François Lonchampt, « Engrenage »

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François Lonchampt
Engrenage

Mais d’où vient cette résistance à dissoudre
les hiérarchies sexuelles ?
Le Monde, 2014

On se persuade volontiers d’avoir à vivre des moments décisifs, à l’orée de son existence, et comme bien d’autres avant moi, j’ai éprouvé la certitude de connaître des bouleversements de grande ampleur et d’avoir à jouer dans cette représentation un rôle important : j’imaginais de bonne foi, avec quelques élus, d’être appelé à l’élaboration d’une théorie critique dont la classe ouvrière allait s’emparer pour réaliser le programme que Marx et les premiers socialistes lui avaient assigné et imposer la dictature internationale des conseils. Simone Weil en traitait plaisamment, en relevant que « chaque génération révolutionnaire se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas d’en recevoir le démenti, puisqu’elle meurt ». Mais l’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux citadelles du capital n’était pas au rendez-vous de l’histoire (1), et il nous revenait seulement de traverser cet éternel présent qui n’en renferme aucune trace, caractéristique de la consommation des temps dans la prophétie millénariste, et tout l’enchaînement de cataclysmes et de vexations qui doit normalement le précéder. (suite…)

Renaud Garcia, « Reprendre l’écologie à ses fossoyeurs ». Entretien avec Matthieu Delaunay

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Renaud Garcia
Reprendre l’écologie à ses fossoyeurs
Entretien avec Matthieu Delaunay, mis en ligne sur son blog le 16 mai 2023

Dans Notre Bibliothèque verte, Renaud Garcia, professeur de philosophie – à la ville comme dans les Calanques -, et bibliothécaire à ses heures, propose des notices de lecture brillantes, enlevées et érudites, dont le style marque par sa limpidité.

Introduits par les animaux politiques de Pièces et Main d’œuvre, dont on a déjà parlé ici et , ces textes proposent un chant polyphonique dans lesquels les membres d’une même famille d’âme et de cœur, incarnent l’écologie sans parfois même le savoir. Pour se bâtir une culture naturienne digne de ce nom, rien de plus facile, il suffit de lire ces textes, pour partie publiés en deux tomes et tous accessibles en ligne.

Quelle est la genèse de cet objet littéraire inédit ?
Dans ce projet de texte, je suis l’exécutant, le bibliothécaire. L’idée a germé du cerveau fécond de Pièces et main d’œuvre, suite à un constat partagé. Depuis quelques années, des figures de l’écologie dite radicale émergent. Il est toujours intéressant de voir comment se développe un champ disciplinaire, politique et militant. Pour cela, il est utile de garder un œil sur ce que le journal Le Monde fait ressortir comme pensée importante. Depuis quelques années donc, des discours à prétention écologiste prennent de plus en plus de place dans les colonnes de la presse autorisée.

(suite…)

Simone Weil, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Voici deux nouvelles notices de Notre Bibliothèque Verte, par Renaud Garcia, consacrées cette fois à Simone Weil et à Georges Bernanos.

Ces deux-là étaient vraiment faits pour s’entendre. Georges Bernanos, le premier né et le dernier mort (1888–1948), disciple royaliste et catholique de Edouard Drumont, le porte-parole de l’anticapitalisme antisémite et de Charles Maurras, celui du nationalisme antidreyfusard. Simone Weil (1909–1943), Juive rationaliste, disciple de Descartes via Alain, son professeur de khâgne, et militante anarcho-syndicaliste d’une intransigeance à faire pâlir Louise Michel.

Ils se rencontrèrent plusieurs fois, mais jamais face à face. La première fois, c’est lors de la guerre d’Espagne (1936–1939), à laquelle tous deux participent dans les camps opposés. Simone Weil combattant dans la Colonne Durruti et Georges Bernanos soutenant l’armée nationaliste de ses écrits. Chacun, à cette occasion, découvre l’inhumanité sanguinaire de son propre camp. Non seulement, ils osent voir, mais ils osent dire ce qu’ils ont vu ; ces vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Bernanos dans ses Grands cimetières sous la lune (1938) ; Simone Weil dans une lettre à Bernanos que celui-ci gardera toute sa vie dans son portefeuille. C’est que tous deux sont encore plus amis de la vérité que de leurs amis respectifs, anarchistes et nationalistes.
Autre rencontre, le christianisme auquel Weil se convertit, convaincue comme Bernanos d’embrasser la véritable religion des pauvres et des humiliés, ce que chacun peut vérifier en lisant les radicales et indépassables prédications du charpentier de Nazareth.

