Julia Laïnae et Nicolas Alep, « Contre l’alternumérisme »

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Julia Laïnae et Nicolas Alep

Contre l’alternumérisme

Chapitre 6
La pensée de Jacques Ellul
et la réalité du système technicien de nos jours

L’ambivalence de la Technique et le système technicien

Au cours de presque chaque débat que nous avons sur le sujet, après que nous avons exposé en long et en large l’ensemble des conséquences destructrices de la numérisation du monde, arrive un moment ou une (ou plusieurs) personne(s) nous di(sen)t : « Mais le numérique, ce n’est qu’un outil, il suffit de bien l’utiliser ; il y a forcément des possibilités de le contrôler, de le maîtriser. » Il faudrait pour cela distinguer « les mauvais des bons usages » et ne garder que les « bons côtés ».

Croire que tout dépend de l’usage que l’on en fait, c’est penser que la Technique est neutre. Et effectivement, l’exemple suivant revient si souvent : « Avec un couteau, on peut peler une pomme ou tuer son voisin. » Ellul, comme de nombreux penseurs de la Technique, explique que ce genre de comparaison est absurde, car la Technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages (1). C’est-à-dire qu’elle induit intrinsèquement, quel que soit l’usage que l’on en fait, un certain nombre de conséquences, indissolublement positives et négatives. En tout cas, ce n’est pas une affaire d’intention : la Technique contient en elle-même des potentialités qui seront inévitablement exploitées. « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille », disait ainsi Hannah Arendt. Paul Virilio, lui, expliquait :

Inventer le train, c’est inventer le déraillement, inventer l’avion, c’est inventer le crash […]. Il n’y a aucun pessimisme là-dedans, aucune désespérance, c’est un phénomène rationnel […], masqué par la propagande du progrès (2).

La Technique n’est donc ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, mais ambivalente. Les exemples le confirmant ne manquent pas : pas de rationalisation de la production sans aliénation des producteurs, pas d’économie numérique sans concentration capitalistique, pas de nucléaire civil sans son pendant militaire, son secret-défense, sa raison d’État et ses déchets radioactifs. La numérisation à 1’œuvre actuellement nous (sur)connecte à la société et nous déconnecte du monde. Elle nous rend plus efficaces et nous fait perdre du temps. C’est un tout, qu’on le veuille ou non. (suite…)

Baptiste Rappin, « Opération Cybernétique »

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Opération Cybernétique

 Baptiste Rappin
(maître de conférences HDR à l’université de Lorraine)

 

Cette transformation de la santé en produit de consommation sociale est reflétée dans l’importance donnée aux statistiques médicales. […] L’avance de la médecine s’est traduite davantage dans le contrôle des taux d’incidence que dans l’accroissement de la vitalité des individus.

Ivan Illich, La convivialité (1972)

 

Voici maintenant près de deux ans que la planète vit au rythme de la Covid-19. Pas une journée sans son lot de reportages, d’articles et de tweets ; pas une semaine sans son assortiment de prévisions, d’annonces et de mesures. Cette période, sous quelque aspect que nous la considérions (vaccinal, épidémiologique, médiatique, politique, etc.), nous décidâmes de la baptiser du nom d’« opération cybernétique », et nous souhaiterions dans les lignes qui viennent nous en expliquer. Peut-être serions-nous même susceptibles, à la fin de cette brève présentation, d’envisager les deux ans écoulés dans le cadre d’un paradigme unifié, possibilité nouvelle qui assurément trancherait avec la séparation des domaines – fâcheuse caractéristique d’une logique de division du travail universitaire poussée à son terme – qui caractérise les analyses actuelles. (suite…)

David Cayley, « De la vie », lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

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David Cayley
De la vie
Lettre ouverte à Jean-Pierre Dupuy et Wolfgang Palaver

Traduction d’Annie Gouilleux
Mis en ligne sur le site Et vous n’avez encore rien vu le 22 novembre 2021

« Et Galaad s’empara des gués du Jourdain, avant que ceux d’Éphraïm n’y arrivassent. Et quand un des fugitifs d’Éphraïm disait : Laissez-moi passer ; les gens de Galaad lui disaient : Es-tu Éphratien ? Et il répondait : Non.
Alors, ils lui disaient : Eh bien, dis : Shibboleth ; et il disait shibboleth, sans faire attention à bien prononcer ; alors, le saisissant, ils le mettaient à mort aux gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Éphraïm. » (Juges 12 : 5-6)

Un shibboleth est une ligne de démarcation, et c’est lorsqu’elles sont minces comme le fil du rasoir que les lignes de démarcation sont le plus clivantes. Pour Ephraïm, quarante-deux mille vies était le prix à payer pour rien de plus que ce que les linguistes appellent une fricative sourde. Nous n’en sommes pas encore là, mais il est certain que la pandémie crée des divisions entre amis. (Éphraïm et Galaad étaient-ils après tout si différents, si tout ce qui les distinguait était leur capacité à prononcer un son si essentiel ?) Il semble que l’un des shibboleths qui nous sépare soit le mot vie. Deux amis que j’admire se sont récemment trouvés en désaccord avec moi à propos de ce mot et de mon interprétation des idées d’Ivan Illich à ce sujet. (suite…)

