Rémi de Villeneuve, « Par-delà nature et culture : le nouveau règne des machines »

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Rémi de Villeneuve

Par-delà nature et culture :
le nouveau règne des machines
Petite critique de la grande thèse de Philippe Descola

Qui cherche à gagner en influence doit s’en remettre à la circulation de l’information, et donc aux nouvelles technologies utilisées à cet escient. Ceci ne vaut pas que pour les stars du show-business ou les professionnels de la politique, cela vaut aussi désormais pour les savants et les intellectuels, et donc tout particulièrement pour celles et ceux qui font passer l’immédiateté du succès médiatique avant le temps long de la reconnaissance par les pairs (suivie, souvent de façon posthume, par celle des gens ordinaires). Autrement dit, l’intelligence des intellectuels, de leurs travaux ou leurs œuvres, s’est fait doubler par une sorte d’opportunisme cybernétique qui ne se mesure jamais mieux qu’à l’aune du nombre de fois où leur nom est cité dans les fichiers informatiques de la recherche techno-scientifique globalisée, avant de se faire une place dans les médias et – ce qui revient à peu près au même – les « milieux » qui font l’actualité.

C’est ainsi que nous entendons beaucoup parler aujourd’hui de Philippe Descola – et de Bruno Latour notamment, mort récemment, avec qui Descola entretenait d’ailleurs des échanges intellectuels très rapprochés.

Un tel opportunisme technologiquement augmenté n’est évidemment pas donné à tout le monde ; il faut quand même savoir saisir les bonnes opportunités. Et pour cela, rien de tel que de partir avec les bons bagages, qu’ils soient « économiques » (comme c’est le cas du champagne Latour) ou « culturels » (à l’image de la thèse d’anthropologie que Descola a soutenue sous la direction de Claude Lévi-Strauss). (suite…)

Charles Stépanoff, « Métaphysiques de la prédation »

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Charles Stépanoff

Métaphysiques de la prédation

Conclusion de l’essai L’animal et la mort
La Découverte, 2021

 

« Après tout, le moyen le plus simple d’identifier
autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »
Claude Lévi-Strauss, « Nous sommes tous des cannibales », 2013 [1993].

 

L’un des plus puissants et épineux paradoxes de notre rapport moderne aux animaux est un étrange mélange de sensibilité extrême et d’insensibilité endurcie. Pour le philosophe Baptiste Morizot, la crise écologique actuelle est en grande partie une crise de la sensibilité. Les oiseaux disparaissent de nos horizons en même temps que notre capacité d’entendre leurs chants, de les reconnaître et de nous y intéresser. Devant une prairie fleurie résonnant de myriades de cris, de bourdonnements, de messages d’amour et de menaces qu’émettent passereaux, insectes et petits mammifères, nous n’entendons rien, nous ne percevons que le « silence reposant » que l’on vient chercher à la campagne [1].

Or, d’un autre côté, notre parcours historique nous a montré que l’âge moderne est caractérisé par le progrès et la généralisation d’une forme de sensibilité aiguë à la souffrance animale, entérinée par une législation toujours plus protectrice. Nous sommes devenus incapables de mettre à mort le poulet que nous mangeons, écraser un insecte nous est pénible et les pratiques cruelles envers les animaux nous heurtent. Alors qu’il nous est difficile de distinguer un sansonnet d’une grive, ou même une chèvre d’une brebis, nous sommes remplis de respect envers ces êtres que nous ne savons plus ni nommer ni comprendre. Comment expliquer ce décalage ? Existerait-il plusieurs manières d’être « sensible » au vivant, dont l’une pourrait se développer tandis que l’autre déclinerait ?

(suite…)

Quentin Bérard, « Éléments d’écologie politique »

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Quentin Bérard

Éléments d’écologie politique
Début du chapitre I : «  Survol ethno-historique »  

Mis en ligne le 27 février 2024 sur le site Lieux communs

L’approche historique me semble la plus à même d’introduire d’emblée quelques repères essentiels. Je vais donc dresser un petit panorama des rapports que les humains ont tissés avec leur environnement naturel au fil de leur longue histoire – ou courte, tout dépend dans quelle perspective on se place. Bien sûr, il n’est pas question d’épuiser le sujet, cela n’a pas de sens, seulement de prendre un peu de recul en posant quelques jalons, aussi connus qu’oubliés. Il en sera de même pour chaque séance : établir quelques repères élémentaires, sous forme de synthèse d’éléments plus ou moins épars, plus ou moins connus – quitte à ce que le propos paraisse un peu dense ou trop allusif – en soulevant presque sur chaque point une multitude de questions, dont certaines seront abordées au fil du temps.

Dans tous les cas, le présent exposé me semble un prérequis à toute réflexion sur l’écologie qui ne se cantonnerait pas à du discours idéologique. À propos de ce dernier, il y a, par exemple, deux idées à abattre : celle selon laquelle les sociétés primitives ou premières, donc pré-néolithiques, ou bien les civilisations pré-industrielles, pré-modernes ou plus généralement non occidentales auraient entretenu une sorte d’« harmonie », de « communion » avec la nature. Ce mythe du « bon sauvage » – et l’on verra que dès qu’il est question de « la » « Nature », les mythes abondent, aujourd’hui comme hier – est progressivement remis en cause auprès du grand public au profit de cet autre, totalement contraire, qui voudrait que l’être humain soit ontologiquement une sorte de prédateur de la « Nature », un cancer de la biosphère, un parasite de la vie, un destructeur-né de la Création… Vous voyez que ces deux mythes, presque omniprésents, se répondent parfaitement ; ils n’ouvrent sur aucune possibilité d’action politique, et ça tombe bien, c’est leur fonction, c’est la fonction première du mythe : garder les choses telles qu’elles sont tout en donnant un sens pré-donné à ce qui arrive, quel qu’il soit. (suite…)

Jacques Ellul, « Technique et Économie »

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Jacques Ellul
Technique et Économie
(1984)

Il n’est pas question de traiter de la relation entre Technique et Économie comme si elles étaient des réalités permanentes, toujours identiques à elles-mêmes, ou comme s’il y avait un être-technique et un être-économique transcendants et indépendants de leurs manifestations historiques. Si l’on commence à étudier depuis une vingtaine d’années la question philosophique de la technique, c’est uniquement dans la mesure où celle-ci a pris une ampleur, une complexité, qui la rendent prégnante, où le phénomène technique ne peut plus être ignoré. Il est évident que dans les sociétés antérieures, on appliquait des techniques multiples, mais qui étaient à la fois subordonnées et fragmentaires. Il y a toujours eu des techniques mais le phénomène ne s’imposait pas. Certes on pouvait accidentellement s’y intéresser sur un plan intellectuel mais il ne pouvait y avoir ni une théorie générale de la technique ni la considération d’une réalité philosophique de la technique. Aristote, Varron, Caton, s’intéressent à des techniques et les décrivent, cela ne va pas plus loin. Au fond, il se passe pour la Technique ce que Marx a parfaitement décrit pour l’Économie. Il y a toujours eu une activité économique de l’homme, mais cette activité économique n’était pas « l’Économie politique ». C’est-à-dire que si importante qu’elle soit elle n’avait pas acquis un volume et une complexité qui fassent passer au stade réflexif. C’est seulement lorsque l’activité économique devient majeure, envahissant tous les aspects de la société, que l’on peut commencer à procéder à une réflexion, à une théorisation de ce phénomène, et l’on voit alors naître l’Économie politique. Comme il le dit, l’Économie politique est l’Économie devenue consciente d’elle-même. Je dirais exactement la même chose en ce qui concerne la Technique. D’où je ne puis considérer ni Technique ni Économie comme des réalités fixes, éternelles et « en soi ». La Technique comme l’Économie changent d’être et de réalité suivant la place qu’elles occupent dans une société, suivant leur volume et leur complexité.

(suite…)

Patrick Dupouey, « Pour ne pas en finir avec la nature »

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Patrick Dupouey
Pour ne pas en finir avec la nature
Questions d’un philosophe à l’anthropologue Philippe Descola

Introduction
(suivie de Dix questions à Philippe Descola)

Faut-il encore présenter Philippe Descola ? Figure majeure de l’anthropologie, professeur au Collège de France de 2000 à 2019, titulaire de la médaille d’or du CNRS et de plusieurs distinctions scientifiques et universitaires, il est l’auteur de nombreux ouvrages (1).

Par-delà nature et culture est un livre qui a fait date dans les recherches anthropologiques. Au point de s’être légitimement imposé dans la bibliothèque de celui que le siècle des Lumières appelait l’« honnête homme » – et qui, soit dit en passant, savait aussi être une femme !

À celles et ceux qui veulent lire Descola, je conseille de commencer par La Composition des mondes. Dans ce long entretien avec Pierre Charbonnier, l’anthropologue propose, en même temps qu’une présentation générale de ses thèses, une bonne introduction à l’histoire et aux problèmes de la discipline anthropologique.

Le texte de la leçon inaugurale au Collège de France, très dense, intéressera de près les philosophes. C’est peut-être là que se trouve définie de la manière la plus concise la mission de l’anthropologie : « Contribuer avec d’autres sciences, et selon ses méthodes propres, à rendre intelligible la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en sélectionnent telle ou telle propriété pour leur usage et concourent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie » [UCF, § 17] [Pour le développement des sigles bibliographiques, voir infra, Abréviations]. (suite…)

Daniel S. Milo, « La survie des médiocres »

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Daniel S. Milo

La survie des médiocres
Critique du darwinisme et du capitalisme

Introduction

Il y a trop de choses dans notre monde, beaucoup trop. Il y a trop de types de céréales pour le petit déjeuner (Kellogg’s a commercialisé quatorze sortes de Rice Krispies depuis 1929) ; trop de synonymes pour l’adjectif « merveilleux » (le Dictionnaire électronique des synonymes en compte cinquante-neuf) ; trop d’illusions perdues, trop de races de chien, trop de stimuli dans la journée, et trop de nuances de beige pour les armoires de cuisine. Trop, c’est trop !

