Daniel Cérézuelle, «La liberté chez Bernard Charbonneau et Jacques Ellul » 

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Daniel Cérézuelle

« Le plus dur des devoirs »
La liberté chez Bernard Charbonneau
et Jacques Ellul

 

Sortir du productivisme, remettre à leur place la technique et l’État. « Les progrès de la science qui étend jusque dans l’homme le domaine du déterminisme, la pression des masses et de l’organisation technique qui restreint sans arrêt l’initiative des individus rendent chaque jour plus évidemment fallacieuse l’illusion d’une liberté qui serait naturellement donnée (1). » Dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste (2), texte rédigé en 1935, Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) se révoltent contre la dépersonnalisation de l’action qui résulte du fonctionnement normal des structures économiques, institutionnelles administratives et techniques qui organisent la vie sociale de leur temps et déterminent son évolution. Il en résulte un monde caractérisé par l’anonymat, l’absence d’initiative et de responsabilité personnelles. Comme l’écrit Charbonneau dans un texte de 1939 : « La société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres (3). » En 1937 dans Le sentiment de la nature, force révolutionnaire (4), Charbonneau montrait comment le développement industriel prive les hommes de la possibilité d’établir un rapport équilibré et épanouissant avec la nature. Cette montée en puissance et cette autonomisation des structures s’impose comme un phénomène social total, et détermine aussi nos manières de penser et de sentir. Convaincus qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, Charbonneau et Ellul se sont associés pour contribuer à une nécessaire réorientation de la vie sociale, remettre à leur place l’économie, la technique et l’État et pour promouvoir « une cité ascétique afin que l’homme vive (5) ». Ils ont voulu susciter un mouvement de critique du développement industriel, du culte de la technique et de l’État, et jeter les bases d’une maîtrise collective du changement scientifique et technique. À ce titre, on peut considérer ces deux jeunes Bordelais comme des précurseurs de l’écologie politique et du mouvement décroissant.

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Lieux communs, « Questions à la décroissance »

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Collectif Lieux communs

Questions à la décroissance

(Ce texte était destiné à paraître dans le n° 3 de la revue La Gueule ouverte (nouvelle formule), prévu pour décembre 2018 et resté en suspens…
Les notes, entre crochets, ont été rajoutées.)

Mise en ligne le 5 septembre 2019
sur le site du collectif Lieux communs

 

 

Le terme de décroissance a progressivement gagné en popularité, au point d’être aujourd’hui entré dans le langage courant. Mais ce succès d’estime masque un piétinement, déjà ancien, dans sa définition, ses fondements, ses objectifs et sa finalité. L’apparente diversité des groupes qui s’en réclament témoigne plus d’un éparpillement que d’un dynamisme collectif. Il va sans dire que cette situation démultiplie le profond sentiment d’impuissance que provoque le délabrement civilisationnel en cours. Si celui-ci nous dépasse infiniment, il est par contre à notre mesure de tenter d’ouvrir, ou de rouvrir, les chantiers, les débats, les questionnements, qui devraient structurer les milieux et les individus qui peuplent la décroissance. Les quelques points qui suivent s’essaient à les formuler comme autant d’interrogations grandes ouvertes, nullement simples.

1. Décroissance et politique

On a beaucoup glosé sur le terme même de « décroissance » (ou de ses variantes : « a-croissance », « post-croissance », etc.), qui paraît avoir donné un nouveau souffle à une « écologie politique » restée à l’état de promesse. Mais ce « mot-obus » n’a d’impact que parce qu’il prend sciemment l’exact contre-pied du discours économique ambiant et, au fond, n’a pas dépassé le stade de la provocation. La plupart des courants décroissants, quoi qu’ils en disent et dans la veine des prétendus « anti-capitalistes », restent strictement sur le terrain économiste, qu’ils ne quittent que pour des discours très généraux.

Ils en reprennent logiquement les travers, c’est-à-dire en reconduisant tacitement la mythologie et les postulats, dont le principal, la primauté de l’économique sur le politique. Ce fourvoiement est par exemple visible dans leur proximité avec les discours sur la pseudo- « critique de la valeur » (en fait des métaphysiciens du Capital), dans les discussions autour du « revenu d’existence », ou encore dans les références ou le vocabulaire. Ainsi, on parle volontiers d’« éco-socialisme » ou de « décolonisation de l’imaginaire », sans comprendre, semble-t-il, que le socialisme historique a été une suite d’échecs retentissants et que les décolonisations n’ont fondamentalement rien apporté, au regard des espérances tiers-mondistes, y compris et surtout du point de vue écologique.