Ivan Illich, « L’art d’habiter »

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Ivan Illich

L’art d’habiter

Discours devant le Royal Institute
of British Architects, York, juillet 1984,
pour le 150e anniversaire de sa fondation

Habiter est le propre de l’espèce humaine. Les animaux sauvages ont des terriers, les chariots rentrent dans des remises et il y a des garages pour les véhicules automobiles. Seuls les hommes peuvent habiter. Habiter est un art. Une araignée naît avec l’instinct de tisser une toile particulière à son espèce. Les araignées, comme tous les animaux, sont programmées par leurs gènes. L’humain est le seul animal à être un artiste, et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre. Une demeure n’est ni un terrier ni un garage.

La plupart des langues emploient le terme vivre dans le sens d’habiter. Poser la question « Où vivez-vous ? », c’est demander en quel lieu votre existence façonne le monde. Dis-moi comment tu habites et je te dirai qui tu es. Cette équation entre habiter et vivre remonte aux temps où le monde était encore habitable et où les humains l’habitaient. Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage. Cette écriture pouvait être inscrite dans la pierre par des générations successives ou reconstruite chaque saison des pluies avec quelques roseaux et des feuilles. Jamais la demeure n’était achevée avant d’être occupée – contrairement au logement contemporain, qui se délabre dès le jour même où il est prêt à être occupé. Une tente, il faut la réparer chaque jour, la dresser, l’assujettir, la démonter. Une ferme croît et décroît selon l’état de la maisonnée : là voit-on depuis une colline voisine qu’on peut souvent discerner si les enfants sont mariés, si les vieux sont déjà morts. Une bâtisse se perpétue d’un vivant à l’autre ; des rites en marquent les étapes importantes : il peut s’être écoulé des générations entre la pose de la pierre angulaire et l’équarrissage des chevrons. Pareillement, un quartier urbain n’est jamais terminé ; encore au XVIIIe siècle les quartiers populaires défendaient leur art particulier d’habiter en s’ameutant contre les améliorations que les architectes s’efforçaient de leur imposer. L’art d’habiter fait partie intégrante de cette économie morale si bien décrite par E.P. Thompson. Il a succombé devant les avenues royales qui ont éventré les îlots au nom de l’ordre, de la propreté, de la sécurité et du décorum. Il a succombé devant la police qui, au XIXe siècle, a donné des noms aux rues et des numéros aux maisons. Il a succombé devant les professionnels, qui ont introduit les égouts et les réglementations. Il a été quasiment supprimé par l’économie du bien-être qui a exalté le droit de chaque citoyen à son garage et à son récepteur de télévision. (suite…)

Renaud Garcia, « Le Désert de la critique » (conclusion)

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Renaud Garcia

Le Désert de la critique
Déconstruction et politique
(Éditions L’Échappée, 2015)

 

Conclusion
Où en sommes-nous ?

Le titre de ce chapitre conclusif est une forme de clin d’œil à l’héritage situationniste, puisqu’il emprunte l’intitulé d’un texte de Miguel Amorós (¿Dónde Estamos?), membre du collectif post-situationniste de l’Encyclopédie des Nuisances, et l’un des principaux auteurs et militants actuels continuant de mêler la critique radicale du développement technologique à des positions libertaires. Se placer sous l’égide de ce type d’auteurs, c’est en effet souligner une ligne de faille au sein de la critique sociale contemporaine, qui a trait à l’attitude à adopter face aux perfectionnements de la technique. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la relégation du thème de l’aliénation dans les marges de la critique sociale a ouvert le champ à des formes de luttes identitaires et affinitaires démultipliées, fondées sur l’exploration de nouveaux modes de relations, où la sexualité devient centrale. Or, on le voit avec la référence au cyborg (Haraway), à l’hybridation (Preciado, Bourcier, Iacub), au communisme informationnel (Negri et Hardt), ces nouvelles formes de luttes relevant de l’antinaturalisme tiennent de fait le développement technologique pour la base matérielle de l’émancipation. En cela, elles marquent l’aboutissement social de la logique de la déconstruction, qui ne peut plus engendrer qu’un réseau anonyme de forces s’agençant de manière fluctuante et aléatoire, et dont le seul horizon est de pouvoir un tant soit peu fonctionner. Foucault, dans sa période « structuraliste », semblait se tourner vers ce genre de futur :

Je crois que l’on peut définir l’optimum du fonctionnement social en l’obtenant, grâce à un certain rapport entre augmentation démographique, consommation, liberté individuelle, possibilité de plaisir pour chacun, sans jamais s’appuyer sur une idée de l’homme. Un optimum de fonctionnement peut être défini de manière interne, sans que l’on puisse dire « pour qui » il est meilleur que cela soit ainsi (1).  (suite…)

Ivan Illich, « L’obsession de la santé parfaite »

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Ivan Illich
L’obsession de la santé parfaite
Un facteur pathogène dominant

Publié dans Le Monde diplomatique en mars 1999

Dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine.

