Piergiorgio Bellocchio, « Nous sommes des zéros satisfaits » (deux extraits sur le terrorisme)

 

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Piergiorgio Bellocchio
Nous sommes des zéros satisfaits
Traduction Jean-Marc Mandosio
Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2011

 

Le terroriste au goût du jour
1981

« Je lis de tout… de la science-fiction et des policiers, des romans et de la poésie… un peu de tout, de Trakl à Ceronetti et à Rilke… Quelques exemples ? La Montagne magique, Sociobiologie : la nouvelle synthèse, Sciascia, Feyerabend, Weber, les Évangiles, Kafka, Bateson, Canetti.
Nietzsche, naturellement. Et Wittgenstein. Comme vous voyez, ce que tout le monde lit : un peu de mode culturelle et un peu de snobisme, de la littérature et de la science, la “pensée négative” et des sujets religieux… Je lis La Repubblica (1) et Alfabeta (2), comme les autres… Et puis des livres politiques : encore une fois, ce que lisent tous les gens comme moi, même s’ils font des choix différents… Des auteurs allemands et anglo-américains : Offe, O’Connor et Habermas. » Ce lecteur omnivore qui se dit lui-même parfaitement conforme aux modes culturelles en vigueur est un jeune homme de vingt-cinq ans, qui a cependant fait le choix d’une vie radicalement hors du commun. Claudio F. est en effet un terroriste. Son témoignage figure dans le livre de Luigi Manconi Vivre avec le terrorisme (Mondadori, 1980).

Sans doute Claudio F. bluffe-t-il un peu avec ses lectures. En tout cas, s’il lit vraiment les livres dont il parle, il ne semble pas en tirer un grand profit. Ce n’est pas que Trakl et Kafka, Wittgenstein et Feyerabend, sans oublier les Évangiles, soient par définition incompatibles avec la lutte armée ; mais ils le sont avec l’explication sommaire et désinvolte qu’en donne Claudio F. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agisse de lectures d’évasion, où Nietzsche et les romans policiers, la sociobiologie et la science-fiction ont une seule et même fonction de divertissement, de distraction, de curiosité. (suite…)

Cédric, « À part ça tout va bien »

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Cédric
À part ça tout va bien

(Texte paru dans le n° 74  du « journal de la Creuse libertaire »  Creuse-Citron ;
novembre 2022-janvier 2023)

Celui qui n’a pas d’espoir à transmettre doit se taire.
(maxime attribuée à Franz Kafka)

Ce 14 septembre, entendu brièvement à la radio d’État : d’après une étude récemment parue dans Nature, un quart de la forêt amazonienne aurait d’ores et déjà disparu. Il n’était pas précisé dans quelles proportions cette destruction était la conséquence des incendies ou des coupes industrielles pour l’agriculture, le bois, ou les mines.
À en croire les prospectives des scientifiques, une telle proportion de destruction correspondrait à un basculement désormais irréversible, à la disparition à terme de la forêt et à son remplacement par une savane.
Il y a quelques années, je me souviens, mon jeune fils m’avait demandé si je pensais que la forêt amazonienne existerait encore quand il serait grand, pour qu’il puisse aller la voir de ses yeux. Je m’étais trompé dans ma réponse, semble-t-il. Mais enfin, comment fait-on pour répondre à de telles questions ?

*

Il est toujours assez périlleux de faire des prédictions en matière sociale : particulièrement dans une époque aussi étrange et instable que la nôtre, une époque qui décourage la pensée – et qui décourage tout court du reste. On court le risque à la fois de dire des banalités et d’être très vite démenti. Je me contenterai donc de mettre côte à côte quelques faits et tendances fort visibles des temps récents : il sera ensuite difficile de ne pas déduire de cette mise en parallèle au moins quelques hypothèses.

