Agustín García Calvo, « Et le verbe se fit chair »

 

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Agustín García Calvo

Et le verbe se fit chair

(Publié le 24 décembre 1988 dans Diario 16.
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez,
en collaboration avec Marjolaine François.)

 

Chaque fois que cela se répète, année après année, siècle après siècle (et « cela », ce sont ces mots et le fait qu’ils relatent), la merveille de ce mysterium simplicitatis, résonnant de nouveau et se produisant sans fin, grandit et grandit la merveille qu’on ne le comprenne pas. « Et la lumière luit dans les ténèbres ; et les ténèbres ne l’ont pas comprise », et ne la comprennent toujours pas. Est-ce pour cela que Jean étudia avec ferveur le livre d’Héraclite le Ténébreux, où parlait la raison commune, et en appliqua les formules au cas du Messie de Judée et que, pour mieux les dire, il se dédoubla en deux Jean, celui qui venait avant, donnant nom à la Vie, et celui qui venait après la mort, proclamant la parole ? Est-ce pour cela que le monde a laissé ces formules de la logique de la claire contradiction être répétées au cours des siècles dans des cantiques et des psalmodies (« ‒ Et le verbe s’est fait chair. ‒ Et il a habité parmi nous ») par des milliers et des milliers de gens analphabètes, paysans de la vaste Russie tenant entre les engelures de leurs doigts des bougies colorées, petits Noirs des Antilles balbutiant en chœur dans leurs aubes blanches, tous sans comprendre ce qu’ils récitaient, mais du moins ne croyant pas le comprendre, le répétant fidèlement de mémoire ou, comme on dit, par cœur ? Mais la meilleure façon justement de ne pas le comprendre est de croire qu’on l’a compris, autrement dit qu’on s’en est fait une idée. (suite…)

Internationale négative, « Critique de l’économie politique du virus » (suivi de « La prophétie autoréalisatrice » de Fabio Vighi)

Nous avons reçu ce texte pour publication, d’une « Internationale négative » inconnue de nous, accompagné d’un petit mot où les auteurs nous disaient l’avoir « écrit en espagnol et en français, après nous être réunis cet été, ainsi que l’été dernier, après avoir parlé nuit et jour pendant des semaines, discuté à bâtons rompus sur ce qui nous arrive depuis deux ans, sur ce que nous subissons et contre quoi nous tentons de lutter depuis bien plus longtemps encore, après nous être engueulés, avoir lu et relu des textes ensemble pour tâcher d’y voir plus clair, après nous être mêlés à la colère ambiante et après, finalement, avoir lu un article d’un certain Fabio Vighi qui, loin d’être dénué d’intérêt, car rares sont ceux qui se sont aventurés à essayer de dire quelque chose ces derniers temps, a suscité l’envie de dialoguer avec lui, d’approfondir quelques-unes de ses intuitions, de formuler nos désaccords sur certains points, mais aussi d’écrire ce que nous avons sur le cœur. »

Si nous étions un peu perplexes en commençant la lecture de cette Critique de l’économie politique du virus (toutes ces majuscules, ces concepts hypostasiés, ces passages abstrus, ce style aride etc.) et bien que nous ne disposions pas de tous les outils et informations nécessaires pour comprendre et discuter tous les arguments et critiques concernant, entre autres, la sphère économique, nous avons considéré qu’ils étaient assez travaillés, argumentés et souvent novateurs pour mériter d’être proposés au débat public. L’opposition entre « santé concrète et santé abstraite », la dénonciation d’un « ordre automatique, impersonnel et abstractif » et « de systèmes de revenu de base et de notation ou crédit social » nous ont paru pertinents.

Quant aux développements de la seconde partie sur le « changement de paradigme » d’un capitalisme à bout de souffle, conduisant à l’intronisation de l’information comme « nouvelle marchandise reine » et de l’homme comme « individu perpétuellement connecté et monitorisable, nouveau serf de la glèbe digitale », et sur la domination comme volonté de « s’emparer de la totalité même du vivant et de sa parole », ils recoupent en grande partie nos propres positions sur la numérisation du monde. 