Weil et Bernanos se rejoignent également dans leur opposition révulsée au pétainisme, à la collaboration et à l’Occupation. Une opposition spirituelle qui ne se paie pas de mots, quoique tous deux l’aient proclamée par écrit, mais aussi d’actes et de privations, matérielles et physiques. Tous ces faits suffiraient à nous les rendre plus que chers et dignes d’admiration, mais si nous les réunissons dans Notre Bibliothèque Verte, c’est pour avoir, dans un suprême effort de lucidité héroïque, et pour la dernière fois, trahi leur camp au profit de la vérité.
Leurs derniers écrits, avant, pendant et après cette guerre qui se gagne ou se perd sur le front scientifique, technologique et industriel, dénoncent l’avènement de l’homme-machine, incarcéré dans un même monde-machine et commun aux vainqueurs et aux vaincus. De l’Allemagne au Japon, et de l’URSS aux USA. (suite…)

Simone Weil, « Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? »

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Simone Weil

Allons-nous
vers la révolution prolétarienne ?
1933

 

Je n’ai que mépris pour le mortel
qui se réchauffe avec des espérances creuses.
Sophocle.

Le moment depuis longtemps prévu est arrivé, où le capitalisme est sur le point de voir son développement arrêté par des limites infranchissables. De quelque manière que l’on interprète le phénomène de l’accumulation, il est clair que capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre. Et cependant jamais le socialisme n’a été annoncé par moins de signes précurseurs. Nous sommes dans une période de transition ; mais transition vers quoi ? Nul n’en a la moindre idée. D’autant plus frappante est l’inconsciente sécurité avec laquelle on s’installe dans la transition comme dans un état définitif, au point que les considérations concernant la crise du régime sont passées un peu partout à l’état de lieu commun. Certes, on peut toujours croire que le socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou une vertu ; tant que l’on entendra de jour en jour par après-demain le surlendemain du jour présent, on sera sûr de n’être jamais démenti ; mais un tel état d’esprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient, par exemple, au Jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme l’Ajax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses.

Tout au long de l’histoire, des hommes ont lutté, ont souffert et sont morts pour émanciper des opprimés. Leurs efforts, quand ils ne sont pas demeurés vains, n’ont jamais abouti à autre chose qu’à remplacer un régime d’oppression par un autre. Marx, qui en avait fait la remarque, a cru pouvoir établir scientifiquement qu’il en est autrement de nos jours, et que la lutte des opprimés aboutirait à présent à une émancipation véritable, non à une oppression nouvelle. C’est cette idée, demeurée parmi nous comme un article de foi, qu’il serait nécessaire d’examiner à nouveau, à moins de vouloir fermer systématiquement les yeux sur les événements des vingt dernières années. Épargnons-nous les désillusions de ceux qui, ayant lutté pour Liberté, Égalité, Fraternité, se sont trouvés un beau jour avoir obtenu, comme dit Marx, Infanterie, Cavalerie, Artillerie. Encore ceux-là ont-ils pu tirer quelque enseignement des surprises de l’histoire ; plus triste est le sort de ceux qui ont péri en 1792 ou 1793, dans la rue ou aux frontières, dans la persuasion qu’ils payaient de leur vie la liberté du genre humain. Si nous devons périr dans les batailles futures, faisons de notre mieux pour nous préparer à périr avec une vue claire du monde que nous abandonnerons. (suite…)

Olivier Rey, « Qu’aurait pensé Simone Weil de l’encyclique Laudato si’ ? »

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Olivier Rey

Qu’aurait pensé Simone Weil
de l’encyclique Laudato si’ ?

 

Cahiers Simone Weil, Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, 2017, Économie, écologie, critique du capitalisme chez Simone Weil, III, XXXX.
(Communication donnée lors du colloque Économie, écologie, critique du capitalisme chez Simone Weil qui s’est tenu les 30-31 octobre et 1er novembre 2015 à Paris.)