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René Riesel & Jacques Philipponneau, « Au-dessus du volcan »

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René Riesel
Jacques Philipponneau

Au-dessus du volcan

Version originale de la tribune
parue dans Le Monde le 5 décembre 2014,
six semaines après la mort de Rémi Fraisse à Sivens

Le constat est désormais banal : la société-monde s’abîme dans ses crises. Jamais dans l’histoire une société n’avait imaginé prévoir si précisément l’agenda de son effondrement. Que ce soit l’ampleur du réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, l’empoisonnement généralisé de la planète ou la certitude de futurs Fukushima, chaque mois amène son lot de détails sur les contours et le timing de l’inéluctable. On y avait accoutumé les populations. Les États et leurs supplétifs verts se faisaient rassurants. Ils en faisaient leur affaire : il y aurait encore de beaux jours, moyennant une désagréable mais inévitable période d’adaptation. Des « décroissants » s’en remettaient à l’État pour imposer les restrictions et la rééducation utiles au retour de la joie de vivre.

Tout ceci a volé en éclats en moins d’une décennie.

Ce qui n’avait pas été calculé, c’est la vitesse d’expansion du chaos géopolitique lié à la guerre mondiale pour le contrôle des ressources naturelles (pétrole, uranium, terres rares, terres agricoles, eau), la somalisation qui court maintenant d’Afrique en Afghanistan, et surtout l’ampleur et la rapidité, que la crise financière de 2008 a seulement fait entrevoir, de la désintégration sociale précipitée par la mondialisation de l’économie. Ce ne seraient toutefois là qu’inconvénients mineurs pour un système qui entend gérer ce chaos sans autre ambition que d’y préserver ses intérêts les plus immédiats, si ne se développait en même temps, à l’échelle de la planète, la conscience qu’il n’y aura plus de lendemains qui chantent, que l’activité irrésistible du complexe économico-industriel ne fera qu’approfondir le désastre ; et qu’il n’y a rien à attendre d’États, excroissances cancéreuses où se mêlent à différentes doses les castes technocratiques parasitaires, corrompues ou mafieuses, qui affichent froidement leur refus de faire mine d’infléchir cette course à la destruction de tout et sont visiblement réduits à leur fonction première : l’exercice du monopole de la violence. (suite…)

Jean-Marc Mandosio, « Foucaultphiles et foucaulâtres »

Jean-Marc Mandosio

Foucaultphiles et foucaulâtres

(Addendum à l’ouvrage Longévité d’une imposture, Michel Foucault
aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.) 

Pourquoi s’en prendre à Michel Foucault ? Parce que le culte qui lui est voué, en France et à peu près partout ailleurs dans le monde (plus même peut-être qu’en France), constitue une excellente illustration du « dessèchement de la pensée par la répétition paresseuse de sempiternels lieux communs ou par une frénésie conceptualisatrice faisant souvent fi de toute rigueur » (1). Il m’est apparu d’autant plus nécessaire de mettre l’accent sur la banalité et l’incohérence des idées de Foucault que celui-ci passe, aux yeux de ses thuriféraires, pour le parangon de l’audace intellectuelle et de la rigueur conceptuelle. En exposant l’imposture consistant à présenter des lieux communs comme des nouveautés révolutionnaires et à ériger en modèle de rationalité un discours flou et inconsistant, j’ai voulu contribuer à la réhabilitation de l’esprit critique, pour lequel il n’existe pas de vaches sacrées.

Quoique assurément minoritaire, cette démarche n’est pas totalement isolée. Il y a une dizaine d’années, Sokal et Bricmont avaient bruyamment dénoncé, au grand dam des partisans de la French Theory, l’invraisemblable quantité de pseudo-concepts, et parfois la véritable confusion mentale, que l’on pouvait trouver chez certains des collègues de Foucault les plus en vue (2). En Italie, je me suis trouvé très proche d’auteurs tels que Piergiorgio Bellocchio et Alfonso Berardinelli (animateurs de la revue Diario de 1985 à 1993) ou Filippo La Porta (3), qui ont développé, chacun à sa manière, la défense du « sens commun » exprimée par Raffaele La Capria dans son essai intitulé La Mouche dans la bouteille (4). J’ai tenté de les faire connaître en France (5), mais ce type de critique n’a jamais trouvé beaucoup d’amateurs au pays des 365 fromages – il suffit de voir combien l’œuvre de George Orwell est marginalisée dans la culture française –, où l’on se contente le plus souvent de l’assimiler à un vulgaire anti-intellectualisme, ce qui permet de se débarrasser des questions posées sans même les prendre en considération.

