Edouard Schaelchli, « Raison de plus (pour s’abstenir) »

Edouard Schaelchli
Raison de plus (pour s’abstenir)

[…] mais pourquoi veut-on que l’humanité ne s’affranchisse d’une autorité de commandement que pour tomber sous une autorité de commandement au moins égale et de sens contraire ; pourquoi veut-on que l’humanité ne se sauve d’une domination que pour tomber sous une domination au moins égale et de sens contraire ; pourquoi surajouter tout un travail, tout un effort humain de libération, d’affranchissement, à tout un travail d’asservissement pour n’aboutir, en fin de compte, qu’à changer de servitude, pour n’aboutir, somme faite, qu’à remplacer une servitude par une servitude au moins égale et de sens contraire, pour n’aboutir qu’à substituer à une servitude insupportable une servitude au moins également insupportable et de sens contraire ; – et sans doute une servitude pire, car une servitude qui se présente comme un dogme, c’est-à-dire comme une servitude intellectuelle, et non pas comme une liberté, parce qu’elle est loyale, en ceci au moins, est moins dangereuse, plus honorable, moins avilissante, moins asservissante qu’une servitude qui est servitude et qui se présente comme une liberté ; et une servitude ancienne, ayant eu le temps qu’on l’ait généralement reconnue comme servitude, est moins dangereuse qu’une servitude récemment fondée, qui ne manque pas de se présenter comme une liberté, sous prétexte que son établissement a nécessité qu’on se libérât de la servitude précédente antagoniste[…].1

Ne faudrait-il pas les avertir, ces gens-là, que nous nous moquons éperdument d’eux ? Je veux parler de ces dizaines, ou centaines, d’hallucinés qui, depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, s’agitent en tous sens pour nous convaincre de la nécessité absolue d’aller aux urnes et de choisir parmi eux ceux qui nous représenteront au cours de prochaine législature. Il faut leur dire que nous nous moquons éperdument d’eux et de leurs programmes, et de tout ce qu’ils représentent autant que des valeurs qu’ils prétendent défendre. Ils ne nous représentent pas, il n’est même pas sûr qu’ils se représentent eux-mêmes, et les valeurs qu’ils soutiennent dévalorisent tout à nos yeux, tout comme leurs programmes ne sont qu’autant de manières de liquider ce à quoi nous tenons, nous autres.

Pour qui a perdu un tout petit peu de son temps (comme j’avoue piteusement que je l’ai fait) à suivre le prétendu débat auquel se sont livrés hier MM. Bardella, Attal et Bompard, une seule chose apparaît évidente : ces gens-là ont perdu tout sens de leur dignité – comment pourraient-ils représenter une communauté humaine digne de ce nom, alors qu’ils n’ont même pas le souci de nous apparaître comme des gens de bonne foi et de bonne compagnie, capables de s’écouter pour chercher ne serait-ce qu’un début de terrain d’entente ? Ce qu’ils représentent, ces trois-là, par le spectacle qu’ils donnent, c’est l’état de déliquescence dans lequel se trouve le système de la démocratie représentative, et rien d’autre.

Comme l’avait si profondément vu Baudrillard en 1997, à l’occasion de la campagne électorale qui suivit la dissolution de l’Assemblée par l’irremplaçable Chirac, la véritable question que pose le Front (ou Rassemblement) national est celle de l’exclusion et de la fracture sociale, constituant à elles deux un « processus complexe de responsabilité collective [dont] nous sommes tous complices et victimes »2. On peut toujours, par un geste typiquement magique, chercher à « conjurer ce virus qui diffracte partout en fonction même de notre  »progrès » social et technique », à « exorciser cette malédiction de l’exclusion et notre impuissance face à elle dans un homme, une institution ou un groupe, quels qu’ils soient, un chancre qu’il suffirait d’opérer par ablation chirurgicale : cela ne revient-il pas qu’à masquer la réalité d’une maladie dont « les métastases sont déjà partout » ? Il n’y aurait évidemment ni Front ni Rassemblement national, s’il n’y avait ni exclusion ni fracture sociale. Il ne s’ensuit aucunement qu’il suffise d’exclure le Front national (ou telle autre cause d’exclusion) pour en finir avec un processus qui déborde tellement la question de l’immigration qu’à la limite on pourrait se demander si celle-ci ne sert pas essentiellement à nous empêcher de comprendre en quoi consistent réellement l’exclusion et la fracture sociale. Car cette exclusion particulière, dont sont victimes, symboliquement, les immigrés, n’est qu’un goutte d’eau dans l’océan d’exclusion et de ségrégation que constitue, à tous les niveaux, le processus même d’intégration sociale dont nous sommes tous les victimes, les complices et les otages permanents. Il en est d’ailleurs de même de toutes les formes d’exclusion particulières, qu’elles touchent les femmes, les handicapés, les déviants sexuels, les anormaux, les malades, les enfants, les vieux ou quelque catégorie que ce soit. Virtuellement, nous sommes tous victimes d’une exclusion qui n’est que l’envers de l’inclusion sociale à laquelle nous consentons quotidiennement. En acceptant d’isoler tel ou tel objet d’exclusion, nous constituons automatiquement une communauté d’inclus dont ne peuvent être qu’exclus certains auxquels nous ne pensons pas (ou auxquels nous pensons trop). C’est ainsi qu’une certaine forme d’exigence de liberté tend à se changer systématiquement en « despotisme démocratique », comme l’avait, bien avant Baudrillard, noté Péguy qui ne voulait surtout pas voir « la liberté de l’enseignement » se muer en un quelconque « enseignement de la liberté » capable de tuer dans l’œuf toute forme réelle de liberté sociale et populaire.

Nous avons, plus que jamais, à nous garder du démon de la bonne conscience démocratique qui, dès lors qu’il se retrouve en position de dicter ses lois, ne connaît ni limites ni restrictions, dans l’illusion heureuse où il se trouve le plus souvent de ne pouvoir que le bien, puisqu’il ne veut que le bonheur de tous. Rien de plus exorbitant qu’une telle prétention qui est probablement à l’origine de presque tout ce qui, aujourd’hui, nous accable et nous aveugle en même temps, la bonne volonté de nos bienfaiteurs potentiels s’étant démesurément accrue depuis quelques décennies, du fait de la croissance même des moyens que met à notre désir de tout ordonner en vue du bien une puissance technique dont la rationalité même engendre l’univers de normes et de contraintes dans lequel, évoluant comme des somnambules, nous ne sommes plus jamais sûrs d’être normaux ou anormaux, toute conduite simplement humaine risquant à tout moment, du simple fait de n’être pas adaptable au contexte, de constituer la pire des déviances, comme l’expliquait si bien Jacques Ellul dans un des ouvrages3 les plus lumineux qu’on ait écrits sur la question de l’exclusion.

Sabres, le 26 juin 2024

1 Charles Péguy, Avertissement, Cahiers de la quinzaine, V, XI, 1904, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, pp. 1291-1292.

2 Jean Baudrillard, De l’exorcisme en politique ou la conjuration des imbéciles, Sens et Tonka, 1997, p. 10-11.

3 Jacques Ellul, Déviances et déviants dans notre société intolérante, éditions érès, 2013 (1992 pour la première édition).

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1 commentaire

  1. Laurent

     /  28 juin 2024

    Certes, Edouard, mais tout ça fait quand même un peu billet gourmé, écrit par un homme tranquille depuis sa tour d’ivoire de Sabres. Pas le genre, ou la tête, à se faire importuner par des nervis. En tout cas, c’est l’impression qu’on retire en lisant votre avis. On se trompe peut-être.

    Le bonjour chez vous.

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