Venant Brisset, « Modeste supplique d’un obscur sans-grade… »

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Modeste supplique d’un obscur sans-grade pour le transfert
des « Rencontres des nouvelles pensées de l’écologie »
parrainées par le site Reporterre
(21-22 octobre 2022) à Cluny
vers le site de la Zad naissante, dans la vallée du Ciron en sud Gironde,
pour entraver les futurs travaux de la LGV
et, au cas où elle aurait été déjà expulsée, pour en réoccuper le site
(rédigé en pleine canicule en août 2022, près de mon jardin potager dévasté)

Les colloques et autres séminaires de réflexion écologique abondent suscitant un entre-soi qui n’est pas exempt, parfois, du plaisir de vraies rencontres – même si une certaine « mondanité » critique s’y pratique. Ils peuvent aussi servir à verdir comme celui qui, en Arles, organisé chaque année à la fin d’août, par la « maison » Nyssen-Actes Sud dont la crise écologique devient le fonds de commerce. Sans compter, dans la même ville, ceux de l’héritière de l’empire pharmaceutique Hoffman-Laroche dans son hideux et prétentieux centre culturel (« LUMA ») voit des « guest stars » intellectuelles venir manger dans son écuelle.

L’échange d’idées existe en soi et n’est pas nécessairement redevable aux pratiques militantes ou populaires de résistance. De leur côté, les oppositions et refus pratiques n’ont pas besoin de bréviaire pour éclore. Ce sont deux lignes parallèles, aux multiples résonances, et qui, en se recoupant accouchent d’éclairs de liberté : les Lumières et la révolution de 1789-94, la Ire Internationale et la Commune de Paris, la critique de l’aliénation marchande moderne (Socialisme ou Barbarie, Internationale situationniste) et Mai 68. Un nouveau recoupement, nécessaire maintenant, se fait attendre. L’invocation à la « prise de conscience » sans cesse réitérée, sans cesse incomplète en est la plus sûre entrave (cf. J.-B. Fressoz in Greenwashing, manuel pour dépolluer le débat public, éd. du Seuil, 2022). On sait TOUT depuis les années 30 : Ellul et Charbonneau, Von Neuman in Pourrons-nous survivre à la technologie, 1955, Gunther Schwab in La Danse avec le Diable édition française en 1963, Rachel Carson in Le printemps silencieux 1962, Alexandre Grothendieck in Allons-nous continuer la recherche ?, 1972, etc.

De sorte que rester niché dans l’abjecte division du travail, continuer à vaticiner sur la misère du monde, se complaire dans des recherches interminables… est insatisfaisant pour beaucoup qui, depuis un sacré moment, bifurquent et ne voient plus aucun bénéfice stratégique dans un surcroît de connaissances tournant à vide. L’intérêt publique suscité par la déclaration commune des huit bifurqueurs d’Agro-Paris-Tech dit une chose très simple : beaucoup désirent trancher et rompre contre ce glissement dans l’inconcevable admis par compromis successifs. Gloser sur la désertion quand on ne déserte pas soi-même est indécent.

Que ces travailleurs intellectuels invités au colloque de Cluny, plutôt que d’apporter leur « soutien » à des luttes écloses hors d’eux, décident en leur nom propre de bloquer dans la vallée du Ciron un énième projet d’infrastructures destructrices de biodiversité et grosses consommatrices d’empreinte carbone, ce serait la moindre des choses, non ?

La soi-disant impuissance devient un credo consolateur. La prophétie auto-réalisatrice du « tout est trop complexe pour intervenir directement » finirait par devenir vraie tant l’ampleur des dégâts peut devenir insurmontable à force de contre-offensives collectives différées… Alors que pourtant la Zad de NDDL a démontré la possibilité de gripper la machine, et le mouvement qui en est issu, « les Soulèvements de la terre », tente de définir des priorités et de porter l’offensive contre l’accaparement et le saccage des terres nourricières – et qu’il est donné à tout le monde de s’y joindre parce qu’il faut bien commencer par quelque chose !