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Jacques Philipponneau, entretien (refusé) avec « La Décroissance »

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Jacques Philipponneau

Entretien (refusé) avec La Décroissance

Le journal La Décroissance a sollicité Jacques Philipponneau (ancien membre de L’Encyclopédie des Nuisances), début février pour lui proposer de répondre à des questions sur la situation actuelle en vue d’une publication dans leur numéro de mars 2021. Celui-ci envoya ses réponses le 12 février. Le comité de rédaction de ce journal les a refusées, sans autres explications. Voici donc les questions et les réponses. 

La Décroissance : Selon vous, « l’aspect positif de cette crise qui ne fait que commencer [c’est] la défiance générale devant les mensonges inouïs du gouvernement et son incompétence criminelle, la constatation de l’impuissance de l’État en situation d’urgence et l’évidence que la réactivité, l’initiative, le bon sens, la solidarité sont venus de la société en dépit de toutes les obstructions administratives des bureaucraties étatiques (1) ». N’est-ce pas plutôt le fait que nous ayons été transformés en « moutons paranoïaques infantilisés » ainsi que vous l’écrivez également ?

Jacques Philipponneau : Les détournements divers des absurdités gouvernementales durant le premier confinement rappellent la créativité remarquable de l’humour soviétique quand la liberté d’expression tenait sa cour dans les cuisines d’appartements. Pour une part de notre vie récente nous en étions là et, en paraphrasant Freud, il s’agissait d’une sorte de victoire paradoxale de la conscience dans des conditions désespérantes. 

Accorder crédit aux fantasmes de domination totale (tout à fait réels, comme rêves, ainsi que l’ont été d’innombrables projets de même nature depuis que la société de classes existe) est l’autre versant, défaitiste, d’une compensation psychologique de la conscience isolée et impuissante, dont l’humour noir représente le côté jubilatoire de la vie malgré tout.

La Décroissance : Ce projet de domination totale est bien réel…

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Jaime Semprun, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de PMO)

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Jaime Semprun
(1947-2010)

Mis en ligne le 19 juillet 2020 sur le site de PMO

De son père Jorge Semprun, rescapé du camp de Buchenwald, auteur célèbre de L’écriture ou la vie, récompensé en 1995 par le prix littéraire des Droits de l’Homme, ministre de la Culture de 1988 à 1991 sous le gouvernement de Felipe Gonzalez, son fils Jaime n’a, pour certains de ses amis et collaborateurs, guère hérité que du nom. Adolescent non-conformiste, lecteur vorace, il rompt très tôt avec son géniteur, en qui il voit surtout un membre zélé du Parti communiste espagnol, fervent soutien de cette tromperie appelée URSS. Jaime Semprun cultive des qualités opposées à celles dont il estime qu’elles ont construit la renommée de son père : sobriété, discrétion, amour dela vérité, refus du pouvoir, indifférence à l’égard du commerce éditorial. Au long de quelques trente-cinq années d’écriture et d’édition, aucun passage à la télévision, ni même à la radio, pas d’entretiens dans la grande presse.