Le trop est mon obsession, ma hantise, ma phobie, je l’ai même honoré d’un néologisme barbare : la tropéité. L’excès humain – je n’en ai pas imaginé d’autre – est une obsession devenue programme de recherches en histoire, en littérature, en philosophie et au cinéma. J’ai passé vingt-quatre ans à l’explorer sous des angles divers et variés. Dans ma thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle (1), j’ai cherché les lois qui président à l’entrée des auteurs et des œuvres dans le canon artistique et littéraire. Comme le titre l’indique, la recherche a été menée sous le signe de Malthus et de Darwin. Il y a trop de postulants à la mémoire collective et trop peu de sièges au Panthéon. Les premiers prolifèrent de manière exponentielle, tandis que les seconds ne croissent que lentement. Dans la culture, c’est la postérité qui joue le rôle de la sélection naturelle dans la lutte pour la survie posthume. J’ai tourné deux courts-métrages qui sont des bœufs (des improvisations à la manière du jazz) sur le trop. Le héros de Entre canapé et plafond (2000) ne fait que contempler le plafond, tandis qu’une voix off déclame que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pascal). Le jeûne comme art (2006) met en scène l’artiste de la faim de Kafka. En 2006 toujours, j’ai lancé le site TooMuch.Us, un musée philosophique interactif. J’ai même essayé d’imiter Henry David Thoreau en m’isolant à la campagne pendant quatre ans pour me soustraire au trop. (suite…)

Olivier Rey, « De la limite en général et en médecine en particulier »

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Olivier Rey
De la limite en général et en médecine en particulier
Contribution au colloque La médecine confrontée aux limites, Paris, 18-19 novembre 2021

 

Au seuil d’un colloque qui a pour objet la médecine confrontée aux limites, il vaut la peine d’accorder quelque attention au contexte général dans lequel la question se pose. Il n’y a pas que la médecine, en effet, qui se trouve confrontée aux limites : c’est notre monde dans son ensemble qui, après ce que Marcel Gauchet a appelé la « sortie de la religion » (1), après la répudiation des cadres traditionnels, et après deux siècles marqués par un développement industriel et technologique explosif, accompagné d’une croissance démographique non moins explosive, voit se dresser devant lui la question des limites, qu’il a désappris à appréhender.

La limite, à respecter ou à dépasser ?

Paul Valéry disait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre (2) ». Un ordre trop strict ou un désordre trop grand sont, l’un comme l’autre, contraires à l’épanouissement et à la fécondité de la vie. La limite présente le même type d’ambiguïté. Trop étroite ou mal placée, elle empêche de respirer. Cela étant, avant de contraindre, la limite est aussi ce qui distingue de l’informe, ce qui fait être.

Pourquoi la limite est-elle, pour les humains que nous sommes, une question si essentielle ? Nous venons au monde pauvres en instincts. Nous avons des pulsions – qui, donc, nous poussent, mais à quoi exactement ? Le mode d’emploi ne nous est pas d’emblée donné. C’est pourquoi il revient aux hommes de donner forme, par des coutumes, des usages, des interdits, des règles, des lois à leurs comportements – qui sans cela seraient erratiques, imprévisibles, dangereux, impropres à toute vie communautaire (3). En tant qu’elles ne sont pas dictées par l’instinct, mais établies, les formes que les groupes humains confèrent à leurs comportements sont susceptibles de changements, d’évolutions – au gré des circonstances, des rapports de force et aussi, dans certains cas, simplement afin de satisfaire une certaine appétence pour la nouveauté. Il en résulte, dans tout groupe humain, une tension, latente ou explicite, entre ce qu’on pourrait qualifier de « conservatisme » (c’est-à-dire le respect par principe des formes et des limites établies), et ce qu’on pourrait qualifier de « progressisme » (c’est-à-dire un préjugé favorable à l’égard du changement, qui implique, sinon l’effacement de toute limite, du moins la transgression des limites établies). Les conservateurs intransigeants ont tendance à identifier les limites, sans lesquelles il n’y a pas d’humanité, aux limites en cours – négligeant le fait qu’une certaine évolution des limites fait elle-même partie de l’humanité. Les progressistes militants, de leur côté, ont tendance à faire de la transgression des limites en cours une fin en soi – quitte à perdre de vue le caractère positif et indispensable de la limite, et à oublier qu’un changement, pour souhaitable qu’il soit, ne doit pas être précipité, sans quoi, en lieu et place de l’amélioration attendue, on n’obtient que la confusion (4).

(suite…)

Philippe Descola pour « l’homme machine »

[Dans une série d’entretiens avec François L’Yvonnet  publiés dans l’ouvrage Le sport est-il un jeu ? (Robert Laffont, 2022), Philippe Descola oublie quelque peu ses habituelles précautions oratoires et montre à quoi l’on arrive en postulant que « la nature, ça n’existe pas » : à présenter le transhumanisme (« la cohabitation avec des robots humanoïdes », « l’ajout de prothèses amplifiant des capacités humaines »…) comme une « nouvelle manière d’être humain »,  une « hominisation » comme les autres. Ceux qui s’y opposent ne sauraient bien sûr être mus que par  « des considérations morales de type religieux ».]

L’homme machine

François L’Yvonnet. – Vous avez consacré plusieurs ouvrages à la question de la nature et de la culture, montrant que, au fond, cette coupure est dépassée. Que vous inspirent toutes ces avancées liées au transhumanisme, à l’hybridation de l’homme et de la machine, à tout ce qui est en train d’émerger et qui évidemment pose des problèmes nouveaux ? Pas simplement l’intervention de l’homme sur la nature, mais la modification de l’homme par l’homme, la perspective du cyborg, cette rencontre des nanotechnologies, de la biologie informatique et de l’intelligence artificielle. Comment l’anthropologue que vous êtes analyse-t-il ce phénomène ?

Philippe Descola. – Je pense que cela signale peut-être la fin d’un cycle. Ce que j’ai appelé le « naturalisme », dans ses grandes façons de percevoir des continuités et des discontinuités entre les objets du monde, est fondé sur cette idée que, par contraste avec l’animisme que j’évoquais tout à l’heure, les humains se sont arrogé une place prééminente du fait de leurs dispositions cognitives : aptitude réflexive, capacités symboliques, langage, etc. Et, en revanche, ils se considèrent comme faisant partie d’un continuum beaucoup plus large, organique et inorganique, gouverné par les mêmes lois. C’est exactement l’inverse de l’animisme.

(suite…)

Janet Biehl, entretien avec Murray Bookchin

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Janet Biehl
Entretien avec Murray Bookchin
(1996)

Janet Biehl – Murray, un de vos critiques anarchistes a pris votre mot d’ordre « démocratiser la république et radicaliser la démocratie » et, en un certain sens, il l’a scindé en deux. Il vous accuse de vouloir seulement démocratiser la république, omettant de dire que vous voulez aussi radicaliser la démocratie. Pouvez-vous expliquer le sens de ce mot d’ordre ?

Murray Bookchin – Actuellement, dans la plupart des États-nations républicains, les libertés civiques qui existent au sein des cités et des villes ont été obtenues au prix de luttes ardues, livrées il y a longtemps par différents mouvements populaires. Bien des cités, il est vrai, n’ont pas de libertés civiques. Mais celles qui en ont les ont obtenues d’abord et avant tout grâce aux combats des parties opprimées de la population contre les aristocrates qui prétendaient que ces cités faisaient partie de leur propre État ou qui tentaient de les incorporer dans les États qu’ils essayaient de former. Il est vrai que dans bien des cités et des villes les personnes les plus éduquées et les mieux nanties ont souvent joué un rôle hégémonique dans ces victoires. Mais même dans ce cas, elles avaient toujours peur de ces opprimés qu’elles exploitaient le plus souvent.

Ces libertés conquises de haute lutte ont rétréci avec le temps et ont été circonscrites par les bien-nantis. Pourtant, elles existent encore, sous forme de vestige ou de sédiment, dans la culture politique de notre époque. Aujourd’hui, le mouvement municipaliste libertaire doit faire deux choses. Premièrement, il doit tenter de les préserver ; deuxièmement, il doit tenter de les étendre, de les utiliser comme tremplin pour revendiquer des libertés civiques plus étendues et pour en créer de nouvelles qui stimuleront la participation de l’ensemble de la population.

Alors, quand je dis que nous devons démocratiser la république, je veux dire que nous devons préserver ces éléments démocratiques qu’a gagnés le peuple autrefois. En même temps, il nous faut aller plus loin et essayer de les radicaliser en les élargissant, en opposition à l’État et à ces éléments de l’État qui ont envahi la vie. Je sais bien que nombre d’aspects de la vie urbaine de nos jours sont contrôlés par l’État-nation ou des corps intermédiaires tels que les gouvernements des provinces et des États fédérés qui fonctionnent dans l’intérêt de l’État-nation. On retrouve ces aspects de l’État partout, même dans les villages, sans parler de toutes les cités du monde à l’heure actuelle.

Mais à côté de ces très puissants éléments étatiques dans la vie civique, il y a aussi des éléments démocratiques, ou des vestiges d’éléments démocratiques, et ceux-ci doivent être élargis et radicalisés. Cette radicalisation, selon moi, est le seul moyen dont dispose le mouvement municipaliste libertaire pour développer un pouvoir parallèle dirigé contre l’État. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Les racines psychiques et sociales de la haine »

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Cornelius Castoriadis

Les racines psychiques et sociales de la haine
1996 (1)

(Mis en ligne le 2 juin 2010 sur le site de Lieux communs)

Peut-être y a-t-il eu des guerres n’ayant mobilisé que des pulsions agressives « limitées », par exemple le minimum d’agressivité impliqué par la défense de soi. Mais ce dont nous sommes les témoins depuis des années en Afrique et en Europe, de même que ce qui a eu lieu en Europe et en Asie de l’Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est une explosion d’agression illimitée, exprimée par le racisme, les meurtres sans discrimination des populations civiles, les viols, les destructions de monuments et d’habitations, les assassinats et les tortures infligées aux prisonniers, etc. Et ce que nous savons de l’histoire humaine nous oblige à penser que les innovations de la période récente dans ce domaine concernent surtout les dimensions quantitatives et les instrumentations techniques du phénomène, comme aussi ses articulations avec l’imaginaire des groupes considérés, nullement sa nature. Quelle que soit l’importance d’autres conditions ou de facteurs concomitants, impossible de comprendre le comportement des gens participant à ces événements sans y voir la matérialisation d’affects de haine extrêmement puissants.

