Jacques Ellul, « Technique et Économie »

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Jacques Ellul
Technique et Économie
(1984)

Il n’est pas question de traiter de la relation entre Technique et Économie comme si elles étaient des réalités permanentes, toujours identiques à elles-mêmes, ou comme s’il y avait un être-technique et un être-économique transcendants et indépendants de leurs manifestations historiques. Si l’on commence à étudier depuis une vingtaine d’années la question philosophique de la technique, c’est uniquement dans la mesure où celle-ci a pris une ampleur, une complexité, qui la rendent prégnante, où le phénomène technique ne peut plus être ignoré. Il est évident que dans les sociétés antérieures, on appliquait des techniques multiples, mais qui étaient à la fois subordonnées et fragmentaires. Il y a toujours eu des techniques mais le phénomène ne s’imposait pas. Certes on pouvait accidentellement s’y intéresser sur un plan intellectuel mais il ne pouvait y avoir ni une théorie générale de la technique ni la considération d’une réalité philosophique de la technique. Aristote, Varron, Caton, s’intéressent à des techniques et les décrivent, cela ne va pas plus loin. Au fond, il se passe pour la Technique ce que Marx a parfaitement décrit pour l’Économie. Il y a toujours eu une activité économique de l’homme, mais cette activité économique n’était pas « l’Économie politique ». C’est-à-dire que si importante qu’elle soit elle n’avait pas acquis un volume et une complexité qui fassent passer au stade réflexif. C’est seulement lorsque l’activité économique devient majeure, envahissant tous les aspects de la société, que l’on peut commencer à procéder à une réflexion, à une théorisation de ce phénomène, et l’on voit alors naître l’Économie politique. Comme il le dit, l’Économie politique est l’Économie devenue consciente d’elle-même. Je dirais exactement la même chose en ce qui concerne la Technique. D’où je ne puis considérer ni Technique ni Économie comme des réalités fixes, éternelles et « en soi ». La Technique comme l’Économie changent d’être et de réalité suivant la place qu’elles occupent dans une société, suivant leur volume et leur complexité.

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Olivier Rey, « De la limite en général et en médecine en particulier »

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Olivier Rey
De la limite en général et en médecine en particulier
Contribution au colloque La médecine confrontée aux limites, Paris, 18-19 novembre 2021

 

Au seuil d’un colloque qui a pour objet la médecine confrontée aux limites, il vaut la peine d’accorder quelque attention au contexte général dans lequel la question se pose. Il n’y a pas que la médecine, en effet, qui se trouve confrontée aux limites : c’est notre monde dans son ensemble qui, après ce que Marcel Gauchet a appelé la « sortie de la religion » (1), après la répudiation des cadres traditionnels, et après deux siècles marqués par un développement industriel et technologique explosif, accompagné d’une croissance démographique non moins explosive, voit se dresser devant lui la question des limites, qu’il a désappris à appréhender.

La limite, à respecter ou à dépasser ?

Paul Valéry disait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre (2) ». Un ordre trop strict ou un désordre trop grand sont, l’un comme l’autre, contraires à l’épanouissement et à la fécondité de la vie. La limite présente le même type d’ambiguïté. Trop étroite ou mal placée, elle empêche de respirer. Cela étant, avant de contraindre, la limite est aussi ce qui distingue de l’informe, ce qui fait être.

Pourquoi la limite est-elle, pour les humains que nous sommes, une question si essentielle ? Nous venons au monde pauvres en instincts. Nous avons des pulsions – qui, donc, nous poussent, mais à quoi exactement ? Le mode d’emploi ne nous est pas d’emblée donné. C’est pourquoi il revient aux hommes de donner forme, par des coutumes, des usages, des interdits, des règles, des lois à leurs comportements – qui sans cela seraient erratiques, imprévisibles, dangereux, impropres à toute vie communautaire (3). En tant qu’elles ne sont pas dictées par l’instinct, mais établies, les formes que les groupes humains confèrent à leurs comportements sont susceptibles de changements, d’évolutions – au gré des circonstances, des rapports de force et aussi, dans certains cas, simplement afin de satisfaire une certaine appétence pour la nouveauté. Il en résulte, dans tout groupe humain, une tension, latente ou explicite, entre ce qu’on pourrait qualifier de « conservatisme » (c’est-à-dire le respect par principe des formes et des limites établies), et ce qu’on pourrait qualifier de « progressisme » (c’est-à-dire un préjugé favorable à l’égard du changement, qui implique, sinon l’effacement de toute limite, du moins la transgression des limites établies). Les conservateurs intransigeants ont tendance à identifier les limites, sans lesquelles il n’y a pas d’humanité, aux limites en cours – négligeant le fait qu’une certaine évolution des limites fait elle-même partie de l’humanité. Les progressistes militants, de leur côté, ont tendance à faire de la transgression des limites en cours une fin en soi – quitte à perdre de vue le caractère positif et indispensable de la limite, et à oublier qu’un changement, pour souhaitable qu’il soit, ne doit pas être précipité, sans quoi, en lieu et place de l’amélioration attendue, on n’obtient que la confusion (4).

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Thomas Jodarewski, « L’Apocalypse selon Nolanheimer »

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Thomas Jodarewski
L’Apocalypse selon Nolanheimer

Mis en ligne le 14 septembre 2023 sur le blog Chez Renart

Il aura quand même fallu 3h30 au réalisateur britannique Christopher Nolan pour rendre sympathique le directeur scientifique du programme nucléaire qui fit 200 000 morts civiles, les 6 et 8 août 1945, à Hiroshima et Nagasaki. Sa recette : un acteur sexy joue un honnête physicien persécuté, rongé par des problèmes de conscience. Nous, qui ne sommes pas responsables d’un crime de masse, avons d’autres problèmes. Et d’abord celui de rétablir la biographie du « Père de la bombe atomique », puisque les critiques cinéma s’empêchent de le faire. Question de salubrité intellectuelle. Le film a dépassé les quatre millions d’entrées en France, et les 315 millions aux États-Unis. Le Japon ne s’est quant à lui pas embarrassé à diffuser le film. Allez savoir…

En 1958, les surréalistes sifflaient les conférences d’Oppenheimer et boycottaient les « films qui endorment l’opinion » au sujet de l’atome. Allez comprendre…

Voyez la puissance de suggestion du cinéma. Hollywood est parvenu cet été à réhabiliter deux monstres du XXe siècle, Barbie et Oppenheimer. Grâce aux 100 millions de dollars de l’industriel Mattel, Barbie est désormais une poupée féministe, et sa production plastique retrouve les sommets [1]. Quant au Scientifique, il était à côté du Gendarme, du Curé et du Marchand un de ces archétypes que le cinéma ou le théâtre mettaient en scène pour effrayer ou amuser les enfants – que l’on songe à l’effrayant Dr. Frankenstein, au Pr. Folamour et à son surmoi nazi, aux Pr. Tournesol ou Shadoko à la rationalité farfelue. Avec Oppenheimer, le Scientifique devient, en dépit de l’extermination de civils, un chic type.

