Olivier Rey, « De la limite en général et en médecine en particulier »

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Olivier Rey
De la limite en général et en médecine en particulier
Contribution au colloque La médecine confrontée aux limites, Paris, 18-19 novembre 2021

 

Au seuil d’un colloque qui a pour objet la médecine confrontée aux limites, il vaut la peine d’accorder quelque attention au contexte général dans lequel la question se pose. Il n’y a pas que la médecine, en effet, qui se trouve confrontée aux limites : c’est notre monde dans son ensemble qui, après ce que Marcel Gauchet a appelé la « sortie de la religion » (1), après la répudiation des cadres traditionnels, et après deux siècles marqués par un développement industriel et technologique explosif, accompagné d’une croissance démographique non moins explosive, voit se dresser devant lui la question des limites, qu’il a désappris à appréhender.

La limite, à respecter ou à dépasser ?

Paul Valéry disait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre (2) ». Un ordre trop strict ou un désordre trop grand sont, l’un comme l’autre, contraires à l’épanouissement et à la fécondité de la vie. La limite présente le même type d’ambiguïté. Trop étroite ou mal placée, elle empêche de respirer. Cela étant, avant de contraindre, la limite est aussi ce qui distingue de l’informe, ce qui fait être.

Pourquoi la limite est-elle, pour les humains que nous sommes, une question si essentielle ? Nous venons au monde pauvres en instincts. Nous avons des pulsions – qui, donc, nous poussent, mais à quoi exactement ? Le mode d’emploi ne nous est pas d’emblée donné. C’est pourquoi il revient aux hommes de donner forme, par des coutumes, des usages, des interdits, des règles, des lois à leurs comportements – qui sans cela seraient erratiques, imprévisibles, dangereux, impropres à toute vie communautaire (3). En tant qu’elles ne sont pas dictées par l’instinct, mais établies, les formes que les groupes humains confèrent à leurs comportements sont susceptibles de changements, d’évolutions – au gré des circonstances, des rapports de force et aussi, dans certains cas, simplement afin de satisfaire une certaine appétence pour la nouveauté. Il en résulte, dans tout groupe humain, une tension, latente ou explicite, entre ce qu’on pourrait qualifier de « conservatisme » (c’est-à-dire le respect par principe des formes et des limites établies), et ce qu’on pourrait qualifier de « progressisme » (c’est-à-dire un préjugé favorable à l’égard du changement, qui implique, sinon l’effacement de toute limite, du moins la transgression des limites établies). Les conservateurs intransigeants ont tendance à identifier les limites, sans lesquelles il n’y a pas d’humanité, aux limites en cours – négligeant le fait qu’une certaine évolution des limites fait elle-même partie de l’humanité. Les progressistes militants, de leur côté, ont tendance à faire de la transgression des limites en cours une fin en soi – quitte à perdre de vue le caractère positif et indispensable de la limite, et à oublier qu’un changement, pour souhaitable qu’il soit, ne doit pas être précipité, sans quoi, en lieu et place de l’amélioration attendue, on n’obtient que la confusion (4).

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Jean-Claude Michéa sur le Conseil constitutionnel

Jean-Claude Michéa
Extension du domaine du capital
(p. 125-127)

Dans ce transfert progressif et continu, depuis maintenant plusieurs décennies, de l’ancienne « souveraineté populaire » – même si celle-ci ne s’exerçait jusque-là que dans le cadre limité des institutions « républicaines » – au seul bénéfice du pouvoir (aujourd’hui quasiment sans aucun contrepoids légal) d’« experts », de juges et de « sages » non élus (puisque tel est le nouveau sens qu’a pris aux yeux du monde médiatique et « universitaire » – depuis l’entrée du capitalisme dans son stade néolibéral et la chute du mur de Berlin – le vieux concept d’« État de droit »), une place de choix doit être reconnue à l’incroyable décision prise par le Conseil constitutionnel, le 16 juillet 1971 (alors que les cendres du général de Gaulle étaient encore chaudes et les lampions de la fête nationale à peine éteints), de s’octroyer de lui-même – et cela, sans la moindre protestation de Georges Pompidou ni de la majorité parlementaire de droite de l’époque – des pouvoirs démesurés et exorbitants que la Constitution de 1958 (pourtant approuvée par 82,6 % des électeurs) ne lui accordait absolument pas. Cette décision (qui constitue donc, de ce point de vue, un véritable coup d’État légal) revenait tout simplement, en effet, à subordonner désormais la validité de cette Constitution (c’est-à-dire d’un texte juridique clair et précis et à l’interprétation technique duquel se bornait jusque-là la compétence dudit Conseil constitutionnel) à celle de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui figure symboliquement dans son préambule (c’est la théorie dite du « bloc de constitutionnalité »).

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Édouard Schaelchli, « À chacun son fascisme ? »

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Édouard Schaelchli
À chacun son fascisme ?

Le collectif est le lien nécessaire, indispensable, où s’inscrire dans la liberté […]. Il devient la condition objective de la liberté parce que c’est sa présence qui exige l’objectivation de la liberté, l’affrontement qui conduit à savoir si cette liberté n’est que prétexte, illusion ou attestation. Le collectif est alors à la fois l’occasion de la liberté (sans lui, elle ne pourrait jamais s’attester, elle serait toujours supposée) et la possibilité de la liberté (sans lui, la liberté n’aurait jamais aucun moyen d’expression). Ainsi la société, le groupe, la collectivité ne peuvent jamais être libérales ou permissives, ce n’est jamais par fusion en eux que l’on trouve la liberté, mais sans eux cette liberté n’est que problème. On peut en débattre indéfiniment, il n’y a aucune solution. On ne saura jamais que l’homme est libre, sinon par son affrontement avec l’en deçà de la liberté, avec cette réalité très exacte qui la nie. Ainsi le collectif est le lieu où la volonté de liberté individuelle, que l’on pourrait appeler, à la limite, la métaphysique de la liberté, est sommée de se découvrir dans sa réalité en même temps que dans sa vérité, c’est-à-dire de devenir historique.

Jacques Ellul

Il est plus que déconcertant de voir, dans un podcast de la radio Zoom écologie du 18 octobre 2022 (« Bilan critique du courant anti-industriel »), puis dans une brochure, anonyme, très largement diffusée depuis le 7 décembre (1), à partir du site de l’IAATA, sur tout le réseau des luttes anti-autoritaires et écologistes (« Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel »), se mettre en place toute une argumentation explicitement destinée à nous mettre en garde contre les dangers d’une dérive réactionnaire et/ou fascisante au sein du mouvement anti-industriel. Ce mouvement, en effet, tout comme celui de la décroissance, s’inspire principalement, si ce n’est essentiellement, des grandes critiques de la technoscience qu’ont développées dans la seconde moitié du vingtième siècle des penseurs aussi profondément anti-autoritaires et/ou anti-fascistes qu’Orwell et Bookchin, Arendt et Anders, ou, en France (à la suite de Bernanos), Ellul, Charbonneau, Illich, Castoriadis et Virilio, pour n’en citer que quelques-uns. On a du mal à comprendre comment des mouvements aussi soucieux de se démarquer des courants idéologiques dominants de l’ère industrielle auraient pu, sans même s’en rendre compte, dériver de leurs propres attaches spirituelles au point de se retrouver, en fin de compte, dans la situation de constituer de véritables têtes de pont pour tout ce qui, de façon plus ou moins occulte, ne rêve que de mettre à la tête de l’humanité un gouvernement autoritaire destiné à revenir sur toutes les conquêtes de la liberté et sur tous les acquis sociaux.

