Annie Gouilleux, « La nébuleuse (soi-disant) anti-autoritaire… »

Annie Gouilleux
La nébuleuse (soi-disant) anti-autoritaire plonge
dans le confusionnisme et la délation.

[Nous venons de recevoir d’Annie Gouilleux, traductrice entre autres de Maria Mies, Lewis Mumford ou Paul Kingsnorth, le texte suivant, en réaction personnelle au fumeux pamphlet anonyme intitulé Le naufrage du mouvement anti-industriel où elle est mise en cause. Nous le publions sans attendre, un peu vexés de ne pas faire partie de cette charrette où nous comptons de nombreux amis. On pourra consulter également deux autres réactions : ce texte et celui-ci.]

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Je parle de « nébuleuse » à propos des auteurs (et/ou auteures ?) du pamphlet intitulé Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel qui se réfugient courageusement derrière l’anonymat que leur procure Mars-Info tout en lançant des accusations ad hominem. Tous ceux qui sont accusés de « faire le jeu de » ou, pire, de « frayer avec » l’extrême-droite signent ce qu’ils écrivent. C’est également mon cas. Je suis mise en cause en tant que traductrice de Kingsnorth (il serait utopique de croire qu’ils ont lu Mumford, ou Maria Mies) précisément parce que je signe mes traductions. J’ajoute que je ne traduis que les textes que je trouve intéressants – ou que mes amis, mis en cause ici également, jugent intéressants – et/ou utiles dans la « guerre des idées » qui est ou devrait être notre meilleure arme si le débat était possible.

Une nébuleuse, c’est confus, et celle-ci l’est particulièrement. J’essaie ici de dresser une liste (non exhaustive) de leurs confusions : (suite…)

Thierry Paquot, « Lewis Mumford, une philosophie de l’amour »

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Thierry Paquot

Lewis Mumford,
pour une philosophie de l’amour

Introduction à
Histoire naturelle de l’urbanisation
PUF, 2023

Elvina Conradina Baron (1865-1950) est amoureuse à dix-huit ans d’un Anglais de deux fois son âge, John Mumford, qui réside dans la pension que tient sa mère. Elle l’épouse et devient madame Mumford. Le mariage n’est pas consommé, le mari part au Canada et ne donne plus aucun signe de vie, au point que le mariage est annulé. Elvina devient gouvernante chez un célibataire aisé qui reçoit régulièrement son neveu, Jacob Mack, un homme d’affaires marié, qui vit à Somerville dans le New Jersey, non indifférent à Elvina. Ils s’aiment et elle donne naissance à Lewis le 19 octobre 1895, de « père inconnu », car Jacob ne peut le reconnaître. Il passe néanmoins de nombreux samedis après-midi avec le petit Lewis lors de ses déplacements à New York, jusqu’au début du siècle. Il envoie, chaque année, 600 dollars à Elvina et offre des cadeaux de Noël à son fils. Tout cela cesse avec sa mort prématurée, mais il léguera un petit héritage, d’abord géré par un oncle, puis par Lewis dès 1915. Lorsqu’Elvina décède à son tour, Lewis découvre dans son sac à main la notice nécrologique de Jacob qu’elle conservait près d’elle, prouvant qu’il fut bien l’amour de sa vie.

C’est en 1942 que sa mère lui apprend l’existence de son père juif, il a 47 ans, ce qui l’amuse, car lorsqu’il s’est marié avec Sophia, sa future belle-mère regrettait qu’il soit goy. Il a été baptisé, sa mère et sa grand-mère étaient des protestantes d’origine allemande, mais n’a pas reçu ce qu’on appelle une « éducation religieuse ». Son environnement est féminin et aimant. Le compagnon de sa grand-mère, Charles Graessel, également venu d’Allemagne dans les années 1860, l’emmène explorer la ville, il lui doit sa passion pour New York et la découverte de deux musées qu’il ne cessera de visiter, l’America Museum of Natural History et le Metropolitan Museum of Arts. Sa mort en 1906 s’avère une grande perte pour le jeune garçon. L’été, Lewis part en vacances dans le Vermont chez Mrs French et s’initie à la vie champêtre, ce qui, indéniablement, en fait un amoureux de la nature, comme Emerson et Thoreau, qu’il lira passionnément toute sa vie. Son enfance et son adolescence bénéficient du dévouement et de l’amour de sa nurse irlandaise, Nellie Ahearn, dite « Nana », qu’il présente dans ses Mémoires comme une seconde mère. (suite…)

David Cayley, « De la vie », lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

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David Cayley
De la vie
Lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

Traduction d’Annie Gouilleux
Mis en ligne sur le site Et vous n’avez encore rien vu le 22 novembre 2021

