Patrick Dupouey, « Pour ne pas en finir avec la nature »

Version imprimable de Pour ne pas en finir avec la nature

Patrick Dupouey
Pour ne pas en finir avec la nature
Questions d’un philosophe à l’anthropologue Philippe Descola

Introduction
(suivie de Dix questions à Philippe Descola)

Faut-il encore présenter Philippe Descola ? Figure majeure de l’anthropologie, professeur au Collège de France de 2000 à 2019, titulaire de la médaille d’or du CNRS et de plusieurs distinctions scientifiques et universitaires, il est l’auteur de nombreux ouvrages (1).

Par-delà nature et culture est un livre qui a fait date dans les recherches anthropologiques. Au point de s’être légitimement imposé dans la bibliothèque de celui que le siècle des Lumières appelait l’« honnête homme » – et qui, soit dit en passant, savait aussi être une femme !

À celles et ceux qui veulent lire Descola, je conseille de commencer par La Composition des mondes. Dans ce long entretien avec Pierre Charbonnier, l’anthropologue propose, en même temps qu’une présentation générale de ses thèses, une bonne introduction à l’histoire et aux problèmes de la discipline anthropologique.

Le texte de la leçon inaugurale au Collège de France, très dense, intéressera de près les philosophes. C’est peut-être là que se trouve définie de la manière la plus concise la mission de l’anthropologie : « Contribuer avec d’autres sciences, et selon ses méthodes propres, à rendre intelligible la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en sélectionnent telle ou telle propriété pour leur usage et concourent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie » [UCF, § 17] [Pour le développement des sigles bibliographiques, voir infra, Abréviations]. (suite…)

Daniel S. Milo, « La survie des médiocres »

Version imprimable de La survie des médiocres

Daniel S. Milo

La survie des médiocres
Critique du darwinisme et du capitalisme

Introduction

Il y a trop de choses dans notre monde, beaucoup trop. Il y a trop de types de céréales pour le petit déjeuner (Kellogg’s a commercialisé quatorze sortes de Rice Krispies depuis 1929) ; trop de synonymes pour l’adjectif « merveilleux » (le Dictionnaire électronique des synonymes en compte cinquante-neuf) ; trop d’illusions perdues, trop de races de chien, trop de stimuli dans la journée, et trop de nuances de beige pour les armoires de cuisine. Trop, c’est trop !

Le trop est mon obsession, ma hantise, ma phobie, je l’ai même honoré d’un néologisme barbare : la tropéité. L’excès humain – je n’en ai pas imaginé d’autre – est une obsession devenue programme de recherches en histoire, en littérature, en philosophie et au cinéma. J’ai passé vingt-quatre ans à l’explorer sous des angles divers et variés. Dans ma thèse de doctorat, Aspects de la survie culturelle (1), j’ai cherché les lois qui président à l’entrée des auteurs et des œuvres dans le canon artistique et littéraire. Comme le titre l’indique, la recherche a été menée sous le signe de Malthus et de Darwin. Il y a trop de postulants à la mémoire collective et trop peu de sièges au Panthéon. Les premiers prolifèrent de manière exponentielle, tandis que les seconds ne croissent que lentement. Dans la culture, c’est la postérité qui joue le rôle de la sélection naturelle dans la lutte pour la survie posthume. J’ai tourné deux courts-métrages qui sont des bœufs (des improvisations à la manière du jazz) sur le trop. Le héros de Entre canapé et plafond (2000) ne fait que contempler le plafond, tandis qu’une voix off déclame que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pascal). Le jeûne comme art (2006) met en scène l’artiste de la faim de Kafka. En 2006 toujours, j’ai lancé le site TooMuch.Us, un musée philosophique interactif. J’ai même essayé d’imiter Henry David Thoreau en m’isolant à la campagne pendant quatre ans pour me soustraire au trop. (suite…)

Henri Lefebvre, « Anthropes ou cybernanthropes ? »

Version imprimable de Anthropes ou cybernanthropes

Henri Lefebvre

Anthropes ou cybernanthropes ?
Contribution à la problématique de l’humanisme
(extrait de  Positions : contre les technocrates, Gonthier, 1967
Réédité avec de légères modifications sous le titre Vers le cybernanthrope, Denoël, 1971
)