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Jean-Claude Michéa, « Extension du domaine du capital »

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Jean-Claude Michéa

Extension du domaine du capital

(Trois scolies choisies)
Albin Michel, 2023

 

 

2. Tout ce qui bouge n’est pas rouge

S’il y a bien un trait qui distingue le système capitaliste développé (ou « moderne ») de toutes les sociétés de classes qui l’ont précédé dans l’histoire, c’est sans conteste le caractère révolutionnaire de la dynamique qui l’anime depuis l’origine. Marx et Engels le soulignaient dès 1848, dans le Manifeste du parti communiste, lorsqu’ils écrivaient que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ».

Et en 1892 – dans sa préface à la nouvelle édition allemande de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre – Engels prenait encore bien soin de rappeler que le mode de production capitaliste [a], du fait qu’il repose par définition sur l’accumulation continuelle et illimitée du capital – ou, si l’on préfère, sur la « croissance » –, « ne peut pas se stabiliser, il lui faut s’accroître et se développer, sinon [il] est condamné à périr ».

On mesure alors tout ce qu’a de mystificateur le dogme habituel de l’intelligentsia de gauche selon lequel la société capitaliste moderne serait conservatrice par essence et ne chercherait donc, à ce titre, qu’à « se maintenir sans changement » (il suffit, du reste, d’observer l’« évolution des mœurs » – ou celle de n’importe quelle agglomération urbaine – sur deux ou trois décennies, pour prendre immédiatement conscience de l’inanité absolue de cette thèse profondément antimarxiste [b]). Ce dogme ne peut que conduire les idéologues de la « gauche progressiste » – c’est-à-dire tous ceux qui croient encore, de nos jours, que « tout ce qui bouge est rouge » (c’était certainement là l’un des slogans les plus naïfs – ou les plus pervers – de Mai 68 !) – à tenir chaque nouvelle « avancée » du capitalisme contemporain (qu’il s’agisse de la voiture électrique, de la « maison connectée », des réseaux sociaux, du « métavers » de Mark Zuckerberg, de l’« Intelligence artificielle », du bitcoin ou encore de la GPA) pour un pas supplémentaire dans la bonne direction – autrement dit, la plupart du temps, celle que symbolisent la Silicon Valley et sa « contre-culture » californienne [c]. (suite…)

José Ardillo, « Jacques Ellul et la révolution nécessaire »

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José Ardillo
Jacques Ellul et la révolution nécessaire

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

Au sein d’une œuvre ample et variée, appartenant selon les cas à la sociologie critique, la théologie, l’histoire du droit ou de la propagande, et ne reculant pas le cas échéant devant la polémique intellectuelle, Ellul se consacra au début des années 1970 à une étude exhaustive du concept de « révolution », à travers ses deux livres Autopsie de la révolution (1969) et De la révolution aux révoltes (1972). Il leur en ajouta un troisième en 1982 avec Changer de révolution, qui revêt un grand intérêt car il constitue un point d’inflexion sur la question de la technologie, par rapport aux positions qu’il avait développées depuis les années 1950.
Dans les années 1930, Ellul faisait partie avec son ami Bernard Charbonneau du petit mouvement personnaliste, un courant intellectuel qui à cette époque s’opposait tout autant au fascisme et au communisme qu’à la société libérale. Rapidement, ces deux auteurs prirent toutefois des distances avec ledit mouvement, entre autres à cause de mésententes avec Emmanuel Mounier qui était son chef de file (1). Pendant la guerre, Ellul fut exclu de son poste dans l’enseignement par le gouvernement de Pétain, et il pratiqua l’agriculture pendant un temps, participant à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Après la guerre, il reprit le professorat et participa de nouveau à des groupes de réflexion aux côtés de son ami Charbonneau. C’est ainsi qu’en 1962, ayant fait parvenir à Guy Debord son livre Propagandes, et constatant que ce livre était très apprécié des situationnistes, il en vint à leur proposer sa collaboration. Pourtant, cette proposition sera repoussée par le groupe à cause de sa foi chrétienne.

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Jean-Claude Michéa tacle « Libération », en 2017

Entretien réalisé par écrit et mis en ligne le 6 février 2017

Libération : Pour vous, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’une même pièce – une idée que vous résumez par la formule Hayek = Foucault. Sur quoi établissez-vous cette équivalence?

Jean-Claude Michéa : Il suffit de lire le dernier Foucault pour vérifier que lui-même tenait Hayek en haute estime (il trouvait même des vertus à la politique d’Helmut Schmidt !). Quant aux liens unissant libéralisme économique et libéralismes politique et culturel, ils sont assez clairs pour quiconque prend encore la peine de lire le Capital. Si le premier se réduit bien – comme le voulait Hayek – au droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» on comprend en effet que la dynamique du capital ne puisse connaître, selon la formule de Marx, «aucune limite naturelle ou morale». Est-ce du reste un hasard si ces deux aspects du libéralisme avancent presque toujours du même pas?

Libération : Vous semblez considérer l’actuelle vigueur du discours réactionnaire comme un phénomène assez secondaire par rapport aux conquêtes du libéralisme économique et culturel. Le Front national n’est-il pour vous qu’une menace fantoche, dernier argument d’une gauche épuisée?

Vous avez visiblement mal compris ce que j’écris ! Je n’ai jamais dit que la progression du FN constituait un «phénomène assez secondaire». Je soutiens, au contraire, qu’elle est la conséquence logique de l’abandon par la gauche moderne de toute critique cohérente du capital «compris dans sa totalité» (Debord). Et donc de son abandon non moins logique des classes populaires. (suite…)

François Lonchampt, « Une merveilleuse victoire qui n’existait pas »

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François Lonchampt

Une merveilleuse victoire
qui n’existait pas

(extraits de l’ouvrage paru en juin 2022
aux éditions de l’Allée des Brumes)

[François Lonchampt avait rédigé en 1999, avec Alain Tizon, Votre révolution n’est pas la mienne, publié aux éditions Sulliver, et disponible désormais en ligne. Il nous a proposé quelques extraits de son dernier ouvrage, que nous reproduisons volontiers.]