Quan on considère en historien notre médecine, c’est-à-dire la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité que l’ars medendi et curandi s’est séparé, en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie et du droit. C’est là que, par le choix d’une petite partie des écrits de Galien (1), le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un territoire distinct de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une fragmentation qui n’a jamais été opérée dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.

Bologne, en donnant l’autonomie universitaire au savoir médical et, de plus, en instituant l’autocritique de sa pratique grâce à la création du protomedicato, a jeté les bases d’une entreprise sociale éminemment ambiguë, une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser.

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Patrick Geddes, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Patrick Geddes
(1854-1932)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 7 janvier 2021

 

Dans le quartier historique d’Édimbourg s’élève un bâtiment carré, haut de vingt-cinq à trente mètres, qui domine la cité et offre au regard un panorama circulaire. On y entre comme on s’ouvre au monde, entre une mappemonde au dix-millionième et un buste de Pallas. Des peintures, des cartes murales et horizontales, des exhibitions d’artefacts nationaux accompagnent le visiteur. Puis, d’étages en étages, on étudie l’Europe, les arcanes linguistiques de l’Empire britannique, puis l’Écosse, la ville d’Édimbourg, jusqu’à une petite tour où se situe la Chambre noire (caméra obscura). Dans cette dernière salle, un vaste appareil photographique projette sur un écran horizontal peint en blanc de multiples images de la ville recueillies à l’extérieur. Telle est l’Outlook Tower (la tour d’observation), pensée et réinventée par le naturaliste et géographe écossais Patrick Geddes. Ce point d’observation unique, musée géographique exaltant l’identité celte dans ses rapports avec la nature et le monde, condense les principes éducatifs, architecturaux et politiques de ce savant généraliste. Un honnête homme à l’époque des débuts de la spécialisation.

À la fin du XIXe siècle, au Royaume-Uni, le fonctionnement des vieilles universités de Cambridge et d’Oxford, fondées sur la collégialité, est contesté. Des réformateurs cherchent à implanter le modèle de l’université divisée en départements contrôlés par des spécialistes. Lesquels feront cours à de futurs spécialistes, et ainsi de suite. Geddes, quant à lui, est certes un « positiviste », disciple d’Auguste Comte. Autrement dit un esprit qui assigne à la science la tâche de voir pour prévoir, en substituant à la question « pourquoi ? » la question « comment ? ». Positiviste, donc, mais d’une espèce démocratique. Le savoir scientifique doit valoir pour tous. Chaque étudiant, et plus encore chaque adulte, doit être capable d’analyser et de comprendre scientifiquement son expérience personnelle. Geddes s’initie aux sciences de la nature, botanique et biologie, sous la férule des plus grands de son époque, notamment Thomas Henry Huxley, ci-devant « bouledogue » de Darwin ; celui qu’on lâche dès que les prêtres s’enflamment contre la découverte de notre parenté simiesque. Si l’on croit, du moins, que l’on doit cette découverte à Darwin, suivant la légende répandue par ses disciples. Thomas Henry Huxley est le grand-père de Julian, théoricien de l’eugénisme et inventeur du terme « transhumanisme » , et de son frère Aldous, l’auteur du Meilleur des mondes.

Mais Geddes refuse de s’enfermer dans une spécialisation. En 1880, après avoir étudié la biologie à Londres, en France et tenté une expédition au Mexique, il se fixe à Édimbourg où son intérêt bascule vers la réforme sociale et la réflexion sur l’évolution des grandes villes industrielles. Dans un monde de plus en plus cloisonné, Geddes détonne. Lui qui refuse le principe des évaluations et des examens, il cherche sans cesse à établir les relations réciproques entre les diverses branches du savoir, au bénéfice de la vie. Les livres sont choses précieuses. Mais avant tout, « nous apprenons en vivant », avance-t-il. Et de montrer l’exemple en multipliant les initiatives éducatives en tout genre et les projets de réforme urbaine et civique, aux quatre coins du monde, tels les plans de l’université hébraïque de Jérusalem et de la ville de Tel-Aviv. (suite…)

Ivan Illich, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Ivan Illich
(19262002)