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Mohamed El Khebir, « Brève histoire de la libre-pensée arabe »

Mohamed El Khebir
Brève histoire de la libre-pensée arabe

Préambule [1]

L’extrême visibilité de l’islam aujourd’hui nourrit l’idée – fausse – que toute personne qui, de quelque façon, par sa famille, son pays, son nom ou sa culture, aurait lien avec lui, serait intrinsèquement croyante ou religieuse. Cette visibilité, essentiellement construite autour des idéologies extrémistes, rejaillit indûment sur toute une partie du monde, en dépit des réalités historiques, politiques et sociales qui vont à l’encontre de cette vision.

Tout cela participe d’une double ignorance : celle de l’histoire des oppositions, des hérésies, d’une pensée libre et critique dans les pays musulmans, et celle des réalités sociales et politiques de ces mêmes pays. Car depuis son apparition, de très nombreux courants, personnages ou penseurs, mystiques ou rationalistes, ont critiqué l’islam comme religion de pouvoir, tels Averroès, les mu’tazilites, les qarmates, Ibn Arabi, Abu Nuwas, Omar Khayyam, Bayazid Bostami, et bien d’autres. Mais, plus récemment, s’y sont ajoutées différentes formes d’athéisme dans les pays dits musulmans – philosophies modernistes, séculières, baasistes, marxistes, et même anarchistes – et, sur un autre plan, un islam dit de marché à dimension très peu spirituelle.

Généralement censurée dans les pays où l’islam est religion d’État, cette histoire spécifique disparaît sous des récits de fondation de la Nation tous frappés du sceau de l’identité ethnique et confessionnelle, récits participant de ce qu’Aziz al-Azmeh nomme l’ « industrie de la méconnaissance ». Ce processus de recouvrement est à double effet : d’une part, il maintient les peuples des pays musulmans, et plus largement tous les musulmans d’origine, dans l’ignorance de cette histoire spécifique ; de l’autre, il donne une image de l’islamité, construite médiatiquement, qui contribue elle-même à cette ignorance en reproduisant les discours et formes de légitimation de ces différents pouvoirs. Ainsi, du fait de cette méconnaissance historique et de la non-prise en compte des discours et des combats qu’elles mènent, les nombreuses figures d’athées, d’apostats ou de libres-penseurs d’Égypte, du Maroc, d’Iran, d’Arabie saoudite, du Liban, d’Indonésie, du Soudan, des Philippines, etc. se voient doublement condamnées au silence.
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Albert Camus et Marguerite Yourcenar, par Renaud Garcia et Marius Blouin (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Albert Camus & Marguerite Yourcenar
Notre Bibliothèque Verte n° 57 et 58
Mis en ligne par Pièces et main d’œuvre sur leur site le 3 décembre 2023

Albert Camus (1913-1960) n’eut pas de père, et Marguerite Yourcenar (1903-1987), pas de mère. Ce n’est certes pas cette similitude biographique qui réunit dans Notre Bibliothèque Verte l’auteur de L’Etranger (1942) et celui des Mémoires d’Hadrien (1951), mais leur style ainsi décrit par Sartre : « un certain genre de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé, tout annonce un classique, un méditerranéen. » Et aussi l’acquiescement sans réserve à la vie que partagent le petit employé d’Alger et le maître de l’empire romain, sans chercher de sens au-delà des sens.

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Un acquiescement qui trouve sa source chez les Grecs, stoïciens, épicuriens, dans le culte de la beauté, de la mesure et de la sérénité. Camus et Yourcenar partagent également une réserve un peu ombrageuse et altière, un même dégoût de la société industrielle ; chaos de laideur, de violence et de vulgarité déshumanisantes ; un même refus des mobilisations grégaires sous la discipline des partis. Ni l’une, ni l’autre, n’ont jamais embrassé la misérable maxime de « la fin qui justifie les moyens ».

Ils restent personnels même quand ils joignent leurs voix à celles de groupes solidaires des hommes et des animaux opprimés, suppliciés et exterminés. La protestation solitaire de Camus dans Combat, le 8 août 1945, seul face au Monde et à L’Humanité, contre l’application scientifique de la volonté de puiscience, à Hiroshima, inaugure en France une critique des technosciences mortifères, devenue depuis un demi-siècle la révolte même de l’humanité contre son propre instinct de mort. Une révolte sans illusion que Yourcenar nourrit de tout son être, par la parole, par l’écrit et par l’action, notamment dans sa défense des animaux et du milieu naturel.

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Une promenade biographique avec Bernard Charbonneau.

Ces entretiens inédits ont été réalisés les 9 et 10 septembre 1995,  quelques mois avant sa mort dans sa quatre-vingt-sixième année le 28 avril 1996,  dans sa maison du Boucau à Saint-Pé-de-Léren dans les Pyrénées-Atlantiques. Bernard Charbonneau – et sa femme Henriette qui intervient à plusieurs moments – y répondent aux questions de Michel Bergès et Daniel Cérézuelle. Ces cinq heures de discussions furent enregistrées sur un magnétophone de médiocre qualité, que la teneur des propos fait vite oublier. Un découpage des sept cassettes suit chaque enregistrement audio.

Première cassette

0 mn. Souvenirs d’enfance. Naissance. Parents notables (père pharmacien, grand-père banquier), famille. Mariage mixte de ses parents (père protestant, mère catholique, enfants baptisés catholiques). Père abonné au Temps (devenu Le Monde). D’Agen vers Bordeaux. Mère plus grosse dot du département (50 000 francs or).

6 mn. Quatre enfants. Jacques (1898), l’aîné. Jeté au front à 18 ans entre la première et la seconde partie du bac. Pierre (1899), passion de la mer. Capitaine au long cours. Messageries maritimes de Marseille (Tahiti, Hébrides etc.). Marthe. Devenue américaine (épousa professeur d’université quaker en Pennsylvanie). S’était embarquée clandestinement à 18 ans sur un paquebot qui allait aux USA. Accueillie comme une vedette.

11 mn. École primaire privée puis école du lycée Montesquieu (Longchamps). « Élève lamentable », agité et se désintéressant complètement des cours.

13 mn. Atmosphère familiale. Père très gentil, fantaisiste, dans la lune, qui fabriquait des produits nouveaux qui l’ont ruiné… Lisait Zola, Maupassant, écoutait Beethoven, Wagner.

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George Perkins Marsh, « L’homme et la nature »

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George Perkins Marsh

L’homme et la nature
ou la géographie physique modifiée
par l’action humaine
(1864)
Revue Écologie & Politique, nos 35-36, 2008

Présentation, par Estienne Rodary

L’ouvrage de George Perkins Marsh Man and nature ; or  physical geography as modified by human action, (The Belknap Press of Harvard Univ. Press, The John Harvard Library, Cambridge, 1965, initialement paru en 1864 chez Charles Scribner, New York) dont nous traduisons ici pour la première fois en français un chapitre, est un monument de l’histoire de la pensée environnementale, écologique et géographique. Salué à ce titre dans les pays anglo-saxons depuis sa première publication en 1864, l’ouvrage est généralement ignoré des spécialistes, et a fortiori du grand public, francophones. Après plus de 140 ans, Man and nature conserve pourtant un indéniable intérêt, principalement constitué par ce mélange déroutant de contemporanéité et d’obsolescence. Le livre est de sage culture, écrit par un homme aisé et instruit du XIXe siècle, et de nature exubérante, encore rétif aux disciplines scientifiques et pourtant fondateur de ces disciplines, ouvrage positiviste et pourtant héraut de la critique environnementale. Il pose ainsi, au moment où se consolide la modernité, les fondements de la réflexion sur les dépassements de cette modernité tels qu’ils se déploient aujourd’hui à travers la question environnementale.