J’essaierai de montrer ici que cette haine a deux sources qui se renforcent l’une l’autre :

– la tendance fondamentale de la psyché à rejeter (et ainsi, à haïr) ce qui n’est pas elle-même ;

– la quasi-nécessité de la clôture de l’institution sociale et des significations imaginaires qu’elle porte.

La racine psychique (suite…)

Bernard Lahire, « Eux/nous: ethnocentrisme, racismes »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Eux/nous : ethnocentrisme, racismes
(Extraits du chapitre 21)

« La plupart des groupes sociaux
doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion,
c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. »
Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1970 : 117).

« Il a l’habitude de considérer tous les étrangers comme des inférieurs,
comme des êtres pas tout à fait humains. »
Ursula Le Guin, Les Dépossédés (1975 : 25).

Dans l’histoire des sociétés humaines, l’un des grands invariants réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux » associé à tout ce qui est perçu comme négatif (1). Le renvoi de l’« autre » (clan, tribu, société, ethnie, race, classe, caste, ordre, groupe, catégorie, etc.) du côté de la laideur, de l’ignorance, de l’animalité, de la « barbarie » ou de la « sauvagerie » est le principe de tout ethnocentrisme. L’absolutisation et la sublimation (au sens d’une image « portée au sublime ») des traits de son propre groupe (qu’il soit familial, amical, religieux ou national) conduisent classiquement à découper tous les beaux costumes (bonnes mœurs, bon goût, vraie culture, pleine humanité, etc.) à sa taille et à juger de la grandeur des « autres » à partir de ces costumes faits sur (sa propre) mesure :

Que les Walbiri [Aborigènes d’Australie] considèrent d’autres tribus sous un jour favorable ou non, leurs opinions traduisent toujours une conviction inébranlable en leur propre supériorité. Comme on pourrait s’y attendre, ils évaluent le comportement et les usages des autres à l’aune de leur adéquation avec les normes Walbiri, et ils considèrent toute divergence notable entre les deux comme une preuve des défauts des étrangers. Le fait que le rituel mortuaire de Warramunga diffère de celui des Walbiri, ou que les Pintupi soient dépourvus d’un système élaboré de sous-sections de mariage, est interprété comme un reflet de l’infériorité foncière des groupes en question. Inversement, le plus grand compliment dont les Walbiri puissent gratifier des voisins qu’ils apprécient, comme les Walmanba ou les Yanmadjari, est de parler d’eux comme « à demi Walbiri » (2).

(suite…)

Henri Lefebvre, « Anthropes ou cybernanthropes ? »

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Henri Lefebvre

Anthropes ou cybernanthropes ?
Contribution à la problématique de l’humanisme
(extrait de  Positions : contre les technocrates, Gonthier, 1967
Réédité avec de légères modifications sous le titre Vers le cybernanthrope, Denoël, 1971
)

L’espèce nouvelle

Nous entrons dans un nouvel âge, qui l’ignore ? Une espèce nouvelle naît autour de nous, en nous peut-être (ici « nous », c’est vous, toi, moi, elles et ils). Elle naît à l’intérieur du genre humain qui la précède, dont elle procède comme la branche de l’arbre. Peut-être l’espèce va-t-elle supplanter le genre. Sa naissance accompagne une inquiétude. Le genre humain ne serait-il pas voué à l’échec ? N’aurait-il pas déjà échoué ? Cette suspicion remplace le sentiment de culpabilité qui a empoisonné les générations précédentes. Certes, ce n’est pas ma faute, ni la tienne, si « nous » sommes des avortons, contemporains de grands avortements, sachant depuis peu, par Bolk et son école, que l’homme n’est pas un descendant du singe mais un singe prématuré et que le fameux progrès consiste biologiquement en une « fœtalisation ». Non, ce n’est pas ma faute, ma chérie, ni la tienne. Nous sommes innocents comme le Devenir. Tu es, douce amie, plus fœtalisée que moi, et mieux, plus nue, plus faible, donc supérieure. Mais alors quid de l’homme ? Celui qui exprima le mieux cette inquiétude, Zarathoustra parlant par la bouche d’un homme du xixe siècle, annonçait le surhumain. Nous ne demandions qu’à le croire. Quand le géant blond monta sur l’estrade en levant son drapeau et qu’il se mit à hurler : « C’est moi le Surhomme », nous eûmes envie de rire et nous avons répondu : « Tu te vantes ! Pourquoi pas moi ? » Et voilà que nous ne croyons plus au genre humain mais au fœtus de singe et que surgit la nouvelle espèce et qu’elle monte à l’assaut du genre humain, en lignes et colonnes aussi serrées que celles des plus puissantes matrices. Serait-ce le Surhomme espéré ou le sous-homme tant craint ?

(suite…)

George Perkins Marsh, « L’homme et la nature »

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George Perkins Marsh

L’homme et la nature
ou la géographie physique modifiée
par l’action humaine
(1864)
Revue Écologie & Politique, nos 35-36, 2008

Présentation, par Estienne Rodary

L’ouvrage de George Perkins Marsh Man and nature ; or  physical geography as modified by human action, (The Belknap Press of Harvard Univ. Press, The John Harvard Library, Cambridge, 1965, initialement paru en 1864 chez Charles Scribner, New York) dont nous traduisons ici pour la première fois en français un chapitre, est un monument de l’histoire de la pensée environnementale, écologique et géographique. Salué à ce titre dans les pays anglo-saxons depuis sa première publication en 1864, l’ouvrage est généralement ignoré des spécialistes, et a fortiori du grand public, francophones. Après plus de 140 ans, Man and nature conserve pourtant un indéniable intérêt, principalement constitué par ce mélange déroutant de contemporanéité et d’obsolescence. Le livre est de sage culture, écrit par un homme aisé et instruit du XIXe siècle, et de nature exubérante, encore rétif aux disciplines scientifiques et pourtant fondateur de ces disciplines, ouvrage positiviste et pourtant héraut de la critique environnementale. Il pose ainsi, au moment où se consolide la modernité, les fondements de la réflexion sur les dépassements de cette modernité tels qu’ils se déploient aujourd’hui à travers la question environnementale.

Un ouvrage ignoré des Français (suite…)

Bernard Lahire, « Les structures fondamentales des sociétés humaines »

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Bernard Lahire

Les structures fondamentales
des sociétés humaines

Editions La Découverte, 2023

Introduction générale. L’oubli du réel
(extraits)

[…]

Contre-pente

Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthétique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile.

Établir des liens ou viser la consilience (1) entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence (2). Établir une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globalement structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne. (suite…)

Günther Anders, « L’Homme sans monde »

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Günther Anders
L’Homme sans monde
(1984)

Traduit de l’allemand par Christian David
Fario, 2015

Introduction
I. L’Homme sans monde

Ce n’est pas à tort que je passe pour un auteur ayant consacré des décennies à peindre la fresque des rotations du globe terrestre désolé à travers l’espace – une occupation peu divertissante –, c’est-à-dire à mettre en garde contre l’autodestruction de l’humanité, contre « le monde sans hommes » (et peut-être même sans vie).

Cette « idée fixe » qui est la mienne (c’est ce que disait Bloch, désespérément condamné à l’espoir perpétuel) m’a certes accompagné pendant plus de la moitié de ma vita philosophica (si je peux dire du « sujet apocalyptique », qui s’est imposé un jour à moi, qu’il m’a « accompagné »). Mais cette « préoccupation » pour la fin possible, apparue sur-le-champ, le jour d’Hiroshima, le 6 août 1945, sans avoir pu bien sûr se transformer aussitôt en « textes », constitue véritablement un « tournant » (pour reprendre le terme de Heidegger), un renversement de ce qui était mon sujet principal à l’origine. Car, avant cette date-césure, presque toutes mes préoccupations – spéculatives, politiques, pédagogiques et littéraires, les différencier me semble assez absurde – étaient tournées vers « l’homme sans monde ». Qu’est-ce que je vise sous cette expression ?

Plusieurs choses.

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François Terrasson, « La peur de la nature »

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François Terrasson
La peur de la nature
(extraits)

« Nous faisons périr le corps de la nature
en oubliant que c’est le nôtre
. »
Ibrahim al Koni

Expliquer les paysages. Voilà une vieille ambition sur laquelle ont peiné des générations de géographes. Et bien sûr, une seule cause ne peut être à l’œuvre. L’économie, l’organisation sociale, le climat, le sol, l’écologie sont des conditionnements réels.

Mais à voir vivre les hommes, à les entendre parler de leurs paysages, on se prend à soupçonner de plus profondes et de plus déterminantes raisons.

Les arbres, les fourrés, les friches sauvages sont le domaine des forces naturelles. Le paysan des sociétés traditionnelles prend position face à elles. Il parle de la forêt de façon amicale, comme protectrice et bienveillante, ou au contraire il y verra le repaire de loups et d’ours féroces, l’obstacle à l’extension de ses champs.

Les haies autour des parcelles, caractéristiques du bocage, seront des clôtures utiles, des coupe-vent, des pourvoyeuses de bois de chauffage et de piquets, voire de fruits sauvages.

Ou bien des pieuvres conquérantes lançant leurs ronces à l’assaut de la civilisation qui a le devoir de s’en défendre. La vision tentaculaire et inquiétante du foisonnement végétal s’oppose comme plus moderne face à l’acceptation du paysage ancien. Elle arrive portée par un courant culturel urbain. Des idées, un style, une façon de faire et d’être dont l’origine se révèle urbaine. 

Et nous tenons là un bout du secret qui commande la forme du paysage.

Les sociétés rurales qui gardent des arbres se distinguent de celles qui les massacrent parce que leur culture est différente.

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Jean-Claude Michéa tacle « Libération », en 2017

Entretien réalisé par écrit et mis en ligne le 6 février 2017

Libération : Pour vous, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’une même pièce – une idée que vous résumez par la formule Hayek = Foucault. Sur quoi établissez-vous cette équivalence?

Jean-Claude Michéa : Il suffit de lire le dernier Foucault pour vérifier que lui-même tenait Hayek en haute estime (il trouvait même des vertus à la politique d’Helmut Schmidt !). Quant aux liens unissant libéralisme économique et libéralismes politique et culturel, ils sont assez clairs pour quiconque prend encore la peine de lire le Capital. Si le premier se réduit bien – comme le voulait Hayek – au droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» on comprend en effet que la dynamique du capital ne puisse connaître, selon la formule de Marx, «aucune limite naturelle ou morale». Est-ce du reste un hasard si ces deux aspects du libéralisme avancent presque toujours du même pas?