Nous sommes au bout de la civilisation industrielle, et nous sommes à bout. (suite…)

Jaime Semprun, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO)

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Jaime Semprun
(1947-2010)

Mis en ligne le 19 juillet 2020 sur le site de PMO

De son père Jorge Semprun, rescapé du camp de Buchenwald, auteur célèbre de L’écriture ou la vie, récompensé en 1995 par le prix littéraire des Droits de l’Homme, ministre de la Culture de 1988 à 1991 sous le gouvernement de Felipe Gonzalez, son fils Jaime n’a, pour certains de ses amis et collaborateurs, guère hérité que du nom. Adolescent non-conformiste, lecteur vorace, il rompt très tôt avec son géniteur, en qui il voit surtout un membre zélé du Parti communiste espagnol, fervent soutien de cette tromperie appelée URSS. Jaime Semprun cultive des qualités opposées à celles dont il estime qu’elles ont construit la renommée de son père : sobriété, discrétion, amour dela vérité, refus du pouvoir, indifférence à l’égard du commerce éditorial. Au long de quelques trente-cinq années d’écriture et d’édition, aucun passage à la télévision, ni même à la radio, pas d’entretiens dans la grande presse.

Néanmoins, en dépit de tout l’esprit subversif qu’on voudra, on n’est pas sans reste un fils de bourgeois. Doublement, même, puisque notre auteur est également le beau-fils de Claude Roy, poète, journaliste et écrivain, passé par les Camelots du Roi, puis actif dans la Résistance (où il croise Jorge Semprun) avant d’adhérer au PCF. Claude Roy épouse en effet en secondes noces, en 1958, la mère de Jaime Semprun, l’actrice et dramaturge Loleh Bellon. Pour nous qui venons après coup, le jeune Semprun, qui absorbe la vaste culture familiale, semble bien plutôt un produit de sa classe, de cetout petit monde parisien où défilent artistes, acteurs, philosophes, écrivains, journalistes. Il s’essaie d’ailleurs au cinéma expérimental, avant de se tourner vers l’écriture, au contact des situationnistes, ces membres de la classe dominante passés à la défense de l’autonomie ouvrière, sous la houlette de Guy Debord.

(suite…)

George Orwell, «“Mein Kampf” d’Adolph Hitler»

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George Orwell

Mein Kampf d’Adolph Hitler

New English Weekly, 21 mars 1940

(Traduction d’Anne Krief, Michel Pétris et Jaime Semprun
in Essais, articles, lettres, tome 2, éditions de l’EDN)

Pour mesurer à quelle vitesse la situation évolue, il suffit de se reporter à la version non expurgée de Mein Kampf qui avait été publiée il y a seulement un an par Hurst et Blackett dans une perspective prohitlérienne. La préface et les notes du traducteur étaient rédigées dans l’intention évidente d’atténuer la brutalité du livre et de présenter Hitler sous un jour aussi aimable que possible. Car à l’époque, Hitler était encore un homme digne de respect. Il avait écrasé le mouvement ouvrier allemand, et pour l’en remercier, les classes possédantes étaient prêtes à lui pardonner à peu près n’importe quoi. La gauche et la droite s’accordaient sur l’idée très superficielle que le national-socialisme n’était qu’un nouvel avatar du conservatisme.

Puis, brusquement, on s’est avisé que Hitler n’était pas si respectable que ça. En conséquence, le livre de Hurst et Blackett est reparu sous une nouvelle jaquette où l’on expliquait que tous les bénéfices tirés de la vente seraient versés à la Croix-Rouge. Pourtant, le seul contenu de Mein Kampf rend difficile à croire qu’un quelconque changement soit intervenu dans les opinions et visées de Hitler. Quand on compare les déclarations qu’il faisait il y a environ un an et ce qu’il disait quinze ans plus tôt, on est frappé par sa rigidité d’esprit, par la façon dont sa vision du monde est réfractaire à toute évolution. C’est l’idée fixe d’un monomane, que ne sauraient remettre en cause les aléas tactiques d’une politique de force. Il est probable que dans l’esprit de Hitler, le pacte germano-soviétique n’est guère qu’un simple aménagement du calendrier qu’il avait établi. Le plan exposé dans Mein Kampf prévoyait d’écraser d’abord la Russie, avec l’intention implicite de se retourner ensuite contre l’Angleterre. Il s’est trouvé qu’il a fallu commencer par s’occuper de l’Angleterre, parce que la Russie était plus facile à acheter. Mais le tour de la Russie viendra dès que le sort de l’Angleterre aura été réglé – c’est ainsi, sans nul doute, que Hitler voit les choses. Les événements suivront-ils bien ce cours, c’est évidemment une autre question. (suite…)