L’absence de dimension politique de la décroissance saute aux yeux lorsqu’il est question du projet de société. Soit celui-ci est totalement inexistant (cf. la « collapsologie »), soit il reprend sans y penser les poncifs gauchistes. Dans le meilleur des cas il rejoint différents courants évoquant la « démocratie directe » comme solution technique, sans voir qu’elle constitue plutôt un chantier titanesque que personne, ou si peu, semble vouloir entreprendre. Pourtant la transformation politique, sociale, anthropologique, existentielle que nous prônons pose immédiatement des problèmes de toute première grandeur : Qui décide de l’ampleur de la décroissance à effectuer ? Des secteurs à supprimer, à réduire, de ceux à créer ? Comment et à quelles échelles se prennent ces décisions en cascade concernant notamment la relocalisation de la production, la répartition des ressources, la gestion monétaire ? Comment organiser une société non industrielle ? Sous quels pouvoirs et selon quels principes placer la direction de la recherche technique et scientifique ? etc.

Ces questions, et tant d’autres, sont des friches abandonnées. En se refusant à réellement les travailler, donc à chercher à se définir politiquement, c’est-à-dire en dehors des cadres idéologiques préconçus, la décroissance se condamne à l’inconsistance. Elle renonce à ses propres exigences, celles que nous dicte l’époque, et se résigne ainsi à être éternellement assimilable à une vaine dissidence gauchiste et tiers-mondiste, autrement dit faire-valoir des menées oligarchiques [1]. (suite…)

Lewis Mumford, « L’héritage de l’homme »

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Brochure 4 textes Mumford

Lewis Mumford
L’héritage de l’homme
(1972)

Traduction française
par Annie Gouilleux, mars 2012.

Ce texte a été publié dans Notes & Morceaux choisis.
Bulletin critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle
, n° 11 – 2014

 

La primauté de la pensée

Afin d’analyser la technique, l’évolution de la société et le développement humain, je suis parti d’une étude de la nature humaine. Et pour commencer, je rejette cette notion anthropologique persistante, d’abord suggérée par Benjamin Franklin et Thomas Carlyle, qui assimile l’homme, principalement sinon exclusivement, à un animal qui utilise et fabrique des outils : Homo faber. Même Henri Bergson, philosophe dont je respecte les idées, l’a décrit ainsi. Certes, l’homme est un animal techniquement ingénieux qui fabrique des outils, façonne des ustensiles, construit des machines et prospecte son milieu physique – il est au moins cela ! Mais – et tout aussi essentiellement – c’est un être tourmenté par ses rêves, qui pratique des rites, invente des symboles, parle, élabore des langages, s’organise, préserve ses institutions ; il est motivé par des mythes, fait l’amour et part à la recherche d’un dieu ; et ses réalisations techniques seraient restées dérisoires s’il n’avait possédé au plus haut point ces autres qualités souveraines. L’homme lui-même est la réalité fondamentale et non ses moyens techniques externes. Contrairement à ce que raconte la légende mésopotamienne, les dieux n’ont pas inventé l’homme dans le seul but de le charger du travail servile qui leur était importun et pénible.

Les principales inventions techniques de l’homme sont enracinées dans son organisme originel, qu’il s’agisse de la standardisation, de l’automation ou de la cybernétique : car en réalité, loin d’être une découverte moderne, les systèmes automatiques sont peut-être les plus anciens mécanismes de la nature puisque les réponses sélectives du système endocrinien et les réflexes ont précédé de plusieurs millions d’années ce super-ordinateur que nous appelons le prosencéphale, ou isocortex [1]. Néanmoins, tout ce qui peut porter le nom de culture humaine possède obligatoirement certains caractères techniques spécifiques : la spécialisation, la standardisation, l’exercice répétitif ; et le plaisir enthousiaste que prenait l’homme primitif à la répétition enjouée, trait que partagent encore les jeunes enfants comme le savent tous les parents, fut à l’origine de toutes les autres grandes inventions culturelles, notamment le langage parlé. Les progrès extraordinaires de l’Homo sapiens s’expliquent par le fait qu’il ait exploité et développé son organisme tout entier, sans se contenter trop facilement de ses membres et de ses mains pour lui servir d’outils ou les fabriquer. À l’occasion de ces premières innovations techniques, l’homme ne s’efforçait pas de transformer son environnement, et encore moins de vaincre la nature : car, dans son entourage, le seul élément sur lequel il pouvait exercer un contrôle réel, sans outils externes, était le plus proche : son propre corps que commandait un cerveau très actif, tout aussi occupé à rêver la nuit qu’à chercher de la nourriture, affronter le danger et trouver un abri le jour. (suite…)