Cornelius Castoriadis, « Les racines psychiques et sociales de la haine »

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Cornelius Castoriadis

Les racines psychiques et sociales de la haine
1996 (1)

(Mis en ligne le 2 juin 2010 sur le site de Lieux communs)

Peut-être y a-t-il eu des guerres n’ayant mobilisé que des pulsions agressives « limitées », par exemple le minimum d’agressivité impliqué par la défense de soi. Mais ce dont nous sommes les témoins depuis des années en Afrique et en Europe, de même que ce qui a eu lieu en Europe et en Asie de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est une explosion d’agression illimitée, exprimée par le racisme, les meurtres sans discrimination des populations civiles, les viols, les destructions de monuments et d’habitations, les assassinats et les tortures infligées aux prisonniers, etc. Et ce que nous savons de l’histoire humaine nous oblige à penser que les innovations de la période récente dans ce domaine concernent surtout les dimensions quantitatives et les instrumentations techniques du phénomène, comme aussi ses articulations avec l’imaginaire des groupes considérés, nullement sa nature. Quelle que soit l’importance d’autres conditions ou de facteurs concomitants, impossible de comprendre le comportement des gens participant à ces événements sans y voir la matérialisation d’affects de haine extrêmement puissants.

J’essaierai de montrer ici que cette haine a deux sources qui se renforcent l’une l’autre :

– la tendance fondamentale de la psyché à rejeter (et ainsi, à haïr) ce qui n’est pas elle-même ;

– la quasi-nécessité de la clôture de l’institution sociale et des significations imaginaires qu’elle porte.

La racine psychique (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. (suite…)

Miguel Amorós, « Le fardeau réaliste »

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Miguel Amorós

Le fardeau réaliste 

Commentaires inspirés par la lecture du livre d’Agustín García Calvo,
Apophtegmes sur le marxisme, Crise & Critique, Albi, 2022.

Dans un entretien de 2010 réalisé par Isidro López, Agustín García Calvo déclarait : « Durant les années de mon agréable exil à Paris, de 1969 à 1976, je publiai chez Ruedo Ibérico des apophtegmes contre le marxisme où sont dénoncées les croyances propagées par le Parti communiste et par d’autres, qui, très tôt, m’avaient dérangé et contre lesquelles il fallait lutter. J’ai pris plaisir ensuite à m’appuyer de temps à autre sur les découvertes de Marx lui-même, comme la vente de la force de travail, une notion que j’ai tenté de développer par d’autres voies ». En mai 1970, avant la fin de la première année d’exil d’Agustín, les éditions Ruedo Ibérico éditaient en effet, très discrètement et sans indication d’auteur, une brochure intitulée Apophtegmes à propos du marxisme à l’occasion de la commémoration de la naissance de Karl Marx. L’intention qui guidait Agustín n’était pas d’effectuer une critique de l’œuvre de Marx, riche en contributions, et de participer ainsi, du simple fait de la faire, au renforcement de l’Ordre établi, mais de dévoiler comment sa vulgarisation sous la forme de marxisme avait dégénéré en un credo, un système de dogmes « inerte et réactionnaire ». C’est précisément pour cela, pour discourir « sur le marxisme qui a fini par faire partie de l’idéologie dominante », que les éditions Ruedo Ibérico décidèrent de publier de nouveau les Apophtegmes dans le numéro 55-57 de leur revue Cuadernos, correspondant à la période de janvier-juin 1977 et consacré à Bakounine, Marx, en marge de la polémique. Dans cet écrit, Agustín souhaitait se consacrer à l’« obscur labeur de tuer ce qui est mort », victime des « germes létaux de l’idéologie et de la doctrine », en parlant « des poids morts du marxisme », de son fardeau, et non de sa force subversive et libératrice, particulièrement celle qui était sous-jacente dans ses développements de concepts comme Travail, Argent et Capital. Il est curieux que García Calvo n’ait jamais été taxé de marxiste, alors que, pour bien moins, certains ont tenté de l’intégrer à la pensée dominante comme post-structuraliste, en lui attribuant une filiation avec des auteurs comme Nietzsche, dont il nia toujours l’influence, et en lui cherchant des similitudes avec Deleuze et Foucault. À première vue, pour comprendre le lien entre Agustín et Marx, il conviendrait de faire appel à son traitement critique de la notion de Réalité, mot qui, en tant qu’idée – représentation au service du Pouvoir – s’écrit toujours chez lui avec une majuscule.
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Julien Syrac, « Du lourd fardeau d’être moderne »

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Julien Syrac

Déshumanité

Approche historique
de l’an de grâce 2020
(Éditions du Canoë, 2021)