Un ouvrage ignoré des Français (suite…)

Ibn Warraq, « Pourquoi je ne suis pas musulman »

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Ibn Warraq

Pourquoi je ne suis pas musulman
(1994)

Introduction

Les musulmans sont les premières victimes de l’islam.
Combien de fois n’ai-je pas observé au cours de mes voyages
en Orient, que le fanatisme est le fait d’une minorité
d’hommes dangereux qui, par la terreur, maintiennent les autres
dans la pratique d’une religion. Affranchir le musulman de
sa religion est le plus grand service qu’on puisse lui rendre.
E. Renan

Le lecteur fera la distinction entre théorie et pratique : la distinction entre ce que les musulmans devraient faire et ce qu’ils font en réalité ; ce qu’ils devraient croire et faire par opposition à ce qu’ils croient et font réellement. Nous pourrions distinguer trois islams, que je numéroterais 1, 2, et 3. L’islam 1 est ce que le Prophète enseigna, c’est-à-dire les préceptes qui sont contenus dans le Coran. L’islam 2 est la religion telle qu’elle est exposée, interprétée et développée par les théologiens à travers les traditions (hadiths). Elle comprend la charia et la loi coranique. L’islam 3 est ce que les musulmans réalisent, c’est-à-dire la civilisation islamique.

Si jamais une idée générale ressort de ce livre, c’est que la civilisation islamique, l’islam 3, est souvent parvenue au sommet de sa splendeur malgré l’islam 1 et l’islam 2, et non pas grâce à eux. La philosophie islamique, les sciences islamiques, la littérature islamique et l’art islamique n’auraient pas atteint leurs sommets s’ils avaient uniquement reposé sur l’islam 1 et 2. Prenez la poésie par exemple. Muhammad méprisait les poètes : « quant aux poètes : ils sont suivis par ceux qui s’égarent » (sourate 26.224), et dans un recueil de traditions appelé le Mishkat, Muhammad aurait dit « une panse remplie de matière purulente vaut mieux qu’un ventre plein de poésie ». Les poètes eussent-ils adhéré à l’islam 1 et 2, nous n’aurions jamais connu les textes d’Abu Nuwas qui chante les louanges du vin et les merveilleuses fesses d’éphèbes, ou n’importe quel autre poème bachique pour lesquels la littérature arabe est si justement renommée. Pour ce qui est de l’art islamique, le Dictionnaire de l’Islam nous apprend que Muhammad maudissait ceux qui peignaient ou dessinaient des êtres humains ou des animaux (Mishkat, 7.1.1). Par conséquent, cela est illicite. Ettinghausen signale dans son introduction à La Peinture arabe que les hadiths contiennent de nombreuses condamnations contre les « faiseurs d’images », dès lors qualifiés de « pires des hommes ». On leur reproche de concurrencer Dieu, qui est le seul créateur. La position dogmatique ne laisse aucune place à la peinture figurative. Heureusement, influencés par les traditions artistiques des civilisations voisines, des musulmans nouvellement convertis n’hésitèrent pas à défier l’orthodoxie et à produire des chefs-d’œuvre d’art figuratif tels que les miniatures perses ou mongoles. (suite…)

Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Editions La Découverte, 2023

Introduction générale. L’oubli du réel
(extraits)

[…]

Contre-pente

Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthétique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile.

Établir des liens ou viser la consilience (1) entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence (2). Établir une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globalement structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne. (suite…)

François Jarrige, postface au « Modernisme réactionnaire »

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François Jarrige

Sur le culte de la technologie

Postface à l’édition française
du Modernisme réactionnaire de Jeffrey Herf paru aux Editions de L’Echappée

Depuis les débuts de l’âge industriel, le déferlement incessant et le gigantisme croissant des technologies ont conduit à de nombreux débats et querelles sur leurs risques, leurs potentialités et leurs effets. Si l’hostilité et la fascination à l’égard des nouvelles technologies n’ont évidemment rien de neuf, elles s’exprimèrent avec une intensité particulière dans la première moitié du XXe siècle. Au cours de cet « âge des extrêmes » qui vit les ravages des deux guerres mondiales ainsi que l’accélération de l’industrialisation et l’essor de la consommation de masse, la question des techniques fut prise dans un ensemble de discours opposés et conflictuels. Dans le champ intellectuel, elle suscita d’innombrables querelles et controverses qui se déclinèrent en de subtiles nuances selon les pays. Parallèlement au développement du capitalisme et de la colonisation et aux grandes crises sociales et culturelles qui secouèrent l’époque, les nations industrialisées expérimentèrent en effet un déferlement inédit de nouvelles technologies – pensons à l’électricité, à l’aviation, à la chimie. Partout dans le monde, la question des techniques surgit alors comme un enjeu décisif, opposant des critiques pessimistes et inquiets aux entrepreneurs modernes et enthousiastes, tandis que les discours laudateurs sur la technique s’incorporaient aux nationalismes triomphants.

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Jeffrey Herf, préface au « Modernisme réactionnaire »

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Jeffrey Herf

Le modernisme réactionnaire

Préface à l’édition française de 2018
aux Editions de L’Echappée

J’ai été ravi d’apprendre que les éditions L’Échappée avaient décidé de publier une traduction française de mon ouvrage Reactionary Modernism et de le faire découvrir aux chercheurs ainsi qu’à un plus large public s’intéressant à ces questions, en France comme dans les pays francophones. Ce livre a été tout d’abord publié en Grande-Bretagne, en 1984, par Cambridge University Press. Je me suis ensuite toujours abstenu de le réviser ou de le compléter chaque fois qu’il fut traduit – et il l’a été dans plusieurs langues : en italien (en 1988), en espagnol (en 1990), en japonais (en 1991) et en portugais (en 1993). Il a été écrit dans un contexte intellectuel bien particulier : sa préparation et les débuts de son écriture se déroulèrent aux États-Unis, à partir de la fin de la décennie 1970, époque où je m’efforçais, en m’appuyant sur la Théorie critique, d’expliquer ce que je considérais être un paradoxe de l’histoire allemande – en l’occurrence, la manière qu’avait eue l’Allemagne, tout au long de la république de Weimar, puis sous le règne nazi, de rejeter le legs des Lumières pour adopter, dans le même mouvement, l’un de ses produits : la technologie moderne.

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Rouget de Lisle, « Chant des industriels »

Air du Chant des industriels

Il est peu connu que l’auteur de la Marseillaise a composé une trentaine d’années plus tard ce Chant des industriels, assisté pour les paroles par Henri de Saint-Simon qui en fit le « chant de guerre » de son Parti industriel (voir par exemple cet entretien avec  Pièces et main d’œuvre) ou cet article signé TomJo et Marius Blouin). Saint-Simon placera ce chant à la fin de sa brochure  Première opinion politique des industriels, une des composantes de son Système industriel.