Libération : Vous semblez considérer l’actuelle vigueur du discours réactionnaire comme un phénomène assez secondaire par rapport aux conquêtes du libéralisme économique et culturel. Le Front national n’est-il pour vous qu’une menace fantoche, dernier argument d’une gauche épuisée?

Vous avez visiblement mal compris ce que j’écris ! Je n’ai jamais dit que la progression du FN constituait un «phénomène assez secondaire». Je soutiens, au contraire, qu’elle est la conséquence logique de l’abandon par la gauche moderne de toute critique cohérente du capital «compris dans sa totalité» (Debord). Et donc de son abandon non moins logique des classes populaires. (suite…)

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

*

On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

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Quentin Bérard, « L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique »

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Quentin Bérard
L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique

(Reprise étoffée d’une présentation, raccourcie faute de temps, du livre « Éléments d’écologie politique – Pour une refondation » lors d’une rencontre de l’association Technologos le jeudi 10 février 2022.)

Mis en ligne sur le site Lieux communs le 10 avril 2022

L’objectif du livre Eléments d’écologie politique est double : d’une part tenter de s’opposer aux idéologies, aux mythes, aux éléments religieux qui polluent les courants de l’écologie politique et empêchent toute réflexion. Il s’agit donc d’une auto-critique car derrière les dérives actuelles les plus visibles et risibles aujourd’hui de « notre camp », doivent aussi être remis en cause certains fondements intellectuels et politiques peu discutés, et notamment un indécrottable ancrage « à gauche » sinon l’extrême gauche. Second objectif : avancer des notions connues mais délaissées, esquisser quelques pistes là encore déjà entrevues mais trop peu considérées et bien sûr ouvrir des questions, pas forcément nouvelles, mais primordiales. Enfin, on peut aussi voir cet ensemble de textes comme une tentative d’aborder la question de l’écologie politique à partir de l’œuvre de Cornelius Castoriadis, et qui pourrait la renouveler.
L’abord de l’ensemble peut être déroutant parce que le ton n’est pas du tout polémique : il n’y a pas de réfutation à proprement parler, il y a une sorte de réfutation par le fait, en posant immédiatement d’autres repères. Ensuite, comme il s’agit d’une synthèse pluridisciplinaire, cela peut paraître un peu dépaysant, d’autant que le style est plutôt abordable pour un propos plutôt dense. (suite…)

Cornelius Castoriadis, « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? »

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Cornelius Castoriadis
Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ?

Mis en ligne par le collectif Lieux communs
avec ce chapeau :

Texte de Cornelius Castoriadis publié sous une forme quelque peu abrégée dans Le Monde du 26 février 1983 et intégralement dans Europe en formation, n° 252, avril-juin 1983. [Repris aujourd’hui dans Domaines de l’homme. Les carrfours du labyrinthe 2, 1986, Seuil 1999, pp. 105 – 111 ainsi que dans Guerre et théories de la guerre, Sandre 2016, pp. 575 – 580.] [Toutes les notes ont été rajoutées par nous, LC, et mises entre crochets.]

« L’homme naît libre, et il est partout dans les fers », écrivait Rousseau. Non : aucune loi naturelle ou disposition divine ne fait naître l’homme libre (ou pas libre). Mais, s’il est en effet presque partout dans les fers, c’est qu’il naît au milieu de fers prêts à l’accueillir — et qui le rendent tel qu’il ne demande qu’à les accepter. Fers surtout immatériels, et qui ne sont pas seulement et pas tellement ceux forgés par la domination d’un groupe social particulier. Aucun groupe ne saurait maintenir vingt-quatre heures sa domination sur une société dont la grande majorité ne l’accepterait pas.
Cette domination est celle de l’institution chaque fois établie : de la loi donnée, des significations et des représentations instituées et sanctionnées. Les plus « égalitaires » des sauvages sont tout autant, sinon plus, aliénés, à savoir hétéronomes, que les esclaves à Rome ou les serfs médiévaux. Ni les uns ni les autres ne peuvent penser que l’institution sociale pourrait être mise en question et changée. Presque partout, presque toujours, les humains socialisés — et, sans cette socialisation, ils ne seraient pas des humains — n’ont pu exister qu’en intériorisant pleinement l’institution, c’est-à-dire en s’y asservissant complètement. Ce qui entraîne aussi que les institutions des autres sont nécessairement inférieures, étranges, monstrueuses, diaboliques.

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« De la démocratie villageoise à la démocratie directe », par les éditions de La Roue

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De la démocratie villageoise
à la démocratie directe

Extrait de La Lampe hors de l’horloge
(Éléments de critique anti-industrielle)
paru aux éditions de La Roue en 2014

« Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard
aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous,
qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »

Michel de Montaigne, Essais

Nous n’avons pas la prétention d’établir une généalogie de la liberté, ni de faire de celle-ci un absolu, un invariant dans l’histoire : le combat pour la liberté est forcément modifié par les conditions matérielles comme par l’organisation politique de son développement, de sa captation ou de sa répression. Nous cherchons à ramener dans le présent les éléments universels constitutifs du fil jamais rompu de toutes les tentatives d’organisation directe de l’existence. 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la lutte entre les forces menant à une structure pyramidale de la société et celles aboutissant aux différentes formes d’auto-organisation s’est cristallisée dans le combat mené par la féodalité, l’Église, l’État monarchique et la bourgeoisie contre la civilisation paysanne et que l’on pourrait symboliser par la volonté de faire disparaître l’usage communautaire des terres au profit d’une paysannerie morcelée par la propriété privée. Le mot « paysan » est ici employé dans le sens d’un mode de vie, d’un rapport à la terre, d’une mise en commun des efforts pour survivre, en bref, d’une manière de vivre antérieure à l’apparition des villes. Sans doute, cet antique conflit prit bien d’autres formes, mais il nous a semblé qu’il gagnait en intelligibilité à être considéré sous cet aspect.

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Quentin Bérard, « Éléments d’écologie politique » (introduction)

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Quentin Bérard
Éléments d’écologie politique
Pour une refondation

Ed. Libre et Solidaire, 2021

Présentation sur le site de Lieux communs

Introduction

 Mais il faudrait être vide pour ne pas voir que la beauté surnaturelle de cette nature, le rire innombrable de cette mer, l’éclat pacifiant de cette lumière rendent encore plus noire la certitude du sombre Hadès, comme la translucidité azurée des îles et des montagnes reposant sur la nappe moirée rend encore plus insoutenable l’agitation obscure et incessante de notre passion et de notre pensée. 

Cornelius Castoriadis
« La pensée politique », 1979, dans Ce qui fait la Grèce, 1.
D’Homère à Héraclite, Séminaires 1982-1983, La création humaine II

Sur l’écologie politique, tout semble avoir été déjà dit ; qu’elle ne pouvait que révolutionner la politique et qu’elle n’était qu’un discours électoral servant de marchepied oligarchique ; qu’elle était porteuse des pires régressions civilisationnelles comme de la promesse d’une démocratie véritable ; qu’elle incarnait la raison scientifique bien comprise ou au contraire qu’elle appelait à renouer avec la sensibilité et le mystère ; qu’elle ouvrait la porte à une nouvelle ère en même temps qu’elle annonçait un retour aux sources ; etc. La liste pourrait s’allonger et, ici comme ailleurs, et sans doute ici plus qu’ailleurs, tout semble avoir été déjà dit sans que rien, jamais, ne se clarifie. (suite…)

Julien Syrac, « Du lourd fardeau d’être moderne »

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Julien Syrac

Déshumanité

Approche historique
de l’an de grâce 2020
(Éditions du Canoë, 2021)

Introduction
Du lourd fardeau d’être moderne

Malaise dans le Zeitgeist

L’humanité, on le savait, est lasse d’elle-même. On dirait qu’elle n’y croit plus, comme un vieillard qui sent venir la fin. Il règne une ambiance de panique, une atmosphère de fin du monde. On enseigne déjà cette science à l’université, heureuse jeunesse ! Les raisons du marasme comme toujours sont variées, discutables, mais quelques gros titres familiers suffiront à poser efficacement le décor : la température augmente, les glaces fondent, les forêts brûlent, des espèces animales disparaissent par milliers, les déchets prolifèrent, la nourriture est empoisonnée, les nourrissons ont des cancers, les guerres continuent, les inégalités augmentent, les ressources diminuent, les gens meurent, la planète a mal, on a mal à sa Planète. L’homme du commun a désormais intégré que « si on ne change rien très vite », ce sera définitivement foutu. Pour qui ? Pour quoi ? À cet instant et au fond, peu importe. L’humanité culpabilise : son problème c’est elle-même. Elle a pris la mauvaise habitude de se penser globalement et ne voit plus que son nombre qui grossit, grossit, une grosse humanité de plus en plus visible, grouillant, fourmillant, consommant sans vergogne sur une planète qui elle n’augmente plus d’un pouce et se détraque de partout. La peur gît dans les chiffres, toujours, et nous en sommes gavés, farcis. Il faut dire qu’on nous en aura fait bouffer. (suite…)

Jean-Luc Debry, « À l’origine du monde… les fake news »

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Jean-Luc Debry
A l’origine du monde, les fake news

Mis en ligne le 6 août 2021 sur le site A contretemps 

Selon les scientifiques, environ 4,5 milliards d’années furent nécessaires à la création de la Terre, contre sept jours dans la Genèse. 

L’Évangile selon saint Jean est catégorique : « À l’origine était le verbe. » « Et tout par lui a été fait. Et sans lui, rien de ce qui existe ne serait. » Le récit mythique de l’origine sera pris au pied de la lettre (un créateur, des créatures et du merveilleux, du surnaturel, animés par le Verbe). Il était une fois… à l’origine… Une affaire de narration, en somme. Car, comme lorsque Mercure demande à Sosie quel est son sort, il répond sans hésiter : « d’être homme et de parler » (Molière, Amphitryon, acte I, scène 2). 

L’énoncé précède l’existence, comme dans la conception des philosophies phénoménologiques pour qui « le monde n’existe qu’en tant que monde visé par une conscience et par une intention ». 