L’espèce nouvelle

Nous entrons dans un nouvel âge, qui l’ignore ? Une espèce nouvelle naît autour de nous, en nous peut-être (ici « nous », c’est vous, toi, moi, elles et ils). Elle naît à l’intérieur du genre humain qui la précède, dont elle procède comme la branche de l’arbre. Peut-être l’espèce va-t-elle supplanter le genre. Sa naissance accompagne une inquiétude. Le genre humain ne serait-il pas voué à l’échec ? N’aurait-il pas déjà échoué ? Cette suspicion remplace le sentiment de culpabilité qui a empoisonné les générations précédentes. Certes, ce n’est pas ma faute, ni la tienne, si « nous » sommes des avortons, contemporains de grands avortements, sachant depuis peu, par Bolk et son école, que l’homme n’est pas un descendant du singe mais un singe prématuré et que le fameux progrès consiste biologiquement en une « fœtalisation ». Non, ce n’est pas ma faute, ma chérie, ni la tienne. Nous sommes innocents comme le Devenir. Tu es, douce amie, plus fœtalisée que moi, et mieux, plus nue, plus faible, donc supérieure. Mais alors quid de l’homme ? Celui qui exprima le mieux cette inquiétude, Zarathoustra parlant par la bouche d’un homme du xixe siècle, annonçait le surhumain. Nous ne demandions qu’à le croire. Quand le géant blond monta sur l’estrade en levant son drapeau et qu’il se mit à hurler : « C’est moi le Surhomme », nous eûmes envie de rire et nous avons répondu : « Tu te vantes ! Pourquoi pas moi ? » Et voilà que nous ne croyons plus au genre humain mais au fœtus de singe et que surgit la nouvelle espèce et qu’elle monte à l’assaut du genre humain, en lignes et colonnes aussi serrées que celles des plus puissantes matrices. Serait-ce le Surhomme espéré ou le sous-homme tant craint ?

(suite…)

Jean-Noël Rieffel, « Éloge des oiseaux de passage »

Version imprimable de Eloge des oiseaux de passage

Jean-Noël Rieffel
Éloge des oiseaux de passage
(extrait des pages 157 à 164)

Equateurs, 2023

8. L’expérience François Terrasson

Le rythme d’érosion actuel des espèces animales et végétales (cent fois plus élevé par rapport au taux naturel d’extinction) est largement imputable aux activités humaines.

Selon François Terrasson, scientifique français à la personnalité atypique et à la pensée iconoclaste, élève de Théodore Monod au Muséum national d’histoire naturelle, « la nature, c’est ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’homme ». Relire ses écrits permet de s’interroger sur notre rapport à la nature.

François Terrasson, avec le franc-parler qui le caractérisait, avait le sens de la punchline : « Vous aimez la nature, alors foutez-lui la paix ! » Le nourrissage des oiseaux à la mangeoire et sans discernement tout au long de l’année ou encore les déchets alimentaires jetés en pâture aux bébés lions de mer de Steller sont des pratiques totalement contre-productives pour ces espèces animales et de superbes illustrations du message de Terrasson : au diable la sensiblerie !

Il considérait que la vraie cause du besoin de destruction de la nature par l’homme était inscrite au plus profond de notre inconscient, dans notre peur de la nature sauvage. Une peur viscérale de cet univers hostile. La peur de ce qui grouille, de ce monde puant, visqueux et gluant. Comme cette peur d’un coronavirus hébergé par des chauves-souris, puis transmis par un pangolin ayant côtoyé de trop près des hommes dans des marchés chinois. Certaines de ces peurs irrationnelles (loups, chauves-souris, chouettes) étant transmises dès le plus jeune âge, notamment par certains contes de notre enfance. Selon François Terrasson, cette peur nous pousse à dominer et maîtriser tous les aspects effrayants de la nature. Par exemple, la peur de cette vie mycologique et bactérienne foisonnante et menaçante contre laquelle nous nous défendons à grands coups de pesticides ou de gels hydroalcooliques. Mais que se cache-t-il vraiment derrière notre besoin de dompter la nature ? (suite…)