Rouget de Lisle
Le Chant des industriels
1821

Les temps préparés par nos pères,
Les temps enfin sont arrivés :
Tous les obstacles sont levés :
Nous touchons à des jours prospères,
Déjà s’inclinent devant nous
La force et l’erreur détrônées :
Quelques efforts, quelques journées,
Elles tombent à nos genoux.

Honneur à nous, enfants de l’industrie!
Honneur, honneur à nos heureux travaux !
Dans tous les arts, vainqueurs de nos rivaux
Soyons l’espoir, l’orgueil de la patrie. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. (suite…)

Raoul Vaneigem, « Frères du Libre-Esprit »

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Raoul Vaneigem
Frères du Libre-Esprit

Mis en ligne le 1er août 2022 sur le site A contretemps 

 

Je préfère le chemin que je fraie à celui que je trouve.
Seuls les drapeaux s’accommodent des voies tracées.

 

Aucune époque n’a disposé comme la nôtre des possibilités d’affranchir l’homme de l’oppression et jamais un tel manque de conscience n’a propagé autant de résignation, d’apathie, de fatalisme. Esclave, depuis des millénaires, d’une économie qui exploite son travail, l’homme a si peu misé sur son autonomie et sur ses facultés créatrices qu’il risque de se laisser emporter par la révolte impuissante, le ressentiment et cette peste émotionnelle si prompte à aveugler l’intelligence sensible et à se jeter dans la barbarie. Ceux qui jadis bravaient l’armée, la police, la mitraille et les tanks s’indignent en manifestant à date fixe mais n’osent pas affronter leurs patrons de peur de perdre un emploi que l’effondrement du système est en train de leur ôter. L’idée ne leur vient même pas d’occuper des usines qu’ils sont seuls capables de faire marcher, alors que l’incompétence des hommes d’affaires les liquide en les jouant en Bourse, en les perdant, en licenciant les travailleurs et en poussant le cynisme jusqu’à leur faire rembourser les sommes escroquées.

Comme le confirment partout les élections dites « libres », la débilité des gouvernements n’a d’autre support que la débilité croissante des foules, s’épuisant en résignation amère et en colères sans lendemain. La société de consommation a transformé les citoyens en démocrates de supermarché, dont la jouissance fictive s’assume à court terme et dans la crainte de n’avoir pas, à long terme, de quoi la payer. La pensée s’est faite larvaire. Elle se nourrit d’idées reçues, ridiculisées depuis des décennies. On voit ressurgir les détritus de ce nationalisme, cause d’innombrables guerres et de massacres. Il n’est pas jusqu’aux religions en déroute qui ne tentent de se relever en prenant appui sur la vogue d’un mahométisme où la foi religieuse s’efface de plus en plus au profit du populisme.

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Miguel Amorós, « L’importance actuelle de la Colonne de Fer dans la mémoire de la révolution espagnole »

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Miguel Amorós

L’importance actuelle de la Colonne de Fer
dans la mémoire de la révolution espagnole

Mis en ligne le 4 avril sur le site des Giménologues

 

La réforme convenue du franquisme qui a donné naissance au régime actuel, qualifié de « démocratie » par ses administrateurs, s’est fondée sur l’oubli le plus absolu non seulement du génocide qui a suivi la victoire de Franco dans la guerre, mais aussi de la contre-révolution républicaine qui l’a facilitée. De ce fait, l’histoire récente a été occultée par un pacte de silence entre les héritiers de la Dictature et ceux de la République. Entre les enfants des assassins de Lorca et les descendants de ceux qui ont tué Nin. L’amnésie a servi à légitimer le nouveau régime hybride né en 1977 ; c’est pourquoi le rétablissement véritable de la mémoire devrait inexorablement conduire à sa délégitimation. L’actuel parti de l’ordre fait tout son possible pour que cela ne se produise pas, habillant la mémoire avec un costume fait sur mesure. Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Mais aucune loi de « mémoire historique » ne pourra réconcilier la barbarie passée avec le présent oublieux, ni jamais intégrer le passé révolutionnaire dans l’ordre établi post-franquiste, à moins de le convertir en crime, tâche à laquelle s’attelle actuellement une poignée d’historiens complices. Mon livre [La Columna de Hierro, Ed. Milvus] relève du point de vue inverse, celui des perdants, dont beaucoup ont payé de leur vie le prix de la défaite. Là seulement on trouvera la vérité.

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Arthur Koestler, « Le malentendu »

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Arthur Koestler
Le malentendu
(Prologue au roman Les Call-Girls, 1971,
traduction de Georges Fradier)

Les os de la terre percent le sol nu de cette colline. Pierres antiques qui me regardent, je vois leur rictus. Les racines des oliviers morts rampent dans la poussière blanchâtre prêtes à mordre mes sandales pour me faire trébucher sous le fardeau. Les ailes qui fondent sur nous et survolent notre cortège sont celles des vautours, il n’y a pas de colombes. Mon sang a séché sur les épines, les mouches qui me grouillent sur le front me font une deuxième couronne. Trois chiens maigres nous suivent à distance. Cortège digne d’un roi, en vérité.

Père, si tu me vois, comment peux-tu supporter cela ? Toi le tout-puissant, qui fis s’arrêter le soleil, ne peux-tu déplacer légèrement cette poutre dont le rebord acéré me meurtrit l’os ? Sur les muscles elle me ferait moins mal. Bien sûr, je suis guérisseur. Mais je ne saurais m’imposer les mains, même pour déplacer ce morceau de bois, car il risquerait de glisser. Si je tombe ils vont encore me fouetter, et moi peut-être je pleurerais, je crierais. Ou bien j’urinerais. Ils disent que lorsqu’on est élevé sur le bois on urine, cela les fait rire. Ou même le ventre se vide, quelquefois. Un père ne peut souffrir que pareilles choses arrivent à son fils.

Tu tentais Abraham en lui demandant d’égorger son enfant, mais tu ne l’as arrêté qu’au dernier moment. Ton sens de l’humour me glace. Ce drame horrible se joue devant une salle vide, à ton seul profit. Il ne sert qu’à attirer ton attention, il ne sert qu’à te réveiller.

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Pier Paolo Pasolini, « Je sais »

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Pier Paolo Pasolini
Je sais


Corriere della Sera, 14 novembre 1974

[Parce qu’il « savait les noms », Pier Paolo Pasolini, dont on fête en mars 2022 le centenaire de la naissance, a été sauvagement assassiné sur une plage d’Ostie le 2 novembre 1975, un an après la parution de ce texte. Selon son traducteur et biographe René de Ceccatty, « le garçon qui a assassiné Pasolini avait été mandaté par des mafieux, qui eux-mêmes avaient été mandatés probablement par la démocratie-chrétienne, et probablement aussi par la CIA, mises en cause dans ce texte. »]

Je sais les noms des responsables de ce qui est appelé putsch (et qui est en réalité une série coups d’État organisée en système de protection du pouvoir).

