Cédric, « À part ça tout va bien »

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Cédric
À part ça tout va bien

(Texte paru dans le n° 74  du « journal de la Creuse libertaire »  Creuse-Citron ;
novembre 2022-janvier 2023)

Celui qui n’a pas d’espoir à transmettre doit se taire.
(maxime attribuée à Franz Kafka)

Ce 14 septembre, entendu brièvement à la radio d’État : d’après une étude récemment parue dans Nature, un quart de la forêt amazonienne aurait d’ores et déjà disparu. Il n’était pas précisé dans quelles proportions cette destruction était la conséquence des incendies ou des coupes industrielles pour l’agriculture, le bois, ou les mines.
À en croire les prospectives des scientifiques, une telle proportion de destruction correspondrait à un basculement désormais irréversible, à la disparition à terme de la forêt et à son remplacement par une savane.
Il y a quelques années, je me souviens, mon jeune fils m’avait demandé si je pensais que la forêt amazonienne existerait encore quand il serait grand, pour qu’il puisse aller la voir de ses yeux. Je m’étais trompé dans ma réponse, semble-t-il. Mais enfin, comment fait-on pour répondre à de telles questions ?

*

Il est toujours assez périlleux de faire des prédictions en matière sociale : particulièrement dans une époque aussi étrange et instable que la nôtre, une époque qui décourage la pensée – et qui décourage tout court du reste. On court le risque à la fois de dire des banalités et d’être très vite démenti. Je me contenterai donc de mettre côte à côte quelques faits et tendances fort visibles des temps récents : il sera ensuite difficile de ne pas déduire de cette mise en parallèle au moins quelques hypothèses.

(suite…)

Jacques Philipponneau, Lettre à Lelia, Stefania e altri

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Jacques Philipponneau

Lettre à Lelia, Stefania e altri, rédigée le 27 août 2022

 

Quand nous nous sommes retrouvés en juillet 2021, après la mort de Piero, nous ne nous étions pas vus depuis plus d’un an, en présentiel, ou en real life, comme la novlangue normative l’énonce désormais. Il était en effet devenu aussi malaisé de franchir les Alpes que du temps de Montaigne, les ouvertures fugaces et aléatoires de la frontière étant plus difficiles à prévoir qu’une fenêtre de tir pour Mars. Un an après ma lettre de mai 2020, j’avais quasiment achevé une sorte de suite-bilan mais tardais à l’envoyer, attendant que Piero se rétablisse suffisamment pour en prendre connaissance. Il n’en aura pas eu l’occasion et il m’a fallu du temps pour reprendre cette correspondance, tant la pauvreté des mots semblait vaine devant la brutalité de cette perte.

Sur cette trame écrite au printemps 2021, drastiquement allégée de tout ce qu’il pouvait y avoir de démonstratif, car frappée d’obsolescence par l’évidence de ce qui est arrivé, j’ai essayé d’être plus conclusif après nos rencontres puisque nous touchons à la suspension momentanée de cette psychose mondiale, mais certes pas à ses développements ultérieurs.

Avec plus de deux ans de recul, le bilan est désormais clair sur ce que l’épidémie de covid a révélé de notre monde : qu’il ne s’agissait pas d’une crise sanitaire mais de la crise systémique d’une société malade à tous égards, même si son aspect finalement le plus superficiel, les tragiques insuffisances de l’hôpital public, est un pur produit de la gestion bureaucratique de la médecine au temps du néolibéralisme. Sur ce seul point, l’exemple français est édifiant : en 2021 on a encore supprimé 5 700 lits d’hôpital s’ajoutant aux 180 000 supprimés entre 2014 et 2020 et le ministère de la santé a fait la chasse à toute prophylaxie ou thérapie non hospitalière.

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« Soutenir l’esprit de non-puissance »,  un entretien avec Renaud Garcia (Clarín-A contretemps)

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Renaud Garcia
Soutenir l’esprit de non-puissance

Mis en ligne sur le site A contretemps le 24 janvier 2022

[■ À l’occasion de la parution en espagnol – aux éditions La Cebra, maison argentine (1) –, de La Collapsologie ou l’écologie mutilée (2), Renaud Garcia nous a transmis, en amitié, le texte de l’entretien qu’il a accordé au quotidien Clarín, institution buenos-airienne s’il en est. Il fut publié en tout début d’année, en pages « Idées », après avoir été ramené au format journalistique admis, c’est-à-dire raccourci. Le texte que nous donnons ici, en français, est la version complète et inédite de l’entretien. Nous lui adjoignons, par ailleurs, le PDF de la version en espagnol. Comme c’est rarement le cas en matière journalistique, ici les questions sont plutôt bonnes. Elles permettent, en tout cas, à Renaud Garcia de dérouler son argumentaire en entrant dans les détails. Bonne lecture ! A contretemps]

Vous placez la collapsologie dans la catégorie du spectaculaire. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un discours purement pragmatique ?

