L’Atelier paysan, « Reprendre la terre aux machines »

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L’Atelier paysan
Reprendre la terre aux machines
(Extrait du chapitre 2 : Les ingrédients d’un verrouillage)

Le complexe agro-industriel…

Ces difficultés sont à la mesure des organisations qui dominent depuis plusieurs décennies les exploitants agricoles soi-disant indépendants, clients ou fournisseurs captifs de ces géants. On parle communément de complexe militaro-industriel, en premier lieu aux États-Unis, pour désigner l’ensemble formé par les industries de l’armement, l’armée elle-même, et les décideurs publics qui promeuvent les intérêts des deux premières. Il paraît justifié de parler dans les mêmes termes d’un complexe agro-industriel à propos des industries de l’agroalimentaire, de la grande distribution, des engrais, pesticides et semences, des machines agricoles ; des banques ; des organisations syndicales dont les figures dirigeantes sont de gros exploitants et des décideurs publics (ministres, hauts fonctionnaires, organisations internationales) qui promeuvent l’intérêt de ces industries et des agriculteurs les plus prospères.

Rappelons d’abord l’asymétrie de taille et de pouvoir entre un exploitant agricole ordinaire, en France de nos jours, et les entreprises dont il est généralement dépendant. Cinq acteurs majeurs dominent le marché mondial de l’agroéquipement : John Deere, CNH Industrial (avec les marques New Holland, CASE IH, STeyr, IVECO, Unie, Magirus), Kubota, AGCO (Massey Ferguson, Fendt, Challenger, Valtra) et Claas. Ces géants représentent environ 60 % d’un marché mondial estimé à 131 milliards de dollars en 2016. Même logique oligopolistique dans le secteur des semences : cinq groupes contrôlent les deux tiers d’un marché mondial de près de 40 milliards de dollars (1), après les rachats-fusions des dernières années. Après l’absorption de Syngenta par ChemChina, le mariage de Dow Chemical et DuPont (donnant naissance à Corteva Agrisciences), l’acquisition de Monsanto par Bayer, amenant ce dernier groupe à céder son activité semences à BASF, le Français Vilmorin fait figure de challenger dans ce quintette. Cette concentration concerne aussi l’agrochimie, où Bayer-Monsanto, Syngenta, Corteva, FMC et BASF s’approprient les deux tiers du marché mondial des pesticides, estimé à 57,6 milliards de dollars en 2018 (2).

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Une promenade biographique avec Bernard Charbonneau.

Ces entretiens inédits ont été réalisés les 9 et 10 septembre 1995,  quelques mois avant sa mort dans sa quatre-vingt-sixième année le 28 avril 1996,  dans sa maison du Boucau à Saint-Pé-de-Léren dans les Pyrénées-Atlantiques. Bernard Charbonneau – et sa femme Henriette qui intervient à plusieurs moments – y répondent aux questions de Michel Bergès et Daniel Cérézuelle. Ces cinq heures de discussions furent enregistrées sur un magnétophone de médiocre qualité, que la teneur des propos fait vite oublier. Un découpage des sept cassettes suit chaque enregistrement audio.

Première cassette

0 mn. Souvenirs d’enfance. Naissance. Parents notables (père pharmacien, grand-père banquier), famille. Mariage mixte de ses parents (père protestant, mère catholique, enfants baptisés catholiques). Père abonné au Temps (devenu Le Monde). D’Agen vers Bordeaux. Mère plus grosse dot du département (50 000 francs or).

6 mn. Quatre enfants. Jacques (1898), l’aîné. Jeté au front à 18 ans entre la première et la seconde partie du bac. Pierre (1899), passion de la mer. Capitaine au long cours. Messageries maritimes de Marseille (Tahiti, Hébrides etc.). Marthe. Devenue américaine (épousa professeur d’université quaker en Pennsylvanie). S’était embarquée clandestinement à 18 ans sur un paquebot qui allait aux USA. Accueillie comme une vedette.

