David Cayley, « De la vie », lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

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David Cayley
De la vie
Lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

Traduction d’Annie Gouilleux
Mis en ligne sur le site Et vous n’avez encore rien vu le 22 novembre 2021

« Et Galaad s’empara des gués du Jourdain, avant que ceux d’Éphraïm n’y arrivassent. Et quand un des fugitifs d’Éphraïm disait : Laissez-moi passer ; les gens de Galaad lui disaient : Es-tu Éphratien ? Et il répondait : Non.
Alors, ils lui disaient : Eh bien, dis : Shibboleth ; et il disait shibboleth, sans faire attention à bien prononcer ; alors, le saisissant, ils le mettaient à mort aux gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Éphraïm. » (Juges 12 : 5-6)

Un shibboleth est une ligne de démarcation, et c’est lorsqu’elles sont minces comme le fil du rasoir que les lignes de démarcation sont le plus clivantes. Pour Ephraïm, quarante-deux mille vies était le prix à payer pour rien de plus que ce que les linguistes appellent une fricative sourde. Nous n’en sommes pas encore là, mais il est certain que la pandémie crée des divisions entre amis. (Éphraïm et Galaad étaient-ils après tout si différents, si tout ce qui les distinguait était leur capacité à prononcer un son si essentiel ?) Il semble que l’un des shibboleths qui nous sépare soit le mot vie. Deux amis que j’admire se sont récemment trouvés en désaccord avec moi à propos de ce mot et de mon interprétation des idées d’Ivan Illich à ce sujet. (suite…)

Internationale négative, « Critique de l’économie politique du virus » (suivi de « La prophétie autoréalisatrice » de Fabio Vighi)

Nous avons reçu ce texte pour publication, d’une « Internationale négative » inconnue de nous, accompagné d’un petit mot où les auteurs nous disaient l’avoir « écrit en espagnol et en français, après nous être réunis cet été, ainsi que l’été dernier, après avoir parlé nuit et jour pendant des semaines, discuté à bâtons rompus sur ce qui nous arrive depuis deux ans, sur ce que nous subissons et contre quoi nous tentons de lutter depuis bien plus longtemps encore, après nous être engueulés, avoir lu et relu des textes ensemble pour tâcher d’y voir plus clair, après nous être mêlés à la colère ambiante et après, finalement, avoir lu un article d’un certain Fabio Vighi qui, loin d’être dénué d’intérêt, car rares sont ceux qui se sont aventurés à essayer de dire quelque chose ces derniers temps, a suscité l’envie de dialoguer avec lui, d’approfondir quelques-unes de ses intuitions, de formuler nos désaccords sur certains points, mais aussi d’écrire ce que nous avons sur le cœur. »

Si nous étions un peu perplexes en commençant la lecture de cette Critique de l’économie politique du virus (toutes ces majuscules, ces concepts hypostasiés, ces passages abstrus, ce style aride etc.) et bien que nous ne disposions pas de tous les outils et informations nécessaires pour comprendre et discuter tous les arguments et critiques concernant, entre autres, la sphère économique, nous avons considéré qu’ils étaient assez travaillés, argumentés et souvent novateurs pour mériter d’être proposés au débat public. L’opposition entre « santé concrète et santé abstraite », la dénonciation d’un « ordre automatique, impersonnel et abstractif » et « de systèmes de revenu de base et de notation ou crédit social » nous ont paru pertinents.

Quant aux développements de la seconde partie sur le « changement de paradigme » d’un capitalisme à bout de souffle, conduisant à l’intronisation de l’information comme « nouvelle marchandise reine » et de l’homme comme « individu perpétuellement connecté et monitorisable, nouveau serf de la glèbe digitale », et sur la domination comme volonté de « s’emparer de la totalité même du vivant et de sa parole », ils recoupent en grande partie nos propres positions sur la numérisation du monde. 

Nous savons bien sous quels qualificatifs ces thèses et celles de Fabio Vighi qui les ont inspirées seront automatiquement qualifiées : les accusations de « conspirationnisme » ou de « théorie du complot » sont bien utiles pour discréditer sans les examiner toutes critiques courageuses et perturbantes. D’un autre côté, nous préférerions qu’ils fassent fausse route, car s’il est vrai que « le marché boursier ne s’est pas effondré en mars 2020 parce qu’il a fallu imposer des confinements ; au contraire, il a fallu imposer des confinements parce que les marchés financiers s’effondraient », ceux pour qui l’idée de liberté humaine revêt encore quelque sens ont de gros soucis à se faire pour leur avenir proche.

Nos lecteurs qui voudraient discuter sérieusement de ce texte pourront écrire directement à ses auteurs à cette adresse : intneg@riseup.net
La version espagnole est en ligne ici :
https://www.politicayletras.es/critica-de-la-economia-politica-del-virus/.

Des amis de Bartleby

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Sébastien Navarro, « Putsch technologique sur la smart-planet »

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Assurément, un des chapitres les plus passionnants de la dernière livraison de l’« unité d’enquête » grenobloise Pièces et main-d’œuvre (PMO), Le Règne machinal, est celui intitulé « Un virus d’origine scientifreak ? ». Datée du printemps 2020, revue et augmentée au printemps dernier, cette étude critique de près de 70 pages dresse les contours d’un foisonnant partenariat franco-américano-chinois autour du fameux laboratoire P4 de Wuhan, offre un bref historique d’évasions accidentelles de virus dans le monde depuis ces vingt dernières années (d’où l’exergue attribué au généticien Antoine Danchin : « En virologie, l’accident n’est pas l’exception mais la règle »), soumet au détecteur de mensonges de son « comité scientifique » la communication officielle des chercheurs chinois – notamment la sinueuse parenté entre le SARS-CoV-2 et un mystérieux RaTG13 prétendument identifié sept ans avant la pandémie : « Il est peut-être bidon, le RaTG13. Les auteurs du papier disent qu’ils ont pu le séquencer avec 1 341 reads de séquences : c’est impossible. » Sans rien dire de la marmite de conflits d’intérêts dans laquelle grenouille une kyrielle d’acteurs du techno-gratin mondial.