Mis en ligne par Pièces et main-d’œuvre sur leur site le 17 octobre 2020

Un penseur incarné. Appelé par le génie des lieux. Ainsi pourrait-on évoquer Ivan Illich, prêtre itinérant qui, toute sa vie, pensa et cultiva la convivialité, l’amitié et l’hospitalité. Né à Vienne, en Autriche, d’une famille mi-yougoslave mi-allemande, il émigre après la Seconde Guerre mondiale vers l’Italie. Tour à tour guide de montagne, berger et traducteur des multiples langues qu’il croise, il étudie dans le même temps la cristallographie, la chimie, la théologie et l’histoire. Polyglotte, pressenti pour accomplir une carrière diplomatique au Vatican, il rompt avec ce destin – sans pour autant rejeter l’Église ni le catholicisme, auquel il doit sa construction intellectuelle et nombre de ses concepts – pour devenir, dans les années 1950-1960, jeune prêtre dans une paroisse portoricaine de New York. Vice-recteur de l’université de Porto Rico, il dénonce des manquements aux missions de son ministère. Ses démêlés avec la hiérarchie l’obligent à s’en aller. Sillonnant l’Amérique latine à pied et en autobus, il élit domicile au Mexique et fonde, à Cuernavaca, le CIDOC (Centro Intercultural de Documentaciôn), qu’il dirige de 1966 à 1976. Cette université libre laisse la part belle aux rencontres, aux conversations, à l’enquête et à l’amitié. Elle ouvre ses portes à tous ceux – intellectuels, artistes, militants, étudiants, simples curieux – qui désirent mieux comprendre ce que le Développement (autrement dit le Progrès sans merci) fait aux individus et aux communautés dans la société industrielle. Mieux comprendre. Pas mieux aider. Illich ne laisse aucune illusion à ces étudiants américains bien intentionnés qui se portent volontaires pour aider les pauvres mexicains. Dans ce cas le don est un poison, comme il le dira frontalement aux boy-scouts états-uniens. Les membres des classes supérieures d’une « démocratie » avancée ne peuvent que perpétuer le mépris envers les autochtones, ignorants qu’ils sont de leur passé et de leurs traditions. (suite…)

Jacques Luzi, « Lettre à mes « amish » de PMO à propos des « Lumières » de Macron »

Mis en ligne le 17 octobre 2020 par PMO sur leur site

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Lettre à mes « amish » de PMO
à propos des « Lumières » de Macron

Le propre de cette idéologie technocratique
est de se présenter comme étant sans alternative : on n’a pas le choix !
Jürgen Habermas, 1968.

J’ai bien reçu votre « 5G : avis aux opposants sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste » (20 septembre 2020), dans lequel vous n’avez pas manqué de mettre en exergue cette déclaration du Président de la République : « La France est le pays des Lumières, le pays de l’innovation. J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile. Je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine» (14 septembre 2020).

Je n’ai qu’une connaissance superficielle de qui sont les amish, aussi ne parlerai-je que des « amish », à la fois au sens méprisant donné par Macron et au sens d’« amis ». J’ai, par contre, une conscience un peu plus fouillée de l’enseignement des Lumières, qui est sans rapport avec l’injonction à l’innovation technologique systématique. Ayant à délivrer un cours d’Histoire de la pensée à une jeunesse étudiante parfois soucieuse d’échapper au carcan abêtissant de la « professionnalisation », j’envisage cette année de le présenter à partir de quelques commentaires à propos de cette affligeante déclaration présidentielle, dont le seul mérite est de démontrer, si tant est qu’il faille encore le faire, l’inculture, la médiocrité et la mauvaise foi de nos gouvernants (comme de leurs fidèles chalands). Et de confirmer ce jugement de Rousseau : « Il est douteux que depuis l’existence du monde, la sagesse humaine ait jamais fait dix hommes capables de gouverner leurs semblables. » Je me permets, en retour de votre texte, de partager quelques idées directrices de cette introduction.

(suite…)

David Cayley, « Sur la pandémie actuelle, d’après le point de vue d’Ivan Illich »

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David Cayley

Sur la pandémie actuelle,
d’après le point de vue d’Ivan Illich

Publié le 8 avril 2020 sur son blog davidcayley.com
Traduction française parue sur lundimatin le 18 mai 2020

La semaine dernière, j’ai commencé à écrire un texte au sujet de la pandémie du Covid-19. J’ai essayé de dégager la question principale que cette pandémie soulève, à mes yeux : l’effort massif et coûteux déployé pour endiguer et limiter les maux causés par le virus est-il le seul choix qui s’offre à nous ? Cet effort est-il une sorte de réponse évidente, inévitable, dictée par la simple prudence, afin de protéger toutes les personnes les plus vulnérables ? Ou bien n’est-il pas une forme désastreuse, qui cherche à contrôler ce qui est clairement hors contrôle ? Un effort qui doublera les dégâts provoqués par la maladie d’autres problèmes, qui auront une incidence dans un futur plus ou moins éloigné ? Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour me rendre compte que la plupart des hypothèses que j’énonçais étaient très éloignées de celles qui avaient court autour de moi. Il m’a fallu avouer que la plupart de ces hypothèses découlaient de ma conversation prolongée avec les travaux d’Ivan Illich. J’en ai déduit qu’avant de pouvoir parler clairement des faits actuels, il me faudrait d’abord présenter le rapport qu’a entretenu toute sa vie durant Ivan Illich à la santé, la médecine et la question du bien-être. Dans ce qui va suivre, je commencerai donc par présenter de façon succincte l’évolution de la critique qu’Illich a établie à l’endroit de la bio-médecine, après quoi j’essaierai de répondre aux questions que j’ai posées plus haut.

En introduction de La Convivialité, écrit en 1973, Illich a décrit ce qu’il considère être le cours normal du développement des institutions, en prenant la médecine comme exemple type. La médecine a connu dans son histoire deux tournants décisifs. Le premier, au début du vingtième siècle, lorsque les traitements médicaux sont devenus ostensiblement efficaces et les bienfaits qu’ils généraient ont surpassé, en général, les maux qu’ils combattaient. Pour nombre d’historiens, c’est là le seul critère valable – à partir de ce tournant, le progrès est supposé continuer indéfiniment, peu importe qu’il y ait ou non des phases de reculs : rien ne peut arrêter le progrès.