11 mn. École primaire privée puis école du lycée Montesquieu (Longchamps). « Élève lamentable », agité et se désintéressant complètement des cours.

13 mn. Atmosphère familiale. Père très gentil, fantaisiste, dans la lune, qui fabriquait des produits nouveaux qui l’ont ruiné… Lisait Zola, Maupassant, écoutait Beethoven, Wagner.

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Aurélien Berlan, « Terre et Liberté » (conclusion)

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Aurélien Berlan
Terre et Liberté
(conclusion)

Je suis, bien sûr, loin d’être le premier à penser que le désastre socio-écologique en cours implique de remettre en question notre conception de la liberté et le mode de vie industriel dans lequel elle s’est cristallisée. Cette intuition a été au cœur de la pensée de certains précurseurs de l’écologie politique, comme Bernard Charbonneau et Ivan Illich ; en amont, elle traverse aussi les traditions de pensée socialiste et libertaire (1). Mais quand elle est reprise aujourd’hui, c’est en général pour proposer des remises à jour superficielles, quand elles ne sont pas factices. Soit elles invitent à compléter l’édifice branlant de la démocratie représentative, identifiée à la liberté, par de nouvelles institutions censées en corriger les biais court-termistes, anthropocentristes et nationaux : une « Assemblée du long terme » ou « de la Nature et des vivants », un « Parlement des choses » ou une « gouvernance mondiale », c’est-à-dire de nouvelles couches de bureaucratie qui, comme les précédentes, seront au service du maintien de l’ordre établi (2). Soit elles servent à discréditer les remises en question radicales de notre mode de vie et détourner ainsi la critique de la troïka institutionnelle qui a promu notre manière destructrice d’habiter la Terre : le capital, l’État et la technoscience, dont la synergie définit et gouverne le monde industriel (3).

Dans les deux cas, on accepte au fond le grand récit du Progrès qui présente le mode de vie occidental(isé) comme le summum de la liberté. Pourtant, il y a de bonnes raisons de le remettre en cause. Car si la liberté renvoie logiquement et historiquement, même dans la pensée occidentale, à un idéal politique d’absence de domination, c’est-à-dire d’égalité, c’est l’inverse qu’il y a derrière l’idée de liberté moderne : une conception individuelle et même solipsiste qui, en définissant la liberté par l’élargissement des possibles et la délivrance à l’égard des nécessités de la vie, l’a associée à l’accroissement de la puissance, l’a fait reposer sur des formes de servitude plus ou moins déguisées et, au final, a scellé la dépendance des populations délivrées à l’égard des organisations qui se chargent de leur vie quotidienne. Affirmer que le développement industriel est émancipateur, c’est se payer de mots. Comme la technologie à laquelle il est lié, l’industrie « permet […], mais, en soi, elle ne “libère” nullement » (4) : elle n’abolit pas les rapports de domination, elle permet juste de ne plus avoir à faire certaines choses et, en outre, elle permet d’en faire d’autres, c’est-à-dire qu’elle étend nos capacités d’action et, plus encore, celles des puissants qui nous gouvernent. Elle n’apporte pas la liberté, mais tout au plus le confort dans la soumission au système.

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José Ardillo, « La technique selon Jacques Ellul »

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José Ardillo
La technique selon Jacques Ellul

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

I. 

Vers la fin des années 1940, Jacques Ellul, comme il l’expliqua lui-même, s’attela avec son ami Bernard Charbonneau à l’écriture de deux ouvrages importants dont l’objectif était d’analyser ce qu’ils identifiaient comme les deux piliers du système de domination : la Technique et l’État. Le travail se répartit simplement : Charbonneau se chargea de l’État, et Ellul de la Technique. Il ne pouvait s’agir que d’une entreprise souterraine, dans la mesure où elle s’inscrivait à contre-courant d’une époque en grande partie envahie par la foi en l’industrialisation et en un État-providence devenu puissance tutélaire. Le parcours de ces deux ouvrages, pourtant rédigés dans le même temps, diverge complètement. L’État de Charbonneau, achevé en 1949, ne connut pas d’édition commerciale avant la fin des années 1980 (1). La Technique ou l’enjeu du siècle, quant à lui, fut d’abord publié discrètement en 1954 dans une collection universitaire, et resta ignoré du public, même s’il se ménagea peu à peu une place dans le monde culturel et académique, en particulier dans les pays anglo-saxons, à partir des années 1960 (2). Pour citer un exemple de son destin en Europe, ce livre fut pour la première fois traduit en espagnol en 1962, mais il passa inaperçu dans l’Espagne franquiste qui commençait à « bénéficier » d’une certaine amélioration économique et industrielle.