 

Présentation de l’éditeur

Nombre d’entre vous l’attendaient avec impatience. D’autres redoutaient sa parution plus que tout et auraient bien souhaité la retarder encore un peu. Quelques versions mal traduites circulaient déjà sous le manteau…

Rédigé dans un état second de caractère vaguement hallucinatoire, évoquant la maladie de Jean-Pierre Brisset ou celle d’Howard Phillips Lovecraft, le dernier ouvrage de François Lonchampt est déjà sur les étals de nos libraires. Y sont traités, dans le plus grand désordre : 

La ruine des sociabilités vivantes ayant permis la constitution du vieux parti révolutionnaire en Occident ; la mutation hédoniste et pourtant répressive de la société française pendant les années quatre-vingt du siècle dernier, facilitée par le désarroi dans lequel les événements avaient plongé l’ancienne bourgeoisie, et sa transformation en économie improductive de services et de divertissements ; l’instrumentalisation des nuisances qui résultent du fonctionnement ordinaire de ce mode de production pour aggraver la sujétion dans laquelle on nous tient ; la Sainte Alliance entre la Silicon Valley et des gender studies, entre le libre-échange et la diversité, entre la Goldman Sachs et la french theory, dont les épigones forment ce genre de lumpen-intelligentsia suffisante qui règne presque sans partage sur les ondes nationales et dans le Journal de référence, la prolifération dans le Code civil et dans la vraie vie d’une kyrielle d’innovations extravagantes, qui sous couvert de conquérir des nouveaux droits pour les minorités contribue à étendre l’empire de la marchandise à des domaines de l’existence encore relativement préservés jusque-là.

Mais ce n’est pas tout : (suite…)

Jean-Claude Michéa, « Les mystères de la gauche »

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Jean-Claude Michéa

De l’idéal des Lumières au triomphe
du capitalisme absolu
Climats, 2013

(Le texte est donné sans ses nombreuses scolies,
qui en constituent plus de la moitié)

Avant-propos

Le point de départ de ce petit essai (dont le titre constitue, bien sûr, un clin d’œil à Eugène Sue) est une réponse écrite durant l’été 2012 – sur la demande de Paul Ariès, rédacteur en chef de la revue Les Zindignésà une lettre de Florian Gulli, professeur de philosophie à Besançon et militant du parti communiste et du Front de gauche. Dans cette longue lettre, d’une rigueur critique et d’une honnêteté intellectuelle exemplaires, Florian Gulli (tout en s’accordant sur de nombreux points avec ma critique du libéralisme culturel et des mythologies de la croissance illimitée) s’étonnait, en effet, de mon refus persistant de convoquer sous le signe exclusif de la « gauche » l’indignation grandissante des « gens ordinaires » (Orwell) devant une société de plus en plus amorale, inégalitaire et aliénante – société dont les défenseurs les plus conséquents admettent eux-mêmes qu’elle ne peut trouver son principe psychologique que dans la « cupidité » (Milton Friedman) et l’« égoïsme rationnel » (Ayn Rand). Selon lui, il s’agirait bien plutôt de travailler à réhabiliter ce signe autrefois émancipateur mais que trente années de ralliement inconditionnel au libéralisme économique et culturel – Florian Gulli le reconnaît volontiers – ont largement contribué à discréditer aux yeux des catégories populaires, aujourd’hui plus désorientées et désespérées que jamais (et ce ne sont certainement pas les travailleurs d’Arcelor Mittal qui me contrediront sur ce point). Je ne méconnais évidemment pas les dérives possibles d’un tel débat et je comprends parfaitement l’attachement sentimental qu’éprouvent les militants de gauche pour un nom chargé d’une aussi glorieuse histoire (et qui de surcroît – dans un monde voué à la mobilité perpétuelle et au déracinement généralisé – est souvent l’un des derniers garants collectifs de leur identité personnelle). Il me semble néanmoins qu’à une époque où – d’un côté – la gauche officielle en est graduellement venue à trouver ses marqueurs symboliques privilégiés dans le « mariage pour tous », la légalisation du cannabis (1) et la construction d’une Europe essentiellement marchande (2) (au détriment, par conséquent, de la défense prioritaire de ceux qui vivent et travaillent dans des conditions toujours plus précaires et toujours plus déshumanisantes), et où – de l’autre – « sa déférence habituelle à l’égard des “valeurs traditionnelles” ne peut dissimuler que la droite s’en est remise au progrès, au développement économique illimité, à l’individualisme rapace » (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, 1991), il est plus que temps de s’interroger sur ce que peut bien signifier concrètement aujourd’hui le vieux clivage droite/gauche tel qu’il fonctionne depuis l’affaire Dreyfus. C’est avant tout, en effet, le refus de remettre cette question en chantier – et de tirer ainsi les leçons de l’histoire de notre temps – qui explique en grande partie l’impasse dramatique dans laquelle se trouvent à présent tous ceux qui croient encore en la possibilité d’une société à la fois libre, égalitaire et conviviale. Soit, en d’autres termes, de ce qu’on appelait au xixe siècle – y compris chez Bakounine, Proudhon et les populistes russes – une société socialiste (et qu’il arrivait parfois à Orwell de désigner plus simplement – et de façon, à coup sûr, plus fédératrice – comme une société décente).

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Entretien de Jean-Claude Michéa avec la revue « Landemains »

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Entretien réalisé en octobre 2020 pour le numéro 10 de la revue Landemains

repris le 3 janvier 2022 sur le site A contretemps 

 

 

Le travail du collectif « nouTous » ainsi que du journal Landemains est, en constante collaboration avec les associations environnementales historiques et le réseau des initiatives locales à vocation écologiste (au sens étymologique et scientifique du terme) d’informer, de sensibiliser et de mobiliser l’opinion sur les enjeux clairs de protection de la nature : organiser le combat, penser la réalité, réduire la complexité technocratique, créer des clivages compréhensibles pour simplement protéger du sable, de la terre, des arbres et de l’eau. Selon nous, la stricte protection de la nature, de notre nature, est le seul point de convergence possible pour qui veut donner et redonner sens à sa vie et à la vie. Vous êtes abonné à Landemains depuis le numéro 3, vous suivez les activités du collectif « nouTous » et êtes informé des enjeux environnementaux qui agitent notre région. Vous êtes signataire du manifeste « les Landes sont ma nature » ; que signifie pour vous cet engagement ?

Jean-Claude Michéa.– Quand j’ai choisi, il y a maintenant un peu plus de quatre ans, de m’installer dans un petit village des Landes – à 10 kilomètres du premier commerce et à 20 kilomètres du premier feu rouge, comme j’ai l’habitude de le décrire pour ceux de mes amis citadins qui croient encore que la « France périphérique » n’est qu’un mythe inventé par Christophe Guilluy [1] – c’est avant tout parce que le style de vie moutonnier, hors-sol et humainement appauvri des grandes métropoles modernes (dans mon cas, celui de Montpellier) avait fini par me devenir insupportable, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel. Le fait de m’être abonné à votre revue – j’ai découvert le numéro 2 de Landemains à la librairie « Caractères » de Mont-de-Marsan – et d’avoir, dans la foulée, signé votre manifeste « Les Landes sont ma nature » (le terme d’« engagement », avec toute sa charge sartrienne, me paraissant toutefois un bien grand mot !) n’a donc, par lui-même, rien de surprenant.
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Dany-Robert Dufour contre la « French theory »

 

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Dany-Robert Dufour

Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel, R&N, 2021
(Extraits des pages 70-93)

[Sur Gilles Deleuze]

Dany-Robert Dufour : Lorsqu’on lit Mille Plateaux, on finit par cerner une définition du vrai schizo. C’est-à-dire du schizo actif, pas le schizo d’hôpital tout catatonisé dans son coin avec ses marottes, pas le schizo refroidi aux neuroleptiques. Non, le seul qui mérite le titre de révolutionnaire. Quand on reconstitue sa définition, il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. Bref, le héros deleuzien est celui qui est capable de la flexibilité maximale en se situant au-delà de toutes les différences : homme/femme, parent/enfant, homme/animal, vivant/ mort, un/multiple, oui/non… Belle histoire, pour laquelle j’avais déjà donné, au moins en théorie : je savais où cela pouvait mener.