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Pièces et main-d’œuvre, « La technocrature jette le masque »

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La technocrature jette le masque

Vers un esprit sain dans un corps sain

Publié le 14 juillet 2021 sur le site de PMO

 

On se croyait seuls depuis lundi soir, dans le silence de l’été, comme tant d’autres sans doute, « abasourdis », « sidérés » par la « brutalité » du coup de force sanitaire du Chef d’En Marche, champion de la classe technocratique. Des messages de désarroi nous parvenaient de gens « pris par surprise », contraints d’annuler des événements, des réunions, des voyages, des vacances, contraints de subir des injections sous peine d’exclusion sociale, fichés, dénoncés à la vindicte officielle – celles de l’État et des forces qui le soutiennent, CSP +++ et Bac +++, de droite et de gauche « en même temps », bourgeois technocrates du Figaro et technocrates bourgeois du Monde. En attendant quoi ? D’être harcelés à domicile par les brigades sanitaires ? On se croyait seuls en voyant ce million de récalcitrants céder à la contrainte, souvent la rage au cœur, et se précipiter sur les sites de vaccination, à peine terminé le discours du Médecin-Président, afin d’éviter les représailles.

Mais aujourd’hui nous ne sommes plus seuls. Partout dans le pays, à Annecy, Toulon, Perpignan, Grenoble, Chambéry, Paris, Toulouse, Montpellier, Lyon, Marseille, Rouen, Nantes, Caen, Bastia, Avignon, Saint-Etienne, Lille, Bordeaux, La Rochelle, Douarnenez, Avignon, des manifestations spontanées, sans partis ni syndicats, ont scandé « Liberté ! ». A Grenoble comme ailleurs, les 200 manifestants repoussés par les forces de l’ordre de la place où avait lieu le défilé militaire, ont ainsi célébré dignement le sens de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790.

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Pièces et main-d’œuvre, « Origines du Sars-Cov-2 : la vérité s’est-elle échappée du laboratoire ? »

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Pièces et main-d’œuvre 
Origines du Sars-Cov-2 : la vérité s’est-elle échappée du laboratoire ?

 

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site  le 15 mai 2021

La revue scientifique Science publie ce 13 mai 2021 une lettre d’une vingtaine de chercheurs américains, réclamant une enquête sur les origines du Sars-Cov-2. « Nous devons considérer sérieusement les deux hypothèses, celle de l’origine animale et celle de la fuite d’un laboratoire jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de données[1] », écrivent-ils. De son côté, le rédacteur en chef explique : « Le but de notre rubrique Science’s Insights est d’offrir aux scientifiques le meilleur espace de discussion sur la science. Aussi, vu l’importance du sujet, l’ampleur de l’expertise et les qualifications éminentes des auteurs, la décision de publier leur lettre était facile. »

Quel intéressant moment. Il n’est pas donné tous les jours d’assister à d’aussi impudents retournements de vestes, à en attraper des torticolis. Le Monde et ses suiveurs de la presse française sautent sur l’occasion pour faire oublier ce qui fut plus qu’une faute professionnelle, un aveuglement idéologique digne des pires mouvements sectaires. Que de leçons ces prêcheurs ne nous ont-ils pas assénées durant cette année d’épidémie, martelant nos fronts de leur index comminatoire pour y faire entrer la vérité certifiée : « non, le virus ne s’est pas échappé d’un laboratoire ».

France Culture, dans un podcast tout en nuances mêlant origines du Sars-Cov-2, Protocole des sages de Sion et négationnisme : (suite…)

Raoul Vaneigem, « Vivre et en finir avec le mépris de la vie »

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Raoul Vaneigem

Vivre et en finir avec le mépris de la vie

 

Retour parodique au passé

Le crime contre l’humanité est l’acte fondateur d’un système économique qui exploite l’homme et la nature. Le cours millénaire et sanglant de notre histoire le confirme. Après avoir atteint des sommets avec le nazisme et le stalinisme, la barbarie a recouvré ses falbalas démocratiques. De nos jours, elle stagne et, refluant comme un ressac dans une passe sans issue, elle se répète sous une forme parodique.

C’est ce ressassement caricatural que les gestionnaires du présent s’emploient à mettre en scène. On les voit nous convier benoîtement au spectacle d’un délabrement universel où s’entremêlent goulag sanitaire, chasse à l’étranger, mise à mort des vieux et des inutiles, destruction des espèces, étouffement des consciences, temps militarisé du couvre-feu, fabrique de l’ignorance, exhortation au sacrifice, au puritanisme, à la délation, à la culpabilisation.

L’incompétence des scénaristes attitrés ne diminue en rien l’attrait des foules pour la malédiction contemplative du désastre. Au contraire ! Des millions de créatures rentrent docilement à la niche où elles se recroquevillent jusqu’à devenir l’ombre d’elles-mêmes.