Point n’est besoin de préciser que ces deux thèmes, Technique et État, étaient pour les deux amis des phénomènes inséparables, et tout au long de leurs écrits se développe un dialogue sur la démesure qu’acquiert à notre époque l’organisation étatiste et technicisée de notre monde moderne. Dans la société organisée, pour reprendre le terme qu’utilise Paul Goodman à la même époque, l’utilisation de moyens techniques se transforme en une fin en soi. L’État devient l’autorité incontestée et prend le rôle d’organe directeur pour l’application de ces moyens. Il se définit alors comme État technique. Sa raison d’être est moins idéologique qu’opératoire, ou plutôt, son idéologie est devenue celle de l’Efficacité, à une époque où l’enjeu principal est la gestion et le contrôle d’énormes masses de populations. (suite…)

José Ardillo, « Jacques Ellul et la révolution nécessaire »

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José Ardillo
Jacques Ellul et la révolution nécessaire

Tiré de La liberté dans un monde fragile, L’Échappée, 2018
Traduit de l’espagnol par Sonia Balidian

Au sein d’une œuvre ample et variée, appartenant selon les cas à la sociologie critique, la théologie, l’histoire du droit ou de la propagande, et ne reculant pas le cas échéant devant la polémique intellectuelle, Ellul se consacra au début des années 1970 à une étude exhaustive du concept de « révolution », à travers ses deux livres Autopsie de la révolution (1969) et De la révolution aux révoltes (1972). Il leur en ajouta un troisième en 1982 avec Changer de révolution, qui revêt un grand intérêt car il constitue un point d’inflexion sur la question de la technologie, par rapport aux positions qu’il avait développées depuis les années 1950.
Dans les années 1930, Ellul faisait partie avec son ami Bernard Charbonneau du petit mouvement personnaliste, un courant intellectuel qui à cette époque s’opposait tout autant au fascisme et au communisme qu’à la société libérale. Rapidement, ces deux auteurs prirent toutefois des distances avec ledit mouvement, entre autres à cause de mésententes avec Emmanuel Mounier qui était son chef de file (1). Pendant la guerre, Ellul fut exclu de son poste dans l’enseignement par le gouvernement de Pétain, et il pratiqua l’agriculture pendant un temps, participant à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Après la guerre, il reprit le professorat et participa de nouveau à des groupes de réflexion aux côtés de son ami Charbonneau. C’est ainsi qu’en 1962, ayant fait parvenir à Guy Debord son livre Propagandes, et constatant que ce livre était très apprécié des situationnistes, il en vint à leur proposer sa collaboration. Pourtant, cette proposition sera repoussée par le groupe à cause de sa foi chrétienne.

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Daniel Cérézuelle, « Un point aveugle. Remarques sur les techniques non matérielles d’organisation »

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Daniel Cérézuelle

Un point aveugle.
Réflexions sur les techniques non matérielles d’organisation

Mis en ligne le 16 août 2022 sur le site Lieux communs

« L’organisation,
c’est précisément la technique elle-même. »
Jacques Ellul [1]

I – Un « réalisme » hémiplégique.