Ainsi le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité sont des héros deleuziens. Il est remarquable qu’aux prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » susceptibles d’enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizo qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. (suite…)

George Orwell, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 6 février 2021

George Orwell (vu de 1984)
(1903-1950)

Que reste-t-il à dire sur 1984, le dernier roman de George Orwell, qui n’ait été dit ? Depuis sa parution en 1949, l’œuvre a été l’objet de tant de disputes interprétatives, tirée d’un côté ou de l’autre en fonction des intérêts de ses exégètes, communistes, socialistes libertaires ou libéraux, qu’on hésite à en rajouter. Sans compter les ébahis de dernière minute. La description du régime dirigé par l’énigmatique Big Brother a été tenue pour « prophétique », à la lumière des révélations d’un Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse aux États-Unis et en Angleterre. Quant aux techniques de destruction de la vérité déployées par le « parti intérieur » et son intellectuel organique O’Brien (double pensée, réécriture du passé, certitude du « 2+2 = 5 »), elles ont permis d’ironiser sur les « faits alternatifs » de l’administration Trump et de commenter avec autorité l’entrée dans l’ère de la « post-vérité ». Au temps pour l’« actualité » de 1984, livre dont les journalistes des grands médias n’ont pas manqué de souligner qu’il a connu un record de ventes aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle de 2016.

Piètre reconnaissance. Si la relecture de 1984 et des textes qui entourent sa préparation et sa rédaction nous rappelle quelque chose, c’est bien la vacuité de l’« actualité », cette écume médiatique. Certes, le livre anticipe notre basse époque de surveillance globale et d’indifférence à l’égard de la vérité. Mais il rassemble des réflexions ébauchées de longue date par Orwell, où ce dernier redoute le déploiement d’une société de contrainte, c’est-à-dire d’une organisation qui étrangle chaque individu-numéro dans un filet toujours plus resserré, en supprimant jusqu’à la conscience des issues de secours. Ce mouvement de fond, c’est le progrès mécanique encouragé par les socialistes marxistes, dont Orwell démonte les présupposés dès le Quai de Wigan (1937). C’est pourquoi 1984 est, à nos yeux, « inactuel ». Il nous incite à vivre à contretemps, et contre notre temps, ravivant le sens du passé, et donc de la liberté.

(suite…)

Jean-Claude Michéa, « Orwell, la gauche et la double pensée »

 

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Jean-Claude Michéa

Orwell, la gauche et la double pensée

Postface à la réédition d’Orwell, anarchiste tory
(extraits)

III

Deux ans avant la publication, en 1972, du célèbre Rapport Meadows sur « les limites de la croissance », Henri Lefebvre (assurément l’un des penseurs français les plus importants du xxe siècle) soulignait déjà que l’impasse politique dans laquelle se débattait, depuis plusieurs décennies, « ce qu’on nomme encore “la” gauche » tenait bord à son « progressisme » invétéré et à son culte corrélatif de la « croissance indéfinie » et du « productivisme intégral ». « Un peu partout – écrivait-il par exemple – “la gauche” n’a présenté pendant des dizaines d’années, que cette argumentation : nous ferons plus vite et mieux. » En sorte, ajoutait-il – qu’on devait en conclure que « les gens de gauche se contentent d’affirmer qu’ils maintiendront ou accentueront les pentes des courbes de croissance », sans jamais se demander, à aucun moment, « pour quoi faire ? pour qui ? » (1).

En relisant ce texte d’Henri Lefebvre (et le fait qu’aujourd’hui Foucault ait remplacé Marx ne favorise malheureusement pas ce genre de relecture) on songe bien sûr aussitôt à cette critique formulée par Orwell, trente-trois ans auparavant – dans The Road to Wigan Pier – qui attribuait déjà les difficultés récurrentes des intellectuels de gauche à convaincre une partie importante des classes populaires de la supériorité de la logique socialiste (gauche et socialisme étant à l’époque – et contrairement à aujourd’hui – deux termes encore à peu près interchangeables (2)) par le fait que « l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous opposer consiste à dire que la mécanisation du monde actuel n’est rien comparée à celle que l’on verra quand le socialisme aura triomphé. Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cinquante ! Toutes les tâches que nous effectuons aujourd’hui à la main seront alors effectuées par les machines ». Avec comme double conséquence – avertissait Orwell – d’une part « le fait que les gens intelligents se retrouvent souvent de l’autre côté de la barricade (the fact that intelligent people are so often on the other side) » (3) ; et, de l’autre, le fait que cette vision mécaniste et bourgeoise (fat-bellied) du « progrès » ne peut que « révolter quiconque conserve encore un certain attachement à la tradition ou un embryon de sens esthétique » ; et par conséquent éloigner encore un peu plus de l’idéal socialiste tous les esprits décents, « que leur tempérament les porte plutôt vers les Tories ou plutôt vers les anarchistes (any decent person, however of a Tory or an anarchist by temperament) » (4) (suite…)

Olivier Rey, « Le libéralisme contre la liberté »

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Olivier Rey

Le libéralisme contre la liberté

(À propos de La Tyrannie des modes de vie
de Mark Hunyadi, éditions Le Bord de l’eau)

Publié dans Terrestres le 14 octobre 2018

« Tant de liberté, pour si peu de bonheur », chantait France Gall dans l’un de ses plus grands succès, Résiste. Le constat est juste, mais le remède proposé par le refrain laisse perplexe : « Prouve que tu existes, cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste… Suis ton cœur qui insiste… Bats-toi, signe et persiste… » Comme on voit, le refus du monde égoïste s’exprime sur un mode extrêmement individualiste. Comment surmonter l’hiatus, entre l’étendue de la liberté d’un côté, l’étroitesse du bonheur de l’autre ? Réponse de la chanson : en renchérissant dans l’exercice de la liberté individuelle. Malheureusement, non seulement le remède n’est pas à la hauteur du problème mais, comme nous allons voir, il en est dans une certaine mesure l’aliment.