Assurément, le discours des collapsologues (c’est-à-dire cet ensemble de constatations scientifiques à propos d’un effondrement plus ou moins proche de notre civilisation industrielle, auxquelles s’ajoutent des considérations sur les recours émotionnels et sociaux dont nous disposons face à cet effondrement) produit des effets réels dans le public. En effet, il fait changer certaines personnes, habitant souvent les métropoles. Elles comprennent subitement qu’elles ne pourront continuer de vivre innocemment comme avant. Je ne mets pas cela en doute.

Il y a pourtant un autre aspect qui m’intéresse davantage : la fonction de ce discours dans un cadre médiatique et éditorial. Dès le début – c’est tout à fait clair, en France, si on lit les ouvrages de Chapelle, Stevens et Servigne –, la collapsologie a recherché l’approbation des masses. Afin d’y parvenir, elle a dû délivrer un discours sans contours saillants ; un discours fondé sur un appel à l’entraide, à la bienveillance et au soin apporté à tout ce qui vit. Il fallait mobiliser, il fallait jouer sur les émotions, de sorte que les gens se réveillent. En laissant ainsi de côté une critique plus fine et structurée de la logique de destruction propre au capitalisme technologique.

Bien entendu, cela ne signifie pas que la théorie devrait se détacher de la vie et de l’action. Le fait même d’essayer de comprendre le monde dans lequel nous vivons est, en soi, une preuve de notre croyance dans les effets que les idées produisent dans la réalité, aussi minimes soient-ils. En ce sens-là, philosophiquement parlant, on doit reconnaître le caractère pragmatique des idées, agencées sous la forme de théories. Néanmoins, avec le discours des collapsologues (en France, en Belgique, en Espagne et parfois en Amérique du Nord), il y a autre chose : ce discours répond à une demande médiatique, dans une époque de « transition écologique » où les gouvernements affirment que le plus urgent est d’organiser la « résilience ». Mise en pratique par exemple après le désastre de Fukushima, la résilience est cette méthode de participation des victimes à leur propre dépossession. Le « résilient » est l’acteur de sa survie dans un milieu dévasté. Mais s’il échoue, il en est le seul responsable.

Ainsi, la collapsologie, avec ses observations correctes sur la crise environnementale, apparaît comme un moment ou une partie du faux (autrement dit, un moment du système spectaculaire, selon Debord). (suite…)

Freddy Gomez, « Retour sur un désert amplifié »

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Freddy Gomez
Retour sur un désert amplifié

Mis en ligne sur A contretemps le 13 septembre 2021

Qu’est-ce qui fait qu’un livre marque une époque ? Sans doute sa capacité à se saisir, dans une période de confusion intellectuelle sans limites, du corpus idéologique qui l’inspire et qui, par une de ces ruses que la raison affecte, est devenu quasi dominant dans le monde de « la culture », et d’en analyser, dans une perspective clairement émancipatrice, les effets délétères. Avec la ferme intention de démontrer l’absolu néant de ce simulacre de pensée subversive que représente la philosophie de la déconstruction, Renaud Garcia, philosophe lui-même, s’est attelé à cette tâche risquée, en 2015, en nous livrant son Désert de la critique, ouvrage qui avait eu les faveurs d’une longue et laudative recension sur notre site.

Six ans après, les vaillants soutiers de L’Échappée, son éditeur, remettent le couvert en ressortant l’opus de Renaud Garcia en poche (1) dans une édition augmentée d’une longue préface de 60 pages – « De l’esprit de parti » – où l’auteur revient sur « les aléas de la réception » souvent houleuse de son livre, mais plus encore s’attache à témoigner en quoi, depuis, le désert a progressé. C’est cette préface, et elle seule, qui fera ici l’objet de ce retour critique, étant entendu que, pour le reste, c’est-à-dire le livre à proprement parler, notre opinion n’ayant pas changé, nous renvoyons le lecteur à ce que nous en disions lors de sa première édition (2).

