Julien Syrac, « Du lourd fardeau d’être moderne »

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Julien Syrac

Déshumanité

Approche historique
de l’an de grâce 2020
(Éditions du Canoë, 2021)

Introduction
Du lourd fardeau d’être moderne

Malaise dans le Zeitgeist

L’humanité, on le savait, est lasse d’elle-même. On dirait qu’elle n’y croit plus, comme un vieillard qui sent venir la fin. Il règne une ambiance de panique, une atmosphère de fin du monde. On enseigne déjà cette science à l’université, heureuse jeunesse ! Les raisons du marasme comme toujours sont variées, discutables, mais quelques gros titres familiers suffiront à poser efficacement le décor : la température augmente, les glaces fondent, les forêts brûlent, des espèces animales disparaissent par milliers, les déchets prolifèrent, la nourriture est empoisonnée, les nourrissons ont des cancers, les guerres continuent, les inégalités augmentent, les ressources diminuent, les gens meurent, la planète a mal, on a mal à sa Planète. L’homme du commun a désormais intégré que « si on ne change rien très vite », ce sera définitivement foutu. Pour qui ? Pour quoi ? À cet instant et au fond, peu importe. L’humanité culpabilise : son problème c’est elle-même. Elle a pris la mauvaise habitude de se penser globalement et ne voit plus que son nombre qui grossit, grossit, une grosse humanité de plus en plus visible, grouillant, fourmillant, consommant sans vergogne sur une planète qui elle n’augmente plus d’un pouce et se détraque de partout. La peur gît dans les chiffres, toujours, et nous en sommes gavés, farcis. Il faut dire qu’on nous en aura fait bouffer. (suite…)

Edouard Schaelchli, « Un nouveau variant du terrorisme »

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Edouard Schaelchli
Un nouveau variant du terrorisme

Nous vous vaincrons parce que nous sommes plus morts que vous.
Philippe Muray.

Dans un texte d’une rare sincérité que vient de reproduire le site des Amis de Bartleby, Baudrillard avouait en 2006 qu’il « aurait aimé se réjouir avec Muray de cette déferlante grotesque de la grippe aviaire – dernière performance en date de la communauté internationale, enfin réalisée sous les auspices du virus ». Et il ajoutait, pour achever par avance, sans doute, de nous encourager dans cette espèce de pessimisme décontracté qu’il savait si bien pratiquer :

Mais partout s’installe cette parodie d’union sacrée, sous le signe d’une guerre totale préventive contre la moindre molécule infectieuse (mais aussi la moindre anomalie, la moindre exception, la moindre singularité).

Pas de doute en effet qu’il aurait aimé aussi pouvoir se réjouir avec nous de cette décisive « extension du domaine de la terreur » à laquelle nous assistons depuis un an, et qui ne semble pas vouloir s’arrêter, une terreur qui, « bien plus que celle venue du Mal, […] est la terreur venue du Bien qui menace l’espèce, la terreur sécuritaire qui l’enveloppe d’une prophylaxie mortelle »1.

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Jean Baudrillard, « Le malin génie de Philippe Muray »

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Jean Baudrillard

Le malin génie de Philippe Muray

Article paru dans Le Nouvel Observateur au moment
de la mort de Philippe Muray, à l’âge de 60 ans, le 2 mars 2006.

Avec Philippe Muray disparaît un des rares, des très rares conjurés de cette résistance souterraine et offensive à « l’Empire du Bien », à cette pacification grotesque en même temps qu’à cette désincarnation du monde réel – tout ce dont procède une hégémonie mondiale en voie d’expurger notre vie de toute trace du Mal et du génie du Mal.

Sa cible fut cet axe du Bien, le ravage technique et mental qu’il exerce sur toute la planète, mais surtout le ravalement festif de toute cette modernité dans la béatification – le fake et la fête comme concession perpétuelle. Disons qu’il s’est battu toute sa vie contre « l’extension du domaine de la farce » (toute ressemblance avec un titre connu…).

Le domaine étant illimité, la tâche est immense. Mais la subtilité de Philippe Muray est là : l’énergie fabuleuse et dénonciatrice qu’il déploie dans ses textes ne vient pas d’une pensée critique « éclairée », elle ne vient pas des Lumières par la voie d’un travail du négatif – elle est plus viscérale, plus directe, et en même temps inépuisable, parce qu’elle lui vient de l’immensité de la bêtise elle-même. Cette bêtise, il faut en tirer toute l’énergie infuse, il faut la laisser se déployer elle-même dans toute son infatuation. Cette mascarade, cette banalité du Mal, derrière l’Empire du Bien, il faut la laisser travailler à sa propre dérision. 

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Philippe Muray, « Le mystère de la désincarnation »

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Philippe Muray

Le mystère de la désincarnation
(À propos de Jean Baudrillard)

Entretien avec François L’Yvonnet
paru dans Exorcismes spirituels IV (Les Belles Lettres) en 2005

François L’Yvonnet : Vous portez un jugement sans appel sur la pensée française contemporaine, dans l’ensemble arrogante et indigente, seul Jean Baudrillard semble faire exception. Qu’est-ce qui justifie un tel traitement de faveur ? En quoi ses thèses nous (vous) aident-elles à penser notre époque (par exemple, concernant la dissolution de la réalité – par la réalité intégrale –, ce qui rejoint votre propre manière d’envisager ce qui succède au réel, à savoir un « parc d’attractions » pour mutant heureux, pour Homo festivus) ?