« Tant de liberté, pour si peu de bonheur… » Mais d’abord, de quelle liberté s’agit-il ? On connaît le contraste souligné par Benjamin Constant, entre liberté des anciens et liberté des modernes : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances (1). » Des libertés aussi différentes sont exposées à des maux eux-mêmes différents : « Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique (2). » Constant mettait donc en garde ses contemporains contre le retour d’une tyrannie à l’ancienne qui, en échange de la liberté accordée et de la sécurité garantie aux citoyens dans leurs affaires privées, les déposséderait de leurs droits politiques. La tyrannie, cependant, peut revêtir de multiples formes, et c’en est une autre que Mark Hunyadi voit régner de nos jours : la tyrannie des modes de vie.
Par « mode de vie », Hunyadi entend « l’ensemble des pratiques concrètes qui façonnent effectivement les comportements de chacun, en produisant des attentes auxquelles, pour se socialiser, les individus se conforment. […] Ainsi, on attend d’eux qu’ils travaillent, qu’ils consomment, qu’ils sachent s’orienter dans un univers technologique, qu’ils utilisent les moyens de télécommunication ; dans le milieu professionnel, on attend qu’ils soient performants, productifs, disciplinés, mais aussi évalués, comparés et, de plus en plus, autoévalués ; notre existence prend toujours davantage la forme d’un curriculum vitae, et il est attendu que notre commerce avec autrui se déroule dans le cadre du politiquement correct. Tout cela, et mille autres choses encore, visibles ou insidieuses, caractérisent notre mode de vie » (p. 44-45). De ce fait, « le petit espace privé sur lequel règne [l’individu] […] est un espace hautement contraint dans les choix qu’il laisse subsister : à l’image du salarié qui peut certes choisir d’avoir un compte dans la banque de son choix, mais qui ne peut pas choisir de ne pas avoir de compte » (p. 74).

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Jean-Claude Michéa,  « Pour en finir avec le XXIe siècle »

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Jean-Claude Michéa

 Pour en finir avec le XXIe siècle

(Préface à l’édition en 2006
de La Culture du narcissisme de Christopher Lasch)

 

1. Au début de son merveilleux petit livre sur George Orwell, Simon Leys fait observer, avec raison, que nous avons là un auteur qui « continue de nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin » (1). Toutes proportions gardées, ce jugement s’applique parfaitement à l’œuvre de Christopher Lasch et plus particulièrement à La Culture du narcissisme, qui est sans doute son chef-d’œuvre. Voici, en effet, un ouvrage écrit il y a déjà plus de vingt ans (2) et qui demeure, à l’évidence, infiniment plus actuel que la quasi-totalité des essais qui ont prétendu, depuis, expliquer le monde où nous avons à vivre.

2. Par sa formation intellectuelle initiale (le « marxisme occidental » et, plus particulièrement, l’École de Francfort) Lasch s’est, en effet, trouvé assez vite immunisé contre ce culte du « Progrès » (ou, comme on dit maintenant, de la « modernisation ») qui constitue, de nos jours, le catéchisme résiduel des électeurs de gauche et donc également un des principaux ressorts psychologiques qui les retient encore à cette étrange Église malgré son évidente faillite historique. Présentant, quelques années plus tard, la logique de son itinéraire philosophique, Lasch ira jusqu’à écrire que le point de départ de sa réflexion avait toujours été cette « question faussement simple : comment se fait-il que des gens sérieux continuent encore à croire au Progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? »  (3) Or, le simple fait d’accepter de poser cette question sacrilège ne permet pas seulement de renouer avec plusieurs aspects oubliés du socialisme originel (4). Il contribue également à lever un certain nombre d’interdits théoriques qui, en se solidifiant avec le temps, avaient fini par rendre pratiquement inconcevable toute mise en cause un peu radicale de l’utopie capitaliste. C’est ainsi, par exemple, que la question soulevée par Lasch rend à nouveau possible l’examen critique de l’identification devenue traditionnelle – par le biais d’une forme quelconque de la théorie des « ruses de la raison » – entre le mouvement, posé comme inéluctable, qui soumet toutes les sociétés au règne de l’Économie et le processus d’émancipation effective des individus et des peuples. En d’autres termes, si l’on consent à traduire les concepts a priori de l’entendement progressiste, devant le tribunal de la Raison, si, par conséquent, on cesse de tenir pour auto-démontrée l’idée que n’importe quelle modernisation de n’importe quel aspect de la vie humaine constitue, par essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venir garantir théologiquement que le système capitaliste – sous le simple effet magique du « développement des forces productives » – serait historiquement voué à construire, « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » (Marx), la célèbre « base matérielle du socialisme », autrement dit l’ensemble des conditions techniques et morales de son propre « dépassement dialectique ». Cela signifie en clair – pour s’en tenir à quelques nuisances bien connues – que le développement d’une agriculture génétiquement modifiée, la destruction méthodique des villes et des formes d’urbanité correspondantes ou encore l’abrutissement médiatique généralisé et ses cyberprolongements, ne peuvent, de quelque façon que ce soit, être sérieusement présentés comme un préalable historique nécessaire, ou simplement favorable, à l’édification d’une société « libre, égalitaire et décente » (5). Ce sont là, au contraire, autant d’obstacles évidents à l’émancipation des hommes, et plus ces obstacles se développeront et s’accumuleront (qu’on songe par exemple à certaines lésions probablement irréversibles de l’environnement), plus il deviendra difficile de remettre en place les conditions écologiques et culturelles indispensables à l’existence de toute société véritablement humaine. Ceci revient à dire, le capitalisme étant ce qu’il est, que le temps travaille désormais essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci se contenteront d’attendre la venue d’un monde meilleur, plus le monde qu’ils recevront effectivement en héritage sera impropre à la réalisation de leurs espérances – y compris les plus modestes. Or cette idée constitue la négation même du dogme progressiste, lequel pose par définition que la Raison finit toujours par l’emporter et qu’ainsi, il est d’ores et déjà acquis que le xxie siècle sera grand et l’avenir radieux. C’est pourquoi la critique de l’aliénation progressiste doit devenir le premier présupposé de toute critique sociale. Et malheureusement c’est une critique qui, jusqu’à présent, n’a guère dépassé le stade des commencements (6).

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Jean-Claude Michéa, Scolies choisis

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Jean-Claude Michéa

Le Loup dans la bergerie
(Climats, 2018)
Scolies choisis

Scolie [7]
« la domination de classe s’exerce toujours de façon indirecte »

« Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement, ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste » (Capital, livre I, septième section, chapitre XXIII). Ces « fils » sont effectivement condamnés à demeurer invisibles aussi longtemps qu’on appréhende le rapport salarial – et, au-delà, la « question sociale » elle-même – à partir des seuls dogmes métaphysiques et abstraits de l’idéologie des « droits de l’homme ». Ou, ce qui pour Marx revenait au même, à partir du seul point de vue de ce qu’il appelait encore « l’illusion juridique » (wom standpunkt der juristischen Illusion). Pour les évangélistes libéraux, il va de soi, en effet, qu’une fois abolies toutes les formes de dépendance personnelle (celles dont l’esclavage et le servage représentent les figures classiques) la diversité des relations humaines cédera d’elle-même la place à un modèle unique, et donc à la fois plus « moderne » et plus « égalitaire ». Celui, en d’autres termes, de transactions contractuelles continues, susceptibles, en droit, de porter sur tous les aspects de l’existence humaine – y compris, par conséquent, sur ceux qui regardent les jeux de l’amour et de la séduction [C’est là, on le sait, l’une de ces revendications majeures du féminisme libéral que les nouvelles « applications de consentement sexuel », telles LegalFling ou We-Consent, permettent à présent de satisfaire.] – et renégociables à chaque instant par les individus supposés « libres et égaux en droits ». Or, ce que cette anthropologie enchantée – et devenue dominante dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche depuis la fin des années 1970 – conduit inévitablement à occulter, c’est le fait – comme le rappelait Marx (et tous les socialistes et anarchistes du XIXe siècle s’accordaient avec lui sur ce point) – que « le procès de production capitaliste reproduit de lui-même la séparation entre travailleur et conditions de travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique (seine ökonomische Hörigkeit) est moyennée et, en même temps dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail » (ibid.).