Je sais les noms des responsables du massacre de Milan du 12 décembre 1969.

Je sais les noms des responsables des massacres de Brescia et de Bologne des premiers mois de 1974.

Je sais les noms du « sommet » qui a opéré, autrement dit, soit les vieux fascistes organisateurs des coups d’État, soit les néofascistes auteurs matériels des premiers massacres, soit, enfin, les « inconnus » auteurs matériels des massacres plus récents. 

Je sais les noms de ceux qui ont géré les deux différentes, et même opposées, phases de la tension : une première phase anticommuniste (Milan, 1969), et une seconde phase antifasciste (Brescia et Bologne, 1974).

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Cornelius Castoriadis, « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? »

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Cornelius Castoriadis
Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ?

Mis en ligne par le collectif Lieux communs
avec ce chapeau :

Texte de Cornelius Castoriadis publié sous une forme quelque peu abrégée dans Le Monde du 26 février 1983 et intégralement dans Europe en formation, n° 252, avril-juin 1983. [Repris aujourd’hui dans Domaines de l’homme. Les carrfours du labyrinthe 2, 1986, Seuil 1999, pp. 105 – 111 ainsi que dans Guerre et théories de la guerre, Sandre 2016, pp. 575 – 580.] [Toutes les notes ont été rajoutées par nous, LC, et mises entre crochets.]

« L’homme naît libre, et il est partout dans les fers », écrivait Rousseau. Non : aucune loi naturelle ou disposition divine ne fait naître l’homme libre (ou pas libre). Mais, s’il est en effet presque partout dans les fers, c’est qu’il naît au milieu de fers prêts à l’accueillir — et qui le rendent tel qu’il ne demande qu’à les accepter. Fers surtout immatériels, et qui ne sont pas seulement et pas tellement ceux forgés par la domination d’un groupe social particulier. Aucun groupe ne saurait maintenir vingt-quatre heures sa domination sur une société dont la grande majorité ne l’accepterait pas.
Cette domination est celle de l’institution chaque fois établie : de la loi donnée, des significations et des représentations instituées et sanctionnées. Les plus « égalitaires » des sauvages sont tout autant, sinon plus, aliénés, à savoir hétéronomes, que les esclaves à Rome ou les serfs médiévaux. Ni les uns ni les autres ne peuvent penser que l’institution sociale pourrait être mise en question et changée. Presque partout, presque toujours, les humains socialisés — et, sans cette socialisation, ils ne seraient pas des humains — n’ont pu exister qu’en intériorisant pleinement l’institution, c’est-à-dire en s’y asservissant complètement. Ce qui entraîne aussi que les institutions des autres sont nécessairement inférieures, étranges, monstrueuses, diaboliques.

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Louis de Colmar, « De la guerre »

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Louis de Colmar
De la guerre

Mis en ligne sur son blog en finir avec ce monde le 5 mars 2022

A en croire Clausewitz, la guerre serait la continuation de la politique par d’autres moyens. Sauf que cette position postule le caractère rationnel du politique, et partant, le caractère rationnel de la guerre. Or, toute tentative de résoudre par la force une problématique préexistante est révélatrice d’un échec d’une rationalité politique à la solutionner par ailleurs, ou du moins révélatrice de l’inadéquation de cette rationalité à cerner la problématique posée, de manière à ne pas être contraint à user de la force brute, usage qui se révèle au bout du compte presque toujours la solution la plus coûteuse et la plus aléatoire.

Et pourtant, il faut rappeler ici que la logique de la guerre est consubstantielle à la logique historique de l’État ; c’est la guerre qui a toujours été la situation « normale » de l’État, et pas la paix – qui n’est qu’une période de préparation à la guerre. La logique de l’État est centrée sur la confrontation et l’interdépendance, l’interdépendance conflictuelle, entre différentes entités étatiques, cette confrontation dans l’interdépendance étant également le cœur même de l’économie, confrontation dans l’interdépendance qui permet aujourd’hui de constater comme jamais, avec le conflit russo-ukrainien, que l’économie n’est au fond que la continuation de la guerre par d’autres moyens. (suite…)

« De la démocratie villageoise à la démocratie directe », par les éditions de La Roue

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De la démocratie villageoise
à la démocratie directe

Extrait de La Lampe hors de l’horloge
(Éléments de critique anti-industrielle)
paru aux éditions de La Roue en 2014

« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard
aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous,
qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »

Michel de Montaigne, Essais

Nous n’avons pas la prétention d’établir une généalogie de la liberté, ni de faire de celle-ci un absolu, un invariant dans l’histoire : le combat pour la liberté est forcément modifié par les conditions matérielles comme par l’organisation politique de son développement, de sa captation ou de sa répression. Nous cherchons à ramener dans le présent les éléments universels constitutifs du fil jamais rompu de toutes les tentatives d’organisation directe de l’existence. 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la lutte entre les forces menant à une structure pyramidale de la société et celles aboutissant aux différentes formes d’auto-organisation s’est cristallisée dans le combat mené par la féodalité, l’Église, l’État monarchique et la bourgeoisie contre la civilisation paysanne et que l’on pourrait symboliser par la volonté de faire disparaître l’usage communautaire des terres au profit d’une paysannerie morcelée par la propriété privée. Le mot « paysan » est ici employé dans le sens d’un mode de vie, d’un rapport à la terre, d’une mise en commun des efforts pour survivre, en bref, d’une manière de vivre antérieure à l’apparition des villes. Sans doute, cet antique conflit prit bien d’autres formes, mais il nous a semblé qu’il gagnait en intelligibilité à être considéré sous cet aspect.

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François d’Assise et les poètes de la reverdie, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Renaud Garcia

François d’Assise et les poètes de la reverdie

Mis en ligne par PMO sur leur site le 28 décembre 2021

La reverdie est un chant d’amour et de printemps, issu de vieilles traditions païennes et paysannes, qui surgit dans les pays de langue d’oc au XIIe siècle, avec Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1127), le premier des troubadours connus ; et s’étend jusqu’au XVe siècle dans les pays de langue d’oïl, où Charles d’Orléans (1394-1465) serait le dernier trouvère connu. On vous passe l’anglo-normand, le franco-provençal et toutes les langues merveilleuses issues des fusions gallo-romaines et des gosiers gallo-germaniques[1].

« Dieu, c’est-à-dire la nature » (Spinoza). La reverdie et ses formes diversifiées (l’aube, la pastourelle, etc.), exaltent la puissance « naturante » (génératrice) du divin, et exultent de l’immersion du « naturel » (de la progéniture), au sein de la nature – c’est-à-dire de dieu. Le poète ne chante pas la nature ; il est la nature qui chante ; au même titre que les eaux, les oiseaux, les feuillages. Ce chant de la nature célébrant sa propre renaissance, inséparable de la saison des amours.

Nos vieux chants paysans, même raffinés par de sçavants poètes, ignoraient cette prétendue coupure nature/culture que leur reprochent à tort les novices de l’école desco-latourienne. Pommes et poèmes poussaient naturellement, si l’on ose dire, des poètes et des pommiers. – Mais on peut le dire à la façon du « socialisme scientifique » : « la nature est le corps non organique de l’homme » (Marx).