Les gestionnaires du profit sont arrivés à ce résultat auquel seule une réification absolue aurait pu prétendre : ils ont fait de nous des êtres apeurés par la mort au point de renoncer à la vie.  (suite…)

Jérôme Baschet, « Basculements » (introduction)

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Jérôme Baschet

Basculements
Mondes émergents, possibles désirables

La Découverte, 2021

Introduction

Depuis le début de l’année 2020, nous – c’est-à-dire des milliards d’êtres humains – avons vécu un événement global proprement sidérant. Dans le tourbillon des nouvelles chaque jour plus surprenantes ou déconcertantes, bien des certitudes se sont mises à vaciller, bien des théories aussi. Mais ce dont on ne saurait douter, c’est qu’il se soit agi d’un véritable événement. Un événement qui a surgi de façon soudaine et imprévue (quoiqu’il ait été en réalité largement annoncé) et a entraîné des bouleversements considérables. Et s’il demeure difficile d’évaluer la portée exacte de la crise engendrée par le coronavirus, le contraste entre le facteur causal et ses effets ne saurait être plus saisissant, puisque c’est un microscopique fragment de l’à-peine-vivant qui a provoqué la paralysie d’une machinerie aussi ample et ramifiée que l’économie mondiale.

En quelques semaines, nous avons eu le sentiment de basculer dans une autre réalité, marquée par des paramètres nouveaux et difficiles à analyser selon les grilles d’analyse antérieures. Pour les uns, les bouleversements étaient si amples qu’aucun retour à la normale ne semblait envisageable ; et les programmes du « jour d’après » ont fleuri au sortir du premier confinement. Pour les autres, il ne s’agissait que d’un épisode passager, une simple crise en « V », dès lors que les mêmes forces à l’œuvre devaient conduire à restaurer l’habituelle réalité systémique et son « business as usual ». Le faisceau des analyses, en ce qui concerne l’ampleur de la crise du coronavirus et de ses effets, est donc très ouvert ; ce sera l’objet du premier chapitre.

La nature même de la crise n’est pas plus aisée à cerner. Ainsi, la paralysie économique, d’une ampleur sans équivalent depuis 1929, a ceci de très particulier qu’elle ne découle pas des dysfonctionnements de l’économie elle-même, mais des décisions prises par les États pour contenir la pandémie. Ce qu’il y a de plus stupéfiant dans l’événement coronavirus est bien le fait que des gouvernements qui étaient jusqu’alors les scrupuleux exécutants des politiques requises par les forces économiques dominantes aient agi soudain à revers de leurs habitudes, au point de mettre eux-mêmes l’économie à l’arrêt. (suite…)

Richard Horton, « Le Covid-19 n’est pas une pandémie »

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Richard Horton

Le Covid-19 n’est pas une pandémie

The Lancet, 26 septembre 2020.
Traduction française Jacques Hardeau, février 2021.

Mis en ligne sur le site Et vous n’avez encore rien vu le 9 février 2021

Alors que le monde approche le million de décès dus au Covid-19, nous devons nous rendre compte que nous avons adopté une approche beaucoup trop étroite pour gérer cette épidémie due à un nouveau coronavirus. Nous avons considéré que la cause de cette crise était une maladie infectieuse. Toutes nos interventions se sont focalisées sur la réduction des lignes de transmission virale, en vue de contrôler la propagation de l’agent pathogène. La « science » qui a guidé les gouvernements a été principalement conduite par des modélisateurs en épidémiologie et des spécialistes de maladies infectieuses qui, de manière tout à fait compréhensible, ont envisagé l’urgence sanitaire actuelle dans les termes séculaires de la peste. Mais ce que nous avons appris jusqu’à présent nous indique que l’histoire de Covid-19 n’est pas si simple.

Deux catégories de maladies interagissent au sein de populations spécifiques : l’infection par le coronavirus 2 du syndrome respiratoire aigu sévère (Sras-CoV-2) et une série de maladies non transmissibles (MNT). Ces maladies se concentrent au sein de groupes sociaux selon des formes d’inégalités profondément ancrées dans nos sociétés. L’accumulation de ces maladies sur fond de disparités sociales et économiques exacerbe les effets néfastes de chaque maladie distincte. Le Covid-19 n’est pas une pandémie ; il s’agit d’une syndémie. La nature syndémique de la menace à laquelle nous sommes confrontés signifie qu’une approche plus nuancée est nécessaire si nous voulons protéger la santé de nos communautés. (suite…)

Edouard Schaelchli, « Un nouveau variant du terrorisme »

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Edouard Schaelchli
Un nouveau variant du terrorisme

Nous vous vaincrons parce que nous sommes plus morts que vous.
Philippe Muray.

Dans un texte d’une rare sincérité que vient de reproduire le site des Amis de Bartleby, Baudrillard avouait en 2006 qu’il « aurait aimé se réjouir avec Muray de cette déferlante grotesque de la grippe aviaire – dernière performance en date de la communauté internationale, enfin réalisée sous les auspices du virus ». Et il ajoutait, pour achever par avance, sans doute, de nous encourager dans cette espèce de pessimisme décontracté qu’il savait si bien pratiquer :

Mais partout s’installe cette parodie d’union sacrée, sous le signe d’une guerre totale préventive contre la moindre molécule infectieuse (mais aussi la moindre anomalie, la moindre exception, la moindre singularité).

Pas de doute en effet qu’il aurait aimé aussi pouvoir se réjouir avec nous de cette décisive « extension du domaine de la terreur » à laquelle nous assistons depuis un an, et qui ne semble pas vouloir s’arrêter, une terreur qui, « bien plus que celle venue du Mal, […] est la terreur venue du Bien qui menace l’espèce, la terreur sécuritaire qui l’enveloppe d’une prophylaxie mortelle »1.

(suite…)

Jacques Philipponneau, entretien (refusé) avec « La Décroissance »

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Jacques Philipponneau

Entretien (refusé) avec La Décroissance

Le journal La Décroissance a sollicité Jacques Philipponneau (ancien membre de L’Encyclopédie des Nuisances), début février pour lui proposer de répondre à des questions sur la situation actuelle en vue d’une publication dans leur numéro de mars 2021. Celui-ci envoya ses réponses le 12 février. Le comité de rédaction de ce journal les a refusées, sans autres explications. Voici donc les questions et les réponses. 