*

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Freddy Gomez, « Digression sur la sécession »

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Freddy Gomez
Digression sur la sécession

Mis en ligne sur le site A contretemps le 22 mars 2021

On peut, par découragement le plus souvent, se dire qu’il serait finalement plus utile de se soustraire au jeu social que de chercher vainement à subvertir son ordre, mais nulle sécession n’est possible hors celle que l’ordre social, par calcul ou par raison, tolère. Ce qui ne saurait signifier que la sécession individuelle serait, par principe, inutile ou n’aurait d’autre intérêt que de satisfaire un penchant personnel, comme de fuir la ville-pieuvre par exemple. Conjuguée à d’autres formes, offensives, collectives, de sécessions, elle peut prendre sens, mais à cette seule condition. Sans autre perspective que l’évasion vers un autre monde vivable, mais limité, elle ne relève que de l’expérience personnelle.

Si le sujet à son intérêt, c’est que la thématique de la sécession comme forme désirante de « déterritorialisation », pour parler comme Deleuze, est aujourd’hui présentée, et de plus en plus, comme une sorte de panacée ou de nec plus ultra de la « pensée contre ». Contre les formes de vie admises comme définitivement aliénées, pour être plus précis. Et que, prise ainsi par celles et ceux qui s’y reconnaissent d’adresse en adresse aux jeunes générations, elle irrigue, avec l’agambéenne perspective de la « destitution » ou celle de l’ « exode » chère à Paolo Virno, une manière de discours de la méthode subjectivement agissant et censé construire du commun ailleurs que dans l’espace du capital. On ne tentera pas de démontrer ici, tant l’évidence nous semble aveuglante, que le capital est partout, mais de nous livrer à une généalogie de cette tentation qui a à voir, comme le dit Rancière, avec l’écart « orphelin d’un monde symbolique et vécu auquel s’adosser » (En quel temps vivons-nous ?).

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Jacques Philipponneau, « Lettre à Piero… d’ici et d’ailleurs »

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Lettre à Piero,  rédigée le 2 mai 2020

Piero,

Je continue avec beaucoup de retard ces conversations trop brèves que nous avons eues lors de votre court passage en janvier dernier, quoique ce retard, finalement, ait apporté quelques éclaircissements sur la fin provisoire des conflits sociaux en France et aussi sur le sort de la malheureuse Syrie.

Ainsi, avec l’offensive turque commencée l’automne dernier et le retour de l’armée d’Assad sur sa frontière nord, avec ses polices secrètes et ses tortionnaires, s’achève le dernier acte du drame syrien. Et s’effondrent aussi toutes les possibilités d’émancipation au Rojava sous le contrôle des YPG/PKK. Tôt ou tard le régime de Damas va reprendre le contrôle de la quasi-totalité du pays et les Turcs conserver des miettes frontalières, leur Donbass en quelque sorte, source de conflits qu’ils ont un intérêt mutuel à voir durer.

À l’image idyllique véhiculée en Occident (de l’extrême gauche à l’extrême droite ; ce simple fait n’était-il pas en lui-même suffisamment suspect ?) de milices des FDS (essentiellement kurdes) apportant, au choix, le confédéralisme démocratique d’Öcalan, une cohabitation interethnique harmonieuse ou une laïcité teintée de féminisme photogénique (on en a même fait en France un très mauvais film), le retour à l’alliance de fait avec Bachar et les Russes rappelle finalement les fondements historiques du PKK. Il y a en effet autant d’autonomie du YPD par rapport au PKK qu’il y en avait pendant la guerre du Viêt Nam entre le Viêt Cong sud-vietnamien et le parti communiste du Nord-Viêt Nam. (suite…)

Louis de Colmar, « Paradoxes et apories de la pandémie »

 

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Louis de Colmar
Paradoxes et apories de la pandémie

Paru sur son blog En finir avec ce monde, le 5 février 2021

La société moderne, aujourd’hui, se caractérise par un double échec : elle a détruit la dimension collective, « holiste », du vivre-ensemble qui a marqué l’ensemble des civilisations précédentes, et elle a rendu patent l’échec de l’individualisme asocial qui avait marqué l’utopie de son développement jusqu’à la fin du XXe siècle.

Le cœur de la conscience sociétale repose en grande partie sur une sorte de consensus informulé, sur des concepts et des notions largement en deçà de la conscience, sur une résonance sans mots, sans mots véritablement adéquats… Il y a des périodes de la vie des sociétés où cette conscience sociétale, mouvante, dynamique, trouve des expressions et des formulations plus ou moins largement et explicitement partagées ; il en est d’autres, comme la nôtre, où les mots peinent à rendre compte de la réalité ressentie. Il est des périodes où les mots et les discours tournent littéralement à vide et donnent seulement l’impression de brasser du vent.