Illich ne souscrivait pas à cette idée. Il a établi l’existence d’un second tournant décisif, lequel était bien entamé, selon lui, au moment où il écrivait. Au-delà de ce second tournant, il anticipait l’avènement de ce qu’il appelait une certaine contre-productivité – l’intervention médicale perdrait du terrain face à ses objets, et serait plus nuisible que bienfaisante. C’était là, selon lui, une caractéristique de toute forme d’institution, de bien ou de service – on pouvait identifier en chacun d’eux un seuil, un point limite, au-delà duquel ils se trouvaient en excès et dysfonctionnels. La convivialité tentait d’identifier ce jeu d’« échelles naturelles » – c’est d’ailleurs la seule tentative générale et programmatique entreprise par Illich pour établir une philosophie des technologies. (suite…)

Ivan Illich, « Disvaleur »

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Ivan Illich

Disvaleur

Conférence prononcée
lors de la première réunion publique
de l’Entropy Society, Keyo University, Tokyo, novembre 1986

Le forum du professeur Tamanoï

Cette première réunion publique de l’Entropy Society japonaise nous donne l’occasion de rendre hommage à la mémoire du professeur Joshiro Tamanoï. La plupart d’entre nous ont été ses amis ou ses élèves. Ce sont les questions qu’il a soulevées qui amènent ici aujourd’hui six cents participants, physiciens et biologistes, économistes et écologistes.

Alors qu’il enseignait l’économie à l’université de Tokyo, le professeur Tamanoï avait traduit Karl Polanyi en japonais. À travers son enseignement et ses ouvrages, il a conféré à la recherche écologique une saveur japonaise unique en liant dimensions culturelles et dimensions physiques. Cela, il l’a accompli en se concentrant sur l’interaction entre l’idéologie économique d’une époque et la matrice terre-eau correspondante de la vie sociale. Il a été un actif militant d’une politique de l’environnement et un enseignant hors pair. Et jamais ceux qui furent ses amis n’oublieront sa délicatesse.

Dénommer un mal 

Il n’entretenait guère d’illusions. Courageusement, il réfléchissait sur la guerre moderne, la laideur moderne et l’injustice sociale moderne, même confronté à une horreur quasi insoutenable. Mais nul n’oubliera l’équilibre de Tamanoï-senseï. Sa compassion, son humour subtil ne le quittaient jamais. Il m’a fait connaître le monde de ceux qui ont survécu avec les cicatrices de la bombe de Hiroshima, les hibakusha. Et je vois en lui un hibakusha mental. Il a vécu l’« expérience intérieure » dans l’ombre de Hiroshima et Minamata. Sous cette nuée, il a forgé une terminologie pour lier espaces historiques et lieux matériels À cet effet, il employait l’« entropie » comme un semeion, un signal de la menace imminente contre une perception exquisément japonaise de la localité qui n’a apparemment pas d’équivalent occidental, tel par exemple le fûdô. Et l’entropie était au centre de nos conversations. Dans cette conférence, je me propose d’explorer les limites dans lesquelles la notion d’entropie peut être utilement appliquée à des phénomènes sociaux en la comparant à la notion de déchet. Je suggérerai alors la notion de « disvaleur », qui, j’espère, permettra d’appréhender plus clairement le terme « entropie » lorsqu’on l’emploie ailleurs qu’en physique ou dans la théorie de l’information.

(suite…)

Ivan Illich, « L’âge des systèmes »

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Ivan Illich

L’âge des systèmes
(1997)

J’ai avancé l’idée que l’âge des outils, ou des techniques, a pris fin au cours des vingt dernières années. On peut évidemment en discerner le germe bien plus tôt, par exemple dans la vision de la “machine universelle” d’Alan Turing (1), mais elle n’apparaît pleinement qu’avec un événement comme la guerre du Golfe, cette guerre informatisée qui a montré aux hommes à la fois leur parfaite impuissance et leur forte assuétude aux écrans sur lesquels ils la voyaient.

Quand je parle de la fin d’une ère, je n’exclus évidemment pas qu’elle se prolonge dans l’histoire : les ères se chevauchent toujours un peu. Ainsi quand Turing choisit de baptiser “machine” la fonction mathématique qu’il a si brillamment analysée, il jette un pont entre l’ère nouvelle et celle qui précisément touche à son terme, présentant comme un stade avancé, voire le dernier stade de l’évolution de la société technologique, ce qui est en fait radicalement neuf. Nombre de grands penseurs sont tombés en un tel piège : à l’aube de la même ère technologique au Moyen Âge, Hugues de Saint-Victor et Theophilus Presbyter, les premiers à concevoir les instruments des divers métiers comme distincts de la main des artisans qui les maniaient, ne réalisèrent pas mieux l’entière nouveauté de cette autre création inédite – une notion générale des outils comme moyens de production.