« Et Galaad s’empara des gués du Jourdain, avant que ceux d’Éphraïm n’y arrivassent. Et quand un des fugitifs d’Éphraïm disait : Laissez-moi passer ; les gens de Galaad lui disaient : Es-tu Éphratien ? Et il répondait : Non.
Alors, ils lui disaient : Eh bien, dis : Shibboleth ; et il disait shibboleth, sans faire attention à bien prononcer ; alors, le saisissant, ils le mettaient à mort aux gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Éphraïm. » (Juges 12 : 5-6)

Un shibboleth est une ligne de démarcation, et c’est lorsqu’elles sont minces comme le fil du rasoir que les lignes de démarcation sont le plus clivantes. Pour Ephraïm, quarante-deux mille vies était le prix à payer pour rien de plus que ce que les linguistes appellent une fricative sourde. Nous n’en sommes pas encore là, mais il est certain que la pandémie crée des divisions entre amis. (Éphraïm et Galaad étaient-ils après tout si différents, si tout ce qui les distinguait était leur capacité à prononcer un son si essentiel ?) Il semble que l’un des shibboleths qui nous sépare soit le mot vie. Deux amis que j’admire se sont récemment trouvés en désaccord avec moi à propos de ce mot et de mon interprétation des idées d’Ivan Illich à ce sujet. (suite…)

Lewis Mumford, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 7 janvier 2021

On ne va pas faire de « contrôle des connaissances », mais normalement, lecteurs, vous en savez déjà long sur Lewis Mumford (1895-1990), l’auteur de Technique et civilisation (1934), et du Mythe de la Machine (2 vol. 1966, 1970, 2019 aux Editions de l’Encyclopédie des Nuisances), et sinon reportez-vous à l’entretien avec Annie Gouilleux, sa traductrice, que nous avons publié en 2019 (ici).

Ce qui nous intéresse chez Mumford, c’est l’usage des mots machine (et mégamachine) comme métaphore de l’organisation sociale composée d’organes humains, de même qu’un orgue est composé d’outils, qui lui permettent de travailler : erg– énergie, ergonomie, etc. L’organisation, la machine, comme moyen de la puissance, suivant l’étymologie grecque de mêkhané, moyen/machine. La discipline, « force des armées », et l’union « qui fait la force », optimisant l’efficacité et la puissance des forces militantes et militaires. Cette machine, on la voit émerger des cités du IVe millénaire avant J.-C. (Cf. L. Mumford, La Cité à travers l’histoire, 1961), de leurs édifices gigantesques, dont la construction exige l’organisation (la « coordination » disent les marxistes), d’une main d’œuvre pléthorique. Et pour finir, cette machine humaine, invincible combinaison d’union et de discipline, réalise tout simplement l’organisation de Saint-Simon (1760-1825), le théoricien fondateur de l’industrialisme (Cf. LOrganisateur, 1819), elle-même extrapolée de l’organisme humain. Org– = outil + énergie = travail (work) (Dictionnaire étymologique). Vous voyez comme on se retrouve, et qu’on ne vous fait pas lire pour rien.

Mais, avions-nous demandé à Annie Gouilleux, de quels maîtres, de quels penseurs, Lewis Mumford tirait-il son inspiration, ses pistes et son goût de l’enquête ? – Car seuls les ignorants n’ont eu ni maître ni modèle. Et bien, surtout Patrick Geddes, nous dit Annie, « un néo-lamarckien qui a coécrit Evolution avec J. Arthur Thompson dans la section de biologie de la bibliothèque du City College. » Mais aussi un botaniste qui s’intéresse à la biologie, à l’agencement des villes et à la sociologie. Qui possède une culture encyclopédique sur les religions et les cultures orientales, sur l’économie, sur l’anthropologie et la paléontologie. Car, selon Geddes, il est impossible de comprendre un organisme vivant sans tenir compte de la totalité de son environnement. « La philosophie de Patrick Geddes, dit Lewis Mumford, m’a évité de devenir un spécialiste borgne […], elle m’a donné l’assurance dont j’avais besoin pour devenir généraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui cherchait à rassembler d’une manière plus intelligible tout le savoir que le spécialiste, par sa concentration poussée à l’extrême avait enfermé dans des compartiments étanches. » Selon les propres mots de Mumford, Geddes devient son maître et un peu le père qu’il ne connaît pas. Malgré des relations parfois orageuses, ils correspondent jusqu’à la mort de Geddes en 1932. La devise de Geddes, vivendo discimus (nous apprenons en vivant) devient celle de Lewis Mumford entre 1914 et 1924, lorsqu’il exerce de petits emplois tout en poursuivant ses études. (suite…)

Lewis Mumford, « Ce que je crois »

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Lewis Mumford

Ce que je crois
(Revue The Forum, 1930)

Traduit par Annie Gouilleux
(Revue L’Inventaire, n° 6, mai 2017)

Quand j’avais huit ans, je croyais que mes professeurs étaient omniscients et que la puissance et la gloire appartenaient aux États-Unis. Lorsque j’appris que la superficie du Brésil était supérieure à celle de mon propre pays, je me sentis humilié par la géographie et pensai que si ces faits se révélaient exacts, nous devrions annexer le Brésil.