Nous savons bien sous quels qualificatifs ces thèses et celles de Fabio Vighi qui les ont inspirées seront automatiquement qualifiées : les accusations de « conspirationnisme » ou de « théorie du complot » sont bien utiles pour discréditer sans les examiner toutes critiques courageuses et perturbantes. D’un autre côté, nous préférerions qu’ils fassent fausse route, car s’il est vrai que « le marché boursier ne s’est pas effondré en mars 2020 parce qu’il a fallu imposer des confinements ; au contraire, il a fallu imposer des confinements parce que les marchés financiers s’effondraient », ceux pour qui l’idée de liberté humaine revêt encore quelque sens ont de gros soucis à se faire pour leur avenir proche.

Nos lecteurs qui voudraient discuter sérieusement de ce texte pourront écrire directement à ses auteurs à cette adresse : intneg@riseup.net
La version espagnole est en ligne ici :
https://www.politicayletras.es/critica-de-la-economia-politica-del-virus/.

Des amis de Bartleby

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Jean-Claude Michéa, Scolies choisis

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Jean-Claude Michéa

Le Loup dans la bergerie
(Climats, 2018)
Scolies choisis

Scolie [7]
« la domination de classe s’exerce toujours de façon indirecte »

« Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement, ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste » (Capital, livre I, septième section, chapitre XXIII). Ces « fils » sont effectivement condamnés à demeurer invisibles aussi longtemps qu’on appréhende le rapport salarial – et, au-delà, la « question sociale » elle-même – à partir des seuls dogmes métaphysiques et abstraits de l’idéologie des « droits de l’homme ». Ou, ce qui pour Marx revenait au même, à partir du seul point de vue de ce qu’il appelait encore « l’illusion juridique » (wom standpunkt der juristischen Illusion). Pour les évangélistes libéraux, il va de soi, en effet, qu’une fois abolies toutes les formes de dépendance personnelle (celles dont l’esclavage et le servage représentent les figures classiques) la diversité des relations humaines cédera d’elle-même la place à un modèle unique, et donc à la fois plus « moderne » et plus « égalitaire ». Celui, en d’autres termes, de transactions contractuelles continues, susceptibles, en droit, de porter sur tous les aspects de l’existence humaine – y compris, par conséquent, sur ceux qui regardent les jeux de l’amour et de la séduction [C’est là, on le sait, l’une de ces revendications majeures du féminisme libéral que les nouvelles « applications de consentement sexuel », telles LegalFling ou We-Consent, permettent à présent de satisfaire.] – et renégociables à chaque instant par les individus supposés « libres et égaux en droits ». Or, ce que cette anthropologie enchantée – et devenue dominante dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche depuis la fin des années 1970 – conduit inévitablement à occulter, c’est le fait – comme le rappelait Marx (et tous les socialistes et anarchistes du XIXe siècle s’accordaient avec lui sur ce point) – que « le procès de production capitaliste reproduit de lui-même la séparation entre travailleur et conditions de travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique (seine ökonomische Hörigkeit) est moyennée et, en même temps dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail » (ibid.).

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Jérôme Baschet, Lettre à celles et ceux « qui ne sont rien », depuis le Chiapas rebelle

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Lettre à celles et ceux
« qui ne sont rien »,
depuis le Chiapas rebelle

On l’entend partout ces jours-ci : c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et là où beaucoup s’affligeaient de ne voir que le marécage stagnant d’une majorité dite silencieuse et passive ont surgi mille torrents impétueux et imprévisibles, qui sortent de leur cours, ouvrent des voies inimaginables il y a un mois encore, renversent tout sur leur passage et, malgré quelques dévoiements initiaux, démontrent une maturité et une intelligence collective impressionnantes. C’est la force du peuple lorsqu’il se soulève, lorsqu’il reprend sa liberté. C’est une force extraordinaire et ce n’est pas pour rien que l’on invoque tant 1789, mais aussi 1793 et les sans-culottes. Ami.e.s gilets jaunes, vous avez déjà écrit une page glorieuse de l’histoire de notre pays. Et vous avez déjà démenti tous les pronostics d’une sociologie compassée sur le conformisme et l’aliénation du grand nombre.

