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Georges Bernanos
La France contre les robots
Chapitre VII (janvier 1945)
Aujourd’hui même les journaux nous apprennent la nouvelle que la langue française ne sera pas considérée à San Francisco comme une langue diplomatique. Nos représentants devront donc faire traduire leurs discours en anglais, en espagnol ou en russe. Nous voilà loin du temps où l’Académie de Berlin proposait son fameux sujet de concours : « Les raisons de la supériorité de la langue française ».
Ceux qui ne voient dans cette exclusion qu’une conséquence naturelle de notre défaite militaire, et se rassurent en pensant qu’une future victoire ne pourra manquer de rendre à notre langue le prestige qu’elle a perdu sont des imbéciles et je n’écris pas pour eux. Vainqueurs ou vaincus, la Civilisation des Machines n’a nullement besoin de notre langue, notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la Civilisation des Machines. Il est inutile de déranger Rabelais, Montaigne, Pascal, pour exprimer une certaine conception sommaire de la vie, dont le caractère sommaire fait précisément toute l’efficience. La langue française est une œuvre d’art, et la Civilisation des Machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. Je dis des hommes d’affaires et des diplomates, faute, évidemment, de pouvoir toujours nettement distinguer entre eux.
Les imbéciles diront que je parle ainsi par amertume. Ils se trompent. J’invite au contraire les imbéciles à ne pas voir, dans la mesure prise contre nous, une manifestation consciente et délibérée de haine, ou seulement de mépris. Les maîtres de la Civilisation des Machines ne croient pas à la supériorité de la langue française pour les mêmes raisons sur lesquelles l’Académie de Berlin fondait jadis une opinion contraire. Il va de soi que la langue française ne peut être jugée supérieure à la fois par les humanistes de l’Académie de Berlin et par les hommes de San Francisco. Je m’en vais reprendre un argument dont je me suis déjà servi au cours de ces pages, mais qu’importe ? Il est beaucoup moins nécessaire aujourd’hui de dire beaucoup de vérités que d’en répéter un petit nombre sous différentes formes. Eh bien, si l’Académie de Berlin avait proposé le sujet de concours suivant : « Quelle espèce de monde le Progrès des Lumières, l’avancement des sciences, la lutte universelle contre le Fanatisme et la Superstition nous donneront-ils demain ? », aucun des concurrents n’aurait certainement songé à prévoir rien qui ressemblât, fût-ce de très loin, à la Civilisation des Machines s’exterminant elle-même, au risque, dans sa rage croissante, de détruire la planète avec elle. Mais enfin, si, par impossible, quelque génie naissant, quelque prophète obscur, ou mieux encore quelque apprenti sorcier – Cagliostro par exemple – avait réussi à mettre sous les yeux de la docte compagnie cette vision de cauchemar, les académiciens berlinois se seraient, deux cents ans à l’avance, trouvés d’accord, bien que d’un point de vue différent, avec les négociateurs de San Francisco. Ils auraient certainement jugé que notre langue était bien la dernière qui pût convenir à ce monde hagard et à ces liquidateurs. (suite…)