La Décroissance : Selon vous, « l’aspect positif de cette crise qui ne fait que commencer [c’est] la défiance générale devant les mensonges inouïs du gouvernement et son incompétence criminelle, la constatation de l’impuissance de l’État en situation d’urgence et l’évidence que la réactivité, l’initiative, le bon sens, la solidarité sont venus de la société en dépit de toutes les obstructions administratives des bureaucraties étatiques (1) ». N’est-ce pas plutôt le fait que nous ayons été transformés en « moutons paranoïaques infantilisés » ainsi que vous l’écrivez également ?

Jacques Philipponneau : Les détournements divers des absurdités gouvernementales durant le premier confinement rappellent la créativité remarquable de l’humour soviétique quand la liberté d’expression tenait sa cour dans les cuisines d’appartements. Pour une part de notre vie récente nous en étions là et, en paraphrasant Freud, il s’agissait d’une sorte de victoire paradoxale de la conscience dans des conditions désespérantes. 

Accorder crédit aux fantasmes de domination totale (tout à fait réels, comme rêves, ainsi que l’ont été d’innombrables projets de même nature depuis que la société de classes existe) est l’autre versant, défaitiste, d’une compensation psychologique de la conscience isolée et impuissante, dont l’humour noir représente le côté jubilatoire de la vie malgré tout.

La Décroissance : Ce projet de domination totale est bien réel…

(suite…)

Jacques Philipponneau, « Lettre à Piero… d’ici et d’ailleurs »

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Lettre à Piero,  rédigée le 2 mai 2020

Piero,

Je continue avec beaucoup de retard ces conversations trop brèves que nous avons eues lors de votre court passage en janvier dernier, quoique ce retard, finalement, ait apporté quelques éclaircissements sur la fin provisoire des conflits sociaux en France et aussi sur le sort de la malheureuse Syrie.

Ainsi, avec l’offensive turque commencée l’automne dernier et le retour de l’armée d’Assad sur sa frontière nord, avec ses polices secrètes et ses tortionnaires, s’achève le dernier acte du drame syrien. Et s’effondrent aussi toutes les possibilités d’émancipation au Rojava sous le contrôle des YPG/PKK. Tôt ou tard le régime de Damas va reprendre le contrôle de la quasi-totalité du pays et les Turcs conserver des miettes frontalières, leur Donbass en quelque sorte, source de conflits qu’ils ont un intérêt mutuel à voir durer.

À l’image idyllique véhiculée en Occident (de l’extrême gauche à l’extrême droite ; ce simple fait n’était-il pas en lui-même suffisamment suspect ?) de milices des FDS (essentiellement kurdes) apportant, au choix, le confédéralisme démocratique d’Öcalan, une cohabitation interethnique harmonieuse ou une laïcité teintée de féminisme photogénique (on en a même fait en France un très mauvais film), le retour à l’alliance de fait avec Bachar et les Russes rappelle finalement les fondements historiques du PKK. Il y a en effet autant d’autonomie du YPD par rapport au PKK qu’il y en avait pendant la guerre du Viêt Nam entre le Viêt Cong sud-vietnamien et le parti communiste du Nord-Viêt Nam. (suite…)

Louis de Colmar, « Paradoxes et apories de la pandémie »

 

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Louis de Colmar
Paradoxes et apories de la pandémie

Paru sur son blog En finir avec ce monde, le 5 février 2021

La société moderne, aujourd’hui, se caractérise par un double échec : elle a détruit la dimension collective, « holiste », du vivre-ensemble qui a marqué l’ensemble des civilisations précédentes, et elle a rendu patent l’échec de l’individualisme asocial qui avait marqué l’utopie de son développement jusqu’à la fin du XXe siècle.

Le cœur de la conscience sociétale repose en grande partie sur une sorte de consensus informulé, sur des concepts et des notions largement en deçà de la conscience, sur une résonance sans mots, sans mots véritablement adéquats… Il y a des périodes de la vie des sociétés où cette conscience sociétale, mouvante, dynamique, trouve des expressions et des formulations plus ou moins largement et explicitement partagées ; il en est d’autres, comme la nôtre, où les mots peinent à rendre compte de la réalité ressentie. Il est des périodes où les mots et les discours tournent littéralement à vide et donnent seulement l’impression de brasser du vent.

Dans le contexte de l’idéologie dominante, la solitude, la pauvreté relationnelle, sont pour l’essentiel la résultante de l’exclusion des circuits économiques. Un des rares « mérites » de la crise sanitaire est sans doute de permettre de préciser ce mécanisme : dans la mesure où une large frange de l’économie prospère sur la destruction des relations sociales directes malgré le covid, peut-être en arrivera-t-on à conclure que la destruction des liens sociaux n’a pas pour origine le covid, qu’il n’est même pas le prétexte de leur appauvrissement… On a ici affaire à un extraordinaire brouillage : la tentative de justifier l’appauvrissement continu et permanent des liens sociaux entraîné par le développement « normal » de l’économie au nom de la nécessaire mais provisoire et conjoncturelle distanciation physique inter-humaine entraînée par la crise sanitaire.

