Version imprimable du Malentendu
Arthur Koestler
Le malentendu
(Prologue au roman Les Call-Girls, 1971,
traduction de Georges Fradier)
Les os de la terre percent le sol nu de cette colline. Pierres antiques qui me regardent, je vois leur rictus. Les racines des oliviers morts rampent dans la poussière blanchâtre prêtes à mordre mes sandales pour me faire trébucher sous le fardeau. Les ailes qui fondent sur nous et survolent notre cortège sont celles des vautours, il n’y a pas de colombes. Mon sang a séché sur les épines, les mouches qui me grouillent sur le front me font une deuxième couronne. Trois chiens maigres nous suivent à distance. Cortège digne d’un roi, en vérité.
Père, si tu me vois, comment peux-tu supporter cela ? Toi le tout-puissant, qui fis s’arrêter le soleil, ne peux-tu déplacer légèrement cette poutre dont le rebord acéré me meurtrit l’os ? Sur les muscles elle me ferait moins mal. Bien sûr, je suis guérisseur. Mais je ne saurais m’imposer les mains, même pour déplacer ce morceau de bois, car il risquerait de glisser. Si je tombe ils vont encore me fouetter, et moi peut-être je pleurerais, je crierais. Ou bien j’urinerais. Ils disent que lorsqu’on est élevé sur le bois on urine, cela les fait rire. Ou même le ventre se vide, quelquefois. Un père ne peut souffrir que pareilles choses arrivent à son fils.
Tu tentais Abraham en lui demandant d’égorger son enfant, mais tu ne l’as arrêté qu’au dernier moment. Ton sens de l’humour me glace. Ce drame horrible se joue devant une salle vide, à ton seul profit. Il ne sert qu’à attirer ton attention, il ne sert qu’à te réveiller.