Bertrand Russell, « Pourquoi je ne suis pas chrétien »

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(Merci à Floréal)

Bertrand Russell

Pourquoi je ne suis pas chrétien
(1927)

Préface

J’ai une dette de reconnaissance à l’égard du professeur Paul Edwards, de l’université de New York. C’est lui en effet qui a pris l’initiative de réunir dans cet ouvrage les textes qui en font la matière, conçus et rédigés en des époques très différentes, et qui tous ont pour sujet la théologie. Je lui suis tout particulièrement reconnaissant de ce qu’il m’a donné l’occasion de réaffirmer mes convictions sur des problèmes essentiels.

Un bruit s’est répandu ces dernières années selon lequel je serais devenu moins hostile à l’orthodoxie religieuse que je ne le fus autrefois. Ce bruit est dénué de fondement. Je considère sans exception les grandes religions du monde – le bouddhisme, l’hindouisme, le christianisme, l’islamisme et le communisme – comme fausses et néfastes. Il est donc logique de considérer, puisque ces religions diffèrent, qu’il ne saurait y en avoir plus d’une, parmi elles, qui soit vraie. L’on peut admettre au surplus que la religion adoptée par un individu est celle de la société dans laquelle il vit.

Les scolastiques ont inventé de prétendus arguments logiques prouvant l’existence de Dieu, et ces arguments, ou d’autres du même genre, ont été acceptés par maints philosophes éminents. Mais la logique à laquelle se réfèrent ces arguments traditionnels relève de l’ancienne logique aristotélicienne qui est actuellement réfutée, pratiquement, par tous les logiciens à l’exception de ceux qui sont catholiques. Il est un de ces arguments qui n’est pas purement logique. Je veux parler de l’argument de la finalité. Cet argument, cependant, fut réfuté par Darwin ; et en tout cas il ne pouvait être pris en considération sur le plan logique qu’au prix de l’abandon de l’omnipotence divine. La logique mise à part, il existe à mes yeux quelque chose d’un peu étrange dans l’échelle des valeurs morales de ceux qui croient qu’une divinité toute-puissante, omnisciente et bienfaisante, après avoir préparé le terrain demeuré pendant des millions d’années à l’état de nébuleuses privées de toute vie, se considérerait parfaitement récompensée par l’apparition finale d’Hitler, de Staline et de la bombe H. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. (suite…)

Jean-Luc Debry, « D’un avenir sans pardon »

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Jean-Luc Debry
D’un avenir sans pardon
Mis en ligne le 26 septembre 2022 sur le site A contretemps

Il n’y aura plus d’avenir où enterrer dignement une idée. L’ombre du passé, privé de sa linéature, aura disparu, et il faudra réinventer les émotions que suscita son évocation chez ceux qui exploraient les arcanes de sa complexion comme on déchiffre les quatrains de Nostradamus. Les rites seront devenus inutiles aux fossoyeurs de l’espérance. Ils ne s’encombreront pas de scrupules. Les idées en décomposition seront balancées sans ménagement dans les fosses communes par les complices du crime afin de brouiller les pistes et d’effacer toutes les traces de son accomplissement. Les assassins jugeront les criminels, les faussaires se feront accusateurs des contrefacteurs, les enfants des bourreaux accuseront les victimes de leurs pères d’avoir provoqué le désir des tortionnaires dont ils chériront la mémoire. On continuera d’accuser le Juif de tous les maux. Le mensonge aura la prétention de la vérité, le doute servira d’alibi aux prescripteurs de pogromes et « Dieu », bien aimable, se chargera de reconnaître les siens – en espérant que, ce jour-là, il ne se sera pas mis en repos comme après avoir créé le monde à son image. L’ennemi n’aura plus d’âme, il ne sera plus humain, il n’obligera à aucun examen de conscience. « Dieu », encore « lui », ne semblera pas s’en soucier, tout occupé qu’il sera à saigner le mécréant – belle preuve qu’il vivra encore, contrairement à ce que prétendit un philosophe devenu fou à force de chercher à comprendre d’où venait ce cadavre si encombrant. La mort de l’ennemi ne suffira plus, il faudra nier son existence, désavouer son souvenir, effacer des livres d’histoire la simple évocation de ses souffrances, détruire les charniers, falsifier les preuves, édulcorer l’ampleur du génocide, glorifier les armes et ceux qui s’en servent en assouvissant, fors l’honneur, la soif de vengeance des vainqueurs. La violence du raisonneur ne s’encombrera ni de la compassion ni de l’inconfort de la simple raison lorsque sombrera le désir morbide d’anéantissement des mots qui tentèrent de la constituer. Bombes dévastatrices, défoliants pénétrant le sang et la moelle épinière des enfants à naître, mitraillage des populations cultivant laborieusement leur sol privé d’eau, pillage des terres et des richesses, tout semblera permis dès lors que les témoins en seront réduits à prouver leur innocence et se verront suspectés de vouloir vivre en paix en jouissant des bienfaits de leur travail sans manifester la moindre pitié pour ceux qui auront asséché leur espoir. Marxistes en uniforme, curés ou mollahs, évangélistes ou traders, peu importera : les vautours se chargeront de détrousser les cadavres et les charognards de s’enrichir. Accusés, condamnés qu’ils seront par le tribunal de l’inhumanité, le sang, les larmes, les rires, les bonheurs ne feront plus témoignage. On aura ainsi dépouillé les dépossédés des restes de leur dignité et, de péroraison en péroraison, sera ridiculisée la solennité de leurs révoltes. La justice amplifiera le crime en innocentant les exécutants des basses œuvres au prétexte que le sacrifié méritait sa sanction, celle qui conférera au bourreau le devoir d’exécuter la sentence. Le temps court de l’actualité sera une tyrannie qui traquera la modestie des intelligences pétries de doutes et conscientes de leurs lacunes. Humanité, nulle part ; justice nulle part ; confusion partout ; ignorance à profusion. (suite…)