François Terrasson, « La peur de la nature »

Version imprimable de La peur de la nature

François Terrasson
La peur de la nature
(extraits)

« Nous faisons périr le corps de la nature
en oubliant que c’est le nôtre
. »
Ibrahim al Koni

Expliquer les paysages. Voilà une vieille ambition sur laquelle ont peiné des générations de géographes. Et bien sûr, une seule cause ne peut être à l’œuvre. L’économie, l’organisation sociale, le climat, le sol, l’écologie sont des conditionnements réels.

Mais à voir vivre les hommes, à les entendre parler de leurs paysages, on se prend à soupçonner de plus profondes et de plus déterminantes raisons.

Les arbres, les fourrés, les friches sauvages sont le domaine des forces naturelles. Le paysan des sociétés traditionnelles prend position face à elles. Il parle de la forêt de façon amicale, comme protectrice et bienveillante, ou au contraire il y verra le repaire de loups et d’ours féroces, l’obstacle à l’extension de ses champs.

Les haies autour des parcelles, caractéristiques du bocage, seront des clôtures utiles, des coupe-vent, des pourvoyeuses de bois de chauffage et de piquets, voire de fruits sauvages.

Ou bien des pieuvres conquérantes lançant leurs ronces à l’assaut de la civilisation qui a le devoir de s’en défendre. La vision tentaculaire et inquiétante du foisonnement végétal s’oppose comme plus moderne face à l’acceptation du paysage ancien. Elle arrive portée par un courant culturel urbain. Des idées, un style, une façon de faire et d’être dont l’origine se révèle urbaine. 

Et nous tenons là un bout du secret qui commande la forme du paysage.

Les sociétés rurales qui gardent des arbres se distinguent de celles qui les massacrent parce que leur culture est différente.

(suite…)

Pierre Fournier, « Terres libérées. Où ça ? »

Version imprimable de Terres libérées. Où ça ?

Nos amis de Pièces et main-d’œuvre, dans une livraison récente,  regrettaient de ne pouvoir donner entièrement les « sept pages de développement » de l’article de Pierre Fournier dont ils publiaient et commentaient de larges extraits (pages 7 à 9).

Voici par nos soins l’article retranscrit dans son intégralité, cinquante ans tout juste après sa rédaction. Ça rappellera des souvenirs à certains.

Nous donnons également ci-après une copie (de mauvaise qualité) des pages 4 à 10 de ce numéro de La Gueule ouverte où figurait l’article, pour les dessins de Jean-Pierre Andrévon et l’encart « Une lettre d’Edmond Richter » que nous n’avons pas reproduits.

Article de Pierre Fournier. lagueuleouverte-n2

Pierre Fournier
Terres libérées. Où ça ?
La Gueule ouverte, n° 2, décembre 1972

[Annonce passée par Pierre Fournier dans plusieurs revues « naturistes » en octobre 1968 et publiée en encadré dans le numéro 2 de La Gueule ouverte, en ouverture de son article :]

Une commune montagnarde de Savoie offre à des agriculteurs, artisans, artistes ou intellectuels la possibilité de s’installer à demeure sur son territoire. Les immeubles bâtis et les terres cultivables disponibles s’étagent de 500 m à 850 m d’altitude. Le village est desservi par une excellente route carrossable, il y a l’eau et l’électricité. Toutes les cultures de la zone tempérée sont possibles. (suite…)

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi, « Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel »

Mathias Lefèvre & Jacques Luzi
Homo industrialis, ou le culte funeste de l’artificiel

*

On comprend pourquoi l’artificialisme est devenu maintenant l’idéologie officielle de la domination, qui nie la nécessité de la nature et même son existence ; c’est qu’elle veut devenir enfin et absolument ce qu’elle a toujours voulu être : une totalité dont les hommes ne puissent même plus songer à sortir, un monde sans dehors.
Encyclopédie des Nuisances (1)
Notre éloignement de la nature ne prendra fin que lorsque nous l’aurons refaite.
F. M. Esfandiary (2)
Nous pensons que l’avenir sera très radieux.
J. Craig Venter (3)