Mais qu’est-ce donc que ce « peuple » qui, d’un coup, se réveille et se met à exister ? Rarement comme aujourd’hui le mot aura paru aussi juste, même à ceux d’entre nous qui pourraient le juger périmé, parce qu’il a trop souvent servi à capturer la souveraineté au profit du Pouvoir d’en-haut, et qu’il peut aujourd’hui faire le jeu des populismes de droite ou de gauche. Quoi qu’il en soit, dans le moment que nous vivons, c’est Macron lui-même qui a redonné au peuple à la fois son existence et sa plus juste définition. Le peuple qui se soulève aujourd’hui et qui est bien décidé à ne plus s’en laisser conter, c’est toutes celles et tous ceux qui, dans l’esprit dérangé des élites qui prétendent nous gouverner, ne sont rien. Cette arrogance et ce mépris de classe, on l’a dit mille fois déjà, sont l’une des raisons les plus fortes pour lesquelles Macron, hier adulé par certains, est aujourd’hui si profondément haï.

Voilà ce que le soulèvement en cours a déjà démontré : celles et ceux qui ne sont rien ont su réaffirmer leur dignité et, par la même occasion, leur liberté et leur intelligence collective. Et surtout, ils savent désormais – nous savons désormais – que nous préférons n’être rien aux yeux d’un Macron plutôt que de réussir dans son monde cynique et hors-sol. Voilà bien ce qui pourrait arriver de plus merveilleux : que plus personne ne veuille réussir dans ce monde-là et, par la même occasion, que plus personne ne veuille de ce monde-là. Ce monde où, pour que quelques-uns réussissent, il faut que des millions ne soient rien, rien que des populations à gérer, des surplus qu’on balade au gré des indices économiques, des déchets que l’on jette après les avoir pressés jusqu’à la moelle. Ce monde où la folie de l’Économie toute-puissante et l’exigence de profit sans limite aboutissent à un productivisme compulsif et dévastateur, c’est celui qui – il faut le dire aussi – nous conduit vers des hausses des températures continentales de 4 à 6 degrés, avec des effets absolument terribles dont les signes actuels du dérèglement climatique, pour sérieux qu’ils soient déjà, ne sauraient nous donner une idée juste et que nos enfants et petits-enfants auront à subir. Si ce n’est pas là l’urgence qui nous soulève aujourd’hui, c’est celle qui nous soulèvera demain si le mouvement actuel échoue à changer profondément les choses.

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Olivier Rey, préface à la traduction française d’«Il Caos »   de Pier Paolo Pasolini

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Olivier Rey

Préface à la traduction française
d’Il Caos de Pier Paolo Pasolini

(R&N Éditions, 2018)

Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que Pasolini a été assassiné, le soir de la Toussaint 1975, sur une plage d’Ostie. Pasolini a disparu de la scène au moment même où, sur le plan économique, s’achevaient les trois décennies de croissance exceptionnelle qu’a connues l’Europe occidentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et où, sur le plan culturel, on s’accorde à situer la transition entre modernité et postmodernité. Et pourtant, concernant ce qui nous est arrivé depuis, l’œuvre de Pasolini se montre à bien des égards plus lucide et plus éclairante que la plupart des réflexions d’aujourd’hui.

En France on connaît encore ses films – même si leur audience se limite de plus en plus aux adeptes des cinémathèques. Sa poésie souffre de la désaffection qui touche la poésie en général, dans un monde qui s’y rend chaque jour plus imperméable. Pasolini le remarquait déjà : « En Italie, il y a quelques milliers de lecteurs de poésie » (p. 134 [n° 18, 3 mai 1969]). Ce nombre a dû encore se réduire, et il en va de même dans tous les pays au fur et à mesure qu’ils « avancent » : dans une start-up nation, on ne peut même pas comprendre ce que l’expérience poétique signifie. Les romans et le théâtre sont toujours édités, mais peinent à trouver leur public. Le metteur en scène Stanislas Nordey constate : « Pasolini n’est pas très joué. J’ai fait connaître son théâtre en France, mais il effraie à la fois les directeurs de salle, qui craignent que les pièces soient trop difficiles, et les metteurs en scène, pour qui elles représentent de vrais défis (1). » Parmi les facteurs qui rendent le théâtre de Pasolini « difficile », on doit compter le « tronçonnage » de son œuvre en segments séparés – cinéma, poésie, littérature, théâtre, écrits politiques – alors que chez lui tout se tient, et que les différents modes d’expression se soutiennent l’un l’autre.

