolution ; sur le plan politique, je ne suis plus assez naïf pour croire qu’une insurrection de masse puisse changer la face du monde. Mais je n’ai jamais été libéral (2), pas plus que je ne souscris à l’idée que la justice et la liberté ne sont bonnes qu’à doses homéopathiques. Si je ne peux pas me dire révolutionnaire aujourd’hui, ce n’est pas parce que les programmes de réformes actuels vont trop loin : c’est plutôt parce qu’ils sont superficiels et ne vont pas assez loin. (suite…)