« Le Livre » fondateur de trois monothéismes et de deux civilisations, l’Orient et l’Occident, recueille la Parole de Dieu (sa Volonté et sa Loi). Pour chacun de ses ayants droit, s’y soumettre n’est pas une vaine ambition, mais un socle commun. 

La parole semble se suffire à elle-même. Elle énonce la vérité de l’énoncé. Elle est volonté en action. Le mythe n’est que l’expression de la fonction symbolique à laquelle est soumise l’humanité – celle du langage. La narration – donc le Verbe – crée la réalité. En démordre ébranlerait l’ordre social, atomisant le groupe désormais sans identité, autrement dit sans origine… Une rupture symbolique, en somme. 

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Walt Whitman et les Amérindiens, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Walt Whitman et les Amérindiens
Notre Bibliothèque Verte (n° 34 & 35)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 27 juillet 2021

Nous savons que lorsque Whitman vient, les Indiens meurent. Ce n’est pas de sa faute – il célèbre les « Hommes rouges » qu’il rencontre en tant qu’agent du bureau des Affaires indiennes – mais c’est un peu de son fait en tant que rejeton des Dutch American, ces colons néerlandais débarqués quelques siècles plus tôt à Manhatta (devenu Manhattan), pour y bâtir La Nouvelle Amsterdam (devenue New York), et creuser ces magnifiques canaux reliant les Grands Lacs à la Côte (1).

Whitman, pour le situer poétiquement, c’est le contemporain de Rimbaud (1854-1891) et de Verlaine (1844-1896). Il naît avant, en 1819, et meurt au même moment, en 1892. Dommage que ces trois bougres, luxuriants, luxurieux, bourlingueurs, ivrognes, naturiens, n’aient pas croisé leurs révoltes de vivants véhéments, ni leurs arts poétiques. Que Rimbaud, au lieu de s’engager dans l’armée néerlandaise à Java, ne soit pas venu échouer son bateau ivre à Paumanok (Long Island), pour voir de près ces « peaux rouges » qui l’avaient pris « pour cible ». Sans doute eût-ce été un « drôle de ménage », avec des coups de pétard plus ou moins sanglants entre Verlaine et Whitman, mais aussi de grandes odes dégueulées à pleins poumons, des chants du corps et de la terre dont les œuvres laissées par ces trois-là ne peuvent nous donner qu’un échantillon. Et le regret.

Nous avons en revanche le testament des Indiens. L’intérêt pour les biographies indigènes, nous dit Lévi-Strauss, remonte au début du XIXe siècle. L’ethnologue Clyde Kluckholn, en 1945, cite près de 200 titres (2). L’anthologie de T.C. McLuhan en 1971, Pieds nus sur la terre sacrée, fait de l’Indien, le type même du « bon sauvage » et le modèle de la génération venue alors à l’écologie, en lieu et place des Tahitiens de Gauguin, Bougainvillier et Diderot.

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Claude Lévi-Strauss, entretien avec Jean-Marie Benoist

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Claude Lévi-Strauss

Entretien avec Jean-Marie Benoist

Le Monde, 21-22 janvier 1979

 

Jean-Marie Benoist — Vous avez dit dans divers ouvrages et dans divers articles que l’ethnologie aujourd’hui, et vous-même en particulier, ne vous adressiez plus à vos contemporains. Pourtant, je m’aperçois que dans une communication récente sur les libertés (1) aussi bien que dans vos travaux sur Race et Histoire (2) et Race et Culture (3), sans prendre la plume philosophique, vous apportez, sous forme de questions, sous forme de problèmes, une réflexion extrêmement actuelle, extrêmement proche des préoccupations de votre époque. Comment conciliez-vous ces deux positions aujourd’hui ?

Claude Lévi-Strauss — Ni Race et Histoire ni le texte plus récent sur les libertés ne sont nés d’une initiative de ma part. Dans un cas, il s’agissait d’une commande de l’Unesco : dans l’autre, d’une invitation du président de l’Assemblée nationale à venir déposer devant la commission sur les libertés. J’avoue que, dans les deux cas, j’ai fait sans emballement ce que je pouvais pour répondre à ce qu’on attendait de moi.

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Collectif anti-genre, « Transgenrisme, effacement politique du sexe et capitalisme »

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Collectif anti-genre

Transgenrisme, effacement politique du sexe et capitalisme

Mis en ligne sur le site Le Partage le 3 mai 2021

 

1 – L’être humain est une espèce sexuellement dimorphique à la reproduction sexuée, c’est-à-dire qui « implique la participation de deux organismes parentaux de même espèce, de sexes différents. Ce mode de reproduction fait intervenir l’union de deux gamètes, mâle et femelle[1]. »

2 – Ici, quand nous parlons du sexe, nous faisons donc référence (excusez le pléonasme) au sexe biologique, c’est-à-dire à la première et principale définition du terme sexe, liée à la reproduction : « Ensemble des éléments cellulaires (spermatozoïdes à chromosome X ou Y ; ovules à chromosome X), organiques (prostate, glandes de Cowper, vésicules séminales, canaux excréteurs, pénis, testicules; seins, ovaires, trompes, utérus, vagin, vulve), hormonaux (testostérone ; folliculine, progestérone), etc., qui différencient l’homme et la femme et qui leur permettent de se reproduire[2]».

3 – Ainsi — et c’est au fondement même de la reproduction sexuée — il n’existe que deux sexes : mâle et femelle.

4 – Les termes « femme » et « homme » sont — encore actuellement, dans la plupart des dictionnaires — définis en fonction du sexe. C’est, entre autres, sur cet état de fait que se sont structurées notre compréhension de l’humanité ainsi que les lois étatiques (jusqu’à encore très récemment, nous y reviendrons). (suite…)

Louis de Colmar, « Court aperçu du temps long de l’Etat »

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Louis de Colmar
Court aperçu du temps long de l’Etat

Mis en ligne sur son blog le 1er novembre 2020

« Un édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. »
Pierre Kropotkine

Il n’y a pas de liberté sans responsabilité. La liberté c’est la capacité d’exercer ses responsabilités, la soumission c’est être dépossédé, volontairement ou non, de cette capacité d’exercer cette responsabilité sur tous les aspects de son existence.

La liberté ce n’est donc pas une capacité de faire ou de ne pas faire, c’est pouvoir être responsable de ce que l’on fait et/ou de ce que l’on ne fait pas. La liberté de faire et/ou de ne pas faire est socialement aveugle, tandis que la responsabilité est toujours relative à un collectif, au regard de ses semblables.

Tous les systèmes modernes de domination sociale sont non seulement des systèmes de privation de responsabilité, mais encore des systèmes de transferts de responsabilité, des systèmes d’anonymisation, d’invisibilisation, de dilution de la responsabilité. Ce qui caractérise les systèmes bureaucratiques, c’est que non seulement les individus de base sont privés des responsabilités essentielles sur leur vie, mais qu’en outre ce ne sont plus d’autres humains qui en assument la charge, mais que cette responsabilité se perd littéralement dans les rouages automatisés du fonctionnalisme administratif. La responsabilité est seulement réduite au respect passif des règles et des procédures pour masquer l’irresponsabilité de chacun dans leur détermination et contrôle. (suite…)

Anselm Jappe, « Le droit à l’oncle »

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Anselm Jappe

Le droit à l’oncle

Mis en ligne sur le site Palim Psao le 20 avril 2021

 Le Sénat vient de refuser d’entériner la procréation médicale assistée (PMA, parce que dans le monde du progrès tout se résout en acronyme) pour toutes et tous. L’Assemblée nationale va la rétablir, parce que c’était une promesse du président Hollande – ou peut-être ne la rétablira-t-elle pas, parce qu’il faut complaire à la droite… En attendant, des manifestations d’orientation opposée, mais toujours avec des participants très remontés, s’alternent devant les lieux du pouvoir. En effet, les enjeux sont nombreux et de la plus haute importance : PMA seulement pour les couples mariés ou aussi pour ceux qui sont en union libre ; pour les homosexuels ou pas ; pour les femmes seules ou pas ; remboursée par la sécu ou aux frais du client ; avec sélection prénatale des embryons ou pas ; savoir combien d’embryons « surnuméraires » on crée ; avec congélation des embryons surnuméraires (et pour quel usage) ou avec leur destruction ; avec donateur anonyme ou pas ; avec utérus externe ou pas ; post mortem ou pas ; avec modification du génome ou pas ; etc. Chacune de ces questions soulève des débats passionnés, voire haineux. Mais il y a une question qui n’est presque jamais posée : s’il doit y avoir une quelconque forme de PMA, ou s´il ne serait pas préférable qu´elle n´existe pas du tout. A peu près toutes les forces en présence – les partis politiques, les associations en tout genre, les manifestants dans les rues, les média généraux et spécialisés – s’écharpent uniquement sur les détails de l’application de la PMA : pas du tout sur le principe. Même la droite « dure », la « Manif pour tous », les intégristes catholiques n’osent que rarement la critiquer en tant que telle. En général, ils veulent simplement soumettre son usage aux critères de leur morale, laquelle semble désespérément surannée au reste de la population. Mais si c’est le couple traditionnel qui veut y faire recours, la plupart d’eux ne semblent y voir aucune objection. On ne peut que s’étonner d’un tel acquiescement des « obscurantistes » et « réactionnaires » à la technoscience la plus récente.

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Louis de Colmar, « Dialectique, approches et questionnements »

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Mis en ligne sur le blog  En finir avec ce monde le 1er avril 2021

 

Qu’est-ce que la dialectique ? Je ne dirais pas que c’est la capacité de penser deux choses opposées et de décider : ce serait, au contraire, décider que la façon particulière qui permet d’appréhender une problématique, une réalité, etc., à travers une opposition donnée et historiquement constituée est devenu une impasse. Précisément donc, la question dialectique se pose lorsque les termes d’une opposition qui permettaient jusqu’alors de comprendre une problématique, une réalité, etc., deviennent non significatifs, non opérationnels, non manipulables, et conduisent à des impasses, quelles que soient les manières de tricoter et détricoter les éléments contradictoires.