François d’Assise (1182-1226), né avec la reverdie, pourrait être décrit en termes anachroniques comme un fils à papa des années soixante. Un héritier cherchant sa vocation successivement dans le business, la route et la poésie beatnick (donc mystique), l’engagement chevaleresque au service de la patrie (René Char), et la conversion finale à la vie en communauté (les douze premiers franciscains), à la pauvreté heureuse et à l’exultation de la coexistence avec frère Soleil, sœur Lune, etc. De manière tout aussi anachronique, on pourrait dire qu’il est contemporain du Jésus qui célèbre « les lys des champs », et du Kerouac qui chante « les vagabonds célestes ». Ces trois-là vivent dans leur temps à eux, qui n’est pas celui de tout le monde.

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Agustín García Calvo, « Et le verbe se fit chair »

 

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Agustín García Calvo

Et le verbe se fit chair

(Publié le 24 décembre 1988 dans Diario 16.
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez,
en collaboration avec Marjolaine François.)

 

Chaque fois que cela se répète, année après année, siècle après siècle (et « cela », ce sont ces mots et le fait qu’ils relatent), la merveille de ce mysterium simplicitatis, résonnant de nouveau et se produisant sans fin, grandit et grandit la merveille qu’on ne le comprenne pas. « Et la lumière luit dans les ténèbres ; et les ténèbres ne l’ont pas comprise », et ne la comprennent toujours pas. Est-ce pour cela que Jean étudia avec ferveur le livre d’Héraclite le Ténébreux, où parlait la raison commune, et en appliqua les formules au cas du Messie de Judée et que, pour mieux les dire, il se dédoubla en deux Jean, celui qui venait avant, donnant nom à la Vie, et celui qui venait après la mort, proclamant la parole ? Est-ce pour cela que le monde a laissé ces formules de la logique de la claire contradiction être répétées au cours des siècles dans des cantiques et des psalmodies (« ‒ Et le verbe s’est fait chair. ‒ Et il a habité parmi nous ») par des milliers et des milliers de gens analphabètes, paysans de la vaste Russie tenant entre les engelures de leurs doigts des bougies colorées, petits Noirs des Antilles balbutiant en chœur dans leurs aubes blanches, tous sans comprendre ce qu’ils récitaient, mais du moins ne croyant pas le comprendre, le répétant fidèlement de mémoire ou, comme on dit, par cœur ? Mais la meilleure façon justement de ne pas le comprendre est de croire qu’on l’a compris, autrement dit qu’on s’en est fait une idée. (suite…)

Quentin Bérard, « Éléments d’écologie politique » (introduction)

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Quentin Bérard
Éléments d’écologie politique
Pour une refondation

Ed. Libre et Solidaire, 2021

Présentation sur le site de Lieux communs

Introduction

 Mais il faudrait être vide pour ne pas voir que la beauté surnaturelle de cette nature, le rire innombrable de cette mer, l’éclat pacifiant de cette lumière rendent encore plus noire la certitude du sombre Hadès, comme la translucidité azurée des îles et des montagnes reposant sur la nappe moirée rend encore plus insoutenable l’agitation obscure et incessante de notre passion et de notre pensée. 

Cornelius Castoriadis
« La pensée politique », 1979, dans Ce qui fait la Grèce, 1.
D’Homère à Héraclite, Séminaires 1982-1983, La création humaine II

Sur l’écologie politique, tout semble avoir été déjà dit ; qu’elle ne pouvait que révolutionner la politique et qu’elle n’était qu’un discours électoral servant de marchepied oligarchique ; qu’elle était porteuse des pires régressions civilisationnelles comme de la promesse d’une démocratie véritable ; qu’elle incarnait la raison scientifique bien comprise ou au contraire qu’elle appelait à renouer avec la sensibilité et le mystère ; qu’elle ouvrait la porte à une nouvelle ère en même temps qu’elle annonçait un retour aux sources ; etc. La liste pourrait s’allonger et, ici comme ailleurs, et sans doute ici plus qu’ailleurs, tout semble avoir été déjà dit sans que rien, jamais, ne se clarifie. (suite…)

Élections à la Commune de Paris, 25 mars 1871

C’était il y a cent cinquante ans.
La Commune de Paris résista 72 jours avant d’être écrasée.

élections commune

Jean-Luc Debry, « À l’origine du monde… les fake news »

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Jean-Luc Debry
A l’origine du monde, les fake news

Mis en ligne le 6 août 2021 sur le site A contretemps 

Selon les scientifiques, environ 4,5 milliards d’années furent nécessaires à la création de la Terre, contre sept jours dans la Genèse. 

L’Évangile selon saint Jean est catégorique : « À l’origine était le verbe. » « Et tout par lui a été fait. Et sans lui, rien de ce qui existe ne serait. » Le récit mythique de l’origine sera pris au pied de la lettre (un créateur, des créatures et du merveilleux, du surnaturel, animés par le Verbe). Il était une fois… à l’origine… Une affaire de narration, en somme. Car, comme lorsque Mercure demande à Sosie quel est son sort, il répond sans hésiter : « d’être homme et de parler » (Molière, Amphitryon, acte I, scène 2). 

L’énoncé précède l’existence, comme dans la conception des philosophies phénoménologiques pour qui « le monde n’existe qu’en tant que monde visé par une conscience et par une intention ». 

« Le Livre » fondateur de trois monothéismes et de deux civilisations, l’Orient et l’Occident, recueille la Parole de Dieu (sa Volonté et sa Loi). Pour chacun de ses ayants droit, s’y soumettre n’est pas une vaine ambition, mais un socle commun. 

La parole semble se suffire à elle-même. Elle énonce la vérité de l’énoncé. Elle est volonté en action. Le mythe n’est que l’expression de la fonction symbolique à laquelle est soumise l’humanité – celle du langage. La narration – donc le Verbe – crée la réalité. En démordre ébranlerait l’ordre social, atomisant le groupe désormais sans identité, autrement dit sans origine… Une rupture symbolique, en somme. 

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Walt Whitman et les Amérindiens, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Walt Whitman et les Amérindiens
Notre Bibliothèque Verte (n° 34 & 35)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 27 juillet 2021

Nous savons que lorsque Whitman vient, les Indiens meurent. Ce n’est pas de sa faute – il célèbre les « Hommes rouges » qu’il rencontre en tant qu’agent du bureau des Affaires indiennes – mais c’est un peu de son fait en tant que rejeton des Dutch American, ces colons néerlandais débarqués quelques siècles plus tôt à Manhatta (devenu Manhattan), pour y bâtir La Nouvelle Amsterdam (devenue New York), et creuser ces magnifiques canaux reliant les Grands Lacs à la Côte (1).