Néanmoins, en dépit de tout l’esprit subversif qu’on voudra, on n’est pas sans reste un fils de bourgeois. Doublement, même, puisque notre auteur est également le beau-fils de Claude Roy, poète, journaliste et écrivain, passé par les Camelots du Roi, puis actif dans la Résistance (où il croise Jorge Semprun) avant d’adhérer au PCF. Claude Roy épouse en effet en secondes noces, en 1958, la mère de Jaime Semprun, l’actrice et dramaturge Loleh Bellon. Pour nous qui venons après coup, le jeune Semprun, qui absorbe la vaste culture familiale, semble bien plutôt un produit de sa classe, de cetout petit monde parisien où défilent artistes, acteurs, philosophes, écrivains, journalistes. Il s’essaie d’ailleurs au cinéma expérimental, avant de se tourner vers l’écriture, au contact des situationnistes, ces membres de la classe dominante passés à la défense de l’autonomie ouvrière, sous la houlette de Guy Debord.

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Theodore Kaczynski, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Theodore John Kaczynski
(né en 1942)

Mise en ligne le 10 juillet 2020 sur le site de Pièces et main-d’œuvre

En 1996, le FBI mettait enfin la main sur Theodore John Kaczynski (dit « Ted »), alias Unabomber, devenu depuis la fin des années 1970 l’ennemi public n°1 aux États-Unis, en raison de ses attentats à la bombe ayant fait trois morts et une vingtaine de blessés. Adolescent solitaire, élève surdoué, Kaczynski entre à Harvard avec deux ans d’avance. Peu friand de mondanités universitaires, il y subit en outre des tests de conditionnement supervisés par le Pr. Henry Murray. Mathématicien de haut niveau refusant de faire carrière dans la recherche, il enseigne deux ans à Berkeley pour faire des économies avant de démissionner en 1969. Revenu chez ses parents, embauché sans succès dans l’entreprise de son frère cadet, il finit par acheter un lopin de terre non loin de Lincoln, dans le Montana, pour mettre en application son idéal de rupture avec le système techno-industriel. Le temps passant, sa bienaimée nature toujours plus défigurée, les gens aussi passifs que des rouages graissés, Kaczynski remâche sa haine de la civilisation moderne et se met à confectionner des bombes qu’il expédie, dans la plupart des cas, par courrier. Les victimes sont liées de près ou de loin à la recherche scientifique et au progrès industriel : le propriétaire d’un magasin d’ordinateurs ; un cadre d’une entreprise de publicité ; le président de la corporation de sylviculture de Californie. Toujours recherché après dix-sept ans, il envoie en 1995 un manifeste, signé du pseudonyme collectif FC (pour Freedom Club), aux rédactions du New York Times et du Washington Post. Il promet d’arrêter ses activités terroristes en échange de la publication de La société industrielle et son avenir. Une fois publié, son frère et sa belle-soeur reconnaissent dans le manifeste les grandes lignes de sa pensée et certains de ses tics langagiers. Ils le dénoncent aux autorités, qui l’arrêtent, suite à la traque la plus coûteuse de l’histoire du FBI, dans sa cabane de Stemple Pass Road. Depuis 1999 Ted Kaczynski purge une peine de réclusion à vie dans le quartier de haute sécurité de la prison de Florence, dans le Colorado. Cela ne l’a pas empêché de poursuivre sa réflexion, dans la mesure des moyens alloués. On dispose ainsi de près de trois-cents pages d’analyses et de correspondance, publiées en 2008, qui complètent en français la traduction du manifeste.

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Baudouin de Bodinat, « La vie sur terre »

 

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Baudouin de Bodinat

La vie sur terre
Réflexions sur le peu d’avenir
que contient le temps où nous sommes

(Tome premier, chapitre 4,
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996)

Voici ce que j’ai pensé : ce qui subsiste en nous d’instinct ne trouve plus à s’exprimer qu’en d’obscurs malaises que nous prenons pour des incommodités et que nous laissons au-dehors dans l’anonymat de la physiologie.

Les pensées nous manquent qui nous feraient aller leur ouvrir la porte, les reconnaître et les serrer dans nos bras. Il nous suffit le plus souvent, pour étouffer ces murmures inaudibles et pressants qui nous parviennent de ce que nous croyons être le dehors, de les couvrir de musique, d’allumer des sensations électriques et rapides dans nos nerfs ; de somnifères ou de rires enregistrés.