La question dialectique intervient lorsque qu’un logique donnée, construite, établie, instituée, ne rend plus compte du réel (alors qu’elle a effectivement été en mesure de le faire jusque-là), et qu’il faille changer de logique pour rétablir un lien avec une réalité reconstruite sur des bases nouvelles (bases nouvelles qui ne sont pas visibles, pas perceptibles, pas rationalisables, etc., dans le contexte de cette première logique, rationalité, etc.). Cette question dialectique est ainsi relativement bien illustrée par le concept de changement de paradigme dans l’approche de Kuhn, ou encore à travers la problématique des structures dissipatives de Prigogine.

Il ne peut pas y avoir de dialectique dans un processus si ce dernier ne comporte pas un imprévu, une non-linéarité, un non-nécessaire, un illogisme, une non-continuité, etc..

Le problème de Hegel, maître de la dialectique classique, est qu’il n’a compris qu’une partie de l’histoire de la raison (même si c’est en plein accord avec son temps) : il a cherché à comprendre, à expliquer le développement des sociétés humaines comme un mouvement unique qui instituait un processus nécessaire de constitution de la Raison, en partant d’un état a-rationnel supposé de l’humanité, jusqu’à l’établissement d’une rationalité « absolue », donc indépassable. L’intérêt de sa démarche était qu’il avait construit ce processus de développement de la Raison, articulé sur différents stades, paliers, niveaux, etc. (correspondant en gros aux différentes sociétés qui se sont succédé au cours de l’histoire, ou plutôt, pour son époque, de l’Histoire) à travers un processus à bon droit décrit comme dialectique. (suite…)

Dany-Robert Dufour contre la « French theory »

 

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Dany-Robert Dufour

Fils d’anar et philosophe
Entretiens avec Thibault Isabel, R&N, 2021
(Extraits des pages 70-93)

[Sur Gilles Deleuze]

Dany-Robert Dufour : Lorsqu’on lit Mille Plateaux, on finit par cerner une définition du vrai schizo. C’est-à-dire du schizo actif, pas le schizo d’hôpital tout catatonisé dans son coin avec ses marottes, pas le schizo refroidi aux neuroleptiques. Non, le seul qui mérite le titre de révolutionnaire. Quand on reconstitue sa définition, il apparaît que le schizo est définissable comme une modalité de subjectivation échappant aux grandes dichotomies usuellement fondatrices de l’identité : il n’est ni homme ni femme, ni fils ni père, ni mort ni vivant, ni homme ni animal, il serait plutôt le lieu d’un devenir anonyme, indéfini, multiple, c’est-à-dire qu’il se présenterait à lui seul comme une foule, un peuple, une meute traversés par des investissements extérieurs variés et éventuellement hétéroclites. Bref, le héros deleuzien est celui qui est capable de la flexibilité maximale en se situant au-delà de toutes les différences : homme/femme, parent/enfant, homme/animal, vivant/ mort, un/multiple, oui/non… Belle histoire, pour laquelle j’avais déjà donné, au moins en théorie : je savais où cela pouvait mener.

Ainsi le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité sont des héros deleuziens. Il est remarquable qu’aux prémices de la vague néo-libérale, Deleuze a cru pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » susceptibles d’enrayer les flux machiniques (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizo qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. (suite…)

Cornelius Castoriadis, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

 

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Cornelius Castoriadis
(1922-1997)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 25 janvier 2021

On entend gronder Cornelius Castoriadis :

« Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche (…) Or cela, évidemment, c’est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est l’imaginaire de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote : une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre… c’est cela qu’il faut détruire. » (Cf. Post-scriptum sur l’insignifiance)

C’était en 1996, quelques mois avant la mort de cet intellectuel au savoir encyclopédique, philosophe, mathématicien, historien, économiste, psychanalyste. Un intellectuel militant qui a théorisé jusqu’à son dernier souffle la transformation révolutionnaire de la société. Au fil d’une odyssée dans les courants d’extrême gauche, faite d’engagements, de ruptures et de révisions, qui donnent à son œuvre sa dimension buissonnante.

Théoricien politique, Castoriadis le devient très jeune. Né à Constantinople en 1922, il arrive à Athènes à l’âge de trois mois, sa famille ayant fui la mainmise turque sur l’Asie mineure, où se trouve alors l’armée grecque. Le jeune Castoriadis passe son enfance dans une Athènes encore limpide et indemne du trafic automobile. Le paysage radieux et la sociabilité ordinaire imprègnent l’enfant d’un attachement sensuel à la vie. Pour le reste, une excellente éducation bourgeoise comme on en souhaite à tous les enfants de prolétaires : sa mère, douée pour le piano, lui transmet son amour de la musique ; son père, francophile, anticlérical, antiroyaliste, lui fait très tôt réciter les grands poèmes de la langue française et le texte de L’Apologie de Socrate, par Platon. Entre 12 et 14 ans, sa gouvernante lui fait découvrir les philosophes (Platon, Spinoza, Kant). Lejeune bourgeois plonge dans Marx, avant même de débuter ses études. Encore au lycée, en 1937, il adhère aux Jeunesses communistes grecques. La Grèce subit la dictature de Ioannis Metaxas, allié naturel de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Inscrit à la faculté en droit, sciences économiques et politiques, Castoriadis est arrêté en 1939, mais vite relâché. Il rompt avec le Parti communiste qui, face à l’occupant allemand, défend une « ligne chauvine ». Le jeune « internationaliste » (plutôt antinationaliste) s’en sépare avec d’autres étudiants pour créer une organisation clandestine. Face au PC qui recrute en masse, à la faveur de la lutte contre l’occupant, Castoriadis s’engage dans l’aile la plus à gauche du parti trotskiste grec, sous la houlette du charismatique Spiros Stinas, décrit dans ses mémoires comme un héros et saint laïc, persécuté presque toute sa vie. Jusqu’à la fin 1945, notre auteur milite dans cette organisation, pris entre le marteau du stalinisme et l’enclume du fascisme. C’est alors qu’il se présente à un concours de l’école française d’Athènes pour des bourses d’études supérieures post-doctorales en France. Il bénéficie ainsi d’une aide pour effectuer une thèse de philosophie. Avec d’autres étudiants, il est exfiltré en bateau en décembre 1945, et rejoint Paris via l’Italie et la Suisse. (suite…)

François Bérard, Castoriadis et la technique

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François Bérard
Castoriadis et la technique

Mis en ligne par Lieux communs le 1er mars 2019

Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature-technique-société chez Cornelius Castoriadis ». (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2004. 121 pages)

Castoriadis est difficilement classable dans une discipline. Il parle de philosophie, d’histoire, d’anthropologie, de logique, de mathématique, de psychanalyse, etc. Nous l’envisagerons comme un penseur à la jointure de multiples disciplines, pour lequel la question de ce qu’il fait précisément ne se pose pas vraiment. C’est un penseur de la modernité. Pour lui, celle-ci est inséparable de la technique, qui en constitue une dimension centrale et particulièrement structurante. Castoriadis souhaite en finir avec le mythe du progrès et d’une technique qui se développerait d’elle-même, tel un processus inéluctable. Selon lui, l’enjeu est vital : la technologie occidentale détruit le monde et domine nos vies, nos institutions, nous enlevant la capacité d’être les maîtres de notre propre devenir. Je vais tenter ici de vous introduire cet auteur en prenant l’entrée de la technique – qui n’est pas la moindre des entrées. Mais avant de penser la technique dans la modernité, ce qui est notre principal enjeu, il nous faut passer par les détours qui sont les siens. Ce « détour » est celui de la différence et du décentrement. Il s’agira par là de comprendre que notre institution de la technique et de son rôle n’est qu’une institution particulière et qu’elle ne peut être érigée en modèle.

Je ne souhaite pas faire un exposé au sens propre du terme : donner la thèse d’un auteur concernant un thème spécifique. J’essaierai plutôt, dans la mesure du possible, de montrer le chemin qui mène à ses hypothèses, de vous mettre dans le mouvement de ce faire pensant qui est le sien. Pour cela, il va falloir que nous nous interrogions sur le triptyque nature-technique-société qui est au cœur de sa réflexion. Si l’on pense ces trois termes comme des objets bien délimités et indépendants, nous arrivons, comme nous le verrons, à l’hypothèse d’une autonomie réelle de la technique, corrélative d’un grand rapport de l’homme à une nature objective. Il faut pourtant les penser dans leurs imbrications, dans leurs rapports sui generis : le « système castoriadien » nous montre à quel point il est difficile de penser une extériorité de la technique vis-à-vis du social. Mais, paradoxalement, nous avons bien affaire, aujourd’hui, à une certaine autonomie de la technique, autonomie qu’il faut comprendre comme une institution social-historique.

(suite…)

Claude Helbling et Olivier Fressard, « Castoriadis vs Heidegger » (1)

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Claude Helbling et Olivier Fressard

Castoriadis contra Heidegger (1)

Mis en ligne par Lieux communs le 26 novembre 2020

« C’est l’activité humaine qui a engendré l’exigence d’une vérité brisant les murs des représentations de la tribu chaque fois instituées » (1)

Cornelius Castoriadis est né le 11 mars 1922 à Constantinople. Il grandit à Athènes et y fait des études de droit, d’économie et de philosophie. Précocement engagé en politique, il adhère en 1937 à l’organisation illégale des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxás, puis, en 1942, à une organisation trotskiste. En décembre 1945, bénéficiaire d’une bourse française, il embarque, avec 125 compatriotes, à bord du navire Mataroa pour Paris. En 1946, il fonde avec Claude Lefort une tendance de gauche du PCI, qui rompt avec le trotskisme en 1948, pour se constituer en groupe autonome sous le nom de Socialisme ou Barbarie, éponyme d’une revue qui paraît de 1949 jusqu’à 1965. Castoriadis, qui ne sera naturalisé français qu’en 1970, y écrit alors sous divers pseudonymes. Le groupe se dissout en 1967. Par ailleurs, Castoriadis sera économiste à l’OECE de 1948 à 1960, puis à l’OCDE de 1960 à 1970, et trois ans après sa démission de l’OCDE, sitôt sa naturalisation obtenue, deviendra psychanalyste à partir de 1973. Élu directeur d’études à l’EHESS en 1979, il y tient des séminaires de 1980 à 1995, sous le thème général : « Institution de la société et création historique ». Il est décédé à Paris le 26 décembre 1997 à l’âge de 75 ans.

