Version imprimable des Extraits de Castoriadis
Extraits de l’œuvre de Cornelius Castoriadis sur la philosophie de Heidegger
(Extraits choisis par Claude Helbling)
Mis en ligne par Lieux communs le 4 décembre 2020
Pour le lecteur : les notes, ajouts et hésitations de Castoriadis dans ses écrits posthumes, ici uniquement des extraits des séminaires tenus à l’EHESS, sont entre crochets carrés, les notes des éditeurs des livres posthumes de Castoriadis sont entre crochets brisés, les notes de Castoriadis dans les livres édités de son vivant sont sans parenthèse ou autres symboles, et les mentions ajoutées par nous dans ces notes, dans la présente édition, sont entre parenthèses.
1) Extrait du livre Sujet et vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987. La création humaine I, Éditions du Seuil, 2002, (sigle : SV), (pages 261-278 : fin du séminaire du 29 avril 1987, intitulé : « La vérité dans l’effectivité social-historique », paru aussi dans Les Temps modernes n° 609, juin-juillet-août 2000, p. 41-70), portant sur la « fin de la philosophie ».
« D’autre part, dire que nous prenons le domaine humain, à la fois psychique et social-historique, comme paradigme d’être signifie tout autre chose que ce que disait Heidegger en 1927, au point de départ d’Être et Temps, lorsqu’il parlait de l’homme comme cet étant particulier pour lequel la question est celle de l’Être 1. Le Dasein de Heidegger, comme cela est manifeste à la lecture d’Être et Temps, non seulement n’est rien d’autre que l’être humain « anthropologique » (les cris contre l’ « anthropologie » n’y changent rien, pas plus que ce monument de mauvaise foi philosophique qu’est la Lettre sur l’humanisme), mais cette anthropologie est prise avec son contenu le plus traditionnel : cet « étant » qui vit dans le souci, qui a un langage, des Stimmungen, qui a affaire avec des outils et fait face à des « choses » n’est rien d’autre que l’ « individu » de la mythologie philosophique séculaire, mieux même : l’homme de la rue. Son « espace » ontologique, c’est la Lebenswelt, le monde de la vie de Husserl, monde humain de vie humaine bien entendu – le même que celui auquel fait face et appartient le sujet (connaissant, éthique, esthétique) de Kant. Dans cette Lebenswelt se trouve un individu vivant, parlant, « conscient », agissant, produisant, maniant des outils, sachant plus ou moins qu’il doit mourir, etc. Mais nous savons que cet individu, qu’on l’appelle Dasein ou comme on voudra, n’est à proprement parler que quelque chose de second et de dérivé, un coproduit de la psyché et de l’institution telle que cette dernière est chaque fois créée par le champ social-historique. De même que nous savons que la Lebenswelt, le monde de la vie, n’est pas donné biologiquement ou transcendantalement, n’est ni « naturel » ni « transhistorique », mais est création social-historique et chaque fois création social-historique particulière. Ce Dasein, du reste, ne saurait être défini comme l’étant pour lequel, dans la question de l’être, il y va de son propre être, qu’en excluant de l’humanité tout ce qui est antérieur à la Grèce et ne « descend » pas d’elle (ou, solution plus improbable, en attribuant une ontologie explicitement philosophique aux Aranda et aux Bororos). Soit dit par parenthèse, c’est là, beaucoup plus que dans le Discours de rectorat et les quelques âneries politiques de l’Introduction à la métaphysique 2, que se trouve le véritable « nazisme », plus exactement la Wahlverwandtschaft, l’affinité élective entre Heidegger et l’esprit nazi : dans l’exclusion de l’humanité véritable de ce qui est « en dehors » de la Grèce3 et de son influence, et dans la présentation monstrueusement unilatérale et déformante donnée de la Grèce, où la création et l’existence de la démocratie sont complètement ignorées et la polis n’est mentionnée qu’en passant4. Prendre le domaine humain, psychique et social-historique, comme paradigme d’être signifie d’abord et avant tout y voir un type d’être échappant aux déterminations qui, traditionnellement, constituent et en même temps recouvrent l’étant pour la philosophie et par là impriment un biais irréparable à son abord de l’ontologie. C’est y détecter le surgissement de déterminations autres. C’est, enfin, mettre au centre de la réflexion cet étant particulier qui, par son existence même, soulève des questions concernant l’être, lesquelles n’auraient jamais pu et dû être autrement soulevées. Par exemple, la question : comment doit être l’être pour qu’il y ait des étants effectifs pour lesquels une question de la vérité se pose ? Ou : comment doit être l’être pour qu’il y ait des étants effectifs pour lesquels il y a du beau ? Et – dimension historique – que sommes-nous obligés de penser de l’être lorsque nous voyons, par expérience de première main, des étants particuliers tels que les êtres humains avec leur psychisme, ou tels que les sociétés avec leur histoire, c’est-à-dire lorsque nous avons l’expérience de première main d’étants qui sont autocréés, donc de l’être comme autocréation. Déjà cela fait éclater les cadres de l’ontologie traditionnelle, pour laquelle l’être ne peut qu’être déterminé une fois pour toutes, pour laquelle donc la question de la création ne peut absolument pas être posée. Et nous voyons que la caractérisation de l’être humain – du Dasein – en tant qu’étant concerné par la question de l’être concerne elle-même une création, et relativement tardive, d’un domaine humain. (suite…)