Dans le contexte de l’idéologie dominante, la solitude, la pauvreté relationnelle, sont pour l’essentiel la résultante de l’exclusion des circuits économiques. Un des rares « mérites » de la crise sanitaire est sans doute de permettre de préciser ce mécanisme : dans la mesure où une large frange de l’économie prospère sur la destruction des relations sociales directes malgré le covid, peut-être en arrivera-t-on à conclure que la destruction des liens sociaux n’a pas pour origine le covid, qu’il n’est même pas le prétexte de leur appauvrissement… On a ici affaire à un extraordinaire brouillage : la tentative de justifier l’appauvrissement continu et permanent des liens sociaux entraîné par le développement « normal » de l’économie au nom de la nécessaire mais provisoire et conjoncturelle distanciation physique inter-humaine entraînée par la crise sanitaire.

La non-différenciation de ces deux enjeux contradictoires, la désocialisation économique et la distanciation physique sanitaire, est politiquement dévastatrice : on voit très bien qu’il est de l’intérêt évident des acteurs dominants d’entretenir à toute force cette confusion, cet amalgame, ce brouillard, et de masquer la première derrière la seconde. (suite…)

Edouard Schaelchli, « Urgence et tragédie »

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Edouard Schaelchli
Urgence et tragédie
Faillite du politique en temps de crise sanitaire

Car quant à ceux qui disent que rendre la cause soit ôter la signifiance du signe, ils ne considèrent pas qu’en voulant abolir par cette raison les prédictions des signes et prodiges célestes, ils ôtent aussi ceux qui se font par artifice, comme les sons des bassins, les lumières des feux le long de la marine, les ombres des aiguilles dans les horloges du soleil, toutes lesquelles choses se font par quelque cause et quelque manufacture, pour être signe de quelque chose.
Plutarque, Vie de Périclès.

Par définition, l’état d’urgence exclut toute question concernant « ce qu’il faut » ou « ce qu’il ne faut pas ». L’urgence porte en elle-même sa propre nécessité (qui n’a pas de loi, legem non habet ), ou alors elle n’a rien d’urgent. Ce qui définit le mieux l’urgence, c’est, en creux, ce dont elle se démarque le plus absolument : le temps de la délibération, la suspension de tout « il faut » en vue d’une détermination concertée de ce que, précisément, il faut. Toute société connaît des moments où l’urgence impose des décisions qui ne pourront être ratifiées qu’après-coup par la délibération, ou du moins sanctionnée par une procédure rétrospective, voire par une cérémonie expiatoire. Rares sont celles qui portent en elles la notion d’urgence comme une catégorie constitutionnelle ou juridique. Il est paradoxal de constater que c’est précisément là où le droit s’est le plus explicitement constitué pour empêcher que des décisions soient prises sans délibération (ou des pouvoirs exercés sans limite) qu’est apparue l’idée d’un « état d’exception » qui permet de suspendre « l’état de droit ». A Rome existait, à côté de la dictature (qui n’était justement pas une magistrature d’exception, ni même d’urgence, contrairement à ce qu’on pourrait croire), une procédure par laquelle le Sénat pouvait déclarer une sorte d’arrêt du droit (le justitium) par un « senatusconsulte », dit ultimus parce qu’il se situait à l’extrême limite de ce que le pouvoir peut décider en vertu de l’autorité qui le fonde. Il s’en suivait un tumultum dans lequel n’importe quel citoyen pouvait, à la limite, se retrouver investi du pouvoir suprême de prendre toutes mesures susceptibles d’arrêter le danger, sans considération du droit.

Comment ne pas penser aujourd’hui à ces cas-limites, en principe liés à des moments de crise bien particuliers, guerres étrangères ou civiles, révolutions, (mais dont le philosophe Giorgio Agamben a profondément montré qu’ils tendaient à devenir la norme d’un ordre politique et juridique dont la technicisation accompagne partout la tendance à confondre l’état de paix avec l’état de guerre) – aujourd’hui, au moment où partout en même temps dans le monde une crise sanitaire considérée (à tort ou à raison) comme sans précédent sert de prétexte à une véritable assignation à résidence d’une moitié de la population du globe et conduit à envisager des mesures généralisées d’identification des « cas suspects », de contrôle accru des mouvements, rassemblements et comportements collectifs et de traçage systématique des individus testés ? Le mot d’ordre partout diffusé, « Restez chez vous », quoiqu’il ait pour effet immédiat de plonger nos rues et nos places dans un silence de mort, n’en retentit pas moins comme le signal d’un tumulte qui permet à tout un chacun de s’improviser chef de guerre, capitaine de vaisseau, médecin-chef, maître-queue, brigadier, professeur de vertu, censeur, juge ou inquisiteur, rien qu’en répétant la consigne magique. Lisez les journaux, écoutez la radio, naviguez sur la toile, vous n’y lirez qu’un mot, vous n’y entendrez qu’un cri : confinement, distanciation sociale, pistage, masques, gants, hygiène, masques, masques ! N’est-ce pas bien fait pour rendre d’emblée suspects (et reconnaissables) ceux qui, n’ayant peut-être pas bien entendu, sortiraient quand même se promener, sans masque, devenant sans s’en rendre compte des individus potentiellement dangereux, passibles de l’inculpation d’avoir par leur inconscience entraîné la mort de quelqu’un ? (suite…)