L’ère née avec Hugues s’est maintenant achevée, car l’ordinateur ne peut se concevoir comme un outil au sens qui a prévalu depuis huit siècles. Pour employer un outil, je dois pouvoir m’imaginer comme distinct de lui, que je puis saisir ou laisser, employer ou non. Même une machine aussi moderne qu’une automobile est encore un appareil dont je puis tourner la clé de contact pour démarrer. On pourrait objecter qu’une automobile ne peut rouler sans un système routier (quoiqu’il me soit arrivé de conduire une jeep en plein désert), et sans doute la Ford T était nettement plus proche d’un simple marteau que les actuels modèles japonais, qui évoquent déjà davantage une espèce de logiciel, tournant sur la machine constituée par les routes, les tribunaux, la police et les secours hospitaliers d’urgence ; il n’en reste pas moins que, face à une voiture, je puis encore imaginer entre elle et moi une distance, une distalité ou extériorité. C’est cela qui devient pure illusion quand je crée une macro sous WordPerfect pour trier mes notes en bas de page : devenu à la fois usager et partie du système, je ne puis plus considérer ma relation avec cette boîte grise comme Theophilus Presbyter le faisait d’un ciseau de charpentier.

(suite…)

Jean Robert, « Production »

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Jean Robert

Production
(The Development Dictionary, 1992)

Don Bartolo habite une masure derrière ma maison. Comme beaucoup d’autres personnes déplacées, c’est un intrus, un « envahisseur » ou un « parachutiste », comme on dit au Mexique. Avec du carton, des bouts de plastique et de la tôle ondulée, il a édifié une cabane dans un terrain au propriétaire absent. S’il a de la chance, un jour il construira en dur et couronnera les murs d’un toit d’amiante-ciment ou de tôle. Derrière sa demeure, il y a un terrain vague que son propriétaire lui permet de cultiver. Don Bartolo y a établi une milpa : un champ de maïs ensemencé juste au début de la saison des pluies afin qu’il puisse donner une récolte sans irrigation. Dans la perspective de l’homme moderne, l’action de Bartolo peut paraître profondément anachronique.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Mexique, comme le reste du « Tiers-Monde », fut envahi par l’idée du développement. La popularité de ce concept doit beaucoup au président Harry Truman, qui en fit l’axe politique de son discours de prise de pouvoir en 1949. Selon Truman, la politique du développement consiste à « appuyer tous les peuples libres dans leurs efforts pour augmenter la production d’aliments, de textiles pour l’habillement et de matériaux de construction de maisons, ainsi que celle de nouvelles forces motrices pour alléger leur effort physique ». Il ajoutait que « la clé du développement est la croissance de la production et la clé de celle-ci, l’application ample et vigoureuse des connaissances scientifiques et techniques (1) ».

Don Bartolo ne produit pas davantage que ne le faisait son père et il n’a nul besoin de force motrice mécanique pour alléger sa peine. Pour les experts, il constitue un cas typique de sous-développement.

Une fois définie comme l’application de la science et de la technique, la production en vint à se confondre avec la productivité : meilleurs rendements du travail, « plus à moindre coût ». Selon les économistes mexicains en selle, le comportement de don Bartolo est nettement non productif. Mais ceux-ci auront-ils le dernier mot ? Pour le savoir, jetons un regard sur l’histoire de ce concept. (suite…)

Olivier Rey, préface à « L’Effondrement des puissances » de Leopold Kohr

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Olivier Rey

Préface à
L’Effondrement des puissances
de Leopold Kohr

(R&N Éditions, 2019)

Dans sa postface à l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer (1), qui passe en revue un certain nombre de raisons pour lesquelles le monde tel que nous le connaissons se trouve menacé, à court terme, de dislocation, Yves Cochet écrit : « Y a-t-il matière plus importante que celle qui est traitée dans ce livre ? Non. Y a-t-il matière plus négligée que celle-ci ? Non plus. » Ces mêmes mots pourraient être appliqués, tels quels, à l’ouvrage publié voici un demi-siècle par Leopold Kohr, The Breakdown of Nations – traduit ici, à juste titre, par L’Effondrement des puissances. Le livre de Servigne et Stevens insiste sur la précarité de plus en plus grande des systèmes actuels, qui laisse présager leur prochain écroulement. Celui de Kohr prétend identifier un facteur déterminant de cette précarité : le franchissement de certains seuils quantitatifs.

C’est une thèse centrale de Kohr que, dans la plupart des cas, le bien et le mal ne sont pas affaire de principes, mais de mesure, respectée ou dépassée. Sur sa lancée, Kohr va jusqu’à affirmer : « La taille excessive (bigness) apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. » L’assertion est sans doute, elle-même, un peu excessive, mais elle a l’immense mérite, dans un monde qui a perdu le sens des proportions, de nous rappeler l’importance cruciale des questions de taille, et le fait qu’il n’y a pas de bien sans le respect d’une juste mesure. Les Anciens le savaient. Platon, tout idéaliste qu’il fût, en était parfaitement conscient. Il n’est que de lire le dialogue où Philèbe et Socrate s’interrogent sur ce qu’est le souverain bien (2). Pour Philèbe, il réside dans le plaisir, pour Socrate, dans la sagesse et l’intelligence. Il est des dialogues platoniciens où c’est le point de vue socratique qui s’impose, d’autres où les protagonistes ne parviennent pas à s’entendre. Ici, Philèbe et Socrate finissent par s’accorder, mais sur une conclusion qu’aucun des deux n’avait anticipée : au terme de leur discussion, ils conviennent que le premier bien est la mesure, ce qui est mesuré et opportun. À sa manière, Kohr nous remet cette vérité en mémoire, lui qui écrit par exemple : « Il n’y a pas de détresse sur terre qui puisse être soulagée, sauf à petite échelle. Dans l’immense, tout s’effondre, même le bien car, comme il apparaîtra avec de plus en plus d’évidence, le seul et unique problème du monde n’est pas le mal mais la taille excessive ; et non pas la chose qui est trop grande, quelle qu’elle puisse être, mais sa grandeur elle-même. » 