Ce titre a pour lui d’être simple dans sa formulation, et contre lui d’être insensé dans ce qu’il propose. Quelle vanité en effet de prétendre dire ce que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique publiée en juin dernier par le pape, « sur la sauvegarde de la maison commune » ! Si Simone Weil nous intéresse tant, c’est qu’elle nous découvre des vérités ou des aspects du réel qui sans elle seraient demeurés inaperçus. Très certainement, si elle avait lu l’encyclique, elle en aurait tiré des réflexions autres que celles que nous pouvons imaginer. Prétendre savoir ce que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique, c’est la ramener à une mesure commune qu’elle n’a cessé d’excéder. À la question « Qu’aurait pensé Simone Weil de l’encyclique Laudato si’ ? », il est décidément impossible de répondre. On peut se replier sur la question plus modeste : « Que pouvons-nous penser que Simone Weil aurait pensé de l’encyclique Laudato si’ ? » Mais même ainsi, il demeure très difficile de s’avancer. Ce qu’il est possible de faire en revanche, c’est de lire l’encyclique avec cette question en tête. Montaigne affirme, dans ses Essais, que « le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à [s]on gré la conférence (1) », au service de la vérité comme cause commune. Montaigne évoque la conférence avec d’autres en chair et en os, mais la conférence se tient aussi avec d’autres, vivants ou morts, présents dans notre for intérieur – à comprendre non comme fortin mais comme forum. Cela étant, à l’encontre de l’idéologie du « débat » aujourd’hui très en vogue, toute discussion n’est pas à recommander. Sa fécondité dépend des personnes qui y sont engagées, et de leurs dispositions. Hannah Arendt définit ainsi une personne cultivée : « quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé (2) ». Simone Weil est un compagnon hautement recommandable pour l’exercice de la pensée.

Mais voici qu’un autre écueil se présente : le risque de se poser en juge d’une encyclique. Je me rappelle, à l’occasion de la visite du pape Benoît XVI en France en 2008, une réflexion de Denis Olivennes, alors directeur de la publication du Nouvel Observateur. Il faisait crédit à l’Église, après une longue période qu’il jugeait peu reluisante, d’être désormais « à peu près à chaque fois du bon côté de la frontière (3) ». Apparemment, cela ne posait aucune difficulté à Denis Olivennes de se poser en garde-frontière entre le bien et le mal, et de juger l’Église au nom d’un magistère fondé on ne sait où. Je n’entends en aucun cas assumer une telle position. L’encyclique n’appelle pas un jugement, elle sollicite une réflexion. Et la compagnie de Simone Weil peut nous aider à mener cette réflexion. C’est ce parcours de l’encyclique avec elle que je propose d’entreprendre.

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Olivier Rey, préface à la traduction française d’«Il Caos »   de Pier Paolo Pasolini

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Olivier Rey

Préface à la traduction française
d’Il Caos de Pier Paolo Pasolini

(R&N Éditions, 2018)

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que Pasolini a été assassiné, le soir de la Toussaint 1975, sur une plage d’Ostie. Pasolini a disparu de la scène au moment même où, sur le plan économique, s’achevaient les trois décennies de croissance exceptionnelle qu’a connues l’Europe occidentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et où, sur le plan culturel, on s’accorde à situer la transition entre modernité et postmodernité. Et pourtant, concernant ce qui nous est arrivé depuis, l’œuvre de Pasolini se montre à bien des égards plus lucide et plus éclairante que la plupart des réflexions d’aujourd’hui.

En France on connaît encore ses films – même si leur audience se limite de plus en plus aux adeptes des cinémathèques. Sa poésie souffre de la désaffection qui touche la poésie en général, dans un monde qui s’y rend chaque jour plus imperméable. Pasolini le remarquait déjà : « En Italie, il y a quelques milliers de lecteurs de poésie » (p. 134 [n° 18, 3 mai 1969]). Ce nombre a dû encore se réduire, et il en va de même dans tous les pays au fur et à mesure qu’ils « avancent » : dans une start-up nation, on ne peut même pas comprendre ce que l’expérience poétique signifie. Les romans et le théâtre sont toujours édités, mais peinent à trouver leur public. Le metteur en scène Stanislas Nordey constate : « Pasolini n’est pas très joué. J’ai fait connaître son théâtre en France, mais il effraie à la fois les directeurs de salle, qui craignent que les pièces soient trop difficiles, et les metteurs en scène, pour qui elles représentent de vrais défis (1). » Parmi les facteurs qui rendent le théâtre de Pasolini « difficile », on doit compter le « tronçonnage » de son œuvre en segments séparés – cinéma, poésie, littérature, théâtre, écrits politiques – alors que chez lui tout se tient, et que les différents modes d’expression se soutiennent l’un l’autre.