Jacques Philipponneau, « Quelques éclaircissements sur le mouvement des Gilets jaunes à l’adresse d’amis étrangers »

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Jacques Philipponneau

Quelques éclaircissements
sur le mouvement des Gilets jaunes
à l’adresse d’amis étrangers

(Avril 2019, reproduit dans Creuse-Citron n° 61)

Les éclaircissements contenus dans cette lettre de Jacques Philipponneau, destinée, à l’origine, à quelques-uns de ses amis étrangers, nous ont paru mériter une plus large diffusion. La lettre était accompagnée de tracts et communiqués d’origines très diverses, parus tout au long du mouvement, auxquels les notes renvoient. Le lecteur avisé saura se les procurer aisément. (Note de Creuse-Citron)

Ce mouvement des Gilets jaunes, totalement imprévisible dans son prétexte, ses formes, sa durée et l’ébranlement qu’il a provoqué, est d’ores et déjà reconnu comme la plus grave crise sociale survenue en France depuis 1968 (1). Je ne m’étendrai pas sur tout ce qui est communément admis sur ce mouvement et sa sociologie ou les spécificités typiquement françaises et aussi personnelles de l’exécutif actuellement au pouvoir (provocateur, bureaucratique, méprisant et particulièrement répressif), facteur contingent qui a largement contribué à exacerber le conflit (2). Les quelques documents cités, assez éclectiques, en donnent globalement, malgré leurs limites ou leurs partis pris, une vision assez claire. Il paraît plus important d’essayer de dégager, au-delà des clichés laudatifs ou critiques, ce qu’il signifie pour l’avenir des conflits et des enjeux de notre temps.

Après bien d’autres pays occidentaux, il s’agit de la révolte des gens ordinaires se reconnaissant eux-mêmes comme faisant partie des classes moyennes (au sens de la normalité courante ; on laissera aux puristes du concept les discussions byzantines sur la non-pertinence d’une telle dénomination), en fait la couche inférieure appauvrie des classes laborieuses et des retraités non encore rejetés parmi les inutiles surnuméraires du système, mais qui en ressentent la crainte pour eux, leurs parents ou leurs enfants. Et de fait, même dans un pays dit « riche » comme la France, et en dehors même de toute crise majeure, il est de plus en plus difficile à ces catégories de satisfaire leurs besoins matériels essentiels, c’est-à-dire non seulement ceux-là mêmes que ce système a rendus nécessaires à leur vie quotidienne encastrée dans la modernité, mais les plus fondamentaux besoins de logement, de chauffage ou de nourriture.

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Édouard Schaelchli, « De la violence en politique »

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Édouard Schaelchli

De la violence en politique
(inédit)

Le grand danger pour l’existence même du politique,
ce n’est pas que les hommes rivalisent pour prendre le pouvoir,
c’est qu’ils n’en veuillent pas.
Baudrillard.

Le mouvement dit « des gilets jaunes » – devenu au fil des semaines cette « crise » qu’on essaie en vain de circonscrire à un domaine précis qui serait celui dans lequel, dans la mesure même où ce mouvement aurait une authentique légitimité politique, pourrait être trouvée, à défaut de solution, à tout le moins une réponse, elle aussi à la fois légitime et politique –, aura eu (outre celui d’avoir décisivement brisé la glace du miroir de la représentation) l’effet éminemment positif de nous obliger à penser ou repenser la question de la violence. On se propose ici de poser celle-ci à la lumière des analyses de Jacques Ellul, telles qu’on les trouve exposées dans L’Illusion politique, publié en 1965 et devenu un classique des sciences politiques, qu’on peut s’étonner de voir si peu sollicité au cours du débat actuel.