La pensée de Castoriadis se présente sous deux aspects principaux étroitement solidaires, l’un politique, l’autre philosophique. Il décrit son itinéraire intellectuel de la manière suivante : « J’ai été subjugué par la philosophie dès que je l’ai connue, à treize ans. […]. Puis, en même temps que Marx, étaient venus Kant, Platon, Cohen, Natorp, Rickert, Lask, Husserl, Aristote, Hegel, Max Weber, à peu près dans cet ordre. Depuis, je n’ai jamais cessé de m’en préoccuper. Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. Mais, dès 1942, la politique s’était avérée trop absorbante et j’ai toujours voulu mener l’activité et la réflexion politiques sans y mêler directement la philosophie au sens propre du terme. C’est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu’apparaissent dans mes écrits l’autonomie, la créativité des masses, ce que j’aurais appelé aujourd’hui l’irruption de l’imaginaire instituant dans et par l’activité d’un collectif anonyme. […] C’est à partir d’une réflexion sur l’économie contemporaine, d’une critique immanente de son économie et de sa vue de la société et de l’histoire, non pas comme métaphysicien, que Marx est critiqué, puis mis à distance. Et c’est à partir d’une réflexion sur l’histoire et des diverses formes de société que son système est finalement rejeté, et l’idée de l’institution imaginaire de la société atteinte. Alors seulement […] la jonction s’opère avec la philosophie proprement dite et son histoire, l’appartenance de Marx à la métaphysique rationaliste est décrite, certaines prémices de l’idée d’imagination dans l’idéalisme allemand sont retrouvées. […]. Ce n’est qu’après […] l’arrêt de la publication de Socialisme ou Barbarie, que le travail philosophique commence à absorber la meilleure partie de mon temps libre […]. Mais ce travail est tout autant, sinon davantage, préoccupation avec les présupposés, les implications, le sens philosophique des sciences, de la psychanalyse, de la société et de l’histoire, que réflexion sur les grands textes du passé. » (2) Au plan politique, Castoriadis se préoccupe d’élucider et de préciser les conditions de possibilité de ce qu’il nomme « le projet d’autonomie » collective et individuelle. Au plan philosophique, il développe une ontologie du mode d’être propre au social-historique, qui est, pour lui, paradigme de l’ensemble des questions philosophiques, celles du temps présent comme celles héritées de la tradition. On ne pourrait mieux résumer la pensée et l’action de Castoriadis qu’en rappelant ce qu’il écrivait dans l’important article récapitulatif intitulé « Fait et à faire » (3) : (suite…)

Samuel Butler, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

Samuel Butler (1835-1902) et John Brunner (1934-1995). Deux Anglais nés à un siècle de distance et qui tous deux ont hissé la critique de la Machine, de la Mégamachine comme dirait Lewis Mumford – machinisme, machinistes, machination de l’homme et du monde – au rang de chefs-d’œuvre romanesques. Le premier, contemporain de Darwin, s’est colleté avec la théorie de l’évolution, l’a explorée, en a tiré des conséquences sinistres pour l’espèce humaine, bien avant les eugénistes, alias « transhumanistes » actuels et a fini par répudier le « darwinisme technologique (et social) », comme son auteur lui-même. Les Êtres vivants ne sont pas des machines (B. Louart). Ainsi, faut-il considérer « chacun des atomes de l’univers comme vivant, capable de sentir et de se souvenir, quoique dans une humble mesure. La vie doit être éternelle, comme l’est la matière, et la vie et la matière doivent être jointes indissolublement ainsi que le corps et l’âme » (Unconscious Memory).

Quant au second, John Brunner, faut-il se réjouir qu’il nous ait donné, voici un demi-siècle de cela, des romans aussi passionnants et prescients que Tous à Zanzibar, L’orbite déchiquetée, Le troupeau aveugle, Sur l’onde de choc, ou se révolter qu’il nous ait distraits avec ses terribles fictions devenues nos réalités d’aujourd’hui ? Hmm. Ce serait un sujet si l’on faisait encore des dissertations au lycée, comme dans ces années 70 où Brunner publiait ses romans dévorés par la jeunesse rock, hippie, gauchiste, underground, etc. Mais comme on n’en fait plus, lisez donc les notices du professeur Garcia pour vous faire une idée. (suite…)

Jean Brun, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

L’un est inconnu, l’autre est méconnu. L’un est protestant et l’autre catholique. Les deux poussèrent la critique de la Machine – du culte et de l’idolâtrie de la Machine – jusque dans leurs fondements métaphysiques (« désir », volonté de puissance) ; et fortifièrent par cette critique, l’autonomie philosophique du courant anti-industriel, à l’écart et contre les pseudo-critiques – heideggerienne, structuraliste et sous-marxiste.
C’est une lectrice qui nous a écrit au printemps dernier, après un entretien consacré à Bernard Charbonneau (ici) : s’il vous plaît, pourriez-vous parler aussi de Jean Brun ? C’était un proche de Ivan Illich et il a fait des livres importants.
La lectrice avait raison. Renaud Garcia a lu Jean Brun et il nous donne maintenant l’envie passionnée de le lire à notre tour. Merci lectrice, et voyez comme c’est simple. Il suffit de demander et notre bibliothécaire effectue les recherches pour vous et pour les intéressés.

Quant à Ivan Illich qui fut passagèrement le maître à penser des écologistes des années 70, jusque dans les colonnes du Nouvel Obs et aux éditions du Seuil, considérablement pillé, plagié, trahi, nous lui devons parmi d’autres concepts devenus classiques, ceux de « convivialité » et de « contre-productivité » – vous verrez, c’est d’une lumineuse évidence, et une fois qu’on a compris, on ne voit plus jamais l’économie et les économistes d’un œil perplexe. Un autre lecteur nous demande de signaler également Le Genre vernaculaire, un livre mis à l’index et au bûcher par certains féministes depuis sa parution en 1983. C’est fait. Lisons les livres au lieu de les interdire. Lisons-les nous-mêmes, d’abord, et faisons-nous notre propre opinion, avant de les blâmer et proscrire suivant la ligne du Parti, le prêt-à-penser du moment ou le dernier caprice de Camille. (suite…)

Simon Leys, « L’empire du laid »

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Simon Leys

L’empire du laid
(« Lettre des antipodes », Le Magazine littéraire, mars 2005)

Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc d’un de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de l’Amérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de l’arbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent qu’on avait de l’abattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à l’autre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, l’abattage était précédé d’une cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de l’arbre.

Des mœurs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment l’autre matin ; j’avais été réveillé par les hurlements d’une scie mécanique à l’œuvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui – apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable – présidait à l’abattage d’un magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans l’hémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris d’alarme. Mon voisin n’est pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais j’aurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il m’annonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait d’abattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : « Cet arbre donnait de l’ombre et il était infesté de rossignols. »

(suite…)

Cornelius Castoriadis, « Réflexions sur le racisme »

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Cornelius Castoriadis

Réflexions sur le racisme


Exposé au colloque de l’Arif
« Inconscient et changement social »,
le 9 mars 1987. Publié dans Connexions, n° 48,1987,
puis dans Les carrefours du Labyrinthe III
Le monde morcelé,
1990, Le Seuil 

(mis en ligne en 2009 sur le site du collectif Lieux communs) 

Nous sommes ici, cela va de soi, parce que nous voulons combattre le racisme, la xénophobie, le chauvinisme et tout ce qui s’y apparente. Cela au nom d’une position première : nous reconnaissons à tous les êtres humains une valeur égale en tant qu’êtres humains et nous affirmons le devoir de la collectivité de leur accorder les mêmes possibilités effectives quant au développement de leurs facultés. Loin de pouvoir être confortablement assise sur une prétendue évidence ou nécessité transcendantale des « droits de l’homme », cette affirmation engendre des paradoxes de première grandeur, et notamment une antinomie que j’ai maintes fois soulignée et que l’on peut définir abstraitement comme l’antinomie entre l’universalisme concernant les êtres humains et l’universalisme concernant les « cultures » (les institutions imaginaires de la société) des êtres humains. J’y reviendrai à la fin.

Mais ce combat, comme tous les autres, a été à notre époque souvent détourné et retourné de la manière la plus incroyablement cynique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’État russe se proclame antiraciste et antichauvin, alors que l’antisémitisme encouragé en sous-main par les pouvoirs bat son plein en Russie et que des dizaines de nations et d’ethnies restent toujours de force dans la grande prison des peuples. On parle toujours – et à juste titre – de 1’extermination des Indiens d’Amérique. Je n’ai jamais vu personne se poser la question : comment une langue qui n’était, il y a cinq siècles, parlée que de Moscou à Nijni-Novgorod a-t-elle pu atteindre les rives du Pacifique, et si cela s’est passé sous les applaudissements enthousiastes des Tatars, des Bourites, des Samoyèdes et autres Toungouzes. (suite…)

« Planète des humains ou Comment le capitalisme a absorbé l’écologie » (Jeff Gibbs, Michael Moore)

PMO, « Du « transidentitaire » à l’enfant-machine »

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Pièces et main-d’œuvre

Du « transidentitaire » à l’enfant-machine

Voici un entretien avec Fabien Ollier, à propos de son livre L’Homme artefact.
Indistinction des sexes et fabrique des enfants (Éditions QS ?),
précédé de rappels et considérations sur le sujet. 

Depuis la parution de notre Manifeste des Chimpanzés du futur contre le transhumanisme, en septembre 2017 (Éditions Service compris), nous voyons des volées d’ouvrages tournant dans l’air du temps, autour du même sujet, s’abattre sur les tables des librairies. Peut-être avons-nous mis à jour un puzzle de faits et d’explications qui, une fois assemblés, saute aux yeux avec la force de l’évidence et de la surprise, contraignant dès lors ceux qui l’ont vu à y penser et à en parler. Et il en sera ainsi tant que l’humain, le vivant politique dans son milieu vivant, sera une cause disputée, et non un produit de laboratoire commandé sur Amazon et livré par drone.