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Jean-Claude Michéa, « A voix nue »

Un passionnant entretien en cinq volets sur France Culture

 

 

Une lettre de Jean-Claude Michéa à propos du mouvement des Gilets jaunes 

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Jean-Claude Michéa

Une lettre à propos du mouvement
des Gilets jaunes

 

Le 21 novembre 2018

Chers Amis,

Juste ces quelques mots très brefs et donc très lapidaires – car ici, on est un peu débordés par la préparation de l’hiver (bois à couper, plantes et arbres à pailler  etc.). Je suis évidemment d’accord avec l’ensemble de vos remarques, ainsi qu’avec la plupart des thèses de Lieux communs (seule la dernière phrase me paraît un peu faible en raison de son « occidentalisme » : il existe aussi, bien entendu, une véritable culture de l’émancipation populaire en Asie, en Afrique ou en Amérique latine !). 

Le mouvement des « gilets jaunes » (bel exemple, au passage, de cette inventivité populaire que j’annonçais dans Les Mystères de la gauche) est, d’une certaine manière, l’exact contraire de « Nuit Debout ». Ce dernier mouvement, en simplifiant, était en effet d’abord une tentative – d’ailleurs encouragée par une grande partie de la presse bourgeoise – des « 10 % » (autrement dit, ceux qui sont préposés – ou se préparent à l’être – à l’encadrement technique, politique et « culturel » du capitalisme moderne), pour désamorcer la critique radicale du Système, en dirigeant toute l’attention politique sur le seul pouvoir (certes décisif) de Wall Street et des fameux « 1 % ». Une révolte, par conséquent, de ces urbains hypermobiles et surdiplômés (même si une fraction minoritaire de ces nouvelles classes moyennes commence à connaître, ici ou là, une certaine « précarisation ») et qui constituent, depuis l’ère Mitterrand, le principal vivier dans lequel se recrutent les cadres de la gauche et de l’extrême gauche libérales (et, notamment, de ses secteurs les plus ouvertement contre-révolutionnaires et antipopulaires : Regards, Politis, NP“A”, Université Paris VIII etc.). Ici, au contraire, ce sont bien ceux d’en bas (tels que les analysait Christophe Guilluy – d’ailleurs curieusement absent, jusqu’ici, de tous les talk-shows télévisés, au profit, entre autres comiques, du réformiste sous-keynésien Besancenot), qui se révoltent, avec déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir encore à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite (c’est d’ailleurs ainsi que Podemos avait commencé en 2011, avant que les Clémentine Autain et les Benoît Hamon du cru ne réussissent à enterrer ce mouvement prometteur en le coupant progressivement de ses bases populaires). 

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Jean-Claude Michéa, 2017

Entretien avec Jean-Claude Michéa, Montpellier, Comédie du livre 2017

Matthieu Amiech, « Lettre ouverte à M. Albin Serviant »

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Matthieu Amiech

Lettre ouverte à M. Albin Serviant

animateur de la French Tech de Londres
et dirigeant d’En marche ! en Angleterre

« Si la France connaît un tel niveau d’extrémisme,
c’est que certains veulent le chaos.
Ils se disent : “J’ai loupé le train, autant mettre le bordel”. »
Albin Serviant, dans Le Monde du 4 mai 2017

« Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence. »
Walter Benjamin, dans ses notes préparatoires aux
Thèses sur le concept d’histoire (1940)

Cher Monsieur Serviant

L’édition du journal Le Monde du jeudi 4 mai dernier, pendant l’entre-deux tours de la présidentielle, m’a permis de faire un peu votre connaissance, à travers un article remarquable de franchise, intitulé : « Londres : la French Tech s’entiche de Macron. » Personne ne pourra accuser le quotidien de centre gauche du soir de dissimuler qui a porté le nouveau président au pouvoir – de quoi Macron est le nom. Bien sûr, l’histoire de cette conquête foudroyante méritera d’être un peu plus détaillée (1), mais en attendant, ce bref coup de projecteur sur le milieu des expatriés du e-business dans la capitale britannique est saisissant et tellement riche de signification.

« Banquiers, financiers, employés dans les sociétés de conseil ou entrepreneurs du Net, les “marcheurs” de Londres forment un concentré quasi caricatural du macronisme » : et l’article d’Éric Albert et Philippe Bernard de donner la parole à ces acteurs, en décrivant leurs efforts depuis un an pour assurer à Emmanuel Macron les voix des Français de Londres, ainsi que les financements dont avait tant besoin cet « outsider », dépourvu de grande machine partisane derrière lui.

Vous avez été une des têtes de pont de ce projet Macron, à Londres, M. Serviant. Diplômé de l’Essec, animateur local de la French Tech – structure de promotion des entreprises françaises de haute technologie créée par la secrétaire d’État Fleur Pellerin –, mais aussi cofondateur d’un club d’entrepreneurs baptisé French Connect, patron de deux fonds d’investissement dans les start-up…, vous n’avez eu « aucune peine, présidentielle aidant, à passer de la promotion du numérique auprès des politiques, à la promotion et au financement des politiques eux-mêmes » (!). Vous avez d’abord levé des fonds pour François Fillon, dont les projets économiques et la fascination pour les ordinateurs s’annonçaient très favorables à vos milieux d’affaires. Mais son conservatisme de mœurs vous a éloigné de lui, et vous lui avez préféré le progressiste intégral, Macron – je vous cite – « parce qu’il apporte aussi le social et que son charisme lui permet de convaincre les gens que ses solutions pour l’économie sont faites pour eux ».  (suite…)

Jean-Claude Michéa, « Peuple, people, populismes »

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Jean-Claude Michéa

Peuple, people, populismes

Entretien réalisé par Sébastien Lapaque
pour la Revue des Deux Mondes, avril 2017

Revue des Deux Mondes – Vos travaux sur l’abandon des classes populaires par la gauche ont suscité des objections. La plus fréquente d’entre elles : le peuple dont vous vous faites le témoin n’existerait plus. Comment répondez-vous à cela ?

Jean-Claude Michéa – L’idée que le peuple « n’existe plus » – aujourd’hui très répandue chez ces « sociologues » de gauche qui ne savent plus raisonner qu’en termes de « minorités » – est parfaitement surréaliste. C’est un peu, toutes proportions gardées, comme si des sénateurs de la Rome impériale avaient osé soutenir qu’il n’existait plus d’esclaves sous le règne bienveillant de Marc Aurèle ! En réalité, le « peuple » – au sens où ce mot figurait, il y a quelques décennies encore, au cœur de toutes les analyses révolutionnaires – n’a évidemment jamais disparu. Il est tout simplement devenu invisible pour la plupart des intellectuels de la classe dominante (qui confondent du reste en permanence le « peuple » comme catégorie sociologique et le « peuple » comme sujet politique à unifier dans le cadre d’une politique d’alliance de classes). À cela deux raisons essentielles.