Rappelons d’abord le principe, une des idées majeures du livre, de « l’autonomie du politique » qui « se caractérise essentiellement, comme l’a dit Max Weber, par le fait que la loi particulière de l’État moderne, c’est la violence ». En vertu de ce principe, il est complètement vain de projeter sur une action ou sur un mouvement politique quelque valeur morale ou spirituelle que ce soit, laquelle, par définition, se fonderait sur un déni de réalité, le déni de cette réalité qu’il ne saurait y avoir de politique au sens moderne du mot sans cette part d’autonomie inséparable de l’impératif d’efficacité auquel se trouve soumise, en société technicienne, toute forme d’action sociale ou publique. Qu’il s’agisse de l’action de l’État ou d’une action de contestation de l’ordre social ou politique, la règle fondamentale, la loi, c’est d’atteindre l’objectif visé, par tous les moyens. Tout le reste est idéalisme.
Ce principe suffit à expliquer pourquoi les Gilets jaunes ont eu raison de recourir à la violence (en bloquant les routes, en s’attaquant aux lieux symboliques de l’économie et du pouvoir, voire en brûlant des kiosques à journaux et en brisant des vitrines de magasins ou des grilles de préfecture). Non pas parce qu’ils n’auraient rien obtenu sans cela, mais parce qu’en le faisant, ils exprimaient réellement leur profonde opposition à un système qui repose entièrement sur la libre circulation et l’échange généralisé. Ils ont eu raison de se mettre d’emblée sur ce terrain où l’État a normalement le monopole, et c’est bien en ce sens qu’ils manifestaient qu’ils étaient le peuple, le souverain, seul détenteur légitime du pouvoir en société démocratique. Ils n’avaient nullement raison d’un point de vue moral ou spirituel, et ils n’avaient pas le droit de commettre de telles actions. Seulement, en transgressant les limites prévues par la loi pour l’expression de la volonté collective, ils ont, bien mieux que par un défilé bien encadré par la police et les services d’ordre patentés, manifesté un désir de changement radical. Et la preuve qu’ils ont eu raison de le faire, c’est que, très vite, ils ont obtenu de la part de l’État une double réponse, parfaitement adaptée : la répression et la réprobation médiatisée d’un côté ; une batterie de mesures parfaitement démagogiques, en contradiction parfaite avec les principes sur lesquels se fonde toute l’action du gouvernement.

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Jérôme Baschet, Lettre à celles et ceux « qui ne sont rien », depuis le Chiapas rebelle

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Lettre à celles et ceux
« qui ne sont rien »,
depuis le Chiapas rebelle

On l’entend partout ces jours-ci : c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et là où beaucoup s’affligeaient de ne voir que le marécage stagnant d’une majorité dite silencieuse et passive ont surgi mille torrents impétueux et imprévisibles, qui sortent de leur cours, ouvrent des voies inimaginables il y a un mois encore, renversent tout sur leur passage et, malgré quelques dévoiements initiaux, démontrent une maturité et une intelligence collective impressionnantes. C’est la force du peuple lorsqu’il se soulève, lorsqu’il reprend sa liberté. C’est une force extraordinaire et ce n’est pas pour rien que l’on invoque tant 1789, mais aussi 1793 et les sans-culottes. Ami.e.s gilets jaunes, vous avez déjà écrit une page glorieuse de l’histoire de notre pays. Et vous avez déjà démenti tous les pronostics d’une sociologie compassée sur le conformisme et l’aliénation du grand nombre.

Mais qu’est-ce donc que ce « peuple » qui, d’un coup, se réveille et se met à exister ? Rarement comme aujourd’hui le mot aura paru aussi juste, même à ceux d’entre nous qui pourraient le juger périmé, parce qu’il a trop souvent servi à capturer la souveraineté au profit du Pouvoir d’en-haut, et qu’il peut aujourd’hui faire le jeu des populismes de droite ou de gauche. Quoi qu’il en soit, dans le moment que nous vivons, c’est Macron lui-même qui a redonné au peuple à la fois son existence et sa plus juste définition. Le peuple qui se soulève aujourd’hui et qui est bien décidé à ne plus s’en laisser conter, c’est toutes celles et tous ceux qui, dans l’esprit dérangé des élites qui prétendent nous gouverner, ne sont rien. Cette arrogance et ce mépris de classe, on l’a dit mille fois déjà, sont l’une des raisons les plus fortes pour lesquelles Macron, hier adulé par certains, est aujourd’hui si profondément haï.