Arthur Koestler, « Le malentendu »

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Arthur Koestler
Le malentendu
(Prologue au roman Les Call-Girls, 1971,
traduction de Georges Fradier)

Les os de la terre percent le sol nu de cette colline. Pierres antiques qui me regardent, je vois leur rictus. Les racines des oliviers morts rampent dans la poussière blanchâtre prêtes à mordre mes sandales pour me faire trébucher sous le fardeau. Les ailes qui fondent sur nous et survolent notre cortège sont celles des vautours, il n’y a pas de colombes. Mon sang a séché sur les épines, les mouches qui me grouillent sur le front me font une deuxième couronne. Trois chiens maigres nous suivent à distance. Cortège digne d’un roi, en vérité.

Père, si tu me vois, comment peux-tu supporter cela ? Toi le tout-puissant, qui fis s’arrêter le soleil, ne peux-tu déplacer légèrement cette poutre dont le rebord acéré me meurtrit l’os ? Sur les muscles elle me ferait moins mal. Bien sûr, je suis guérisseur. Mais je ne saurais m’imposer les mains, même pour déplacer ce morceau de bois, car il risquerait de glisser. Si je tombe ils vont encore me fouetter, et moi peut-être je pleurerais, je crierais. Ou bien j’urinerais. Ils disent que lorsqu’on est élevé sur le bois on urine, cela les fait rire. Ou même le ventre se vide, quelquefois. Un père ne peut souffrir que pareilles choses arrivent à son fils.

Tu tentais Abraham en lui demandant d’égorger son enfant, mais tu ne l’as arrêté qu’au dernier moment. Ton sens de l’humour me glace. Ce drame horrible se joue devant une salle vide, à ton seul profit. Il ne sert qu’à attirer ton attention, il ne sert qu’à te réveiller.

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Mikhaïl Bakounine, « Science et gouvernement de la science »

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Mikhaïl Bakounine

Science et gouvernement de la science
(1882)

L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.

Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie : mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.

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Julien Syrac, « Du lourd fardeau d’être moderne »

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Julien Syrac

Déshumanité

Approche historique
de l’an de grâce 2020
(Éditions du Canoë, 2021)