La non-différenciation de ces deux enjeux contradictoires, la désocialisation économique et la distanciation physique sanitaire, est politiquement dévastatrice : on voit très bien qu’il est de l’intérêt évident des acteurs dominants d’entretenir à toute force cette confusion, cet amalgame, ce brouillard, et de masquer la première derrière la seconde. (suite…)

Tristan Vebens, « Feuilleton »

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Feuilleton – XVI –

 

Avec cette livraison prend fin ce feuilleton débuté en plein confinement, le 15 avril ; il faisait suite à une circulaire (en annexe) diffusée localement le 27 mars : ne recevant aucune réponse, j’entrepris de dérouler la pelote de cette sidération collective.

C’est propre à chaque génération d’en venir à considérer, l’âge aidant, que la vie sociale était plus supportable avant, au temps… où elle savourait sa jeunesse ! Mais c’est sans doute la première fois que ce constat peut être établi absolument, en dehors du prisme de la subjectivité de ceux qui voient poindre la fin de la vie, puisque la déferlante capitaliste met en péril, dans tous les domaines, la reproduction du vivant – y compris pour les gamètes des jeunes hommes !

Même si dans les années 1960, des encore quasi-adolescents s’ensilicosaient les poumons dans les mines – dans le même temps où les salaires ouvriers dégageaient à peine de quoi acheter une machine à laver le linge pour soulager le travail féminin -, ce dont nous pouvons garder tout de même la nostalgie c’est qu’il y eut à l’époque la sensation d’une bifurcation possible et le désir d’un autre emploi de la vie : un des slogans de Mai 68, certes pas le plus flamboyant, en disant le refus de « Métro, boulot, dodo », protestait contre la mise sous cloche de la vie sensible : 52 ans après, le confinement sanitaire strict pour les 83 % d’urbains de la population a réalisé cette mise sous cloche sous le précepte de survie « Travail, famille, wifi ». (suite…)

David Cayley, « Sur la pandémie actuelle, d’après le point de vue d’Ivan Illich »

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David Cayley

Sur la pandémie actuelle,
d’après le point de vue d’Ivan Illich

Publié le 8 avril 2020 sur son blog davidcayley.com
Traduction française parue sur lundimatin le 18 mai 2020

La semaine dernière, j’ai commencé à écrire un texte au sujet de la pandémie du Covid-19. J’ai essayé de dégager la question principale que cette pandémie soulève, à mes yeux : l’effort massif et coûteux déployé pour endiguer et limiter les maux causés par le virus est-il le seul choix qui s’offre à nous ? Cet effort est-il une sorte de réponse évidente, inévitable, dictée par la simple prudence, afin de protéger toutes les personnes les plus vulnérables ? Ou bien n’est-il pas une forme désastreuse, qui cherche à contrôler ce qui est clairement hors contrôle ? Un effort qui doublera les dégâts provoqués par la maladie d’autres problèmes, qui auront une incidence dans un futur plus ou moins éloigné ? Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour me rendre compte que la plupart des hypothèses que j’énonçais étaient très éloignées de celles qui avaient court autour de moi. Il m’a fallu avouer que la plupart de ces hypothèses découlaient de ma conversation prolongée avec les travaux d’Ivan Illich. J’en ai déduit qu’avant de pouvoir parler clairement des faits actuels, il me faudrait d’abord présenter le rapport qu’a entretenu toute sa vie durant Ivan Illich à la santé, la médecine et la question du bien-être. Dans ce qui va suivre, je commencerai donc par présenter de façon succincte l’évolution de la critique qu’Illich a établie à l’endroit de la bio-médecine, après quoi j’essaierai de répondre aux questions que j’ai posées plus haut.

En introduction de La Convivialité, écrit en 1973, Illich a décrit ce qu’il considère être le cours normal du développement des institutions, en prenant la médecine comme exemple type. La médecine a connu dans son histoire deux tournants décisifs. Le premier, au début du vingtième siècle, lorsque les traitements médicaux sont devenus ostensiblement efficaces et les bienfaits qu’ils généraient ont surpassé, en général, les maux qu’ils combattaient. Pour nombre d’historiens, c’est là le seul critère valable – à partir de ce tournant, le progrès est supposé continuer indéfiniment, peu importe qu’il y ait ou non des phases de reculs : rien ne peut arrêter le progrès.

Illich ne souscrivait pas à cette idée. Il a établi l’existence d’un second tournant décisif, lequel était bien entamé, selon lui, au moment où il écrivait. Au-delà de ce second tournant, il anticipait l’avènement de ce qu’il appelait une certaine contre-productivité – l’intervention médicale perdrait du terrain face à ses objets, et serait plus nuisible que bienfaisante. C’était là, selon lui, une caractéristique de toute forme d’institution, de bien ou de service – on pouvait identifier en chacun d’eux un seuil, un point limite, au-delà duquel ils se trouvaient en excès et dysfonctionnels. La convivialité tentait d’identifier ce jeu d’« échelles naturelles » – c’est d’ailleurs la seule tentative générale et programmatique entreprise par Illich pour établir une philosophie des technologies. (suite…)

Louis de Colmar, « Les hommes ne détestent rien tant que le changement »

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Louis de Colmar

Les hommes ne détestent rien tant
que le changement

 

Publié sur le blog En finir avec ce monde, le 27 avril 2020

Les hommes ne détestent rien tant que le changement. On pourrait presque lire l’histoire humaine comme une lutte permanente pour le conjurer. Le génie humain pourrait presque se résumer à l’art de contenir et d’encadrer, tant bien que mal, l’écoulement du temps. Ce qui caractérise la modernité, c’est en fin de compte l’effondrement des digues temporelles traditionnelles, effondrement qui se caractérise par un double mouvement : le renforcement centripète d’un pôle de stabilité autour de l’État – le Léviathan de Hobbes relève bien d’un enracinement – couplé à un renforcement centrifuge de l’économie et du marché. Ces deux mouvements doivent être conçus ensembles, en interdépendance. Ce grand écart entre stabilité et mouvement, pour ainsi dire sur le plan horizontal, doit en outre être complété par un grand écart vertical dans la durée, qui permet de mettre face à face la déchirure du présent – résultant de l’opposition entre ces forces centripètes et centrifuges – et la promesse de leur réunification future à travers la mythologie du progrès. C’était du moins le cas dans la phase classique de la modernité (pour schématiser, du XVIe au XIXe siècle).