Le thing turn dans la philosophie contemporaine de la technique. Depuis une trentaine d’années, on assiste à un recentrage « empirique » de la philosophie de la technique, tournée de plus en plus vers l’étude des objets techniques et des pratiques sociales qui s’organisent autour de leur genèse ou de leur usage. Ainsi, dans un article de 2010, le philosophe américain Philip Brey expliquait que pour bien comprendre le sens et la place de la technique dans notre monde, il est nécessaire de renoncer à des approches globales, comme celles qui ont été proposées par des penseurs comme Heidegger, Ellul, Illich ou Mumford [2]. Ces approches sont trop critiques et pessimistes ; elles insistent trop sur les difficultés posées par le progrès des techniques et ne permettent pas de faire des propositions constructives pour l’avenir. Seules des approches beaucoup plus empiriques, décrivant de manière concrète le fonctionnement des artefacts techniques et leur mise en œuvre, permettraient de comprendre de manière constructive la place des objets techniques et le rôle de l’ingénierie dans la vie sociale.

Ce retour aux objets (thing turn) caractérise aussi la philosophie française de la technique qui, dans le sillage de Simondon, accorde une place de plus en plus centrale à l’étude des « objets » techniques. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif French Philosophy of Technology [3], il est signalé que, désormais, la plupart des chercheurs contemporains « construisent leurs analyses philosophiques sur la base d’une étude empirique attentive des objets techniques » et de leur mode d’être au monde. Bruno Latour, qui se réclame d’une approche de la technique résolument empirique, va plus loin ; il faut, selon lui, répudier les approches globales, comme celle de « système technicien » proposée par Jacques Ellul : « L’idée d’un système technique, par exemple, est une vue philosophique qui ne repose, encore une fois, sur aucune étude empirique » [4]. Pour penser rigoureusement le rôle des techniques il faudrait désormais, selon lui, s’intéresser aux objets techniques au moment où ils sont en train de se faire et aux actants qui gravitent autour de leur genèse.

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Bernard Charbonneau, « Le mouvement écologiste. Mise en question ou raison sociale »

 

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Bernard Charbonneau

Le mouvement écologiste.
Mise en question ou raison sociale

(La Gueule ouverte, n° 21, juillet 1974)

  1. Ambiguïté du mouvement écologique

Bien des mouvements d’opposition et même des révolutions sont ambigus. Autant ils détruisent une société, autant ils régénèrent le gouvernement, l’économie, la morale, l’armée et la police. L’histoire de l’URSS en est un bon exemple. Elle a réussi un renforcement de l’État et de la société russes que le régime tsariste était impuissant à réaliser. Le mouvement d’opposition à la société industrielle occidentale que l’on qualifie de « mouvement écologique » n’échappe pas à cette ambiguïté, surtout en France où il s’est manifesté tardivement à la suite des USA. D’une part, il s’agit bien d’une critique et d’une opposition au monde où nous vivons. Ses thèmes (critique de la croissance, de la production etc.) sont neufs par rapport aux thèmes traditionnels de la droite et de la vieille gauche (n’étaient-ce les oeuvres de quelques isolés sans audience qui ont mis en cause la société industrielle dès avant la guerre). À ses débuts, surtout après Mai 68, ce mouvement a été le fait de personnes marginales, comme Fournier, de groupes de jeunes et de quelques sociétés (Maisons paysannes de France, Nature et progrès etc.), réagissant spontanément à la pression grandissante de la croissance industrielle. Nouveauté des thèmes, marginalité, spontanéité du mouvement, ce sont là les signes d’une véritable révolution (rupture dans l’évolution) en gestation. Mais très vite, ce mouvement est devenu l’expression de cette même société qu’il critique et entend changer. Tout intellectuel ou militant français engagé dans cette lutte ne devrait jamais oublier à quel point l’éveil de l’opinion a été une entreprise préfabriquée.

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Michel Gomez, « Le miroir aux alouettes »

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Michel Gomez

Le miroir aux alouettes

Article publié initialement dans le n° 4 de la revue
Des fissures dans le consensus en février 1992.