Voilà ce que le soulèvement en cours a déjà démontré : celles et ceux qui ne sont rien ont su réaffirmer leur dignité et, par la même occasion, leur liberté et leur intelligence collective. Et surtout, ils savent désormais – nous savons désormais – que nous préférons n’être rien aux yeux d’un Macron plutôt que de réussir dans son monde cynique et hors-sol. Voilà bien ce qui pourrait arriver de plus merveilleux : que plus personne ne veuille réussir dans ce monde-là et, par la même occasion, que plus personne ne veuille de ce monde-là. Ce monde où, pour que quelques-uns réussissent, il faut que des millions ne soient rien, rien que des populations à gérer, des surplus qu’on balade au gré des indices économiques, des déchets que l’on jette après les avoir pressés jusqu’à la moelle. Ce monde où la folie de l’Économie toute-puissante et l’exigence de profit sans limite aboutissent à un productivisme compulsif et dévastateur, c’est celui qui – il faut le dire aussi – nous conduit vers des hausses des températures continentales de 4 à 6 degrés, avec des effets absolument terribles dont les signes actuels du dérèglement climatique, pour sérieux qu’ils soient déjà, ne sauraient nous donner une idée juste et que nos enfants et petits-enfants auront à subir. Si ce n’est pas là l’urgence qui nous soulève aujourd’hui, c’est celle qui nous soulèvera demain si le mouvement actuel échoue à changer profondément les choses.

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Gilets jaunes gascons, « Macron démission ! Oui, et après ? »

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«Macron démission ! »
Oui, et après ?

Si c’est pour mettre à sa place un autre oligarque, un autre homme ou une femme providentiels qui assouvira ses obsessions narcissiques et ses fantasmes de puissance en prétendant nous représenter, à quoi bon battre le pavé dans le froid et sous la pluie ? Quand une majorité de citoyens ne veulent plus payer l’impôt et expriment leur défiance envers les « corps intermédiaires » (partis, syndicats, associations…) qui les grugent depuis des décennies, quand l’abstention devient le parti majoritaire, quand des centaines de milliers de Français bloquent leur pays pour réclamer la démission du chef de l’État, c’est bien que l’actuelle « démocratie représentative » (qui n’a plus de démocratie que le nom) est en faillite. Nous devons retrouver notre souveraineté en inventant d’autres formes d’organisation.

La grande force de notre mouvement, qui inquiète tant nos élites, c’est d’avoir su résister à toute forme de récupération politique, syndicale, ou par le biais de porte-parole autoproclamés qui cherchent la lumière des projecteurs. Pour que cela perdure, nous devons également faire en sorte que nos représentants nous représentent vraiment. De notre côté, nous ne voulons pas d’un monde sans contact et nous méfions de la vogue de ces nouvelles technologies de communication qui nous rendent dépendants donc vulnérables, et qui gonflent l’effrayante facture énergétique et environnementale du numérique. Rien ne remplace le contact humain direct, dans les réjouissances comme dans le débat.

Nous voudrions rappeler quelques modalités de démocratie directe qui devraient présider à l’organisation de notre mouvement, et par extension à celle de notre future démocratie. Elles ne sont pas nouvelles puisqu’elles ont été pensées et mises en œuvre à Athènes il y a plus de 2 500 ans, et appliquées sous différentes formes par des communautés d’habitants au Moyen Âge en Europe, pendant les révolutions française, anglaise ou américaine, la Commune de Paris, les conseils russes de 1905, la révolution espagnole de 1936, l’insurrection hongroise de 1956, et aujourd’hui au Chiapas ou dans le Rojava.

(suite…)

Une lettre de Jean-Claude Michéa à propos du mouvement des Gilets jaunes 

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Jean-Claude Michéa

Une lettre à propos du mouvement
des Gilets jaunes

 

Le 21 novembre 2018

Chers Amis,

Juste ces quelques mots très brefs et donc très lapidaires – car ici, on est un peu débordés par la préparation de l’hiver (bois à couper, plantes et arbres à pailler  etc.). Je suis évidemment d’accord avec l’ensemble de vos remarques, ainsi qu’avec la plupart des thèses de Lieux communs (seule la dernière phrase me paraît un peu faible en raison de son « occidentalisme » : il existe aussi, bien entendu, une véritable culture de l’émancipation populaire en Asie, en Afrique ou en Amérique latine !). 