Selon la théorie la mieux étayée à ce jour, l’espèce humaine est apparue sur la Terre, au gré de l’évolution de la vie. Elle s’y est peu à peu répandue, jusqu’à y laisser partout son empreinte. Désormais, il existe peu de milieux dits « naturels » qui ne soient plus ou moins anthropisés. L’espèce humaine, cependant, se divise en groupes, communautés, collectifs, collectivités, sociétés. Chaque société est caractérisée par une langue, des normes, des valeurs, des fins, des conventions, des croyances, des institutions particulières. À travers celles-ci, chacune entretient un rapport particulier avec le socle terrestre et le vivant, avec les autres animaux et les éléments : la terre, l’eau, l’air, le bois, le feu. Si tout humain laisse des traces de son passage par ses actes, par son mode de vie, celles de certains humains sont plus profondes et tenaces que les autres. C’est spécialement le cas des Homo industrialis, aujourd’hui présents en de multiples endroits du globe et cherchant, partout où ils se trouvent, à maîtriser tout ce qui a trait à la nature. Ce qu’ils font ensemble – leurs productions, leurs aménagements, leurs usages, leurs consommations – se traduit par une artificialisation croissante de la Terre.

(suite…)

Quentin Bérard, « L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique »

Version imprimable de L’écologisme

Quentin Bérard
L’écologisme empêche l’émergence d’une écologie politique

(Reprise étoffée d’une présentation, raccourcie faute de temps, du livre « Éléments d’écologie politique – Pour une refondation » lors d’une rencontre de l’association Technologos le jeudi 10 février 2022.)

Mis en ligne sur le site Lieux communs le 10 avril 2022

L’objectif du livre Eléments d’écologie politique est double : d’une part tenter de s’opposer aux idéologies, aux mythes, aux éléments religieux qui polluent les courants de l’écologie politique et empêchent toute réflexion. Il s’agit donc d’une auto-critique car derrière les dérives actuelles les plus visibles et risibles aujourd’hui de « notre camp », doivent aussi être remis en cause certains fondements intellectuels et politiques peu discutés, et notamment un indécrottable ancrage « à gauche » sinon l’extrême gauche. Second objectif : avancer des notions connues mais délaissées, esquisser quelques pistes là encore déjà entrevues mais trop peu considérées et bien sûr ouvrir des questions, pas forcément nouvelles, mais primordiales. Enfin, on peut aussi voir cet ensemble de textes comme une tentative d’aborder la question de l’écologie politique à partir de l’œuvre de Cornelius Castoriadis, et qui pourrait la renouveler.
L’abord de l’ensemble peut être déroutant parce que le ton n’est pas du tout polémique : il n’y a pas de réfutation à proprement parler, il y a une sorte de réfutation par le fait, en posant immédiatement d’autres repères. Ensuite, comme il s’agit d’une synthèse pluridisciplinaire, cela peut paraître un peu dépaysant, d’autant que le style est plutôt abordable pour un propos plutôt dense. (suite…)

George Orwell, « Les lieux de loisirs »

 

Version imprimable des Lieux de loisirs

George Orwell

Les lieux de loisirs

Tribune, 11 janvier 1946

 

Il y a quelques mois, j’ai découpé dans un magazine sur papier glacé quelques paragraphes d’un article où une journaliste décrivait les lieux de loisirs de l’avenir. Elle venait de passer quelque temps à Honolulu, où les rigueurs de la guerre ne semblent pas avoir été très sensibles. Un pilote de transport lui avait pourtant déclaré « qu’avec toute l’ingéniosité qu’on avait déployée dans cette guerre, il était bien dommage que personne n’ait fait en sorte qu’un homme fatigué et aimant la vie puisse, dans un même lieu et à toute heure du jour ou de la nuit, se détendre, se reposer, jouer au poker, boire et faire l’amour, pour se retrouver ensuite frais et dispos, prêt à reprendre le collier ». Cette réflexion lui avait fait penser à un promoteur rencontré peu auparavant, et qui projetait la création « d’un lieu de plaisir qui, selon lui, sera aussi populaire demain que les courses de chiens et les dancings l’étaient naguère ». Le rêve du promoteur était décrit de manière assez détaillée : (suite…)