La première est celle que le géographe Christophe Guilluy a largement contribué à mettre en évidence (ce qui explique tous les contre-feux régulièrement allumés par les médias de gauche et la sociologie d’État pour discréditer ses travaux). Contrairement, en effet, à ce qui se passait au xixe siècle, où une coexistence spatiale relative des élites, de leurs domestiques et des classes laborieuses – Paris comptait alors de très nombreuses usines – pouvait s’observer jusque dans la structure des immeubles (avec, notamment, les chambres de bonne et les entresols), la ségrégation spatiale induite par la dynamique capitaliste entre la France des quinze grands pôles métropolitains et la France « périphérique » a atteint aujourd’hui un tel degré que les classes populaires – elles-mêmes évidemment toujours aussi hétérogènes et plurielles – ont presque entièrement disparu du champ de vision de l’élite et des nouvelles classes moyennes (et le remplacement programmé des caissières de supermarché par des systèmes automatisés ne va évidemment pas arranger les choses !).

Dans leur vie quotidienne, ces catégories sociales privilégiées – qui pratiquent désormais de plus en plus, à l’image du monde des médias et du show-biz, un « entre-soi » de bon aloi – n’ont donc presque plus jamais affaire aux classes « subalternes » – qui représentent pourtant la majorité du corps social – sinon, bien sûr, à travers les seuls immigrés travaillant à leur service (femmes de ménage, nounous, dealers, etc.) et qui sont majoritairement concentrés dans les « banlieues » des grandes métropoles. Banlieues qui, étant elles-mêmes incluses dans le système de la mondialisation – d’où, entre autres, le fort taux de mobilité qui les caractérise –, bénéficient encore, malgré leur statut notoirement défavorisé, d’un certain nombre d’avantages pratiques et matériels dont les habitants des zones rurales abandonnées n’osent même plus rêver. (suite…)

Jean-Claude Michéa, préface aux « Scènes de la vie intellectuelle en France »

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Jean-Claude Michéa

Préface de l’ouvrage
Scènes de la vie intellectuelle en France
L’intimidation contre le débat

par André Perrin, L’Artilleur, 2016

« Il est sans doute excessif de prétendre que,
à la faveur de certaines de nos procédures actuelles,
on pourrait délivrer un doctorat à un âne mort,
mais je crois qu’un âne vivant parviendrait à le décrocher. »

Simon Leys

En mars 2008, les éditions du Seuil publiaient Aristote au Mont-Saint-Michel, un ouvrage de l’historien Sylvain Gouguenheim, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, consacré aux chaînes de transmission du savoir grec à l’Europe médiévale ; ouvrage remarquablement argumenté – donc méritant à ce titre d’être loyalement discuté par ses pairs – dans lequel il n’hésitait pas à remettre en question certains des dogmes officiellement reçus. On ne s’étonnera donc pas si dès le 25 avril Le Monde – fidèle à sa réputation de « journal officiel de tous les pouvoirs » (selon la formule de l’Internationale situationniste) – décidait d’ouvrir largement ses colonnes à 40 « chercheurs » afin de dénoncer dans ce livre érudit et iconoclaste un pur et simple brûlot « islamophobe », qui ne pouvait être par définition que dénué de toute valeur historique et intellectuelle (Libération lui emboîtera le pas le 30 avril – là non plus, rien d’étonnant –, 56 pétitionnaires, dont le très médiatique Alain de Libera, se joignant cette fois-ci à ce tir groupé mandarinal). Quelques semaines plus tard, on apprenait par la directrice de la collection « L’Univers historique » aux éditions du Seuil que plusieurs de ces intrépides signataires lui avaient demandé, après avoir signé ces pétitions, qu’elle leur envoie un exemplaire du livre incriminé, avouant par là même qu’ils ne l’avaient pas lu.

On pourrait, bien sûr, se contenter d’accueillir avec philosophie ces mœurs aussi curieuses que politiquement correctes. Depuis « sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent », la mauvaise foi, la calomnie et la malhonnêteté intellectuelle n’ont assurément jamais manqué à l’appel chaque fois qu’il s’agissait de prendre la place d’un rival ou d’éliminer un adversaire politique ou religieux. Hobbes en déduisait même, dans le Léviathan, que « s’il eût été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux angles d’un carré, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée par la mise au bûcher de tous les livres de géométrie, pour autant que cela eût dépendu de celui à qui cela importait ». Hypothèse encore spéculative mais dont Marx estimait déjà, deux siècles plus tard, qu’elle était devenue la loi du débat intellectuel de son temps. Quand la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique – écrivait-il ainsi – « alors sonne le glas de l’économie scientifique. Désormais il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux subterfuges de l’apologétique » (Postface de la deuxième édition allemande du Capital). (suite…)

Jean-Claude Michéa, « Notre ennemi, le capital »

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Jean-Claude Michéa

Notre ennemi, le capital

Éditions Climats, 2017
(Note s de la scolie p, p. 296-299)

Nous disposons, à présent, de suffisamment d’éléments pour être en mesure d’anticiper en partie ce monde d’après, tel que les innombrables « futurologues » de l’élite industrielle et financière mondiale ont déjà commencé à en élaborer le scénario. Il ne pourrait bien sûr s’agir, dans cette hypothèse libérale, que d’une société duale, assez semblable, au fond, à celle que H.G. Wells avait magistralement décrite, en 1895, dans La Machine à explorer le temps (les descendants des classes privilégiées – les Éloïs – étant alors censés occuper – l’action se situe en 802701 – toute la surface d’une terre redevenue verdoyante, tandis que ceux des classes populaires – les terrifiants Morlocks – ont été relégués dans les profondeurs des mondes souterrains). C’est ainsi que les géants de la Silicon Valley – Google, Amazon, Facebook ou Apple – en sont déjà à réfléchir concrètement, depuis un certain nombre d’années, aux différentes possibilités de créer, un peu partout dans le monde, des territoires entièrement off-shore (que ces nouvelles zones à défendre du libéralisme post-démocratique prennent la forme de « micro-nations » ou même, comme l’imagine Patri Friedman, de « villes flottantes » situées dans les eaux internationales) à l’abri desquelles les Éloïs du futur pourraient se voir indéfiniment protégés de toute intervention étatique – notamment sur le plan fiscal – et libérés une fois pour toutes de toute responsabilité envers la nature et le reste du genre humain. Tout en bénéficiant par ailleurs (ce qui réjouira certainement Raphaël Liogier) de tous les privilèges à venir de l’« homme augmenté », voire immortel, et des gadgets sans cesse renouvelés de la technologie siliconienne.

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Jean-Claude Michéa, « Droit, libéralisme et vie commune »

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Jean-Claude Michéa

Droit, libéralisme et vie commune

(Article paru en novembre 2015
dans la Revue permanente du Mauss)

On se souvient peut-être de la formule par laquelle, dans le livre I du Capital, Marx résumait les principes de la philosophie libérale : « Liberté, égalité, propriété, Bentham ». « Liberté ! – précisait-il – Car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualités de personnes libres et possédant les mêmes droits […]. Égalité ! Car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! Car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun ». C’est pourquoi – concluait Marx – le Marché libéral apparaît « en réalité, comme un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen ».