Introduction
Du lourd fardeau d’être moderne

Malaise dans le Zeitgeist

L’humanité, on le savait, est lasse d’elle-même. On dirait qu’elle n’y croit plus, comme un vieillard qui sent venir la fin. Il règne une ambiance de panique, une atmosphère de fin du monde. On enseigne déjà cette science à l’université, heureuse jeunesse ! Les raisons du marasme comme toujours sont variées, discutables, mais quelques gros titres familiers suffiront à poser efficacement le décor : la température augmente, les glaces fondent, les forêts brûlent, des espèces animales disparaissent par milliers, les déchets prolifèrent, la nourriture est empoisonnée, les nourrissons ont des cancers, les guerres continuent, les inégalités augmentent, les ressources diminuent, les gens meurent, la planète a mal, on a mal à sa Planète. L’homme du commun a désormais intégré que « si on ne change rien très vite », ce sera définitivement foutu. Pour qui ? Pour quoi ? À cet instant et au fond, peu importe. L’humanité culpabilise : son problème c’est elle-même. Elle a pris la mauvaise habitude de se penser globalement et ne voit plus que son nombre qui grossit, grossit, une grosse humanité de plus en plus visible, grouillant, fourmillant, consommant sans vergogne sur une planète qui elle n’augmente plus d’un pouce et se détraque de partout. La peur gît dans les chiffres, toujours, et nous en sommes gavés, farcis. Il faut dire qu’on nous en aura fait bouffer. (suite…)

Jean-Luc Debry, « À l’origine du monde… les fake news »

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Jean-Luc Debry
A l’origine du monde, les fake news

Mis en ligne le 6 août 2021 sur le site A contretemps 

Selon les scientifiques, environ 4,5 milliards d’années furent nécessaires à la création de la Terre, contre sept jours dans la Genèse. 

L’Évangile selon saint Jean est catégorique : « À l’origine était le verbe. » « Et tout par lui a été fait. Et sans lui, rien de ce qui existe ne serait. » Le récit mythique de l’origine sera pris au pied de la lettre (un créateur, des créatures et du merveilleux, du surnaturel, animés par le Verbe). Il était une fois… à l’origine… Une affaire de narration, en somme. Car, comme lorsque Mercure demande à Sosie quel est son sort, il répond sans hésiter : « d’être homme et de parler » (Molière, Amphitryon, acte I, scène 2). 

L’énoncé précède l’existence, comme dans la conception des philosophies phénoménologiques pour qui « le monde n’existe qu’en tant que monde visé par une conscience et par une intention ». 

« Le Livre » fondateur de trois monothéismes et de deux civilisations, l’Orient et l’Occident, recueille la Parole de Dieu (sa Volonté et sa Loi). Pour chacun de ses ayants droit, s’y soumettre n’est pas une vaine ambition, mais un socle commun. 

La parole semble se suffire à elle-même. Elle énonce la vérité de l’énoncé. Elle est volonté en action. Le mythe n’est que l’expression de la fonction symbolique à laquelle est soumise l’humanité – celle du langage. La narration – donc le Verbe – crée la réalité. En démordre ébranlerait l’ordre social, atomisant le groupe désormais sans identité, autrement dit sans origine… Une rupture symbolique, en somme. 

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François Bérard, Castoriadis et la technique

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François Bérard
Castoriadis et la technique

Mis en ligne par Lieux communs le 1er mars 2019

Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature-technique-société chez Cornelius Castoriadis ». (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2004. 121 pages)

Castoriadis est difficilement classable dans une discipline. Il parle de philosophie, d’histoire, d’anthropologie, de logique, de mathématique, de psychanalyse, etc. Nous l’envisagerons comme un penseur à la jointure de multiples disciplines, pour lequel la question de ce qu’il fait précisément ne se pose pas vraiment. C’est un penseur de la modernité. Pour lui, celle-ci est inséparable de la technique, qui en constitue une dimension centrale et particulièrement structurante. Castoriadis souhaite en finir avec le mythe du progrès et d’une technique qui se développerait d’elle-même, tel un processus inéluctable. Selon lui, l’enjeu est vital : la technologie occidentale détruit le monde et domine nos vies, nos institutions, nous enlevant la capacité d’être les maîtres de notre propre devenir. Je vais tenter ici de vous introduire cet auteur en prenant l’entrée de la technique – qui n’est pas la moindre des entrées. Mais avant de penser la technique dans la modernité, ce qui est notre principal enjeu, il nous faut passer par les détours qui sont les siens. Ce « détour » est celui de la différence et du décentrement. Il s’agira par là de comprendre que notre institution de la technique et de son rôle n’est qu’une institution particulière et qu’elle ne peut être érigée en modèle.