Introduction
Du lourd fardeau d’être moderne

Malaise dans le Zeitgeist

L’humanité, on le savait, est lasse d’elle-même. On dirait qu’elle n’y croit plus, comme un vieillard qui sent venir la fin. Il règne une ambiance de panique, une atmosphère de fin du monde. On enseigne déjà cette science à l’université, heureuse jeunesse ! Les raisons du marasme comme toujours sont variées, discutables, mais quelques gros titres familiers suffiront à poser efficacement le décor : la température augmente, les glaces fondent, les forêts brûlent, des espèces animales disparaissent par milliers, les déchets prolifèrent, la nourriture est empoisonnée, les nourrissons ont des cancers, les guerres continuent, les inégalités augmentent, les ressources diminuent, les gens meurent, la planète a mal, on a mal à sa Planète. L’homme du commun a désormais intégré que « si on ne change rien très vite », ce sera définitivement foutu. Pour qui ? Pour quoi ? À cet instant et au fond, peu importe. L’humanité culpabilise : son problème c’est elle-même. Elle a pris la mauvaise habitude de se penser globalement et ne voit plus que son nombre qui grossit, grossit, une grosse humanité de plus en plus visible, grouillant, fourmillant, consommant sans vergogne sur une planète qui elle n’augmente plus d’un pouce et se détraque de partout. La peur gît dans les chiffres, toujours, et nous en sommes gavés, farcis. Il faut dire qu’on nous en aura fait bouffer. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « L’individu privatisé »

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Cornelius Castoriadis
L’individu privatisé

Publié dans Le Monde diplomatique de février 1997

 

La philosophie n’est pas philosophie si elle n’exprime pas une pensée autonome. Que signifie « autonome » ? Cela veut dire autosnomos, « qui se donne à soi-même sa loi ». En philosophie, c’est clair : se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions et qu’on n’accepte aucune autorité. Pas même l’autorité de sa propre pensée antérieure.

C’est là d’ailleurs que le bât blesse un peu, parce que les philosophes, presque toujours, construisent des systèmes fermés comme des œufs (voir Spinoza, voir surtout Hegel, et même quelque peu Aristote), ou restent attachés à certaines formes qu’ils ont créées et n’arrivent pas à les remettre en question. Il y a peu d’exemples du contraire. Platon en est un. Freud en est un autre dans le domaine de la psychanalyse, bien qu’il n’ait pas été philosophe.

L’autonomie, dans le domaine de la pensée, c’est l’interrogation illimitée ; qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause. Cette interrogation n’est pas une interrogation vide ; une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu’on ait posé comme provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un simple point d’interrogation, et pas une interrogation philosophique. L’interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à partir desquels elle a été articulée.

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Christopher Lasch,  Nouveau regard sur « La Culture du narcissisme »

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Christopher Lasch

 Nouveau regard sur
La Culture du narcissisme

(Postface à l’édition de 1991)

 

Grâce à Tom Wolfe et à toute une meute de journalistes de moindre importance, les années soixante-dix avaient déjà été baptisées « décennie du moi » lorsque La Culture du narcissisme a été publiée en 1979. De nombreux commentateurs n’ont vu évidemment dans ce livre qu’une analyse supplémentaire des attitudes égocentriques qui paraissaient avoir détrôné les préoccupations sociales des années soixante. Les journalistes nous ont appris à considérer les décennies comme l’étalon du temps historique et à voir apparaître un nouvel ensemble de tendances culturelles tous les dix ans. Si les années soixante étaient l’ère du Verseau, de l’engagement social et de la révolution culturelle, les années soixante-dix n’ont pas tardé à être identifiées comme l’ère de l’égocentrisme et du repli politique.

Les critiques ont accueilli La Culture du narcissisme comme une « jérémiade » supplémentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les années soixante-dix. Ceux qui ont trouvé le livre trop sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façon bientôt dépassé, puisque la décennie qui allait commencer nécessiterait un nouvel ensemble de tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afin de se distinguer des décennies précédentes.

Malgré les prédictions de nombreux commentateurs, les années quatre-vingt n’ont toutefois pas été celles d’un retour à l’altruisme et à l’esprit civique. Les yuppies qui ont donné le ton culturel de cette décennie n’étaient pas des exemples de dévouement altruiste au bien public. À présent que commence une nouvelle décennie, on me demande, selon l’expression du New York Times, si « le je commande toujours ». Sommes-nous encore aujourd’hui une nation de « Narcisses contemporains » ? Ou avons-nous enfin commencé à redécouvrir le sens du devoir civique ? Ces questions sont, je pense, mal posées ; mais, même s’il s’agissait de bonnes questions, elles n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes que pose La Culture du narcissisme.

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Olivier Rey, « Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?»