Il y a de fortes chances qu’une telle analyse – qui lie de manière indissoluble le discours des « droits de l’homme » au libéralisme économique (analyse que partageaient la plupart des courants socialistes et anarchistes du XIXe siècle) – soit devenue aujourd’hui à peu près inaudible. La raison première d’un tel discrédit tient naturellement à la prise de conscience collective par l’intelligentsia de gauche – elle s’opère vers la fin des années 1970 – de la nature profondément criminelle du système stalinien (et maoïste). Le problème, c’est qu’en se télescopant avec l’idée – formulée par l’ancien maoïste Michel Foucault, dès 1977, sur fond de montée du néolibéralisme – selon laquelle « tout ce que la tradition socialiste a produit dans l’histoire est à condamner », cette redécouverte salutaire (quoique bien tardive) de la question des libertés individuelles et de leurs indispensables garanties institutionnelles ne pouvait conduire la plupart de ces « nouveaux philosophes » qu’à renouer sans le moindre recul critique avec la vieille axiomatique libérale des « droits de l’homme ».

Je voudrais donc exposer brièvement ici, et en me situant d’un point de vue exclusivement philosophique, les raisons pour lesquelles ce recentrage de la gauche moderne, depuis maintenant plus de trente ans, sur la seule rhétorique des « droits de l’homme » (ou de ce qu’on appelle aussi parfois – en oubliant d’ailleurs, au passage, que cette thématique avait été introduite dans les années cinquante par l’économiste néolibéral Gary Becker [1], puis systématisée, au début des années 1970, par Friedrich Hayek – la « lutte contre toutes les discriminations ») a rendu progressivement inévitable la conversion de cette gauche moderne aux dogmes du libéralisme économique (et notamment à la mystique de la « croissance » et de la « compétitivité »). Ce qui explique évidemment beaucoup de choses de la crise d’identité qui affecte aujourd’hui toute la gauche. (suite…)

Olivier Rey : « Pier Paolo Pasolini. La force du passé »

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Olivier Rey

Pier Paolo Pasolini
La force du passé

(Texte paru dans Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques,
L’Échappée, 2013)

Pier Paolo Pasolini est né en 1922 à Bologne, fils aîné d’un père militaire originaire de cette ville, et d’une mère venant du Frioul, région où Pier Paolo passera une bonne partie de sa jeunesse et qui restera toujours la plus chère à son cœur. Il est mort en 1975, dans ce qui a été présenté comme un différend qui aurait mal tourné avec un jeune tapin, mais dont beaucoup pensent qu’il s’agissait d’un assassinat commandité, dont les tenants et aboutissants restent obscurs. Artiste brillant et éclectique, il s’est illustré dans de nombreux registres, au premier chef la poésie et le cinéma, mais aussi le théâtre et le roman. Grande figure de la culture italienne au xxe siècle, il a aussi été un intellectuel de premier plan. Entre 1973 et sa mort, il a écrit régulièrement dans les journaux des articles qui, au-delà des circonstances immédiates qui ont pu les inspirer, sont aussi de véritables essais politiques, qui ont su saisir en profondeur le drame profond que vit notre époque.

Près de quarante ans après sa disparition, c’est surtout comme cinéaste que Pier Paolo Pasolini est encore connu en France. On se rappelle aussi qu’il fut victime, en 1975, d’un meurtre sordide sur une plage d’Ostie. Ses films le plus souvent cités sont ceux des débuts – Accattone (1960), Mamma Roma (1961) –, ainsi que Théorème (1968) et le toujours « sulfureux » Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), pour le scandale provoqué à leur sortie. En fait, Pasolini s’exprima par bien d’autres moyens que le cinéma : il fut aussi un poète de premier ordre, un romancier, un dramaturge et un essayiste politique très important. C’est sur ce dernier aspect que nous entendons ici insister – un aspect que la figure de Pasolini cinéaste permet généralement de minimiser, voire d’ignorer complètement. Après sa mort, on l’a embaumé comme artiste. Artiste, il l’était incontestablement ; mais cette étiquette ne doit pas servir à émousser la portée politique de sa pensée. Si celle-ci se trouve négligée, ce n’est pas parce qu’elle serait périmée, mais parce qu’elle dit trop bien ce qui nous arrive.

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Un entretien avec Jean-Claude Michéa

Sur l’opération Bordeaux Euratlantique, par un habitant de la ZAC

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Brève réponse

 à l’avis d’enquête publique sur l’opération d’intérêt national

Bordeaux Euratlantique

et la réalisation de la zone d’aménagement concerté

Bordeaux Saint-Jean Belcier sur la commune de Bordeaux

par un habitant de la ZAC

Les aménageurs sont décidément plein d’égards envers les aménagés. On ne saurait donc trop les remercier de nous convier, du vendredi 15  novembre au lundi 16  décembre 2013, à donner notre avis sur l’opération Bordeaux Euratlantique et la zone « d’aménagement concerté » Bordeaux Saint-Jean Belcier, et leur savoir gré de « construire avec les habitants et les usagers du périmètre une concertation exigeante, à la fois à l’échelle de l’opération dans son ensemble et liée à la réalisation des projets ». Et ce alors que les plans sont achevés, les crédits votés, les travaux déjà engagés.

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Ce « projet métropolitain et européen », « un des plus grands projets urbains en France » que l’on nous vend sous le fallacieux habillage de « ville lente, ville verte » et d’« écoquartier de haute qualité environnementale », s’étendra sur une superficie totale de 738 hectares, avec un « levier financier » considérable puisque, pour 650  millions d’euros de « budget aménageur » et 100 millions de « participation publique, » il est attendu 5  milliards d’euros d’« investissement publics et privés ». « Mais où trouvent-ils tout cet argent, avec la crise ? » Dans la dette, tout simplement, puisque l’argent c’est de la dette, récupérable sur nos impôts, et que de toute façon « nous n’avons d’autre choix que la fuite en avant », comme l’avouait un édile. Rien ne dit cependant que ce projet mégalomane ne connaîtra pas le sort de ces villes-fantômes espagnoles, avec leurs autoroutes désertes qui mènent à des aéroports à l’abandon.
La clé de ce programme, c’est bien sûr la ligne à grande vitesse Paris-Bordeaux (10  milliards d’euros prévus, en hausse constante) qui mettra en 2017 la capitale à deux heures de la cité de Montaigne, Ellul et Charbonneau, soit une heure de moins que la ligne actuelle. « Mais qu’est-ce qu’ils font avec le temps qu’ils gagnent ? » « Et si ce temps gagné grâce à la vitesse était inutilisable pour le bonheur ? » Bonnes questions, mais dont nous ne discuterons pas, puisque, dominatrice et totalitaire, la Technique partout s’impose, sans nous demander notre avis. Voilà donc 20 millions de voyageurs pressés attendus chaque année dans la toute nouvelle gare Saint-Jean, 20  000 mètres carrés d’hôtellerie pour les accueillir et 60  000 mètres carrés de commerces pour les plumer au passage. (Pour donner un ordre de grandeur, un terrain de football mesure en moyenne 7 000 mètres carrés, publicités non comprises.)

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