Je ne souhaite pas faire un exposé au sens propre du terme : donner la thèse d’un auteur concernant un thème spécifique. J’essaierai plutôt, dans la mesure du possible, de montrer le chemin qui mène à ses hypothèses, de vous mettre dans le mouvement de ce faire pensant qui est le sien. Pour cela, il va falloir que nous nous interrogions sur le triptyque nature-technique-société qui est au cœur de sa réflexion. Si l’on pense ces trois termes comme des objets bien délimités et indépendants, nous arrivons, comme nous le verrons, à l’hypothèse d’une autonomie réelle de la technique, corrélative d’un grand rapport de l’homme à une nature objective. Il faut pourtant les penser dans leurs imbrications, dans leurs rapports sui generis : le « système castoriadien » nous montre à quel point il est difficile de penser une extériorité de la technique vis-à-vis du social. Mais, paradoxalement, nous avons bien affaire, aujourd’hui, à une certaine autonomie de la technique, autonomie qu’il faut comprendre comme une institution social-historique.

(suite…)

Lewis Mumford, « Ce que je crois »

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Lewis Mumford

Ce que je crois
(Revue The Forum, 1930)

Traduit par Annie Gouilleux
(Revue L’Inventaire, n° 6, mai 2017)

Quand j’avais huit ans, je croyais que mes professeurs étaient omniscients et que la puissance et la gloire appartenaient aux États-Unis. Lorsque j’appris que la superficie du Brésil était supérieure à celle de mon propre pays, je me sentis humilié par la géographie et pensai que si ces faits se révélaient exacts, nous devrions annexer le Brésil.

Quand j’avais quatorze ans, je croyais en un Dieu très personnel qui, d’ordinaire, m’aidait à obtenir de bonnes notes, et je croyais en les œuvres de l’Église protestante épiscopale américaine. Je crus en cela pendant deux ans au moins, jusqu’à ce que, scandalisé, je découvre que le prêtre avait trouvé le moyen de débiter rapidement ses prières, comme s’il voulait en finir. Dans un accès de piété, je quittai l’Église et tombai dans les bras de Spinoza. Dieu était en moi et j’étais en Dieu, mais à compter de ce jour, le ciel fut vide.

Lorsque l’Europe entra en guerre (1), j’avais dix-huit ans, et je croyais en la révolution. Je vivais dans un pays accablé par l’injustice, la pauvreté et les conflits de classe, j’avais hâte de voir les opprimés se soulever, renverser la classe dominante et instaurer un régime d’égalité et de fraternité. Les années qui suivirent m’apprirent à faire la différence entre une insurrection de masse et l’effort spirituel prolongé qu’exige la préparation d’une révolution ; sur le plan politique, je ne suis plus assez naïf pour croire qu’une insurrection de masse puisse changer la face du monde. Mais je n’ai jamais été libéral (2), pas plus que je ne souscris à l’idée que la justice et la liberté ne sont bonnes qu’à doses homéopathiques. Si je ne peux pas me dire révolutionnaire aujourd’hui, ce n’est pas parce que les programmes de réformes actuels vont trop loin : c’est plutôt parce qu’ils sont superficiels et ne vont pas assez loin. (suite…)

Olivier Rey, « Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?»

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Olivier Rey

Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?
(2011)

Goethe remarquait, non sans ironie, que « les mathématiciens sont une sorte de Français : leur dit-on quelque chose, ils le traduisent dans leur langue, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent (1) ». Comme je suis français, et que je me suis beaucoup consacré aux mathématiques, il y a tout à craindre de ma part : on m’interroge sur les rapports entre hommes et femmes, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent. Je sollicite votre indulgence ; et je vous promets que si, de prime abord, je semble m’éloigner du sujet, ce sera pour mieux y revenir ensuite.

