Version imprimable de La technique considérée en tant que système
Jacques Ellul
La technique
considérée en tant que système
1976 (1)
I
La technique a pris maintenant une telle spécificité, qu’il est devenu nécessaire de la considérer en elle-même, et en tant que système (2). Friedmann avait depuis longtemps insisté sur le caractère de « milieu » pris par la technique, et je considère que ce fut l’idée principale qu’il fallait retenir pour comprendre la situation nouvelle, mais il faut actuellement faire un pas de plus. La technique est devenue un système. Je veux dire par là un ensemble possédant ses caractères propres, comparables à rien d’autre, comportant ses lois particulières de développement et de transformation, et dont toutes les parties sont coordonnées les unes aux autres avant d’être en rapport avec ce qui est étranger, extérieur au système. Le processus d’intervention de la technique sur le réel consiste toujours en une rupture du réel en unités fragmentées malléables. Elle correspond à la découverte scientifique du discontinu : « Les savants découvrent au cœur de la temporalité des unités séparables (atomes, particules, phonèmes, chromosomes…). Cette investigation du discontinu envahit tous les domaines […] ce qui change, ce qui semble naître, cela se définit par un arrangement d’unités élémentaires. » (Lefebvre).
Tout mouvement se ramène par cette analyse à des éléments et un ensemble immobile. Les machines opèrent à partir de ces données. Mais la réduction par la science du réel au discontinu se transpose par la technique en rupture effective de ce réel en éléments effectivement (et non théoriquement) séparés, donc utilisables chacun en soi, susceptibles d’arrangements, de combinaisons nouvelles, aptes à recevoir toutes les quantifications, tous les classements. Mais il s’agit alors à la fois d’un système nouveau (technicien) et à la fois de la réalité concrète dans laquelle l’homme est appelé à vivre. Bien entendu, en employant le mot « système » je ne veux pas dire que la technique soit étrangère au milieu politique, économique, etc. Elle n’est pas un système clos. Mais elle est système en ce que chaque facteur technique (telle machine par exemple) est d’abord relié, relatif à, dépendant de l’ensemble des autres facteurs techniques, avant d’être en rapport avec des éléments non techniques, ou plutôt dans la mesure où la technique est devenue un milieu, il se situe dans ce milieu et le constitue en s’en nourrissant. Il y a système comme on peut dire que le cancer est système. Il y a un mode d’action similaire en tous les points de l’organisme où se manifeste le cancer, il y a prolifération d’un tissu nouveau en rapport avec le tissu ancien, il y a relation entre les métastases. Le cancer inséré dans un autre système vivant est en lui-même un organisme, mais incapable de vivre par lui-même. Il en est de même pour le système technicien : d’un côté, il ne peut se manifester, se développer, exister que dans la mesure où il s’insère dans un corps social existant à part ça. (suite…)