Julien Syrac, « Du lourd fardeau d’être moderne »

Version imprimable Du lourd fardeau d’être moderne

Julien Syrac

Déshumanité

Approche historique
de l’an de grâce 2020
(Éditions du Canoë, 2021)

Introduction
Du lourd fardeau d’être moderne

Malaise dans le Zeitgeist

L’humanité, on le savait, est lasse d’elle-même. On dirait qu’elle n’y croit plus, comme un vieillard qui sent venir la fin. Il règne une ambiance de panique, une atmosphère de fin du monde. On enseigne déjà cette science à l’université, heureuse jeunesse ! Les raisons du marasme comme toujours sont variées, discutables, mais quelques gros titres familiers suffiront à poser efficacement le décor : la température augmente, les glaces fondent, les forêts brûlent, des espèces animales disparaissent par milliers, les déchets prolifèrent, la nourriture est empoisonnée, les nourrissons ont des cancers, les guerres continuent, les inégalités augmentent, les ressources diminuent, les gens meurent, la planète a mal, on a mal à sa Planète. L’homme du commun a désormais intégré que « si on ne change rien très vite », ce sera définitivement foutu. Pour qui ? Pour quoi ? À cet instant et au fond, peu importe. L’humanité culpabilise : son problème c’est elle-même. Elle a pris la mauvaise habitude de se penser globalement et ne voit plus que son nombre qui grossit, grossit, une grosse humanité de plus en plus visible, grouillant, fourmillant, consommant sans vergogne sur une planète qui elle n’augmente plus d’un pouce et se détraque de partout. La peur gît dans les chiffres, toujours, et nous en sommes gavés, farcis. Il faut dire qu’on nous en aura fait bouffer. (suite…)

Claude Lévi-Strauss, entretien avec Jean-Marie Benoist

Version imprimable de l’entretien avec Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss

Entretien avec Jean-Marie Benoist

Le Monde, 21-22 janvier 1979

 

Jean-Marie Benoist — Vous avez dit dans divers ouvrages et dans divers articles que l’ethnologie aujourd’hui, et vous-même en particulier, ne vous adressiez plus à vos contemporains. Pourtant, je m’aperçois que dans une communication récente sur les libertés (1) aussi bien que dans vos travaux sur Race et Histoire (2) et Race et Culture (3), sans prendre la plume philosophique, vous apportez, sous forme de questions, sous forme de problèmes, une réflexion extrêmement actuelle, extrêmement proche des préoccupations de votre époque. Comment conciliez-vous ces deux positions aujourd’hui ?

Claude Lévi-Strauss — Ni Race et Histoire ni le texte plus récent sur les libertés ne sont nés d’une initiative de ma part. Dans un cas, il s’agissait d’une commande de l’Unesco : dans l’autre, d’une invitation du président de l’Assemblée nationale à venir déposer devant la commission sur les libertés. J’avoue que, dans les deux cas, j’ai fait sans emballement ce que je pouvais pour répondre à ce qu’on attendait de moi.

(suite…)

François Bérard, Castoriadis et la technique

Version imprimable de Castoriadis et la technique

François Bérard
Castoriadis et la technique

Mis en ligne par Lieux communs le 1er mars 2019

Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature-technique-société chez Cornelius Castoriadis ». (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2004. 121 pages)