Saint Augustin, on le sait par ses Confessions mêmes, a dans sa jeunesse été manichéen. Puis il s’est converti au christianisme, et est devenu un adversaire résolu du manichéisme. Pour se contenter d’idées simples, trop simples, disons que le manichéisme appartient aux courants gnostiques, qui voyaient ce monde matériel en lequel nous vivons comme créé et dominé par les forces du mal, un monde duquel l’âme devait s’échapper pour rejoindre Dieu et le bien. Le gnosticisme a été très puissant, et a connu de multiples résurgences au fil des siècles, avant d’être condamné et, semble-t-il, vaincu. S’agit-il donc d’une vieille histoire ? Il s’en faut. Le gnosticisme existe toujours. Si nous avons du mal, de prime abord, à le reconnaître, c’est qu’il a changé d’aspect. Le gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très mauvais, et entendait y échapper pour un monde meilleur. Le gnosticisme moderne trouve également ce monde fort mal fait. Mais son ambition, désormais, n’est pas de le fuir, elle est de le rendre bon en le transformant. On ne saurait vraiment comprendre l’activisme technique moderne, tant qu’on ne saisit pas la dimension messianique qui l’habite. On ne saurait vraiment comprendre le matérialisme moderne, si souvent dénoncé, si on ne mesure pas à quel point ce matérialisme est la contrepartie d’un spiritualisme radical. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens, d’échapper à la matière par l’esprit, il s’agit de soumettre entièrement la matière à l’esprit. Ernest Renan affirmait, dans L’Avenir de la science : « Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme (2). » On ne parle plus d’âme. Cependant, une autre entité métaphysique a pris sa place : une volonté impérieuse, impérialiste, revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. De là l’agressivité particulière à l’encontre du donné, de tout donné, de tout ce qui pourrait paraître intangible ou indisponible : le passé, la tradition, la nature. Le passé doit être critiqué, la tradition doit être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée.

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Olivier Rey, « Qu’aurait pensé Simone Weil de l’encyclique Laudato si’ ? »

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Olivier Rey

Qu’aurait pensé Simone Weil
de l’encyclique Laudato si’ ?

 

Cahiers Simone Weil, Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, 2017, Économie, écologie, critique du capitalisme chez Simone Weil, III, XXXX.
(Communication donnée lors du colloque Économie, écologie, critique du capitalisme chez Simone Weil qui s’est tenu les 30-31 octobre et 1er novembre 2015 à Paris.)

Ce titre a pour lui d’être simple dans sa formulation, et contre lui d’être insensé dans ce qu’il propose. Quelle vanité en effet de prétendre dire ce que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique publiée en juin dernier par le pape, « sur la sauvegarde de la maison commune » ! Si Simone Weil nous intéresse tant, c’est qu’elle nous découvre des vérités ou des aspects du réel qui sans elle seraient demeurés inaperçus. Très certainement, si elle avait lu l’encyclique, elle en aurait tiré des réflexions autres que celles que nous pouvons imaginer. Prétendre savoir ce que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique, c’est la ramener à une mesure commune qu’elle n’a cessé d’excéder. À la question « Qu’aurait pensé Simone Weil de l’encyclique Laudato si’ ? », il est décidément impossible de répondre. On peut se replier sur la question plus modeste : « Que pouvons-nous penser que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique Laudato si’ ? » Mais même ainsi, il demeure très difficile de s’avancer. Ce qu’il est possible de faire en revanche, c’est de lire l’encyclique avec cette question en tête. Montaigne affirme, dans ses Essais, que « le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à [s]on gré la conférence (1) », au service de la vérité comme cause commune. Montaigne évoque la conférence avec d’autres en chair et en os, mais la conférence se tient aussi avec d’autres, vivants ou morts, présents dans notre for intérieur – à comprendre non comme fortin mais comme forum. Cela étant, à l’encontre de l’idéologie du « débat » aujourd’hui très en vogue, toute discussion n’est pas à recommander. Sa fécondité dépend des personnes qui y sont engagées, et de leurs dispositions. Hannah Arendt définit ainsi une personne cultivée : « quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé (2) ». Simone Weil est un compagnon hautement recommandable pour l’exercice de la pensée.

Mais voici qu’un autre écueil se présente : le risque de se poser en juge d’une encyclique. Je me rappelle, à l’occasion de la visite du pape Benoît XVI en France en 2008, une réflexion de Denis Olivennes, alors directeur de la publication du Nouvel Observateur. Il faisait crédit à l’Église, après une longue période qu’il jugeait peu reluisante, d’être désormais « à peu près à chaque fois du bon côté de la frontière (3) ». Apparemment, cela ne posait aucune difficulté à Denis Olivennes de se poser en garde-frontière entre le bien et le mal, et de juger l’Église au nom d’un magistère fondé on ne sait où. Je n’entends en aucun cas assumer une telle position. L’encyclique n’appelle pas un jugement, elle sollicite une réflexion. Et la compagnie de Simone Weil peut nous aider à mener cette réflexion. C’est ce parcours de l’encyclique avec elle que je propose d’entreprendre.

(suite…)