Whitman, pour le situer poétiquement, c’est le contemporain de Rimbaud (1854-1891) et de Verlaine (1844-1896). Il naît avant, en 1819, et meurt au même moment, en 1892. Dommage que ces trois bougres, luxuriants, luxurieux, bourlingueurs, ivrognes, naturiens, n’aient pas croisé leurs révoltes de vivants véhéments, ni leurs arts poétiques. Que Rimbaud, au lieu de s’engager dans l’armée néerlandaise à Java, ne soit pas venu échouer son bateau ivre à Paumanok (Long Island), pour voir de près ces « peaux rouges » qui l’avaient pris « pour cible ». Sans doute eût-ce été un « drôle de ménage », avec des coups de pétard plus ou moins sanglants entre Verlaine et Whitman, mais aussi de grandes odes dégueulées à pleins poumons, des chants du corps et de la terre dont les œuvres laissées par ces trois-là ne peuvent nous donner qu’un échantillon. Et le regret.

Nous avons en revanche le testament des Indiens. L’intérêt pour les biographies indigènes, nous dit Lévi-Strauss, remonte au début du XIXe siècle. L’ethnologue Clyde Kluckholn, en 1945, cite près de 200 titres (2). L’anthologie de T.C. McLuhan en 1971, Pieds nus sur la terre sacrée, fait de l’Indien, le type même du « bon sauvage » et le modèle de la génération venue alors à l’écologie, en lieu et place des Tahitiens de Gauguin, Bougainvillier et Diderot.

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George Orwell, « Notes sur le nationalisme »

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George Orwell

Notes sur le nationalisme
(1945) 

Traduit de l’anglais par Anne Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun

Faisant quelque part usage du mot français longueur [1], Byron remarque au passage que si en Angleterre le mot nous manque, la chose, quant à elle, ne nous manque d’aucune façon. De même aujourd’hui n’avons-nous pas de mot pour désigner une tournure d’esprit pourtant si répandue qu’elle affecte notre façon de penser sur presque tous les sujets. J’ai choisi d’utiliser le terme de « nationalisme », comme étant l’équivalent le plus proche, mais on verra que je ne lui confère pas exactement son sens habituel, ne serait-ce que parce que le sentiment dont je parle n’est pas forcément lié à ce que l’on appelle une nation – c’est-à-dire un peuple particulier ou une zone géographique. Il peut avoir pour objet une Église ou une classe, ou même agir de façon purement négative, contre une chose ou une autre, sans comporter d’allégeance positive à quoi que ce soit.

J’entends avant tout par « nationalisme » cette façon d’imaginer que les hommes peuvent être l’objet d’une classification semblable à celle des insectes, et que des millions ou des dizaines de millions d’entre eux peuvent ainsi être, en bloc et avec une parfaite assurance, étiquetés comme « bons » ou « mauvais » [2]. Mais ce dont je veux également parler, et qui est beaucoup plus important, c’est de cette propension à s’identifier à une nation particulière ou à toute autre entité, à la tenir pour étant au-delà du bien et du mal, et à se reconnaître pour seul devoir de servir ses intérêts. Il ne faut pas confondre nationalisme et patriotisme. Chacun de ces termes est habituellement utilisé de façon si imprécise que toute définition s’expose à la critique ; il faut toutefois parvenir à les distinguer clairement, car ils recouvrent en fait des notions distinctes et même opposées. Par « patriotisme », j’entends l’attachement à un lieu particulier et à une manière de vivre particulière, que l’on croit supérieurs à tout autre mais qu’on ne songe pas pour autant à imposer à qui que ce soit. Le patriotisme est par nature défensif, aussi bien militairement que culturellement. En revanche, le nationalisme est indissociable de la soif de pouvoir. Le souci constant de tout nationaliste est d’acquérir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-même mais pour la nation ou l’entité au profit de laquelle il a choisi de renoncer à son individualité propre. (suite…)

Louis de Colmar, « Court aperçu du temps long de l’Etat »

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Louis de Colmar
Court aperçu du temps long de l’Etat

Mis en ligne sur son blog le 1er novembre 2020

« Un édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. »
Pierre Kropotkine

Il n’y a pas de liberté sans responsabilité. La liberté c’est la capacité d’exercer ses responsabilités, la soumission c’est être dépossédé, volontairement ou non, de cette capacité d’exercer cette responsabilité sur tous les aspects de son existence.

La liberté ce n’est donc pas une capacité de faire ou de ne pas faire, c’est pouvoir être responsable de ce que l’on fait et/ou de ce que l’on ne fait pas. La liberté de faire et/ou de ne pas faire est socialement aveugle, tandis que la responsabilité est toujours relative à un collectif, au regard de ses semblables.

Tous les systèmes modernes de domination sociale sont non seulement des systèmes de privation de responsabilité, mais encore des systèmes de transferts de responsabilité, des systèmes d’anonymisation, d’invisibilisation, de dilution de la responsabilité. Ce qui caractérise les systèmes bureaucratiques, c’est que non seulement les individus de base sont privés des responsabilités essentielles sur leur vie, mais qu’en outre ce ne sont plus d’autres humains qui en assument la charge, mais que cette responsabilité se perd littéralement dans les rouages automatisés du fonctionnalisme administratif. La responsabilité est seulement réduite au respect passif des règles et des procédures pour masquer l’irresponsabilité de chacun dans leur détermination et contrôle. (suite…)

Louis de Colmar, « Dialectique, approches et questionnements »

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Mis en ligne sur le blog  En finir avec ce monde le 1er avril 2021

 

Qu’est-ce que la dialectique ? Je ne dirais pas que c’est la capacité de penser deux choses opposées et de décider : ce serait, au contraire, décider que la façon particulière qui permet d’appréhender une problématique, une réalité, etc., à travers une opposition donnée et historiquement constituée est devenu une impasse. Précisément donc, la question dialectique se pose lorsque les termes d’une opposition qui permettaient jusqu’alors de comprendre une problématique, une réalité, etc., deviennent non significatifs, non opérationnels, non manipulables, et conduisent à des impasses, quelles que soient les manières de tricoter et détricoter les éléments contradictoires.

La question dialectique intervient lorsque qu’un logique donnée, construite, établie, instituée, ne rend plus compte du réel (alors qu’elle a effectivement été en mesure de le faire jusque-là), et qu’il faille changer de logique pour rétablir un lien avec une réalité reconstruite sur des bases nouvelles (bases nouvelles qui ne sont pas visibles, pas perceptibles, pas rationalisables, etc., dans le contexte de cette première logique, rationalité, etc.). Cette question dialectique est ainsi relativement bien illustrée par le concept de changement de paradigme dans l’approche de Kuhn, ou encore à travers la problématique des structures dissipatives de Prigogine.

Il ne peut pas y avoir de dialectique dans un processus si ce dernier ne comporte pas un imprévu, une non-linéarité, un non-nécessaire, un illogisme, une non-continuité, etc..