Castoriadis est difficilement classable dans une discipline. Il parle de philosophie, d’histoire, d’anthropologie, de logique, de mathématique, de psychanalyse, etc. Nous l’envisagerons comme un penseur à la jointure de multiples disciplines, pour lequel la question de ce qu’il fait précisément ne se pose pas vraiment. C’est un penseur de la modernité. Pour lui, celle-ci est inséparable de la technique, qui en constitue une dimension centrale et particulièrement structurante. Castoriadis souhaite en finir avec le mythe du progrès et d’une technique qui se développerait d’elle-même, tel un processus inéluctable. Selon lui, l’enjeu est vital : la technologie occidentale détruit le monde et domine nos vies, nos institutions, nous enlevant la capacité d’être les maîtres de notre propre devenir. Je vais tenter ici de vous introduire cet auteur en prenant l’entrée de la technique – qui n’est pas la moindre des entrées. Mais avant de penser la technique dans la modernité, ce qui est notre principal enjeu, il nous faut passer par les détours qui sont les siens. Ce « détour » est celui de la différence et du décentrement. Il s’agira par là de comprendre que notre institution de la technique et de son rôle n’est qu’une institution particulière et qu’elle ne peut être érigée en modèle.

Je ne souhaite pas faire un exposé au sens propre du terme : donner la thèse d’un auteur concernant un thème spécifique. J’essaierai plutôt, dans la mesure du possible, de montrer le chemin qui mène à ses hypothèses, de vous mettre dans le mouvement de ce faire pensant qui est le sien. Pour cela, il va falloir que nous nous interrogions sur le triptyque nature-technique-société qui est au cœur de sa réflexion. Si l’on pense ces trois termes comme des objets bien délimités et indépendants, nous arrivons, comme nous le verrons, à l’hypothèse d’une autonomie réelle de la technique, corrélative d’un grand rapport de l’homme à une nature objective. Il faut pourtant les penser dans leurs imbrications, dans leurs rapports sui generis : le « système castoriadien » nous montre à quel point il est difficile de penser une extériorité de la technique vis-à-vis du social. Mais, paradoxalement, nous avons bien affaire, aujourd’hui, à une certaine autonomie de la technique, autonomie qu’il faut comprendre comme une institution social-historique.

(suite…)

PMO, « La vie dans les restes »

Version imprimable de la_vie_dans_les_restes

La vie dans les restes

(Publié sur le site de Pièces et main-d’œuvre)

 

En tant que linguiste elle avait été en mesure de traduire ce terme dès la première fois. Mekkis : le mot hittite pour désigner la puissance ; il était passé dans le sanscrit, puis dans le grec, dans le latin et enfin dans le langage moderne sous la forme de mots comme machine et mécanique. C’était là le lieu qui lui était refusé ; elle ne pouvait y entrer comme les autres.

Philip K. Dick, A Maze of Death

Un ami nous écrit : « Face aux désastres en cours, vous évoquez à la fin de votre Manifeste des chimpanzés du futur[1],l’audience accrue des mouvements écologistes qui « n’est pas forcément bon signe. Il n’y a pas de fumée sans feu ». Celle-ci, « toujours plus épaisse depuis 1972, émane de la terre brûlée par les industriels, elle signale l’incendie mais en aucun cas ne l’éteint. Elle n’est pas le déluge salvateur ».

Quel serait, selon vous, ce déluge qui sauve ? Comment mieux enquêter, révéler les objectifs, dénoncer les collusions ? Comment encourager l’esprit et les perspectives critiques ? Quelles actions mener ? »

Tout d’abord, que reste-t-il à sauver ? L’empire de la destruction n’a cessé de s’étendre depuis le néolithique [2], fortifiant sans cesse les bases scientifiques et matérielles (industrielles), de sa puissance pour se lancer à l’aube du XIXesiècle dans une offensive générale (finale ?), contre le vivant. Ce que depuis Chaptal, le chimiste et entrepreneur, ministre de Napoléon Ier, on a nommé par analogie « la révolution industrielle », alors qu’il s’agissait d’une accélération verticale, ininterrompue et peut-être exponentielle, débutée au Moyen Âge, et même avant [3]. Depuis ce moment, tous les indicateurs statistiques (économiques, démographiques, croissance, production, consommation, circulation, communications, pollutions, destructions…) ont le graphisme d’un tir de missile filant toujours plus vite au zénith. Beaucoup s’en réjouissent et nomment cela, le progrès.