Des textes directement politiques, on connaît surtout en France les Écrits corsaires et les Lettres luthériennes, recueils d’articles parus dans la presse de 1973 à 1975. On pourrait s’étonner qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour que les articles figurant dans le présent volume, publiés entre août 1968 et janvier 1970, soient présentés aux lecteurs français. L’une des causes de ce gigantesque délai tient au malaise que la plupart des « progressistes » d’aujourd’hui ne peuvent manquer d’éprouver à l’égard d’une pensée qui, en son temps, était située résolument à gauche, mais qui ne trouve plus sa place dans le camp qui porte encore ce nom. À l’heure actuelle, des voix s’élèvent contre la « récupération » dont Pasolini serait l’objet de la part de tel ou tel qui appartiendrait à la droite. De fait, il faut y prendre garde : certains peuvent être enclins à sélectionner chez Pasolini quelques formules qui leur plaisent, en en oubliant beaucoup d’autres avec lesquelles il faudrait aussi compter. Reste que nous n’en serions pas là si la gauche avait cultivé l’héritage pasolinien, au lieu de le ranger dans un placard avec défense d’en sortir, afin de ne pas avoir à s’expliquer avec lui. On peut le comprendre, car la confrontation serait pénible.

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Jean-Claude Michéa, 2017

Entretien avec Jean-Claude Michéa, Montpellier, Comédie du livre 2017

Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

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Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune.

Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
L’ouvrage est épuisé mais le fichier pdf de la version en ligne
(reproduction et diffusion libre) est gratuitement disponible :

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Olivier Rey : « Pier Paolo Pasolini. La force du passé »

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Olivier Rey

Pier Paolo Pasolini
La force du passé

(Texte paru dans Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques,
L’Échappée, 2013)

Pier Paolo Pasolini est né en 1922 à Bologne, fils aîné d’un père militaire originaire de cette ville, et d’une mère venant du Frioul, région où Pier Paolo passera une bonne partie de sa jeunesse et qui restera toujours la plus chère à son cœur. Il est mort en 1975, dans ce qui a été présenté comme un différend qui aurait mal tourné avec un jeune tapin, mais dont beaucoup pensent qu’il s’agissait d’un assassinat commandité, dont les tenants et aboutissants restent obscurs. Artiste brillant et éclectique, il s’est illustré dans de nombreux registres, au premier chef la poésie et le cinéma, mais aussi le théâtre et le roman. Grande figure de la culture italienne au xxe siècle, il a aussi été un intellectuel de premier plan. Entre 1973 et sa mort, il a écrit régulièrement dans les journaux des articles qui, au-delà des circonstances immédiates qui ont pu les inspirer, sont aussi de véritables essais politiques, qui ont su saisir en profondeur le drame profond que vit notre époque.

Près de quarante ans après sa disparition, c’est surtout comme cinéaste que Pier Paolo Pasolini est encore connu en France. On se rappelle aussi qu’il fut victime, en 1975, d’un meurtre sordide sur une plage d’Ostie. Ses films le plus souvent cités sont ceux des débuts – Accattone (1960), Mamma Roma (1961) –, ainsi que Théorème (1968) et le toujours « sulfureux » Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), pour le scandale provoqué à leur sortie. En fait, Pasolini s’exprima par bien d’autres moyens que le cinéma : il fut aussi un poète de premier ordre, un romancier, un dramaturge et un essayiste politique très important. C’est sur ce dernier aspect que nous entendons ici insister – un aspect que la figure de Pasolini cinéaste permet généralement de minimiser, voire d’ignorer complètement. Après sa mort, on l’a embaumé comme artiste. Artiste, il l’était incontestablement ; mais cette étiquette ne doit pas servir à émousser la portée politique de sa pensée. Si celle-ci se trouve négligée, ce n’est pas parce qu’elle serait périmée, mais parce qu’elle dit trop bien ce qui nous arrive.