Ce schéma était en gros celui qui s’est effondré pendant la Première Guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, on a assisté à une tentative de rétablir ce schéma disloqué, dans le sens où l’État, au nom de sa stabilité historique fantasmée, a voulu prendre en charge directement la dynamique sociétale dont l’effondrement avait conduit au cataclysme guerrier. Cette tentative a échoué dans les affres de la deuxième guerre mondiale. S’en est suivie une nouvelle tentative de rééquilibrage qui a fonctionné jusqu’à l’aube des années 1980, qui aura été marqué par l’illusion d’une cogestion de la stabilité de l’État et du dynamisme du marché. À cette période a finalement succédé le rêve néo-libéral qui, en inversion de l’après-Première Guerre mondiale, a joué cette fois-ci la carte de la suprématie de la dynamique du marché relativement à la stabilité étatique, carte qui a été perdue dans la crise de 2008, concomitamment avec une inversion complète de l’idéologie du progrès au cours du siècle. (suite…)

Jacques Luzi, « Covid-19 : avant, pendant, après »

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Jacques Luzi

Covid-19 : avant, pendant, après

 

Publié le 25 avril 2020 sur le site de Pièces et main d’œuvre

(Jacques Luzi, est l’auteur de Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture occidentale, de Descartes au transhumanisme, Éditions de la Lenteur, 2019)

Le Covid-19 n’est pas issu de la génération spontanée. Il n’est pas un fléau de Dieu. Ni l’instrument d’un complot. Ni un simple incident de parcours dans le fleuve faussement tranquille des sociétés industrielles.

L’histoire des coronavirus, de leur origine et de leurs retombées sanitaires, avait déjà fait l’objet d’études et d’analyses, qui laissaient entrevoir la pandémie à venir, celle, précisément, dans laquelle nous sommes embarqués aujourd’hui et qui nous dicte ses propres contraintes. Ainsi, le journaliste scientifique américain David Quammen avait prévenu, dans un livre au titre éloquent : Spillover : Animal Infections and the Next Human Pandemic (W.W. Norton & Company, New York, 2012). Dans «Where will the next pandemic come from ? And how can we stop it ?» (Popular Science, 15 octobre 2012), il écrivait :

Les pressions et les perturbations écologiques causées par l’homme mettent toujours plus d’agents pathogènes animaux en contact avec les populations humaines, tandis que la technologie et le comportement humains propagent ces agents pathogènes de plus en plus largement et rapidement. En d’autres termes, les épidémies liées aux nouvelles zoonoses, ainsi que la récurrence et la propagation des anciennes, ne sont pas simplement ce qui nous arrive, mais reflètent ce que nous faisons.

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Écran total, « Ne laissons pas s’installer le monde sans contact »

Appel au boycott de l’application Stop Covid-19

Publié sur le site de la revue Terrestres le 27 avril 2020

Du point de vue sanitaire, l’épidémie de Covid-19 mettra du temps à livrer tous ses mystères. Le brouillard qui entoure l’origine de la maladie, sa diffusion et sa létalité ne pourra se dissiper que lorsqu’elle cessera de frapper dans autant de pays à la fois. A ce jour, personne n’a l’air de savoir quand une telle accalmie se produira. D’ici là, pour continuer de vivre, nous ne devons ni sous-estimer, ni surestimer cette épidémie en tant que telle.

Par contre, ce que nous sentons très clairement, c’est que la crise sanitaire a des chances importantes de précipiter l’avènement d’un nouveau régime social : un régime basé sur une peur et une séparation accrues, encore plus inégalitaire et étouffant pour la liberté. Si nous prenons la peine de lancer cet appel, c’est que nous pensons que cela n’est pas joué d’avance et que des possibilités vont se présenter, pour les populations, de l’empêcher. Mais alors que nous, simples citoyens, ressentons violemment la fragilité de nos existences face à la menace du virus et d’un confinement long, l’ordre politique et économique en vigueur semble, lui, à la fois ébranlé et renforcé par la secousse en cours. Il paraît en même temps fragile, et très solide sur ses bases les plus « modernes », c’est-à-dire les plus destructrices socialement.

Bien sûr, il n’a pas échappé à grand-monde que la situation présente a permis aux gouvernements de nombreux pays de tétaniser, pour un temps indéterminé, les contestations parfois extrêmement vives dont ils faisaient l’objet depuis plusieurs mois. Mais ce qui est tout aussi frappant, c’est que les mesures de distanciation interpersonnelle et la peur du contact avec l’autre générées par l’épidémie entrent puissamment en résonance avec des tendances lourdes de la société contemporaine. La possibilité que nous soyons en train de basculer vers un nouveau régime social, sans contact humain, ou avec le moins de contacts possibles et régulés par la bureaucratie, est notamment décelable dans deux évolutions précipitées par la crise sanitaire : l’aggravation effrayante de l’emprise des Technologies de l’information et de la communication (TIC) sur nos vies ; et son corollaire, les projets de traçage électronique des populations au nom de la nécessité de limiter la contagion du Covid-19. (suite…)

Edouard Schaelchli, « Urgence et tragédie »

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Edouard Schaelchli
Urgence et tragédie
Faillite du politique en temps de crise sanitaire

Car quant à ceux qui disent que rendre la cause soit ôter la signifiance du signe, ils ne considèrent pas qu’en voulant abolir par cette raison les prédictions des signes et prodiges célestes, ils ôtent aussi ceux qui se font par artifice, comme les sons des bassins, les lumières des feux le long de la marine, les ombres des aiguilles dans les horloges du soleil, toutes lesquelles choses se font par quelque cause et quelque manufacture, pour être signe de quelque chose.
Plutarque, Vie de Périclès.

