Version imprimable de la postface à Du satori à la Silicon Valley
Aurélien Berlan
Postface à
Du satori à la Silicon Valley
de Theodore Roszak
Éditions Libre, 2022
L’intérêt porté en France à l’œuvre de Theodore Roszak (1933-2011) est révélateur des vicissitudes de la critique du « système », c’est-à-dire de la société industrielle caractérisée par la synergie entre le capitalisme, l’État bureaucratique et la technoscience. Largement connu et traduit dans les années 1970, alors que la contestation de ces trois puissances sociales fait rage, il tombe dans l’oubli à partir des années 1980, avec la reprise en main néolibérale du monde et la canalisation sociale-démocrate de la critique sociale (1). Depuis quelques années, dans un contexte où l’accélération du désastre socio-écologique relance la critique radicale, il réémerge en tant que fondateur de l’écopsychologie (2). Ce prisme-là peut toutefois induire en erreur sur la pensée de l’essayiste et historien californien, tant l’écopsychologie, telle qu’elle est vendue dans les rayons « développement personnel » des librairies, conduit à dépolitiser l’écologie et à nourrir le greenwashing ambiant, à rebours des intentions de celui qui a forgé le terme (3). Ce faisant, Roszak voulait souligner que l’impasse socio-écologique dans laquelle nous nous enfonçons était le symptôme d’une profonde aliénation psychique, liée au primat de la vision scientiste et technocratique du monde (ce qu’il appelle la « conscience objective (4) »). En sortir suppose donc de libérer l’écologie des griffes des gestionnaires du « système-Terre » pour en saisir la portée subversive sur les plans social, culturel et spirituel. À la manière du groupe français Survivre et vivre (5), Roszak défend une critique de la modernité industrielle qui, loin de se cantonner à la dénonciation de la quête de profit, inclut une critique de la technoscience et de sa conception étriquée de la rationalité. L’écologie doit prendre la forme d’une contre-culture (autre notion qu’il a sinon forgée, du moins contribué à diffuser), à la fois contre l’establishment conservateur et ses critiques progressistes – qu’il s’agisse de la gauche classique ou de la « nouvelle gauche ». Et c’est à ce titre qu’il suscite à nouveau de l’intérêt, à l’heure où les invitations à « déserter » la Grande Armée du Progrès industriel et à combattre sa politique de la Terre brûlée se multiplient comme dans les années 1960 et 1970. En témoigne la nouvelle traduction en 2021 de son essai phare de 1969 sur la contre-culture américaine : Naissance d’une contre-culture. (suite…)