Version imprimable des Mystères de la gauche
Jean-Claude Michéa
De l’idéal des Lumières au triomphe
du capitalisme absolu
Climats, 2013
(Le texte est donné sans ses nombreuses scolies,
qui en constituent plus de la moitié)
Avant-propos
Le point de départ de ce petit essai (dont le titre constitue, bien sûr, un clin d’œil à Eugène Sue) est une réponse écrite durant l’été 2012 – sur la demande de Paul Ariès, rédacteur en chef de la revue Les Zindignés – à une lettre de Florian Gulli, professeur de philosophie à Besançon et militant du parti communiste et du Front de gauche. Dans cette longue lettre, d’une rigueur critique et d’une honnêteté intellectuelle exemplaires, Florian Gulli (tout en s’accordant sur de nombreux points avec ma critique du libéralisme culturel et des mythologies de la croissance illimitée) s’étonnait, en effet, de mon refus persistant de convoquer sous le signe exclusif de la « gauche » l’indignation grandissante des « gens ordinaires » (Orwell) devant une société de plus en plus amorale, inégalitaire et aliénante – société dont les défenseurs les plus conséquents admettent eux-mêmes qu’elle ne peut trouver son principe psychologique que dans la « cupidité » (Milton Friedman) et l’« égoïsme rationnel » (Ayn Rand). Selon lui, il s’agirait bien plutôt de travailler à réhabiliter ce signe autrefois émancipateur mais que trente années de ralliement inconditionnel au libéralisme économique et culturel – Florian Gulli le reconnaît volontiers – ont largement contribué à discréditer aux yeux des catégories populaires, aujourd’hui plus désorientées et désespérées que jamais (et ce ne sont certainement pas les travailleurs d’Arcelor Mittal qui me contrediront sur ce point). Je ne méconnais évidemment pas les dérives possibles d’un tel débat et je comprends parfaitement l’attachement sentimental qu’éprouvent les militants de gauche pour un nom chargé d’une aussi glorieuse histoire (et qui de surcroît – dans un monde voué à la mobilité perpétuelle et au déracinement généralisé – est souvent l’un des derniers garants collectifs de leur identité personnelle). Il me semble néanmoins qu’à une époque où – d’un côté – la gauche officielle en est graduellement venue à trouver ses marqueurs symboliques privilégiés dans le « mariage pour tous », la légalisation du cannabis (1) et la construction d’une Europe essentiellement marchande (2) (au détriment, par conséquent, de la défense prioritaire de ceux qui vivent et travaillent dans des conditions toujours plus précaires et toujours plus déshumanisantes), et où – de l’autre – « sa déférence habituelle à l’égard des “valeurs traditionnelles” ne peut dissimuler que la droite s’en est remise au progrès, au développement économique illimité, à l’individualisme rapace » (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, 1991), il est plus que temps de s’interroger sur ce que peut bien signifier concrètement aujourd’hui le vieux clivage droite/gauche tel qu’il fonctionne depuis l’affaire Dreyfus. C’est avant tout, en effet, le refus de remettre cette question en chantier – et de tirer ainsi les leçons de l’histoire de notre temps – qui explique en grande partie l’impasse dramatique dans laquelle se trouvent à présent tous ceux qui croient encore en la possibilité d’une société à la fois libre, égalitaire et conviviale. Soit, en d’autres termes, de ce qu’on appelait au xixe siècle – y compris chez Bakounine, Proudhon et les populistes russes – une société socialiste (et qu’il arrivait parfois à Orwell de désigner plus simplement – et de façon, à coup sûr, plus fédératrice – comme une société décente).
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