Cornelius Castoriadis, « Les racines psychiques et sociales de la haine »

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Cornelius Castoriadis

Les racines psychiques et sociales de la haine
1996 (1)

(Mis en ligne le 2 juin 2010 sur le site de Lieux communs)

Peut-être y a-t-il eu des guerres n’ayant mobilisé que des pulsions agressives « limitées », par exemple le minimum d’agressivité impliqué par la défense de soi. Mais ce dont nous sommes les témoins depuis des années en Afrique et en Europe, de même que ce qui a eu lieu en Europe et en Asie de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est une explosion d’agression illimitée, exprimée par le racisme, les meurtres sans discrimination des populations civiles, les viols, les destructions de monuments et d’habitations, les assassinats et les tortures infligées aux prisonniers, etc. Et ce que nous savons de l’histoire humaine nous oblige à penser que les innovations de la période récente dans ce domaine concernent surtout les dimensions quantitatives et les instrumentations techniques du phénomène, comme aussi ses articulations avec l’imaginaire des groupes considérés, nullement sa nature. Quelle que soit l’importance d’autres conditions ou de facteurs concomitants, impossible de comprendre le comportement des gens participant à ces événements sans y voir la matérialisation d’affects de haine extrêmement puissants.

J’essaierai de montrer ici que cette haine a deux sources qui se renforcent l’une l’autre :

– la tendance fondamentale de la psyché à rejeter (et ainsi, à haïr) ce qui n’est pas elle-même ;

– la quasi-nécessité de la clôture de l’institution sociale et des significations imaginaires qu’elle porte.

La racine psychique (suite…)

François Terrasson, « La peur de la nature »

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François Terrasson
La peur de la nature
(extraits)

« Nous faisons périr le corps de la nature
en oubliant que c’est le nôtre
. »
Ibrahim al Koni

Expliquer les paysages. Voilà une vieille ambition sur laquelle ont peiné des générations de géographes. Et bien sûr, une seule cause ne peut être à l’œuvre. L’économie, l’organisation sociale, le climat, le sol, l’écologie sont des conditionnements réels.

Mais à voir vivre les hommes, à les entendre parler de leurs paysages, on se prend à soupçonner de plus profondes et de plus déterminantes raisons.

Les arbres, les fourrés, les friches sauvages sont le domaine des forces naturelles. Le paysan des sociétés traditionnelles prend position face à elles. Il parle de la forêt de façon amicale, comme protectrice et bienveillante, ou au contraire il y verra le repaire de loups et d’ours féroces, l’obstacle à l’extension de ses champs.

Les haies autour des parcelles, caractéristiques du bocage, seront des clôtures utiles, des coupe-vent, des pourvoyeuses de bois de chauffage et de piquets, voire de fruits sauvages.

Ou bien des pieuvres conquérantes lançant leurs ronces à l’assaut de la civilisation qui a le devoir de s’en défendre. La vision tentaculaire et inquiétante du foisonnement végétal s’oppose comme plus moderne face à l’acceptation du paysage ancien. Elle arrive portée par un courant culturel urbain. Des idées, un style, une façon de faire et d’être dont l’origine se révèle urbaine. 

Et nous tenons là un bout du secret qui commande la forme du paysage.

Les sociétés rurales qui gardent des arbres se distinguent de celles qui les massacrent parce que leur culture est différente.

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Cornelius Castoriadis, « Psychanalyse et société »

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Cornelius Castoriadis
Psychanalyse et société

Entretien avec deux psychanalystes new-yorkais, tenu à New York le 4 octobre 1981
et publié dans le n° 2 de Psych-Critique, New York, 1982.
Traduit de l’anglais par Zoé Castoriadis.

Donald Moss : — Si vous nous parliez un peu de la manière dont la pratique psychanalytique vous a aidé, comme vous avez dit, à « y voir plus clair » et de la façon dont votre vue a été éclaircie ?

Cornelius Castoriadis : — C’est une chose tout à fait différente de travailler avec des concepts abstraits, de lire simplement les livres de Freud, etc., et d’être dans le processus psychanalytique effectif, de voir comment l’inconscient travaille, comment les pulsions des gens se manifestent et comment s’établissent non pas des mécanismes (nous ne pouvons pas vraiment les appeler « mécanismes »), mais disons des processus plus ou moins stylisés, moyennant lesquels tel ou tel autre type d’aliénation psychique ou d’hétéronomie viennent à exister. Cela, c’est l’aspect concret. L’aspect plus abstrait est qu’il y a encore beaucoup à faire au niveau théorique, à la fois pour explorer la psyché inconsciente et pour comprendre la relation, le pont par-dessus l’abîme, qu’est la relation entre la psyché inconsciente et l’individu socialement fabriqué (ce dernier dépendant évidemment de l’institution de la société et de chaque société donnée). Comment se fait-il que cette entité totalement asociale, la psyché, ce centre absolument égocentrique, aréel, ou antiréel, peut être transformé par les actions et les institutions de la société, à commencer évidemment par le premier environnement de l’enfant qu’est la famille, en un individu social qui parle, pense, peut renoncer à la satisfaction immédiate de ses pulsions, etc. ? Problème extraordinaire, avec un énorme poids politique que l’on peut voir presque immédiatement. (suite…)