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Jean Giono, «Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix»

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Jean Giono

Lettre aux paysans
sur la pauvreté et la paix

6 juillet 1938.

Oh ! je vous entends ! En recevant cette lettre, vous allez regarder l’écriture et, quand vous reconnaîtrez la mienne vous allez dire : « Qu’est-ce qui lui prend de nous écrire ? Il sait pourtant où nous trouver. Voilà l’époque de la moisson, nous ne pouvons être qu’à deux endroits : ou aux champs ou à l’aire. Il n’avait qu’à venir. À moins qu’il soit malade – ouvre donc – à moins qu’il soit fâché ? Ou bien, est-ce qu’on lui aurait fait quelque chose ? »

Le problème paysan est universel. 

Qu’est-ce que vous voulez m’avoir fait ? Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous fâcher, nous autres. Non, si je vous écris, c’est que c’est raisonnable. J’ai à vous dire des choses très importantes, alors j’aime mieux que ce soit écrit, n’est-ce pas ? Vous voyez que je me souviens de vos leçons ! Non, en vérité, s’il y a un peu de ça, il y a surtout beaucoup d’autres choses ; souvent nous nous sommes dit, vous et moi, après certaines de nos parlotes : « Eh ! bien voilà, mais c’est aux autres qu’il faudrait dire tout ce que nous venons de dire. » Certes oui. Nous sommes sur le devant d’une ferme, dans le département des Basses-Alpes, nous sommes là une vingtaine, et ce que nous avons dit là, entre tous, ça ne nous a pas paru tellement bête. Nous ne nous sommes peut-être pas servis d’une intelligence très renseignée, mais, précisément, sans embarras d’aucune sorte, nous avons tout simplement parlé avec bon sens. Chaque fois, dites si ce n’est pas vrai, pendant le quart d’heure d’après, ça a été rudement bon de fumer la pipe. Mais tout de suite après on a pensé aux autres – demain soir je serai peut-être avec ceux de Pigette ou avec ceux de la Commanderie, mais la question n’est pas là, on ne parlera pas exactement des mêmes choses, pendant que vous ici vous aurez déjà réfléchi différentement – et dès qu’on pense aux autres tout se remet en mauvaise place. Cette lettre que je vous écris, je vous l’envoie, mais, puisqu’elle est écrite, je vais pouvoir en même temps l’envoyer aux autres. Il y a tous ceux qui parlent de vous sans vous connaître, tous ceux qui vous commandent sans vous connaître, tous ceux qui font sur vous des projets politiques sans vous connaître ; ceux qui disposent de vous – sans demander votre avis – et, il y a d’un autre côté les paysans allemands, italiens, russes, américains, anglais, suédois, danois, hollandais, espagnols, enfin tous les paysans du monde entier qui sont tous dans votre situation, à peu de choses près. Vous voyez, j’ai envie que ça aille loin. Pourquoi pas ? Les paysans étrangers ont certainement dans leurs pays respectifs des problèmes particuliers à résoudre en face desquels ils sont plus habiles que nous, mais mettez-leur entre les mains une charrue et de la graine : ce qui pousse derrière eux est pareil à ce qui pousse derrière vous. Nous n’allons pas les embêter en nous faisant plus forts qu’eux sur des problèmes qui, pour quelque temps encore, s’appellent nationaux ; nous allons leur parler de choses humaines valables pour tous, et vous verrez, ce qui poussera derrière eux sera pareil à ce qui poussera derrière nous. Je me suis entendu avec quelques-uns de mes amis qui, entre tous, connaissent toutes les langues du monde (il y a même un Japonais, et, quand il écrit on dirait qu’il suspend de longues grappes de raisins au haut de sa page). Tous ces amis vont réécrire cette lettre dans la langue de chaque paysan étranger, et puis, on la leur fera parvenir, ne vous inquiétez pas. Pour ceux qui habitent des pays où l’on n’a pas la liberté de lire ce qu’on veut nous avons trouvé le moyen de leur donner l’occasion de cette liberté. Ils recevront la lettre et ils la liront ; peut-être en même temps que vous.

S’occuper individuellement des recherches de solution. (suite…)