(suite…)

Olivier Rey, « Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme »

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Olivier Rey

Nouveau dispositif
dans la fabrique du dernier homme

(Revue Conférence, n° 34, printemps 2012)

« Les hommes et les femmes que je vois dans les lieux publics marchent comme des paniers vides. Ils semblent des noix creuses, ou des courants d’air. […] Tout se passe comme si l’on avait mis ses idées à la banque, retiré des bijoux aussitôt enfermés dans des coffres à serrures compliquées. Cette humanité ne se défend plus contre l’oubli puisque, ce qu’elle aurait pu oublier, elle en a simplement fait dépôt. Nous ne sommes plus ces trouvères qui portaient en eux tous les chants passés, à quoi bon, depuis que l’on inventa les bibliothèques ? Et cela n’est rien : l’écriture, l’imprimerie n’étaient encore qu’inventions enfantines auprès des mémoires modernes, des machines qui mettent la pensée sur un fil ou le chant, et les calculs. On n’a plus besoin de se souvenir du moment que les machines le font pour nous : comme ces ascenseurs où dix voyageurs appuient au hasard des boutons, pour commander désordonnément l’arrêt d’étages divers, et l’intelligence construite rétablit l’ordre des mouvements à exécuter, ne se trompe jamais. Ici l’erreur est impensable et donc repos nous est donné de cette complication du souvenir. Ici le progrès réside moins dans l’habileté du robot, que dans la démission de celui qui s’en sert. J’ai enfin acquis le droit à l’oubli. Mais ce progrès qui me prive d’une fonction peu à peu m’amène à en perdre l’organe. Plus l’ingéniosité de l’homme sera grande, plus l’homme sera démuni des outils physiologiques de l’ingéniosité. Ses esclaves de fer et de fil atteindront une perfection que l’homme de chair n’a jamais connue, tandis que celui-ci progressivement retournera vers l’amibe. Il va s’oublier. »

Louis Aragon, Blanche ou l’oubli

On connaît cette histoire de l’homme qui a prêté un chaudron à un ami et qui se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur déclare qu’il a rendu le chaudron intact, que par ailleurs le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que de toute façon il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ces justifications, prise isolément, serait logiquement recevable. Mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. Or c’est précisément à un semblable empilement d’arguments que se trouve régulièrement confronté quiconque s’interroge sur l’opportunité d’une diffusion massive de telle ou telle innovation technique.

Dans un premier temps, pour nous convaincre de donner une adhésion pleine et entière à la technique en question, ses promoteurs nous expliquent à quel point celle-ci va enchanter nos vies. Malgré une présentation aussi avantageuse, des inquiétudes se font jour : des bouleversements aussi considérables que ceux annoncés ne peuvent être entièrement positifs, il y a certainement des effets néfastes à prendre en compte. La stratégie change alors de visage : au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet. Enfin, pour les opposants qui n’auraient pas encore déposé les armes, on finit par sortir le troisième type d’argument : inutile de discuter, de toute façon cette évolution est inéluctable. Ce schéma ne cesse d’être reproduit. (suite…)

Olivier Rey, « Milieu, robustesse, convivialité, contre environnement, optimisation, complexité »

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Olivier Rey

Milieu, robustesse, convivialité,
contre environnement, optimisation, complexité

Institut Momentum. Séminaire du 18 novembre 2016

C’est en 1972 que fut publié le rapport The Limits to Growth, résultat d’une étude commanditée par le Club de Rome – think tank composé de scientifiques, d’économistes, de hauts fonctionnaires et d’industriels. Ce rapport mettait en garde : le mode de développement adopté depuis la révolution industrielle européenne, s’il était poursuivi, n’allait pas tarder à outrepasser les possibilités d’une nature finie, à ruiner celle-ci et, par voie de conséquence, à précipiter l’humanité dans le chaos. Le constat n’était pas nouveau, mais on peut faire crédit aux rédacteurs du rapport de l’avoir fait, simulations informatiques à l’appui, et dans le style réclamé par les institutions internationales.

