Ernesto Sabato, « Le problème de l’art »

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Ernesto Sabato

Le problème de l’art

Extrait de Censure, liberté et droit à la divergence
(Réponses à quelques questions formulées par Odile Baron Supervielle,
La Nación de Buenos Aires, 31 décembre 1978.)
Traduction Thomas Bourdier, R&N, 2023

La création artistique est le complexe témoignage d’une époque, parfois aussi ambiguë qu’obscure, comme le sont les songes et les mythes ; souvent terrible, mais toujours édifiante, dans le sens le plus paradoxal du terme. L’histoire de la littérature est pleine d’incestes, d’adultères et de trahisons, de parricides, de matricides, d’attaques contre les fondements et institutions de la société. Qu’il suffise de penser aux pièces de Shakespeare. Et cependant (mais cela a aussi sa cohérence), les tragiques grecs furent ce que Karl Jaspers a appelé « les éducateurs de leur peuple ». Les Furies ne peuvent pas être combattues, et encore moins lâchement ignorées : on ne peut que les accepter, les intégrer à la dialectique de la condition humaine, ou en payer le prix sanglant, comme toute société l’a fait à chaque fois qu’elle a tenté de s’en affranchir. Car, en vertu de ce concept d’énantiodromie (1) cher à Héraclite, plus les hommes ont tenté de rationaliser notre commune condition, plus ce sont ses puissances obscures qui ont été déchaînées. Quand les Lumières crurent en avoir fini pour toujours avec les démons, ces derniers revinrent par la fenêtre, et c’est bien durant le règne de la Raison (et, ce qui est le plus paradoxalement grotesque, en son nom) que des centaines de milliers de citoyens furent éliminés, parmi lesquels un grand nombre de ses plus fervents partisans. Au cours de notre propre siècle, l’explosion la plus violente de ces forces se produisit dans le pays qui avait conquis le plus de prix Nobel dans les domaines de la science et de la philosophie. Nous oublions toujours que qui veut faire l’ange fait la bête.

(suite…)

Wendell Berry, « Les Amish »

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Wendell Berry
Les Amish

Extrait du Grand Démantèlement, R&N, 2022,
traduit de l’anglais américain par Thomas Bourdier
(The Unsettling of America, 1977)

Mon dernier exemple d’une agriculture marginale mais exemplaire est celle pratiquée par les Amish. Rien, je crois, n’est plus typique des partisans de l’agriculture conventionnelle – mais c’est aussi le cas de la société américaine dans son ensemble – que son incapacité à voir qui sont vraiment les Amish. Oh, bien sûr, on sait qui ils sont. On les prend pour des êtres pittoresques, rétrogrades, arriérés, conservateurs, bizarres, extrêmes, différents, peut-être un peu subversifs. Les voir ainsi, c’est être aveugle. Car les Amish sont une communauté au plein sens du terme ; c’est même peut-être la dernière communauté blanche de taille conséquente qui ait survécu dans ce pays. Cela s’explique. Nous ne voulons pas en connaître les raisons, car ce sont précisément des raisons qui invalident la plupart des dogmes et lieux communs à l’aide desquels nous aimons nous décrire comme « modernes ».
Ma connaissance des Amish n’est pas assez exhaustive ou assez précise pour être qualifiée d’érudite. De toute façon, je n’entends pas être « objectif » en parlant d’eux. Je les respecte et les admire profondément ; avec quelques réserves ; et par bien des aspects, je les envie. En plus d’avoir lu de nombreux livres au sujet de leur culture et de leur agriculture, je peux en parler, dans une certaine mesure, d’expérience. Je suis allé voir avec intérêt leurs fermes, dans l’Iowa, dans l’Indiana, en Pennsylvanie, dans l’Ohio, et ces voyages ont chaque fois impliqué des connaissances personnelles. (suite…)

Wendell Berry, postface à la troisième édition du « Grand Démantèlement »

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Wendell Berry

Postface  à la troisième édition américaine (1995)
du Grand Démantèlement 
(The Unsettling of America: Culture and Agriculture)

Traduction française par Thomas Bourdier, R&N éditions, mars 2022

Dans Le Grand Démantèlement, j’affirmais qu’avec l’agriculture industrielle nous faisions fausse route et que les hypothèses sur lesquelles cette industrie se base sont fallacieuses ; j’affirmais que ce type d’agriculture n’a surgi que de ce qu’il existe de pire dans l’Histoire et la nature humaine. Le sort le plus heureux qu’aurait pu connaître ce livre aurait été d’être réfuté par la réalité. J’aurais été plus que soulagé si l’on m’avait montré que j’avais tort, ou si les événements m’avaient prouvé que mon inquiétude n’avait pas lieu d’être. Car ce livre a été écrit par inquiétude. Il a été écrit parce que je pensais que nous vivions sous la coupe d’une idéologie qui détruisait nos terres, nos communautés et notre culture – et c’est hélas toujours le cas. Il y a vingt ans, mes critiques s’adressaient en particulier aux directeurs d’école ou aux gouvernants ; j’espérais qu’ils s’y intéresseraient, mus par une recherche idéaliste de vérité. Les années qui ont passé depuis la publication du livre n’auront hélas fait que souligner ma naïveté. Les critiques énoncées dans le livre ont beau avoir été, parfois, violemment critiquées à leur tour, elles n’auront jamais été proprement réfutées, et personne n’aura vraiment répondu aux problèmes qu’elles soulevaient.

La raison principale en est sûrement que les événements n’ont depuis cessé de les confirmer les unes après les autres. On ne peut nier la productivité colossale de l’agriculture industrielle, mais on ne peut pas non plus nier les désastres écologiques, économiques et humains qu’elle a provoqués, qui sont au final voués à grever cette même productivité. La tragédie de ce livre, c’est qu’il avait raison. (suite…)

Dany-Robert Dufour contre la « French theory »

 

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Dany-Robert Dufour

Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel, R&N, 2021
(Extraits des pages 70-93)

[Sur Gilles Deleuze]

Dany-Robert Dufour : Lorsqu’on lit Mille Plateaux, on finit par cerner une définition du vrai schizo. C’est-à-dire du schizo actif, pas le schizo d’hôpital tout catatonisé dans son coin avec ses marottes, pas le schizo refroidi aux neuroleptiques. Non, le seul qui mérite le titre de révolutionnaire. Quand on reconstitue sa définition, il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. Bref, le héros deleuzien est celui qui est capable de la flexibilité maximale en se situant au-delà de toutes les différences : homme/femme, parent/enfant, homme/animal, vivant/ mort, un/multiple, oui/non… Belle histoire, pour laquelle j’avais déjà donné, au moins en théorie : je savais où cela pouvait mener.

Ainsi le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité sont des héros deleuziens. Il est remarquable qu’aux prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » susceptibles d’enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizo qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. (suite…)