Parmi les pièces de ce puzzle en cours depuis vingt ans, on peut citer en vrac et de manière non exhaustive : les concepts de machination et d’auto-machination (homme-machine, monde-machine, etc.) ; le lien établi entre volonté de puissance et développement des moyens/machines (mekhané) de cette puissance ; la filiation reliant la technologie (moyens de production) à la technocratie (en tant que classe détentrice effective de ces moyens) et la technocratie au transhumanisme ; le « multiculturalisme » et le transhumanisme comme idéologies dominantes – et convergentes – de la technocratie dirigeante. Au même titre que son art, « l’art contemporain », est l’art officiel de notre époque. La reproduction artificielle de l’humain et la convergence, objective et subjective, entre transhumanistes et transidentitaires (alias queer).

Parmi la volée de livres évoquée plus haut, il en est de mauvais et d’autres. Sans parler des livres transhumanistes, consacrés à la défense et illustration de « l’homme augmenté », nous avons vu passer des ouvrages platement opportunistes, d’auteurs et d’éditeurs désireux de figurer sur ce marché, et dans ce débat ouvert par l’intrigante audience du Manifeste ; quitte à en paraphraser les références et les idées. Il aurait fallu recenser ces livres au fur et à mesure, engager la discussion avec leurs auteurs, etc. Faute de temps, nous avons préféré creuser notre propre enquête (1), et participer à la contestation populaire des villes-machines (smart city) avec le mouvement anti-Linky. (suite…)

Christopher Lasch,  Nouveau regard sur « La Culture du narcissisme »

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Christopher Lasch

 Nouveau regard sur
La Culture du narcissisme

(Postface à l’édition de 1991)

 

Grâce à Tom Wolfe et à toute une meute de journalistes de moindre importance, les années soixante-dix avaient déjà été baptisées « décennie du moi » lorsque La Culture du narcissisme a été publiée en 1979. De nombreux commentateurs n’ont vu évidemment dans ce livre qu’une analyse supplémentaire des attitudes égocentriques qui paraissaient avoir détrôné les préoccupations sociales des années soixante. Les journalistes nous ont appris à considérer les décennies comme l’étalon du temps historique et à voir apparaître un nouvel ensemble de tendances culturelles tous les dix ans. Si les années soixante étaient l’ère du Verseau, de l’engagement social et de la révolution culturelle, les années soixante-dix n’ont pas tardé à être identifiées comme l’ère de l’égocentrisme et du repli politique.

Les critiques ont accueilli La Culture du narcissisme comme une « jérémiade » supplémentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les années soixante-dix. Ceux qui ont trouvé le livre trop sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façon bientôt dépassé, puisque la décennie qui allait commencer nécessiterait un nouvel ensemble de tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afin de se distinguer des décennies précédentes.

Malgré les prédictions de nombreux commentateurs, les années quatre-vingt n’ont toutefois pas été celles d’un retour à l’altruisme et à l’esprit civique. Les yuppies qui ont donné le ton culturel de cette décennie n’étaient pas des exemples de dévouement altruiste au bien public. À présent que commence une nouvelle décennie, on me demande, selon l’expression du New York Times, si « le je commande toujours ». Sommes-nous encore aujourd’hui une nation de « Narcisses contemporains » ? Ou avons-nous enfin commencé à redécouvrir le sens du devoir civique ? Ces questions sont, je pense, mal posées ; mais, même s’il s’agissait de bonnes questions, elles n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes que pose La Culture du narcissisme.

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Jacques Ellul, « Contre les violents »

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Jacques Ellul

Contre les violents
(1972)

Extraits du chapitre III

La violence comme nécessité

Le premier acte, par conséquent, d’une démarche chrétienne concernant la violence est de savoir ce qu’il en est. Et, si on applique un réalisme rigoureux, il faut aller loin au-delà de ce que l’on dit généralement à ce sujet, parce que l’homme naturel se cache la situation, ne peut supporter concrètement ce qu’il en est, se raconte des histoires pour cacher la réalité. Et dans un premier mouvement il nous faut constater l’universalité de la violence, même là où l’homme prétend l’en avoir exclue. J’ai longuement démontré ailleurs (1) que tout État est fondé et ne subsiste que sur et par la violence. Je refuse de faire la distinction classique entre force et violence : les juristes ont inventé que lorsque c’est l’État qui use de contrainte et même de brutalité, c’est la « force », seuls les individus ou les groupes non étatiques (syndicats, partis) useraient de violence : c’est une distinction totalement injustifiée. L’État s’établit par une violence : révolutions américaine ou française, États communistes, État franquiste, etc. Il y a toujours une violence au départ, et l’État devient légitime lorsque les autres États le reconnaissent (je sais que ce n’est pas le critère habituel de la légitimité, mais c’est le seul sérieux !) : or quand le reconnaît-on ? Lorsque le régime a duré assez longtemps : pendant les premières années on est scandalisé par la violence qui est à l’origine et puis on s’habitue. Au bout de quelques années, on reconnaît l’État communiste, Hitler, Franco, etc., comme légitime. Actuellement ce qui dans le monde entier paraît irrégulier, c’est que la Chine de Mao ne soit pas reconnue comme légitime.

Or, comment ce gouvernement se maintient-il ? uniquement par la violence. Il lui faut éliminer ses adversaires, mettre en place de nouvelles structures ; tout cela est affaire de violence. Et même lorsque la situation paraît normalisée, les autorités ne peuvent vivre qu’en exerçant des violences successives. Quelle est la limite entre la brutalité policière et une autre ? Le fait qu’elle est légale ? Mais ne sait-on pas à quel point les lois peuvent être faites aussi pour justifier la violence ? Le plus bel exemple est évidemment le jugement de Nuremberg : il fallait supprimer les chefs nazis. C’était normal, c’était une réaction de violence contre une violence. Les violents vaincus, on se venge. Mais les scrupules démocratiques ont prétendu qu’il ne s’agissait pas de violence mais de justice. Or, rien ne condamnait légalement ce que ces chefs nazis avaient fait : on a alors fabriqué une loi spéciale, sur le génocide entre autres, grâce à laquelle on a pu condamner en toute bonne conscience, comme un tribunal sérieux, en disant que c’était la justice et non la violence. Réciproquement, on savait parfaitement que Staline en faisait autant que Hitler quant au génocide, aux camps de déportation, à la torture, aux exécutions sommaires… seulement il n’était pas battu : on ne pouvait donc le condamner. Simple question de violence.

Et à l’intérieur, l’action de l’État n’est-elle pas violence ? La grande loi, la grande règle de l’État c’est de faire régner l’ordre. Ce n’est pas l’ordre légal qui compte d’abord, c’est l’ordre dans la rue. Il n’y a de contrainte fidèle aux lois, soumise à la justice que lorsque les situations ne sont pas trop difficiles, lorsque les citoyens sont obéissants, lorsque l’ordre règne en fait. Mais sitôt que l’on est en crise et en difficulté, alors l’État se déchaîne, et il fait comme pour Nuremberg, il fabrique des lois spéciales pour justifier son action qui en elle-même est pure violence. Ce sont les « lois d’exception », dans l’« état d’urgence », notions qui existent dans tous les « pays civilisés ». On est en présence d’une apparence de légalité recouvrant une réalité de violence. Et nous retrouvons cette relation de violence à tous les niveaux de la société. Car la relation économique, la relation de classe sont-elles autre chose que des relations de violence ? Il faut vraiment accepter de voir les choses comme elles sont et non comme on les imagine ou comme on les souhaite !

(suite…)

Lewis Mumford, « L’héritage de l’homme »

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Brochure 4 textes Mumford

Lewis Mumford
L’héritage de l’homme
(1972)

Traduction française
par Annie Gouilleux, mars 2012.

Ce texte a été publié dans Notes & Morceaux choisis.
Bulletin critique des sciences, des technologies
et de la société industrielle
, n° 11 – 2014

 

La primauté de la pensée

Afin d’analyser la technique, l’évolution de la société et le développement humain, je suis parti d’une étude de la nature humaine. Et pour commencer, je rejette cette notion anthropologique persistante, d’abord suggérée par Benjamin Franklin et Thomas Carlyle, qui assimile l’homme, principalement sinon exclusivement, à un animal qui utilise et fabrique des outils : Homo faber. Même Henri Bergson, philosophe dont je respecte les idées, l’a décrit ainsi. Certes, l’homme est un animal techniquement ingénieux qui fabrique des outils, façonne des ustensiles, construit des machines et prospecte son milieu physique – il est au moins cela ! Mais – et tout aussi essentiellement – c’est un être tourmenté par ses rêves, qui pratique des rites, invente des symboles, parle, élabore des langages, s’organise, préserve ses institutions ; il est motivé par des mythes, fait l’amour et part à la recherche d’un dieu ; et ses réalisations techniques seraient restées dérisoires s’il n’avait possédé au plus haut point ces autres qualités souveraines. L’homme lui-même est la réalité fondamentale et non ses moyens techniques externes. Contrairement à ce que raconte la légende mésopotamienne, les dieux n’ont pas inventé l’homme dans le seul but de le charger du travail servile qui leur était importun et pénible.

Les principales inventions techniques de l’homme sont enracinées dans son organisme originel, qu’il s’agisse de la standardisation, de l’automation ou de la cybernétique : car en réalité, loin d’être une découverte moderne, les systèmes automatiques sont peut-être les plus anciens mécanismes de la nature puisque les réponses sélectives du système endocrinien et les réflexes ont précédé de plusieurs millions d’années ce super-ordinateur que nous appelons le prosencéphale, ou isocortex [1]. Néanmoins, tout ce qui peut porter le nom de culture humaine possède obligatoirement certains caractères techniques spécifiques : la spécialisation, la standardisation, l’exercice répétitif ; et le plaisir enthousiaste que prenait l’homme primitif à la répétition enjouée, trait que partagent encore les jeunes enfants comme le savent tous les parents, fut à l’origine de toutes les autres grandes inventions culturelles, notamment le langage parlé. Les progrès extraordinaires de l’Homo sapiens s’expliquent par le fait qu’il ait exploité et développé son organisme tout entier, sans se contenter trop facilement de ses membres et de ses mains pour lui servir d’outils ou les fabriquer. À l’occasion de ces premières innovations techniques, l’homme ne s’efforçait pas de transformer son environnement, et encore moins de vaincre la nature : car, dans son entourage, le seul élément sur lequel il pouvait exercer un contrôle réel, sans outils externes, était le plus proche : son propre corps que commandait un cerveau très actif, tout aussi occupé à rêver la nuit qu’à chercher de la nourriture, affronter le danger et trouver un abri le jour. (suite…)