Réédité dans l’ouvrage
Le gouvernement par la peur au temps des catastrophes
paru aux éditions de La Roue en 2013

 

En se vulgarisant, l’écologie a perdu son sens scientifique pour en prendre un autre, magique, qui tire son prestige d’une connaissance ésotérique réservée à quelques magiciens. Ce n’est pas pour rien que cette étiquette a été collée sur la réaction contre la croissance à tout prix. Elle était trop complexe et inquiétante. Il fallait la simplifier, l’expliquer, la réintégrer dans la société qu’elle menace en l’apparentant à sa plus haute autorité : la science. […] Maintenant le mal est fait, il paraît difficile de refuser une dénomination passée dans le domaine public. 
Le Feu vert, Bernard Charbonneau,
[1980] rééd. Parangon/Vs, Lyon, 2009.

[C’est pourtant à cette difficulté que Le miroir aux alouettes essayait de s’attaquer. Il n’y a maintenant plus de doute, il est politiquement primordial de séparer les deux sens du mot écologie, de les renommer : ils sont devenus ennemis l’un de l’autre.]

La Révolution française a, dans sa meilleure part, désiré instituer ici-bas le règne de la Raison. Ses enfants les plus fermes voulaient non seulement combattre le despotisme des rois mais aussi bannir les préjugés, reculer les bornes de la connaissance afin de libérer l’entendement humain de ses entraves. Son programme promettait et la terre était son jardin. Malheureusement, à l’aube du XIXe siècle, ce n’est pas l’Idée qui arme, dans les ports anglais, français ou hollandais, les nombreux navires en partance vers les terres lointaines, mais encore des intentions coloniales et des intérêts commerciaux. Les marchands vont donc contribuer, cela arrivait jadis, à enrichir la connaissance humaine. Les soutes des bateaux de retour regorgent de trésors de toutes sortes. Parmi ceux-ci, beaucoup de plantes jusqu’alors inconnues ; par ce biais et en une vingtaine d’années, le nombre d’espèces végétales répertoriées passe ainsi de dix-huit mille à quarante mille. Des esprits « curieux de tout », encore influencés par les « lumières » du siècle précédent, entreprennent l’encyclopédique travail de recensement et de classification de ces merveilles.  (suite…)

Entretien de Jean-Claude Michéa avec la revue « Landemains »

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Entretien réalisé en octobre 2020 pour le numéro 10 de la revue Landemains

repris le 3 janvier 2022 sur le site A contretemps 

 

 

Le travail du collectif « nouTous » ainsi que du journal Landemains est, en constante collaboration avec les associations environnementales historiques et le réseau des initiatives locales à vocation écologiste (au sens étymologique et scientifique du terme) d’informer, de sensibiliser et de mobiliser l’opinion sur les enjeux clairs de protection de la nature : organiser le combat, penser la réalité, réduire la complexité technocratique, créer des clivages compréhensibles pour simplement protéger du sable, de la terre, des arbres et de l’eau. Selon nous, la stricte protection de la nature, de notre nature, est le seul point de convergence possible pour qui veut donner et redonner sens à sa vie et à la vie. Vous êtes abonné à Landemains depuis le numéro 3, vous suivez les activités du collectif « nouTous » et êtes informé des enjeux environnementaux qui agitent notre région. Vous êtes signataire du manifeste « les Landes sont ma nature » ; que signifie pour vous cet engagement ?

Jean-Claude Michéa.– Quand j’ai choisi, il y a maintenant un peu plus de quatre ans, de m’installer dans un petit village des Landes – à 10 kilomètres du premier commerce et à 20 kilomètres du premier feu rouge, comme j’ai l’habitude de le décrire pour ceux de mes amis citadins qui croient encore que la « France périphérique » n’est qu’un mythe inventé par Christophe Guilluy [1] – c’est avant tout parce que le style de vie moutonnier, hors-sol et humainement appauvri des grandes métropoles modernes (dans mon cas, celui de Montpellier) avait fini par me devenir insupportable, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel. Le fait de m’être abonné à votre revue – j’ai découvert le numéro 2 de Landemains à la librairie « Caractères » de Mont-de-Marsan – et d’avoir, dans la foulée, signé votre manifeste « Les Landes sont ma nature » (le terme d’« engagement », avec toute sa charge sartrienne, me paraissant toutefois un bien grand mot !) n’a donc, par lui-même, rien de surprenant.
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François d’Assise et les poètes de la reverdie, par Renaud Garcia (Bibliothèque verte de Pièces et main-d’œuvre)