Par définition, l’état d’urgence exclut toute question concernant « ce qu’il faut » ou « ce qu’il ne faut pas ». L’urgence porte en elle-même sa propre nécessité (qui n’a pas de loi, legem non habet ), ou alors elle n’a rien d’urgent. Ce qui définit le mieux l’urgence, c’est, en creux, ce dont elle se démarque le plus absolument : le temps de la délibération, la suspension de tout « il faut » en vue d’une détermination concertée de ce que, précisément, il faut. Toute société connaît des moments où l’urgence impose des décisions qui ne pourront être ratifiées qu’après-coup par la délibération, ou du moins sanctionnée par une procédure rétrospective, voire par une cérémonie expiatoire. Rares sont celles qui portent en elles la notion d’urgence comme une catégorie constitutionnelle ou juridique. Il est paradoxal de constater que c’est précisément là où le droit s’est le plus explicitement constitué pour empêcher que des décisions soient prises sans délibération (ou des pouvoirs exercés sans limite) qu’est apparue l’idée d’un « état d’exception » qui permet de suspendre « l’état de droit ». A Rome existait, à côté de la dictature (qui n’était justement pas une magistrature d’exception, ni même d’urgence, contrairement à ce qu’on pourrait croire), une procédure par laquelle le Sénat pouvait déclarer une sorte d’arrêt du droit (le justitium) par un « senatusconsulte », dit ultimus parce qu’il se situait à l’extrême limite de ce que le pouvoir peut décider en vertu de l’autorité qui le fonde. Il s’en suivait un tumultum dans lequel n’importe quel citoyen pouvait, à la limite, se retrouver investi du pouvoir suprême de prendre toutes mesures susceptibles d’arrêter le danger, sans considération du droit.

Comment ne pas penser aujourd’hui à ces cas-limites, en principe liés à des moments de crise bien particuliers, guerres étrangères ou civiles, révolutions, (mais dont le philosophe Giorgio Agamben a profondément montré qu’ils tendaient à devenir la norme d’un ordre politique et juridique dont la technicisation accompagne partout la tendance à confondre l’état de paix avec l’état de guerre) – aujourd’hui, au moment où partout en même temps dans le monde une crise sanitaire considérée (à tort ou à raison) comme sans précédent sert de prétexte à une véritable assignation à résidence d’une moitié de la population du globe et conduit à envisager des mesures généralisées d’identification des « cas suspects », de contrôle accru des mouvements, rassemblements et comportements collectifs et de traçage systématique des individus testés ? Le mot d’ordre partout diffusé, « Restez chez vous », quoiqu’il ait pour effet immédiat de plonger nos rues et nos places dans un silence de mort, n’en retentit pas moins comme le signal d’un tumulte qui permet à tout un chacun de s’improviser chef de guerre, capitaine de vaisseau, médecin-chef, maître-queue, brigadier, professeur de vertu, censeur, juge ou inquisiteur, rien qu’en répétant la consigne magique. Lisez les journaux, écoutez la radio, naviguez sur la toile, vous n’y lirez qu’un mot, vous n’y entendrez qu’un cri : confinement, distanciation sociale, pistage, masques, gants, hygiène, masques, masques ! N’est-ce pas bien fait pour rendre d’emblée suspects (et reconnaissables) ceux qui, n’ayant peut-être pas bien entendu, sortiraient quand même se promener, sans masque, devenant sans s’en rendre compte des individus potentiellement dangereux, passibles de l’inculpation d’avoir par leur inconscience entraîné la mort de quelqu’un ? (suite…)

Edouard Schaelchli, « Le porteur sain – terroriste asymptomatique ? »

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Edouard Schaelchli

Le porteur sain –
terroriste asymptomatique ?

Et ainsi, sans vivre d’aucune autre façon, en apparence,
que ceux qui, n’ayant aucun emploi qu’à passer une vie agréable, s’étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s’ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut-être plus que si je n’eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.
Descartes

Si l’inconnu, à l’air un peu étrange, que nous croisons, la nuit tombant, au coin d’une rue écartée des quartiers fréquentés, nous inquiète plus que le voisin familier avec qui nous échangeons tous les soirs un amical bonjour en allant vider nos poubelles, qu’arriverait-il si, un soir où, ne pensant à rien, nous accomplissons ce rite essentiel, au lieu de voir à sa fenêtre le visage attendu du voisin, nous apercevions à la dérobée, disparaissant à l’angle de la maison, la silhouette brusquement reconnaissable du même étrange inconnu ? Nous serions peut-être épouvantés à l’idée d’un possible rapport entre l’absence de l’un et la fuyante présence de l’autre.