Les services : extension du domaine de la croissance

Quant aux préconisations qu’inspira ce rapport, c’est une autre histoire. Entre autres recommandations, le Club de Rome prôna le passage progressif d’une économie fondée sur la production de biens matériels à une économie de services – au premier rang desquels l’éducation, la médecine et la communication. Or, que s’est-il passé au cours des quarante dernières années ? L’économie des services s’est développée dans des proportions considérables, au point de constituer, dans les pays dits développés, la part de loin dominante de l’économie en général. Cependant, en raison de la solidarité entre les différentes « machines », qu’elles soient mécaniques, électroniques, administratives, gestionnaires, organisationnelles, cette extension des services a été une façon non pas de changer de direction de développement, mais de s’entêter dans la même voie. En effet, l’extension des services ne se substitue pas à la consommation de marchandises, mais s’y ajoute, et même l’intensifie, en renforçant notre propension à toujours attendre la satisfaction non de notre propre activité, mais de ce qui nous est fourni. C’est pourquoi, au sein de l’économie globale, la production industrielle a certes baissé en proportion par rapport aux services, mais n’en a pas moins augmenté en volume ; et, quoique de façon déguisée, la plupart des services entraînent aujourd’hui une importante consommation d’énergie – la prétendue économie de l’« immatériel » implique beaucoup de « matériel ». Par ailleurs, la croissance des services peut s’avérer aussi nocive pour les cultures humaines que la croissance de la production matérielle pour la nature, en dépossédant communautés et individus de tout ce qu’ils étaient jadis capables de faire par eux-mêmes. Elle étend toujours davantage l’emprise du Gestell, du « Dispositif », parce qu’elle dispose à tout attendre de lui, et fait disparaître jusqu’à l’idée qu’on pourrait vivre sans lui. Comme l’écrivait Ivan Illich en 1971 :

Des verbes qui décrivaient une activité personnelle tels qu’apprendre, se loger, se soigner, nous font irrésistiblement penser à des services dont la distribution est plus ou moins bien assurée. Nous pensons qu’il faut résoudre les problèmes de l’habitat, des soins médicaux, etc., sans nous souvenir un seul instant que les hommes pourraient être capables de se soigner ou d’édifier leurs maisons eux-mêmes. Tout est affaire de services et l’adolescent, au lieu d’apprendre, par exemple, à s’occuper de sa grand-mère, apprend par contre à manifester devant l’asile de vieillards où il n’y a plus de lits disponibles1.

Aucune exagération dans ces propos : lorsque de nombreux vieillards moururent en France lors de la canicule de l’été 2003, ce ne fut pas la négligence de leurs familles ou de leurs voisins qui fut mise en cause, mais l’incurie du gouvernement. Il semble que la liberté du citoyen consiste aujourd’hui à déléguer toujours plus de responsabilités – des devoirs les plus simples jusqu’à l’exercice de la rationalité – à des organisations de tous ordres, jusqu’à ce que l’autonomie revendiquée devienne un mot vide de sens. (suite…)

Ivan Illich, « Un certain regard »

Entretien en français avec Jean-Marie Domenach
dans la série « Un certain regard » le 19 mars 1972.

Ivan Illich, Hommage à Jacques Ellul

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Ivan Illich

Hommage à Jacques Ellul 

Intervention en français à l’Institut d’études politiques
de Bordeaux, le 13 novembre 1993, publiée dans
La Perte des sens, Fayard, 2004

Monsieur Ellul,

C’est pour moi un honneur et une grande joie que d’être invité par Daniel Cérézuelle à participer à cet hommage. Monsieur Ellul – j’aimerais plutôt dire maître Jacques –, j’ai été touché par votre comparaison du maître avec le bœuf qui, en tirant la charrue, ouvre un sillon. Je me suis efforcé de vous suivre dans un esprit de filiation, avec tous les faux pas que cela implique. Veuillez accepter la moisson et reconnaître les fleurs dans ce que vous pourriez regarder comme de mauvaises herbes.

Ainsi puis-je exprimer ma gratitude envers un maître à qui je dois une orientation qui a infléchi de façon décisive mon chemin depuis quarante ans. Ma dette à son égard est indiscutable, et j’ai pu le vérifier tout récemment d’une façon particulière.

Pour préparer mon intervention lors de cette séance, je souhaitais relire une vingtaine de vos ouvrages que je n’avais pas sous la main. Mon élève et ami José Maria Sbert a puisé dans sa bibliothèque pour me procurer cette moitié de votre œuvre – des volumes qu’il avait abondamment annotés, sans craindre d’en souligner des paragraphes entiers. Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j’ai été confondu par la nouveauté et la vivacité avec lesquelles, au long des années, vous ne cessez de reprendre vos intuitions fondamentales des premiers temps en les clarifiant toujours davantage. Votre ténacité, votre humilité et votre magnanimité devant la critique font de vous un modèle qu’il faut saluer. (suite…)

« L’unité d’inspiration de la pensée d’Ivan Illich », par Olivier Rey

« La question de l’échelle est un impensé de la tradition philosophique occidentale, qui met un point d’honneur à définir des concepts sans jamais s’inquiéter des bornes quantitatives entres lesquelles ces concepts ont un sens. Les réflexions d’Illich sont un remède à cet impensé. Dans tous les domaines où elles se sont portées, elles ont mis au jour les liens étroits qui unissent le bien à ce qui a la bonne taille – une taille au-delà de laquelle ce qui servait la vie se met à lui nuire et à la détruire. »