Philippe Muray : Juste un petit rectificatif avant de vous répondre. J’avais parlé de parc d’abstractions, non d’attractions, ce qui serait banal, pour désigner l’espèce de bonheur recomposé et aussi purement conceptuel, nettoyé des contradictions du passé, donc également de ce qu’on appelait la réalité, qui est l’idéal auquel semble partout travailler la civilisation actuelle, même quand elle entreprend d’imposer la démocratie à coups de bombes à des populations déviantes ou récalcitrantes. Le parc d’abstractions mondialisé, c’est aussi bien les baraquements miteux de Paris-Plage que l’instauration d’une démocratie préventive et imaginaire en Irak ; aussi bien la comédie actuelle autour du mariage homosexuel sur la base d’une exigence de justice et d’« égalité » devenue folle, engagée dans un renchérissement sans fin, que d’autres phénomènes tout aussi caricaturaux comme le passage à l’acte mythomaniaque, cet été, de la fameuse Marie-Léonie dans le RER D ou comme celui de ce jeune crétin qui signait Phinéas et qui est allé peindre des croix gammées dans un cimetière juif pour se faire reconnaître en tant qu’ennemi des Arabes, ce qui constitue une manière inédite d’accélérer encore la folie générale, d’en rassembler la quintessence dans une simulation explosive, de la transformer en destin par une bouffonnerie supérieurement sinistre, et de changer la confusion ordinaire en extase criminelle. Tout cela, et bien d’autres choses encore, c’est ce qui se passe après la liquidation de la réalité, ou tandis que la réalité est en liquidation, en liquéfaction, tandis qu’elle se décompose ou se désincarne. Si le réel est passé au-delà de ses fins, si la réalité est « intégrale » comme dit aujourd’hui Baudrillard, si son principe est mort, alors on va assister de plus en plus à ce genre de pitreries plus ou moins atroces, à ces caricatures de parodies, à ces renchérissements sur la démence ambiante où plus personne ne s’y retrouvera, sauf comme d’habitude les moralistes, les consultants en expertise de la sociologie, de la philosophie, du CNRS, qui ne sont jamais à court d’« analyses » destinées à camoufler, sous des vestiges de « sens », l’état réellement hallucinatoire de la réalité.

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Sur l’opération Bordeaux Euratlantique, par un habitant de la ZAC

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Brève réponse

 à l’avis d’enquête publique sur l’opération d’intérêt national

Bordeaux Euratlantique

et la réalisation de la zone d’aménagement concerté

Bordeaux Saint-Jean Belcier sur la commune de Bordeaux

par un habitant de la ZAC

Les aménageurs sont décidément plein d’égards envers les aménagés. On ne saurait donc trop les remercier de nous convier, du vendredi 15  novembre au lundi 16  décembre 2013, à donner notre avis sur l’opération Bordeaux Euratlantique et la zone « d’aménagement concerté » Bordeaux Saint-Jean Belcier, et leur savoir gré de « construire avec les habitants et les usagers du périmètre une concertation exigeante, à la fois à l’échelle de l’opération dans son ensemble et liée à la réalisation des projets ». Et ce alors que les plans sont achevés, les crédits votés, les travaux déjà engagés.

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Ce « projet métropolitain et européen », « un des plus grands projets urbains en France » que l’on nous vend sous le fallacieux habillage de « ville lente, ville verte » et d’« écoquartier de haute qualité environnementale », s’étendra sur une superficie totale de 738 hectares, avec un « levier financier » considérable puisque, pour 650  millions d’euros de « budget aménageur » et 100 millions de « participation publique, » il est attendu 5  milliards d’euros d’« investissement publics et privés ». « Mais où trouvent-ils tout cet argent, avec la crise ? » Dans la dette, tout simplement, puisque l’argent c’est de la dette, récupérable sur nos impôts, et que de toute façon « nous n’avons d’autre choix que la fuite en avant », comme l’avouait un édile. Rien ne dit cependant que ce projet mégalomane ne connaîtra pas le sort de ces villes-fantômes espagnoles, avec leurs autoroutes désertes qui mènent à des aéroports à l’abandon.
La clé de ce programme, c’est bien sûr la ligne à grande vitesse Paris-Bordeaux (10  milliards d’euros prévus, en hausse constante) qui mettra en 2017 la capitale à deux heures de la cité de Montaigne, Ellul et Charbonneau, soit une heure de moins que la ligne actuelle. « Mais qu’est-ce qu’ils font avec le temps qu’ils gagnent ? » « Et si ce temps gagné grâce à la vitesse était inutilisable pour le bonheur ? » Bonnes questions, mais dont nous ne discuterons pas, puisque, dominatrice et totalitaire, la Technique partout s’impose, sans nous demander notre avis. Voilà donc 20 millions de voyageurs pressés attendus chaque année dans la toute nouvelle gare Saint-Jean, 20  000 mètres carrés d’hôtellerie pour les accueillir et 60  000 mètres carrés de commerces pour les plumer au passage. (Pour donner un ordre de grandeur, un terrain de football mesure en moyenne 7 000 mètres carrés, publicités non comprises.)

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