Ce sont par exemple de brèves étrangetés, des « effets de vitre », de courtes dépersonnalisations à ne plus retrouver cette rue inoffensive et basse qui s’ouvrait à mi-pente de la ville : mais des abominations rectangulaires, le flot des automobiles, les publicités joyeuses ; ou bien est-ce une suffocation psychique comme à respirer un gaz, une sourde anxiété qui se mélange au sang dans la galerie marchande doucement sonorisée, ou dans l’ascenseur vertigineux d’une tour hermétique en verre fumé, ou dans le train climatisé où tout le monde est souriant à trois cents kilomètres à l’heure, ou dans n’importe lequel de ces lieux entièrement sortis des calculs du délire productiviste.

Mais justement ce monde-là est si étranger à l’homme, et il nous faut y devenir si étrangers à nous-mêmes, que ces émotions nous demeurent incompréhensibles, dessous leur importunité, et qu’elles restent au fond de chacun des cris inarticulés, des vociférations inintelligibles comme il s’en entendait jadis derrière les murs des asiles de fous.

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Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances : « Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse »

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Alliance pour l’opposition à toutes les nuisances

 

Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse
à l’occasion de l’extension des lignes du TGV
(1991)

[Ce texte a été rédigé en 1991 à l’occasion de l’extension des lignes du TGV.
Nous le reproduisons sans en changer une ligne en juin 2017,
pour la mise en service de la LGV Paris-Bordeaux.]

 

Tout le système du chemin de fer est destiné à des gens qui sont toujours pressés et donc ne peuvent rien apprécier. Aucune personne qui pourrait l’éviter d’une manière ou d’une autre ne voyagerait de cette façon. Elle prendrait le temps de voyager à son aise par les collines et entre les haies, et non à travers des tunnels et des remblais. Et celui qui malgré tout préférerait cette sorte de voyage, celui-là ne posséderait pas un sens assez développé de la beauté, pour que nous devions lui adresser ensuite la parole à la gare. Dans cette perspective, le chemin de fer est une affaire sans intérêt dont on se débarrasse aussi vite que possible. Il transforme l’homme qui était un voyageur en un paquet vivant

John Ruskin

Au xixe siècle, le territoire a été bouleversé par une première vague d’industrialisation, et en particulier par l’implantation généralisée de lignes de chemin de fer. Ce nouveau moyen de transport fut critiqué par une fraction de la classe dominante restée oisive et qui, par ses goûts et sa sensibilité, était attachée aux anciens plaisirs du voyage, que le train allait abolir. En contrepartie, il permit un réel développement de la liberté de circulation, avec toutes ses heureuses conséquences sur la vie sociale.

Nombre d’arguments sensibles autrefois utilisés contre les premiers trains peuvent l’être aujourd’hui, à bien meilleur escient encore, contre le TGV. D’autant plus que son implantation ne comporte cette fois aucune contrepartie ; au contraire, elle contribue à un nouvel enclavement de régions entières, à la désertification de ce qu’il reste de campagne, à l’appauvrissement de la vie sociale. Et ce n’est pas dans la classe dominante, où tout le monde désormais travaille d’arrache-pied et joue des coudes pour rester dans la course économique, que l’on se risquera à juger tout cela à partir de goûts personnels, sans parler d’avancer quelque vérité historique que ce soit. Il faut donc qu’à l’autre pôle de la société des individus que ne presse aucun intérêt carriériste d’aucune sorte, pas même en tant que « contre-experts » ou opposants officiels, se chargent d’énoncer toutes les bonnes raisons, tant subjectives qu’objectives, de s’opposer à cette nouvelle accélération de la déraison. L’alliance qu’ils ont formée pour publier ce texte aura sans aucun doute d’autres occasions de se manifester et de s’étendre.