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Renaud Garcia

François d’Assise et les poètes de la reverdie

Mis en ligne par PMO sur leur site le 28 décembre 2021

La reverdie est un chant d’amour et de printemps, issu de vieilles traditions païennes et paysannes, qui surgit dans les pays de langue d’oc au XIIe siècle, avec Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1127), le premier des troubadours connus ; et s’étend jusqu’au XVe siècle dans les pays de langue d’oïl, où Charles d’Orléans (1394-1465) serait le dernier trouvère connu. On vous passe l’anglo-normand, le franco-provençal et toutes les langues merveilleuses issues des fusions gallo-romaines et des gosiers gallo-germaniques[1].

« Dieu, c’est-à-dire la nature » (Spinoza). La reverdie et ses formes diversifiées (l’aube, la pastourelle, etc.), exaltent la puissance « naturante » (génératrice) du divin, et exultent de l’immersion du « naturel » (de la progéniture), au sein de la nature – c’est-à-dire de dieu. Le poète ne chante pas la nature ; il est la nature qui chante ; au même titre que les eaux, les oiseaux, les feuillages. Ce chant de la nature célébrant sa propre renaissance, inséparable de la saison des amours.

Nos vieux chants paysans, même raffinés par de sçavants poètes, ignoraient cette prétendue coupure nature/culture que leur reprochent à tort les novices de l’école desco-latourienne. Pommes et poèmes poussaient naturellement, si l’on ose dire, des poètes et des pommiers. – Mais on peut le dire à la façon du « socialisme scientifique » : « la nature est le corps non organique de l’homme » (Marx).

François d’Assise (1182-1226), né avec la reverdie, pourrait être décrit en termes anachroniques comme un fils à papa des années soixante. Un héritier cherchant sa vocation successivement dans le business, la route et la poésie beatnick (donc mystique), l’engagement chevaleresque au service de la patrie (René Char), et la conversion finale à la vie en communauté (les douze premiers franciscains), à la pauvreté heureuse et à l’exultation de la coexistence avec frère Soleil, sœur Lune, etc. De manière tout aussi anachronique, on pourrait dire qu’il est contemporain du Jésus qui célèbre « les lys des champs », et du Kerouac qui chante « les vagabonds célestes ». Ces trois-là vivent dans leur temps à eux, qui n’est pas celui de tout le monde.

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Jacques Ellul, « La classe politique »

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Jacques Ellul

La classe politique
Combat nature, 1983

 

J’ai pris position à plusieurs reprises contre l’engagement en politique – la petite politique électorale et pour acquérir des représentants – et je ne vais pas y revenir. Pourtant je veux ici soulever une question qui me paraît très décisive pour le mouvement écologique. Tous les discours, exprimés ou tus, que j’ai discernés relèvent d’une idéologie politique complètement périmée : je suis contre la politisation de l’écologie parce que la politique est devenue un métier.

Et partout je vois continuer à vivre, penser, agir, comme si l’on était encore dans l’univers idéologique où la politique est l’affaire de tous, où chacun a le droit et la possibilité d’intervenir en politique, où la démocratie est une réalité actuelle. Ceci est un rêve. La politique a été confisquée par quelques-uns. Et nous tous avons la satisfaction de choisir une fois tous les cinq ou sept ans entre des personnes également inacceptables, entre de faux « programmes », et des « idées » parfaitement éculées qui ne répondent plus à aucune des questions qui se posent effectivement à l’homme et à la société de ce temps. Et l’un des mérites de l’écologie est précisément de prétendre présenter, soutenir, expliciter ces problèmes et ces difficultés actuels. Mais nous devons savoir que si nous nous en tenons à cette ligne, cela exclut toute participation au système électoral, représentatif, etc., à quelque niveau que ce soit, de quelque façon que ce soit. Car cela ne peut avoir aucune autre conséquence que de faire entrer quelques écologistes dans une sorte de club très serré, la « classe politique ». 