René Riesel et Jaime Semprun, À propos de la décroissance

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René Riesel et Jaime Semprun

Catastrophisme,
administration du désastre
et soumission durable

(2008)

(Extraits choisis sur le thème de la décroissance)

Un cliché rebattu, qui prétend résumer de manière frappante les « impasses du développement », et appeler à la contrition, affirme que pour assurer le mode de vie d’un Américain moyen à l’ensemble de la population mondiale, il nous faudrait disposer de six ou sept planètes comme la nôtre. Le désastre est évidemment bien plutôt qu’un tel « mode de vie » – en réalité une vie parasitaire, honteuse et dégradante dont les stigmates si visibles sur ceux qui la mènent se complètent des corrections de la chirurgie esthétique – semble désirable et soit effectivement désiré par l’immense majorité de la population mondiale. (Et c’est pourquoi la vulgarité des nantis peut s’exhiber avec une telle complaisance, sans plus rien conserver de la retenue et de la discrétion bourgeoises : ils suscitent l’envie – il leur faut tout de même des gardes du corps – mais pas la haine et le mépris que préparaient les révolutions).

Du reste, certains partisans de la « décroissance », sans doute insuffisamment convaincus de la faisabilité de leurs préconisations, évoquent parfois la nécessité d’une « révolution culturelle » et s’en remettent finalement à rien moins qu’à une « décolonisation de l’imaginaire » ! Le caractère vague et lénifiant de pareils vœux pieux, dont on ne dit rien de ce qui permettrait de les exaucer, en dehors de l’embrigadement étatique et néo-étatique renforcé qu’implique par ailleurs l’essentiel des préconisations décroissantes, paraît surtout destiné à refouler l’intuition de l’âpre conflit que ce serait inévitablement de tenter, et déjà de penser sérieusement, la destruction de la société totale, c’est-à-dire du macrosystème technique à quoi finit par se résumer exactement la société humaine.

Depuis que la médecine scientifique a mis au point la machinerie qui assure une sorte de maintenance des quasi-cadavres, et prolonge ainsi indéfiniment leur fin de vie, on dit couramment, pour parler de la décision concernant ces morts-vivants, décision – qu’il faut bien prendre un jour, pour des questions de coût ou peut-être d’éthique – d’interrompre leur apparence de survie, on dit donc très éloquemment qu’il faudra alors les débrancher. La transposition à la société totale, où l’humanité entière se trouve sous branchements et perfusions de toutes sortes, s’impose d’elle-même. Mais elle signale du même coup ce qu’un arrêt de la machinerie de la vie artificielle a de presque impossible à imaginer pour les habitants de ce monde clos : si certains d’entre eux, parmi les plus suréquipés, apprécient à l’occasion, comme une expérience, le dénuement matériel, c’est sous forme d’escapade dans un trekking encadré, avec leur téléphone portable et l’assurance de rentrer chez eux en avion. Et il est vrai qu’on peut à bon droit se demander dans quel état de délabrement on retrouverait cette sorte d’humanité, une fois qu’elle se verrait définitivement privée des impulsions que lui donne sa machinerie. De sorte que c’est le perfectionnement de son câblage qui paraît à beaucoup l’issue la plus réaliste : « Seule porte de sortie ouverte à nos enfants : enfiler une combinaison munie de tous les biosenseurs que la loi de Moore saura leur fournir afin de sentir, voir et toucher virtuellement, avaler une bonne dose d’euphorisant et partir chaque week-end pour le pays des songes avec la star préférée, là-bas sur une plage d’avant la sixième extinction, les yeux rivés aux écrans du casque, sans passé et sans avenir. » Ceci n’est pas extrait d’un hommage au génie visionnaire qui fut, Au temps de poupée Pat, celui de Philip K. Dick, mais constitue la conclusion de l’ouvrage fort bien informé (Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, 2004) d’un de ces membres de l’establishment scientifique qui, carrière faite et la retraite venue, mangent le morceau. (Pages 32-34) (suite…)