Le mouvement des « gilets jaunes » (bel exemple, au passage, de cette inventivité populaire que j’annonçais dans Les Mystères de la gauche) est, d’une certaine manière, l’exact contraire de « Nuit Debout ». Ce dernier mouvement, en simplifiant, était en effet d’abord une tentative – d’ailleurs encouragée par une grande partie de la presse bourgeoise – des « 10 % » (autrement dit, ceux qui sont préposés – ou se préparent à l’être – à l’encadrement technique, politique et « culturel » du capitalisme moderne), pour désamorcer la critique radicale du Système, en dirigeant toute l’attention politique sur le seul pouvoir (certes décisif) de Wall Street et des fameux « 1 % ». Une révolte, par conséquent, de ces urbains hypermobiles et surdiplômés (même si une fraction minoritaire de ces nouvelles classes moyennes commence à connaître, ici ou là, une certaine « précarisation ») et qui constituent, depuis l’ère Mitterrand, le principal vivier dans lequel se recrutent les cadres de la gauche et de l’extrême gauche libérales (et, notamment, de ses secteurs les plus ouvertement contre-révolutionnaires et antipopulaires : Regards, Politis, NP“A”, Université Paris VIII etc.). Ici, au contraire, ce sont bien ceux d’en bas (tels que les analysait Christophe Guilluy – d’ailleurs curieusement absent, jusqu’ici, de tous les talk-shows télévisés, au profit, entre autres comiques, du réformiste sous-keynésien Besancenot), qui se révoltent, avec déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir encore à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite (c’est d’ailleurs ainsi que Podemos avait commencé en 2011, avant que les Clémentine Autain et les Benoît Hamon du cru ne réussissent à enterrer ce mouvement prometteur en le coupant progressivement de ses bases populaires). 

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Collectif Lieux communs, «  Gilets jaunes : la démocratie directe en germe ? »

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Collectif Lieux communs

« Gilets jaunes » :
la démocratie directe en germe ?

(Mis en ligne le 21 novembre 2018 sur le site de Lieux communs)

Le mouvement populaire en cours, qu’il le sache ou non, défie toute l’organisation de la société et récolte un mépris officiel à la hauteur. Le surgissement de cette colère réveille des questions enfouies depuis si longtemps que leur simple formulation effraie. Pourtant la dégradation de la situation générale est telle qu’un choix s’impose entre le chaos qui s’avance et la reconquête, lente et laborieuse, d’une souveraineté véritablement collective.

La colère des « gilets jaunes » est authentiquement populaire 

C’était immédiatement reconnaissable au mépris des médias et des politiciens : le bourrage de crâne des premiers pendant trois semaines était proportionnel à la fébrilité du petit personnel politique. Mouvement hors partis, hors syndicats, hors association, il démontre en acte le décalage profond entre toutes les institutions et la réalité du pays. Il ne peut donc qu’être la cible de tous les chefs, les bureaucrates, les arrivistes et tous leurs discours bien-pensants qui chantent la « démocratie » mais chouinent dès que le peuple se manifeste. 

Cette auto-organisation générale contraste avec tous les mouvements précédents 

 Autant des mouvements-veto manipulés par les syndicats que des soubresauts récents (« pigeons », bonnets rouges, jour de colère) ou même les « coordinations » des années 1986-88. Il semble plutôt reprendre timidement l’élan et les pratiques des mouvements ouvriers des XVIII-XXe siècles, aujourd’hui largement oubliés. Les « réseaux sociaux » électroniques ne font donc que jouer le rôle d’un lien social disparu, mais qui pourrait réapparaître autour d’un projet politique. Des gens se manifestent, se rencontrent, se découvrent et tâtonnent pour se constituer en corps politique par l’action. 

C’est un peuple sous les radars médiatiques qui s’est mobilisé 

C’est la « France périphérique », celle des grandes banlieues, de la semi-ruralité et des campagnes. Mais plus généralement celle des milieux modestes en voie de déclassement, pris en tenaille entre l’oligarchie prédatrice et l’ensauvagement de l’espace publique. Ce sont les petites gens, les sans-grade, les « sans-dents », la France « rance » et « moisie » dont aucun média imbibé de libéralisme et de gauchisme culturel au service des métropoles festives ne veut entendre parler. Ce sont tous ceux qui paient depuis quarante ans le prix fort de la « mondialisation » : désindustrialisation, précarisation, désertification, insécurité sociale et culturelle, etc. C’est évidemment cet abandon qu’expriment épisodiquement paysans ou employés, artisans ou petits patrons, retraités ou chômeurs, policiers ou infirmières, en Creuse ou à Mayotte, en Corse ou en Bretagne, en Guyane ou dans les Vosges.

Les mots d’ordre initiaux sont simples : contre les prix élevés, les taxes et l’incurie gouvernementale (suite…)