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Olivier Rey

Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?
(2011)

Goethe remarquait, non sans ironie, que « les mathématiciens sont une sorte de Français : leur dit-on quelque chose, ils le traduisent dans leur langue, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent (1) ». Comme je suis français, et que je me suis beaucoup consacré aux mathématiques, il y a tout à craindre de ma part : on m’interroge sur les rapports entre hommes et femmes, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent. Je sollicite votre indulgence ; et je vous promets que si, de prime abord, je semble m’éloigner du sujet, ce sera pour mieux y revenir ensuite.

Saint Augustin, on le sait par ses Confessions mêmes, a dans sa jeunesse été manichéen. Puis il s’est converti au christianisme, et est devenu un adversaire résolu du manichéisme. Pour se contenter d’idées simples, trop simples, disons que le manichéisme appartient aux courants gnostiques, qui voyaient ce monde matériel en lequel nous vivons comme créé et dominé par les forces du mal, un monde duquel l’âme devait s’échapper pour rejoindre Dieu et le bien. Le gnosticisme a été très puissant, et a connu de multiples résurgences au fil des siècles, avant d’être condamné et, semble-t-il, vaincu. S’agit-il donc d’une vieille histoire ? Il s’en faut. Le gnosticisme existe toujours. Si nous avons du mal, de prime abord, à le reconnaître, c’est qu’il a changé d’aspect. Le gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très mauvais, et entendait y échapper pour un monde meilleur. Le gnosticisme moderne trouve également ce monde fort mal fait. Mais son ambition, désormais, n’est pas de le fuir, elle est de le rendre bon en le transformant. On ne saurait vraiment comprendre l’activisme technique moderne, tant qu’on ne saisit pas la dimension messianique qui l’habite. On ne saurait vraiment comprendre le matérialisme moderne, si souvent dénoncé, si on ne mesure pas à quel point ce matérialisme est la contrepartie d’un spiritualisme radical. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens, d’échapper à la matière par l’esprit, il s’agit de soumettre entièrement la matière à l’esprit. Ernest Renan affirmait, dans L’Avenir de la science : « Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme (2). » On ne parle plus d’âme. Cependant, une autre entité métaphysique a pris sa place : une volonté impérieuse, impérialiste, revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. De là l’agressivité particulière à l’encontre du donné, de tout donné, de tout ce qui pourrait paraître intangible ou indisponible : le passé, la tradition, la nature. Le passé doit être critiqué, la tradition doit être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée.

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Denis Collin, « La fabrication des humains »

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Denis Collin

La fabrication des humains

Denis Collin est professeur de philosophie. Il est un des animateurs du blog La Sociale.
Le texte « La fabrication des humains » est paru la première fois en septembre 2015, dans la revue Quel sport ?, à l’occasion d’un numéro spécial consacré à « L’inconscient politique du corps» . Il a été mis en ligne par PMO en janvier 2016.

 

Introduction

La question du « mariage pour tous » a quitté le devant de la scène – après avoir joué son rôle : servir de diversion « sociétale » au moment où, reniant même ses maigres promesses, le gouvernement de « gauche » s’engageait dans une offensive antisociale sans précédent. Bien que le gouvernement ait juré ses grands dieux que le mariage des couples homosexuels ne valait pas reconnaissance de la procréation médicalement assistée (PMA pour les lesbiennes) et de la gestation pour autrui (GPA à destination des couples gays), petit à petit, au cas par cas, ces pratiques sont néanmoins en cours de légalisation.

J’ai eu l’occasion, en 2013, de soutenir que le problème n’était pas à proprement parler celui du mariage des homosexuels – le Pacs était déjà un contrat civil qui pouvait, moyennant quelques inflexions, devenir l’équivalent du mariage, lequel est d’abord un contrat d’union civile – et ce depuis le Code civil dit « Code Napoléon ». Le problème réel posé était celui de la filiation et finalement du mode de reproduction des humains. Les partisans de la Manif pour tous, de ce point de vue, avaient parfaitement raison et les dénégations de la « majorité » de gauche étaient tout à fait hypocrites.

Je voudrais revenir sur ces questions en soulignant que les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême gauche ont voulu le placer. Les « progressistes » en matière de procréation sont en réalité l’avant-garde d’une nouvelle manière de fabriquer des humains, une manière contrôlée selon des procédures technocratiques et technologiques. Ce qui suppose une mise en coupe réglée de la sexualité – et non pas une plus grande liberté sexuelle. Sous le règne de l’équivalent général (l’argent) tous les individus doivent être conformes aux normes en vigueur et indéfiniment substituables les uns aux autres. Pour comprendre ce qui est en cause, il faut se détourner des théories postmodernes et revenir à des bons vieux auteurs, comme Marcuse : désublimation répressive et modelage d’un homme unidimensionnel, voilà ce dont il s’agit. (suite…)

« Le siècle du moi »

Un documentaire en quatre volets de la BBC sur l’utilisation de la psychanalyse par la propagande d’Etat sous-titré en français par DGR-Le Partage.