Le meilleur des mondes possibles

Le monde moderne n’est rien moins qu’heureux (voir son abondante panoplie pharmaceutique), mais il peut afficher sous le nom de « consensus » une indéniable réussite : il semble avoir réussi à accorder, dans une espèce d’harmonie encore peu troublée jusqu’ici, des puissants qui dictent ce que doit être la vie et des pauvres qui ont perdu l’idée de ce qu’elle pourrait être ; des industriels de l’alimentation et de la culture frelatée, et des consommateurs mis dans l’incapacité de goûter autre chose ; des aménageurs que rien n’arrête dans leur destruction des villes et des campagnes, et des habitants que rien le plus souvent ne retient là où ils sont, hormis l’enchaînement à un travail quelconque ; des technocrates aux yeux desquels pays et paysages n’existent que pour être traversés de plus en plus vite, et des usagers des transports toujours plus pressés de quitter des villes devenues invivables, et d’échapper à la cohue en se jetant en masse sur les routes, dans les gares et les aéroports… En somme, tout est pour le mieux dans le « meilleur des mondes possibles », du moins tant que ce monde moderne reste perçu comme le seul possible, aussi indiscutable que tous ses progrès techniques ; autrement dit, tant que personne ne pose une de ces simples questions qui porte sur l’emploi de la vie : pourquoi diable faudrait-il toujours et à n’importe quel prix gagner du temps sur les trajets, alors que c’est précisément cette transformation du voyage en pur transit qui le fait paraître d’autant plus long, qui l’apparente à une véritable corvée ? Au point qu’aujourd’hui il faut introduire la télévision dans les TGV – comme bientôt dans ces automobiles où les Français passent en moyenne trois heures par jour –, pour tenter de distraire d’un tel ennui. La boucle de la déréalisation du voyage sera parfaitement bouclée quand ces télévisions donneront à contempler sous forme de clips touristiques les agréments des régions traversées… (suite…)

“Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer”, EDN

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Encyclopédie des nuisances

Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

(juin 1990)

« Bien que la prospérité économique soit en un sens incompatible
avec la protection de la nature,
notre première tâche doit consister à œuvrer durement afin d’harmoniser l’une à l’autre »
Shigeru Ishimoto (Premier ministre japonais),
Le Monde diplomatique, mars 1989

« … comme l’environnement ne donne pas lieu à des échanges marchands,
aucun mécanisme ne s’oppose à sa destruction.
Pour perpétuer le concept de rationalité économique, il faut donc chercher à donner un prix à l’environnement,
c’est-à-dire traduire sa valeur en termes monétaires. »
Hervé Kempf, L’Économie à l’épreuve de l’écologie, 1991

« Quatorze grands groupes industriels viennent de créer Entreprises pour l’environnement, une association destinée à favoriser leurs actions communes dans le domaine de l’environnement, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l’association est le PDG de Rhône-Poulenc, Jean-René Fourtou. […] Les sociétés fondatrices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l’environnement plus de 10 milliards de francs par an, a rappelé Jean-René Fourtou. Il a d’autre part souligné que l’Association comptait agir comme lobby auprès des autorités tant françaises qu’européennes, notamment pour l’élaboration des normes et de la législation sur l’environnement. »
Libération, 18 mars 1992

Une chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pourrira pas en paix. Les résultats de son inconscience se sont accumulés jusqu’à mettre en péril cette sécurité matérielle dont la conquête était sa seule justification. Quant à ce qui concerne la vie proprement dite (mœurs, communication, sensibilité, création), elle n’avait visiblement apporté que décomposition et régression.

Toute société est d’abord, en tant qu’organisation de la survie collective, une forme d’appropriation de la nature. À travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois universellement, la question sociale. Faute d’avoir été résolue avant que les moyens matériels, scientifiques et techniques, ne permettent d’altérer fondamentalement les conditions de la vie, elle réapparaît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérarchies irresponsables qui monopolisent ces moyens matériels. (suite…)