Le problème de Hegel, maître de la dialectique classique, est qu’il n’a compris qu’une partie de l’histoire de la raison (même si c’est en plein accord avec son temps) : il a cherché à comprendre, à expliquer le développement des sociétés humaines comme un mouvement unique qui instituait un processus nécessaire de constitution de la Raison, en partant d’un état a-rationnel supposé de l’humanité, jusqu’à l’établissement d’une rationalité « absolue », donc indépassable. L’intérêt de sa démarche était qu’il avait construit ce processus de développement de la Raison, articulé sur différents stades, paliers, niveaux, etc. (correspondant en gros aux différentes sociétés qui se sont succédé au cours de l’histoire, ou plutôt, pour son époque, de l’Histoire) à travers un processus à bon droit décrit comme dialectique. (suite…)

Hésiode, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 25 janvier 2021

Voici Hésiode et Castoriadis, le plus ancien et le plus récent des Grecs. On veut dire de ces Grecs qui nous aident à penser la défense du vivant politique (zoon politikon), dans son milieu vivant. L’humain libre et la Nature indissociables.
Hésiode, quasi-contemporain d’Homère (VIIIe siècle-VIIe siècle av. J-C), nous conte la Genèse suivant les Grecs. Un fonds sans fond de matière et d’énergie confuses qui se divise et se complexifie en couples de formes antinomiques et complémentaires, jusqu’à passer du Chaos au Cosmos. C’est d’Hésiode que nous tenons le mythe de Prométhée et des origines de la technique. Et celui de Pandore « aux yeux de chouette », l’Eve des Grecs, la première des femmes, lancée par Zeus dans une humanité désormais sexuée et séparée des dieux, où les mortels doivent s’accoupler pour engendrer. Mais Hésiode, quatre siècles avant Epicure, c’est déjà le penseur de la justice, confondue avec la justesse, la mesure. Mortels, apprenons à cultiver notre jardin et notre auto-suffisance, et n’envions ni les rois, ni les dieux. 

Hésiode
(VIIIe siècle-VIIe siècle av. J-C)

Vingt-huit siècles plus tard, Castoriadis (1922-1997) renoue avec cette pensée de l’autonomie et récuse avec Ellul (1912-1994), la prétendue « neutralité de la technique ». Il n’existe pas, nous rappelle-t-il, d’épistémé ou de tekné, de science ou d’expertise, en matière politique, mais uniquement des opinions, des doxa. Et c’est donc aux citoyens, égaux en droits et en participation effective à l’ecclésia, l’assemblée du peuple, de délibérer et de décider collectivement. Et non pas aux technocrates du Conseil scientifique, ni à leurs pareils du gouvernement dont l’élection de pure forme ne sert qu’à sauver une représentation de démocratie, justement nommée « démocratie représentative ».

(suite…)

Lewis Mumford, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 7 janvier 2021

On ne va pas faire de « contrôle des connaissances », mais normalement, lecteurs, vous en savez déjà long sur Lewis Mumford (1895-1990), l’auteur de Technique et civilisation (1934), et du Mythe de la Machine (2 vol. 1966, 1970, 2019 aux Editions de l’Encyclopédie des Nuisances), et sinon reportez-vous à l’entretien avec Annie Gouilleux, sa traductrice, que nous avons publié en 2019 (ici).

Ce qui nous intéresse chez Mumford, c’est l’usage des mots machine (et mégamachine) comme métaphore de l’organisation sociale composée d’organes humains, de même qu’un orgue est composé d’outils, qui lui permettent de travailler : erg– énergie, ergonomie, etc. L’organisation, la machine, comme moyen de la puissance, suivant l’étymologie grecque de mêkhané, moyen/machine. La discipline, « force des armées », et l’union « qui fait la force », optimisant l’efficacité et la puissance des forces militantes et militaires. Cette machine, on la voit émerger des cités du IVe millénaire avant J.-C. (Cf. L. Mumford, La Cité à travers l’histoire, 1961), de leurs édifices gigantesques, dont la construction exige l’organisation (la « coordination » disent les marxistes), d’une main d’œuvre pléthorique. Et pour finir, cette machine humaine, invincible combinaison d’union et de discipline, réalise tout simplement l’organisation de Saint-Simon (1760-1825), le théoricien fondateur de l’industrialisme (Cf. LOrganisateur, 1819), elle-même extrapolée de l’organisme humain. Org– = outil + énergie = travail (work) (Dictionnaire étymologique). Vous voyez comme on se retrouve, et qu’on ne vous fait pas lire pour rien.

Mais, avions-nous demandé à Annie Gouilleux, de quels maîtres, de quels penseurs, Lewis Mumford tirait-il son inspiration, ses pistes et son goût de l’enquête ? – Car seuls les ignorants n’ont eu ni maître ni modèle. Et bien, surtout Patrick Geddes, nous dit Annie, « un néo-lamarckien qui a coécrit Evolution avec J. Arthur Thompson dans la section de biologie de la bibliothèque du City College. » Mais aussi un botaniste qui s’intéresse à la biologie, à l’agencement des villes et à la sociologie. Qui possède une culture encyclopédique sur les religions et les cultures orientales, sur l’économie, sur l’anthropologie et la paléontologie. Car, selon Geddes, il est impossible de comprendre un organisme vivant sans tenir compte de la totalité de son environnement. « La philosophie de Patrick Geddes, dit Lewis Mumford, m’a évité de devenir un spécialiste borgne […], elle m’a donné l’assurance dont j’avais besoin pour devenir généraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui cherchait à rassembler d’une manière plus intelligible tout le savoir que le spécialiste, par sa concentration poussée à l’extrême avait enfermé dans des compartiments étanches. » Selon les propres mots de Mumford, Geddes devient son maître et un peu le père qu’il ne connaît pas. Malgré des relations parfois orageuses, ils correspondent jusqu’à la mort de Geddes en 1932. La devise de Geddes, vivendo discimus (nous apprenons en vivant) devient celle de Lewis Mumford entre 1914 et 1924, lorsqu’il exerce de petits emplois tout en poursuivant ses études. (suite…)

Jacques Ellul et l’islam

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De la prise du pouvoir en Iran par Khomeyni en 1979 jusqu’à sa propre mort en 1994, Jacques Ellul n’a cessé d’alerter contre la montée en puissance d’un islam intégriste, totalitaire et conquérant.

Voici une dizaine d’extraits représentatifs de sa critique, soigneusement passée sous silence par la plupart des elluliens, pourtant indissociable d’une vie de combat pour la liberté et contre toutes les formes du totalitarisme, qu’il soit technologique, politique ou religieux.

1. Religion et terrorisme
(article paru dans Sud-Ouest, le 21 octobre 1979)

2. Les Chrétientés d’Orient entre jihad et dhimmitude : VIIe-XXe siècle
(préface au livre de Bat Ye’or, 1983)

3. La Subversion du christianisme (1984)
Chapitre v : “ L’influence de l’islam”

4. Ce que je crois (1987, extrait)

5. Le Bluff technologique (1988, extraits)

6. France, terre d’asile
(article paru dans Sud-Ouest, le 3 octobre 1988)

7. Non à l’intronisation de l’islam en France
(article paru dans l’hebdomadaire Réforme le 15 juillet 1989)

8. Réflexion sur l’islam intégriste
(article paru dans  Information juive en juin 1990

9. Les Trois Piliers du conformisme
(introduction, vers 1991, d’Islam et judéo-christianisme, publication posthume)

10. Rôle de la communication dans une société pluriculturelle
(article paru dans Lucien Sfez (éd.),
Dictionnaire critique de la communication, PUF, 1993)

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