Quand j’avais quatorze ans, je croyais en un Dieu très personnel qui, d’ordinaire, m’aidait à obtenir de bonnes notes, et je croyais en les œuvres de l’Église protestante épiscopale américaine. Je crus en cela pendant deux ans au moins, jusqu’à ce que, scandalisé, je découvre que le prêtre avait trouvé le moyen de débiter rapidement ses prières, comme s’il voulait en finir. Dans un accès de piété, je quittai l’Église et tombai dans les bras de Spinoza. Dieu était en moi et j’étais en Dieu, mais à compter de ce jour, le ciel fut vide.

Lorsque l’Europe entra en guerre (1), j’avais dix-huit ans, et je croyais en la révolution. Je vivais dans un pays accablé par l’injustice, la pauvreté et les conflits de classe, j’avais hâte de voir les opprimés se soulever, renverser la classe dominante et instaurer un régime d’égalité et de fraternité. Les années qui suivirent m’apprirent à faire la différence entre une insurrection de masse et l’effort spirituel prolongé qu’exige la préparation d’une révolution ; sur le plan politique, je ne suis plus assez naïf pour croire qu’une insurrection de masse puisse changer la face du monde. Mais je n’ai jamais été libéral (2), pas plus que je ne souscris à l’idée que la justice et la liberté ne sont bonnes qu’à doses homéopathiques. Si je ne peux pas me dire révolutionnaire aujourd’hui, ce n’est pas parce que les programmes de réformes actuels vont trop loin : c’est plutôt parce qu’ils sont superficiels et ne vont pas assez loin. (suite…)

Lewis Mumford, « Techniques autoritaires et techniques démocratiques »

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Brochure 4 textes Mumford

Lewis Mumford

Techniques autoritaires
et techniques démocratiques
(1963)

Traduction française
par Annie Gouilleux, mars 2012.

Ce texte a été publié dans Notes & Morceaux choisis
Bulletin critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle
, n° 11 – 2014

« Démocratie » est un mot dont le sens est désormais confus et compliqué par l’usage abusif qu’on en fait, souvent avec un mépris condescendant. Quelles que soient nos divergences par la suite, pouvons-nous convenir que le principe qui sous-tend la démocratie est de placer ce qui est commun à tous les hommes au-dessus de ce que peuvent revendiquer une organisation, une institution ou un groupe ? Ceci ne remet pas en cause les droits de ceux qui bénéficient de talents naturels supérieurs, d’un savoir spécialisé, d’une compétence technique, ou ceux des organisations institutionnelles : tous peuvent, sous contrôle démocratique, jouer un rôle utile dans l’économie humaine. Mais la démocratie consiste à conférer l’autorité au tout plutôt qu’à la partie ; et seuls des êtres humains vivants sont, en tant que tels, une expression authentique du tout, qu’ils agissent seuls ou en s’entraidant.

De ce principe central se dégage un faisceau d’idées et de pratiques connexes que l’histoire met en évidence depuis longtemps, bien qu’elles ne se trouvent pas dans toutes les sociétés, ou du moins pas au même degré. On peut citer parmi ces éléments : l’autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires, et un sentiment de responsabilité morale individuelle quand le comportement touche toute la communauté. Tous les organismes vivants possèdent un certain degré d’autonomie, dans la mesure où ils se conforment à leur propre forme de vie ; mais chez l’homme, cette autonomie est la condition essentielle de son développement. Lorsque nous sommes malades ou handicapés, nous renonçons en partie à notre autonomie : mais y renoncer quotidiennement, et en toute chose, transformerait notre vie même en maladie chronique. La meilleure vie possible – et ici j’ai parfaitement conscience d’ouvrir un débat – est une vie qui exige plus d’auto-organisation, d’expression et d’accomplissement de soi. Dans ce sens, la personnalité, autrefois attribut exclusif des rois, appartient à tous les hommes en vertu du principe démocratique. La vie, dans sa plénitude et son intégrité, ne se délègue pas.

En formulant cette définition provisoire, j’espère qu’au nom du consensus, je n’ai rien oublié qui soit important. La démocratie – je l’emploierai au sens primitif du terme – se manifeste forcément surtout dans de petites communautés ou de petits groupes, dont les membres ont de fréquents contacts personnels, interagissent librement et se connaissent personnellement. Dès qu’il s’agit d’un nombre important de personnes, il faut compléter l’association démocratique en lui donnant une forme plus abstraite et impersonnelle. Comme le prouve l’expérience acquise au cours de l’histoire, il est beaucoup plus facile d’anéantir la démocratie en créant des institutions qui ne conféreront l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale que d’intégrer des pratiques démocratiques dans un système bien organisé, dirigé à partir d’un centre, et qui atteint son plus haut degré d’efficacité mécanique lorsque ceux qui y travaillent n’ont ni volonté ni but personnels. (suite…)