Il faut être conscient avant tout de ce fait de la classe politique. Nous ne sommes pas là en présence d’une question théorique (démocratie directe ou démocratie représentative !) mais d’un mécanisme sociologique qui a amené la formation d’une « masse » pervertissant toute action politique actuelle. (suite…)

Renaud Garcia, « La collapsologie ou l’écologie mutilée »

Renaud Garcia

La collapsologie 
ou l’écologie mutilée

Chapitre 6
Acceptation, révolte, désespoir

New agers ou doomsayers ? Les collapsologues veulent être pris au sérieux. Aussi refusent-ils publiquement l’étiquette du New Age pour la raison suivante : ils ne promettent aucun Éden, aucune régénération paradisiaque sur une quelconque Sirius, comme dans les romans de Doris Lessing. Ils apportent de mauvaises nouvelles, irréfutables de surcroît. Leur discours évoque en général l’affliction, la peine pour la Terre, le deuil nécessaire d’une civilisation. Ils ont renoncé à 1’espoir, cette illusion. Une telle attitude recèle, en apparence, la promesse d’une profondeur existentielle, car s’il est vrai que nous sommes « foutus », alors d’une certaine façon tout commence ici. « We are doomed. Now what ? », demandent les « effondristes » américains (1). Nous sommes foutus. Et maintenant ? « La vie est belle », répond l’activiste Derrick Jensen, une des figures du mouvement Deep Green Resistance, dont les manuels théoriques et stratégiques ont été récemment traduits en français.

Dans un court texte intitulé « L’espoir est un fléau », il condamne radicalement l’idée même d’espoir. L’espoir est l’aspiration à une condition future sur laquelle l’individu n’a aucune influence. Il est l’expression de l’impuissance et, pour cette raison, un appât commode entre les mains du pouvoir, pour inciter les masses apeurées à faire ce que ce dernier a envie qu’elles fassent, dans l’attente d’une hypothétique amélioration de leur condition. Et Jensen de citer un dicton bouddhiste, selon lequel l’espoir et la peur se poursuivent l’un l’autre. Sans espoir, il n’y a pas de peur, et réciproquement. Dès lors que l’espoir meurt, la peur disparaît. Nous mourons en tant que créatures dépendantes et craintives. S’ouvre alors le domaine de l’action : « Lorsque vous renoncez à l’espoir, non seulement vous survivez, mais il y a mieux. Et c’est que d’une certaine manière, vous mourez. Et ce qu’il y a de merveilleux dans cette mort, c’est qu’une fois mort ils – ceux au pouvoir – ne peuvent plus vous toucher (2). »

(suite…)

Jean-Philippe Qadri, « Au nom du vivant »

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Jean-Philippe Qadri
Au nom du vivant

Préface à la réédition de
À temps et à contretemps

Entretiens de Jacques Ellul
avec Madeleine Garrigou-Lagrange,
aux éditions R&N

1981. — Année particulière pour Jacques Ellul puisque, sans calcul de sa part, elle se place sous le signe de la parole.

Tout d’abord la parole regrettée du professeur agrégé de droit romain et d’histoire du droit : enseignant à la faculté de droit et de sciences économiques de Bordeaux depuis 1944, à l’institut d’études politiques depuis 1947, Jacques Ellul est à présent retraité. Ensuite, en un temps où celle-ci est humiliée par la domination des images et des écrans, la parole célébrée par l’écrivain, dans un livre devenu une référence majeure de son œuvre (1). La parole singulière du chrétien à la radio (2) et dans la presse (3), mais aussi (bien plus rare) à la télévision, dans l’émission littéraire « Apostrophes » – à l’occasion de la parution, trois mois auparavant, de La foi au prix du doute (4). La parole reconnue du penseur qui livre un essai en guise d’épilogue de la première monographie universitaire que lui consacrent des chercheurs américains (5).