Une bonne part de l’activité scientifique consiste désormais à établir l’inventaire de ces destructions et de leurs autopsies, et à tenir le registre de celles en cours. Nous aurons ainsi la satisfaction de savoir que notre propre disparition relève en grande partie du suicide ; et ce suicide de l’instinct de mort, théorisé par Freud [4]. C’est-à-dire d’une volonté puérile de toute-puissance qui finit par se tourner contre elle-même, tant la puissance croissante des moyens acquis excède la sagesse de leurs détenteurs.

La sagesse n’est ni quantifiable, ni accumulable et n’est donc pas augmentable. Nul contemporain ne peut s’imaginer plus sage qu’Épicure et Lucrèce qui vivaient à l’âge des techniques artisanales, que ce soit en matière d’équipement guerrier ou productif. Et leur sagesse, déjà, était vaine face à la puissance des moyens/aux moyens de la puissance — les deux peuvent se dire et sont réversibles. On peut dire aussi, face aux fous de la puissance et à la puissance des fous.

La connaissance, au contraire, est quantifiable, accumulable et donc augmentable. Nul contemporain disposant des moyens technologiques d’aujourd’hui ne peut s’estimer moins puissant qu’un roi de l’antiquité. Mais toute la sagesse de celui qui dispose déjà de la puissance nucléaire, électrique, informatique, biotechnologique, etc., est de vouloir encore plus de puissance et de moyens (de « progrès ») ; tous les moyens ; les moyens de Tout ; la Toute-puissance. (suite…)

Bernard Charbonneau, «Quel avenir pour quelle écologie ?»

Version imprimable de Quel avenir ?

Bernard Charbonneau

Quel avenir pour quelle écologie ? 

(Foi & Vie, juillet 1988)

1. Deux mots nouveaux 

En 1970, proclamé officiellement « Année de protection de la nature », au lendemain de la fête de Mai 68, on vit soudain surgir dans les médias, donc l’opinion française, deux mots nouveaux : « environnement », « écologie ». Comme dans d’autres cas ils avaient fait l’aller Europe-USA et le retour USA-Europe.

Remarquons d’abord qu’avant cette date les Français des « Trente Glorieuses » n’avaient pas d’environnement. Ils étaient en quelque sorte suspendus dans le vide, la transformation explosive de la France Éternelle se produisait dans un hexagone abstrait sans nature ni habitants. La transformation du Rhône en égout restait invisible, le massacre de 13 000 morts, 200 000 blessés par l’auto était médiatiquement inexistant. La cause toute-puissante qui était en train de faire le bonheur et le malheur des Français n’avait pas d’effets, le bétonnage des côtes, l’évacuation des campagnes se réduisait à des colonnes de chiffres pour une sociologie qui venait de passer de Marx à Parsons. Il est significatif que ce mot d’« environnement » n’ait pour sens que « milieu » « ce qui entoure » dans le Grand Larousse des années soixante. Et dans l’Encyclopédie de 1970, juste avant l’émergence de l’écologie, il se réduit à un contenu esthétique, au « happening » des artistes de l’époque. L’impact du Grand Bond en avant version occidentale ? – comme en Chine de Mao, connais pas.

Plus savant, le mot d’« écologie » a séduit les médias par son air ésotérique (du grec oïkos, habitat). Mais cette étiquette dissimule des réalités très différentes : une discipline scientifique, un mouvement social. Une des sciences de la vie et un mouvement social plus ou moins spontané propre aux sociétés industrielles avancées, en réaction contre les effets destructeurs de leur développement incontrôlé pour la nature et pour l’homme, l’écologie scientifique participant à ce mouvement. 

2. Écologie scientifique et écologisme 

L’écologie au sens précis du terme, ordinairement employé à tort et à travers, est : « l’étude des milieux vivants où vivent et se reproduisent les êtres vivants, ainsi que des rapports de ces êtres avec le milieu » (cf. Robert). À ce mot de « milieu » il faudrait ajouter celui de « naturel » qui introduit une restriction importante ; l’écologie humaine, venue ensuite, restant plus philosophique que scientifique. L’écologie inventée par Haeckel dès 1870 a été longtemps pratiquée loin du grand public par des naturalistes étudiant les écosystèmes naturels ou végétaux et animaux vivant en état d’équilibre ou tout au moins d’évolution lente. (suite…)