Des textes directement politiques, on connaît surtout en France les Écrits corsaires et les Lettres luthériennes, recueils d’articles parus dans la presse de 1973 à 1975. On pourrait s’étonner qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour que les articles figurant dans le présent volume, publiés entre août 1968 et janvier 1970, soient présentés aux lecteurs français. L’une des causes de ce gigantesque délai tient au malaise que la plupart des « progressistes » d’aujourd’hui ne peuvent manquer d’éprouver à l’égard d’une pensée qui, en son temps, était située résolument à gauche, mais qui ne trouve plus sa place dans le camp qui porte encore ce nom. À l’heure actuelle, des voix s’élèvent contre la « récupération » dont Pasolini serait l’objet de la part de tel ou tel qui appartiendrait à la droite. De fait, il faut y prendre garde : certains peuvent être enclins à sélectionner chez Pasolini quelques formules qui leur plaisent, en en oubliant beaucoup d’autres avec lesquelles il faudrait aussi compter. Reste que nous n’en serions pas là si la gauche avait cultivé l’héritage pasolinien, au lieu de le ranger dans un placard avec défense d’en sortir, afin de ne pas avoir à s’expliquer avec lui. On peut le comprendre, car la confrontation serait pénible.

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Simone Weil, « Note sur la suppression générale des partis politiques »

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Simone Weil

Note sur la suppression générale
des partis politiques
(1940)

Le mot parti est pris ici dans la signification qu’il a sur le continent européen. Le même mot dans les pays anglo-saxons désigne une réalité tout autre. Elle a sa racine dans la tradition anglaise et n’est pas transplantable. Un siècle et demi d’expérience le montre assez. Il y a dans les partis anglo-saxons un élément de jeu, de sport, qui ne peut exister que dans une institution d’origine aristocratique ; tout est sérieux dans une institution qui, au départ, est plébéienne.

L’idée de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter. Mais il y eut le club des Jacobins. C’était d’abord seulement un lieu de libre discussion. Ce ne fut aucune espèce de mécanisme fatal qui le transforma. C’est uniquement la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire.

Les luttes des factions sous la Terreur furent gouvernées par la pensée si bien formulée par Tomski : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ainsi sur le continent d’Europe le totalitarisme est le péché originel des partis.

C’est d’une part l’héritage de la Terreur, d’autre part l’influence de l’exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu’ils existent n’est nullement un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable.

Mais il est beaucoup plus à propos de demander : Y a-t-il en eux même une parcelle infinitésimale de bien ? Ne sont-ils pas du mal à l’état pur ou presque ?

S’ils sont du mal, il est certain qu’en fait et dans la pratique ils ne peuvent produire que du mal. C’est un article de foi. « Un bon arbre ne peut jamais porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri de beaux fruits. »

Mais il faut d’abord reconnaître quel est le critère du bien.

Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique.

La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les Juifs dans des camps de concentration et de les torturer avec raffinement jusqu’à la mort, les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. Or pareille chose n’est nullement inconcevable.

Seul ce qui est juste est légitime. Le crime et le mensonge ne le sont en aucun cas. (suite…)

“Une science qui aimerait le monde”, par Olivier Rey

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Une science qui aimerait le monde

Olivier Rey

Cahiers Simone Weil, tome XXXII, n° 2, juin 2009, p. 189-199.

En la personne de Simone Weil, nous n’avons pas affaire à une philosophe qui penserait tantôt la religion, tantôt la « question sociale », tantôt l’art, etc. : chez elle, comme chez peut-être tout philosophe authentique, la pensée met en permanence en jeu le tout de la pensée. Il en résulte que l’attention portée à la science, dont l’œuvre de Simone Weil porte de nombreux témoignages, n’est pas une province séparable de l’ensemble de sa réflexion. Le souci de la science ne cesse, au contraire, d’adhérer à ses préoccupations fondamentales – qu’il s’agisse de concevoir une science participant de la spiritualité, au lieu de combattre celle-ci, ou de déplorer les égarements d’une science moderne complice du malheur de notre temps, du malheur moderne. Ce malheur que Péguy, dans Notre jeunesse, donnait pour général :

Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne. Ceux qui font ceux que ça leur profite sont aussi malheureux, plus malheureux que nous. Tout le monde est malheureux dans le monde moderne (1).

Simone Weil était trop jeune pour approuver : elle n’avait alors, en juillet 1910, que dix-huit mois. Mais plus tard, elle sembla partager ce point de vue – et donnera au mal moderne le nom de déracinement. Au printemps 1941, dans une chronique consacrée à la littérature, elle prit soin en évoquant « le malheur du temps » de donner, comme Péguy, toute son ampleur à ce qu’elle désignait par ces termes :

Par là je n’entends pas seulement la défaite de la France ; le malheur de notre temps s’étend beaucoup plus loin. Il s’étend au monde entier, c’est-à-dire à l’Europe, à l’Amérique, et aux autres continents, pour autant que l’influence occidentale y a pénétré (2).

(suite…)