La vie normale a ceci de rassurant qu’elle nous offre, en ses apparences, la garantie d’une sécurité qui est indissociable du sentiment que tout se passe bien comme il le faut. Ce peut être lassant, à la longue. Mais nous ne pouvons mesurer combien notre équilibre général tient à cette monotone conformité des choses à elles-mêmes. Au contraire, le plaisir superficiel que nous éprouvons à voir surgir dans le quotidien une circonstance inattendue ne peut manquer de se changer en une grave perturbation de notre être profond, s’il commence à se multiplier pour se généraliser au point de rendre presque douloureuse l’absence de tout événement insolite. (suite…)

Miguel Amorós, « L’État masqué »

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Miguel Amorós

L’État masqué

 

La crise actuelle a engendré plusieurs tours de vis dans le contrôle social étatique. L’essentiel dans ce domaine était déjà bien en place puisque les conditions économiques et sociales qui prévalent aujourd’hui l’exigeaient. La crise n’a fait qu’accélérer le processus. Nous participons contraints et forcés en tant que masse de manœuvre à un essai général de défense de l’ordre face à une menace globale. La Covid 19 a servi de prétexte au réarmement de la domination, mais une catastrophe nucléaire, une impasse climatique, un mouvement migratoire imparable, une révolte persistante ou une bulle financière incontrôlable auraient tout aussi bien fait l’affaire.

Mais la cause la plus importante et vraisemblable est la tendance mondiale à la concentration du capital, ce que les dirigeants appellent indistinctement mondialisation ou progrès. Cette tendance est corrélée avec le processus de concentration du pouvoir, renforçant ainsi les appareils étatiques de maintien de l’ordre, de désinformation et de répression. Si le capital est la substance d’un tel œuf, l’État est sa coquille. Une crise qui met en danger l’économie mondialisée, une crise systémique comme on dit maintenant, provoque une réaction défensive presque automatique et réactive des mécanismes disciplinaires et punitifs déjà existants. Le capital passe au second plan et c’est alors que l’État apparaît dans toute sa plénitude. Les lois éternelles du marché peuvent prendre des vacances sans que leur vigueur n’en soit altérée. (suite…)

Louis de Colmar, « Une corona et deux morts subites »

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Louis de Colmar

Une corona et deux morts subites

(Paru le 6 avril 2020 sur le blog en finir avec ce monde)

 

Alors que la grippe de Hongkong est passée totalement inaperçue, ce qui se passe aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, avec la covid-19, interroge d’autant plus : jamais encore la moitié de la population mondiale n’a été confinée, et jamais encore la production mondiale n’avait été mise quasiment à l’arrêt, le tout en quelques semaines, prenant presque absolument tout le monde de court. Relevons tout de suite que les très rares pays qui étaient préparés à une nouvelle pandémie – Corée, Hongkong, Taïwan… – avaient déjà été malmenés gravement par deux autres pandémies en moins de vingt ans (sras de 2003 et mers de 2015), et qu’elles n’ont évité le présent confinement appliqué ailleurs qu’au prix d’un dépistage médical massif, directement associé à un dépistage néo-policier tout aussi massif à coups de Big Data. (Plus généralement, pourrait-on voir une corrélation au fait que les pays les plus rétifs au confinement sont également ceux qui sont aussi parmi les moins rétifs au néolibéralisme ? – je pose en tout cas la question.)

Ce qui interroge, c’est donc ce qui pourrait expliquer cette différence de traitement entre ce qui se passe aujourd’hui et la façon dont les pandémies étaient traitées il y a encore quelques décennies. L’erreur serait à mon avis de chercher une cause principale : toute catastrophe est toujours multifactorielle, toute catastrophe est le résultat d’un débordement de toutes les stratégies (voire bien entendu absence de stratégies…) d’anticipation qui avaient été mises en œuvre au préalable pour en circonscrire les risques potentiels.

Toute catastrophe est donc aussi, nécessairement, l’échec d’un récit, l’échec d’une représentation du monde, l’échec d’une rationalisation particulière, l’échec d’une perception sensible et émotionnelle du monde. Face à une catastrophe, on peut donc avoir deux approches (non totalement exclusives l’une de l’autre) : une approche technicienne, qui cherchera autant que possible à trouver des explications causales aussi strictes que possibles (manque de masques, de réactifs, de respirateurs, etc.) qui permettront, ou du moins auront pour objectif de ne pas remettre en cause le récit structurant dominant, et une approche critique qui s’attachera directement à rendre compte de l’incapacité, ou du moins des limites, de la structure dominante du récit social à rendre compte de l’irruption de l’imprévu.

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PMO, « Leurs virus, nos morts »

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Pièces et main-d’œuvre

Leurs virus, nos morts

L’espoir, au contraire de ce que l’on croit,
équivaut à la résignation.
Et vivre, c’est ne pas se résigner.
Albert Camus, Noces

 

Les idées, disons-nous depuis des lustres, sont épidémiques. Elles circulent de tête en tête plus vite que l’électricité. Une idée qui s’empare des têtes devient une force matérielle, telle l’eau qui active la roue du moulin. Il est urgent pour nous, Chimpanzés du futur, écologistes, c’est-à-dire anti-industriels et ennemis de la machination, de renforcer la charge virale de quelques idées mises en circulation ces deux dernières décennies. Pour servir à ce que pourra.

1. Les « maladies émergentes » sont les maladies de la société industrielle et de sa guerre au vivant

La société industrielle, en détruisant nos conditions de vie naturelles, a produit ce que les médecins nomment à propos les « maladies de civilisation ». Cancer, obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et neuro-dégénératives pour l’essentiel. Les humains de l’ère industrielle meurent de sédentarité, de malbouffe et de pollution, quand leurs ancêtres paysans et artisans succombaient aux maladies infectieuses.

C’est pourtant un virus qui confine chez lui un terrien sur sept en ce printemps 2020, suivant un réflexe hérité des heures les plus sombres de la peste et du choléra. 

Outre les plus vieux d’entre nous, le virus tue surtout les victimes des « maladies de civilisation ». Non seulement l’industrie produit de nouveaux fléaux, mais elle affaiblit notre résistance aux anciens. On parle de « comorbidité », comme de « coworking » et de « covoiturage », ces fertilisations croisées dont l’industrie a le secret (1).

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