Baudouin de Bodinat, « La vie sur terre »

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Baudouin de Bodinat

La vie sur terre

Réflexions sur le peu d’avenir
que contient le temps où nous sommes

tome II, chapitre 2

Et voici ce que j’en ai pensé : maintenant que l’économie est venue à bout de s’emparer entièrement de la Terre, qu’elle y a tout reconstruit à nouveaux frais d’après ses conceptions et ramassé le genre humain à l’intérieur d’elle-même et de ses ondes radioélectriques ; que sa raison positive règne seule exclusivement sur une planète sillonnée d’autoroutes et de conduites de gaz, garnie partout d’agences bancaires, d’éclairage public, d’aérodromes, etc., qu’elle y a relogé l’homo sapiens dans ses bâtiments standard avec le poste de TV, le chauffage central et la cuisine intégrée ; et maintenant que même les Chinois ont des escalators, des digicodes, des cartes de crédit, des gratte-ciel et des maladies pulmonaires ; que même les Papous ont des boissons gazeuses, des parkings, des T-shirts et des radio-cassettes ; que les Esquimaux ont des scooters, des statistiques de suicide et du diabète de type 2 ; que suivant la prédiction de Senancour est arrivé le temps où le Patagon connaîtra les arts italiens, « où les rives de l’Irtis porteront les palais du Tibre et de la Seine, et les pâturages du Mechassipi deviendront arides comme les sables de Barca, etc. » (Hâtez-vous, ajoutait-il, les temps se préparent rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie humaine… où l’on sera blasé sur tout, indifférent à tout, et dévoré d’une agitation qui n’aura plus même d’illusions pour objet) ; et que nous voici rendus à ce moment inévitable où rien n’existe plus qu’en raison de ses procédés, de ses artifices, de ses chimies et de ses machines, de ses perfectionnements ; qu’elle a refait les paysages plus lisibles à ses satellites, et les villes en circuits imprimés vues ainsi, plus intelligibles à la téléprospection, et repeint les tableaux des musées pour qu’ils donnent plus de satisfaction, et rajeuni les vieux monuments du génie humain en produits culturels autolumineux ; et qu’il lui faut s’inventer des arrière-mondes numériques en couleur pour trouver à y assouvir son besoin continuel d’agitation ; nous pouvons comprendre, maintenant, mais un peu tard, qu’elle ne devait auparavant ses airs d’amabilité, de sollicitude pour nous, et son apparence de bon sens, qu’à ce qu’il y subsistait de passé vivant et actif, dont elle alimentait sa croissance ; de passé humain laissé en terrain vague pour ainsi dire, à ses propres habitudes et initiatives, durant qu’elle s’activait à construire les infrastructures de sa société totale. (suite…)

“Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer”, EDN

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Encyclopédie des nuisances

Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

(juin 1990)

« Bien que la prospérité économique soit en un sens incompatible
avec la protection de la nature,
notre première tâche doit consister à œuvrer durement afin d’harmoniser l’une à l’autre »
Shigeru Ishimoto (Premier ministre japonais),
Le Monde diplomatique, mars 1989

« … comme l’environnement ne donne pas lieu à des échanges marchands,
aucun mécanisme ne s’oppose à sa destruction.
Pour perpétuer le concept de rationalité économique, il faut donc chercher à donner un prix à l’environnement,
c’est-à-dire traduire sa valeur en termes monétaires. »
Hervé Kempf, L’Économie à l’épreuve de l’écologie, 1991

« Quatorze grands groupes industriels viennent de créer Entreprises pour l’environnement, une association destinée à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l’environnement, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l’association est le PDG de Rhône-Poulenc, Jean-René Fourtou. […] Les sociétés fondatrices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l’environnement plus de 10 milliards de francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou. Il a d’autre part souligné que l’Association comptait agir comme lobby auprès des autorités tant françaises qu’européennes, notamment pour l’élaboration des normes et de la législation sur l’environnement. »
Libération, 18 mars 1992

Une chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu’à mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite (mœurs, communication, sensibilité, création), elle n’avait visiblement apporté que décomposition et régression.

Toute société est d’abord, en tant qu’organisation de la survie collective, une forme d’appropriation de la nature. À travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d’avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d’altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels. (suite…)