Version imprimable des Syndicats contre la révolution
Benjamin Péret
Les syndicats contre la révolution
Le Libertaire, 1952
I. Les antécédents
Toutes les sociétés qui se sont succédé jusqu’à nos jours ont connu des luttes intestines menées par les couches déshéritées contre les classes ou les castes qui les maintenaient sous leur domination. Ces luttes n’ont pu prendre une certaine envergure qu’à partir du moment où les opprimés, reconnaissant leur intérêt commun, ont réussi à s’associer, soit dans le but d’améliorer leurs conditions d’existence, soit en vue de la subversion totale de la société. Au cours des siècles passés, les travailleurs, face aux corporations comprenant patrons et ouvriers d’un même métier (où les premiers faisaient la pluie et le beau temps sous la protection ouverte des pouvoirs publics), les associations de compagnonnage ne groupant que les ouvriers ont représenté, entre autres choses, les premiers organismes permanents de lutte de classe. Antérieurement encore, vers le Xe siècle, avaient déjà existé des « confréries ». C’étaient des groupements qui ont dû se trouver en lutte contre les couches supérieures de la société puisque des jugements ont ordonné, à plusieurs reprises, leur dissolution. On ne connaît toutefois aucun document susceptible de nous éclairer sur leur constitution et les buts qu’elles se proposaient. L’objectif des organisations de compagnonnage n’était pas, comme en témoignent les nombreux jugements des tribunaux qui les condamnent systématiquement du xvie siècle au xixe siècle, d’aboutir à une transformation de la société, d’ailleurs inconcevable à l’époque, mais d’améliorer le salaire de leurs membres, les conditions d’apprentissage et, par-là, d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière tout entière. Leur vitalité, malgré toutes les persécutions dont elles ont sans cesse été l’objet, leur résurrection, consécutive à de nombreuses dissolutions prononcées par les tribunaux, montrent qu’elles correspondaient à un besoin pressant des travailleurs de ces époques. En même temps, le fait que leur structure ne semble pas avoir subi de modifications importantes pendant plusieurs siècles, indique que leur forme et leurs méthodes de lutte correspondaient réellement aux possibilités du moment. Notons en passant que les premières grèves dont l’histoire fasse mention sont à leur actif dès le XVIe siècle. Plus tard, elles recourront aussi au boycott. Pendant toute cette période, qui va du XVIe siècle où les associations de compagnonnage apparaissent dans l’histoire déjà toutes constituées (ce qui indique qu’elles devaient exister depuis longtemps déjà) jusqu’au milieu du XIXe siècle (où la grande industrie naissante fait surgir les syndicats), les associations de compagnonnage contribuent puissamment à maintenir la cohésion entre les travailleurs, en face de leurs exploiteurs. On leur doit la formation d’une conscience de classe encore embryonnaire, mais appelée à prendre son plein développement à l’étape suivante, avec les organismes de lutte de classe qui vont leur succéder. Ces derniers – les syndicats – ont hérité d’elles leur fonction revendicative, réduisant ainsi les associations de compagnonnage à un rôle secondaire qui n’a pas cessé de s’amenuiser depuis lors. Il serait vain cependant d’imaginer qu’ils auraient pu exister plus tôt. Les associations de compagnonnage ont correspondu à une époque de stricte production artisanale antérieure à la Révolution française et se prolongeant pendant les vingt ou trente premières années du XIXe siècle, les syndicats constituent le prolongement dans l’époque suivante (celle du capitalisme ascendant, où les travailleurs ont encore besoin de se rassembler par corps de métiers), des organisations de compagnonnage dépouillées du secret qui les entourait et orientées vers la seule revendication économique, vers la défense des travailleurs, les autres objectifs passant au second plan et finissant par disparaître. (suite…)