Mais surtout la parole recueillie de l’homme, avec la publication de deux livres d’entretiens : le premier reprend des enregistrements de 1979 avec Willem Vanderburg, stagiaire postdoctoral de Jacques Ellul entre 1974 et 1978 (6) ; le second rassemble des échanges de 1980 avec Madeleine Garrigou-Lagrange, fille d’André Garrigou-Lagrange, doyen de la faculté de droit de Bordeaux de 1953 à 1962. Cette même année enfin, Patrick Chastenet, lui aussi ancien étudiant de Jacques Ellul, commence un cycle de conversations qui conduira au troisième et dernier grand livre d’entretiens donné par Ellul et qui sera publié en 1994, peu après sa mort (7). (suite…)

Catherine Lucquiaud, « Quelle échelle pour la souveraineté éducative ? »

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Catherine Lucquiaud
Quelle échelle pour la souveraineté éducative ?
7 mars 2021

Il y a déjà vingt ans que nous avons quitté le XXe siècle des deux premières guerres mondiales pour entrer pleins d’espoir dans le XXIe et découvrir déconcertés que les guirlandes clignotantes ne font pas Noël. Le bruit déjà assourdissant de la diversion enfle sans cesse, les slogans imbéciles enivrent, la course à l’innovation devient frénésie. La liberté individuelle s’étiole, emprisonnée dans un carcan qui se resserre à présent de semaine en semaine. Son exercice devient difficile, l’apathie gagne, la sclérose menace…

Pourtant, il y a un peu plus d’un siècle, l’école républicaine était censée offrir à tous l’émancipation intégrale par l’accès à la connaissance : connaissance des savoirs humains accumulés par des siècles de civilisation, connaissance de soi et de l’autre par une vie sociale élargie et enrichie. L’une et l’autre devaient développer conjointement la capacité de chacun à prendre en main son destin, à faire des choix libres et éclairés, à tailler et polir sa pierre pour consolider l’édifice démocratique commun. L’idée était belle, source d’espoirs infinis : à travers l’institution scolaire, l’Etat promettait à chacun, quels que soient son milieu social et ses moyens financiers, de pouvoir bénéficier de l’éducation de qualité qui lui offrirait enfin la vraie liberté. (suite…)

Pierre Madelin, « Faut-il en finir avec la civilisation ? »

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Pierre Madelin

Faut-il en finir avec la civilisation ?
(Primitivisme et effondrement, éd. Ecosociété, 2020)

Conclusion

À bien des égards, et aussi provocateur cela puisse-t-il paraître de qualifier ainsi une sensibilité qui ne cesse d’affirmer son hostilité vis-à-vis du monde moderne, rien n’est plus moderne que le primitivisme. Au mépris de connaissances archéologiques et ethnographiques toujours plus nombreuses qui démentent certaines de ses thèses les plus essentielles, celui-ci attribue en effet aux chasseurs-cueilleurs toutes les valeurs et tous les idéaux que notre société ne cesse de proclamer et de promettre sans jamais parvenir à les réaliser pleinement : la liberté et l’égalité, l’abondance et l’harmonie avec la nature, la parité entre les hommes et les femmes, le temps libre ou encore la non-violence. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les théories primitivistes les plus sophistiquées aient été élaborées à partir des années 1960-1970, à un moment où l’Occident est entré dans une période de « panne eschatologique » (1) sans précédent, les promesses de la modernité industrielle s’effondrant de toutes parts, aussi bien dans les pays libéraux de l’Ouest que dans les nations du bloc socialiste. D’une certaine façon, le primitivisme est le fruit de cette panne eschatologique. Utopiste déçu, persuadé que ses idéaux ne pourront se réaliser dans un futur proche au sein de sa propre société, l’idéologue primitiviste les projette dans un passé lointain et inaccessible qui est en quelque sorte le reflet de leur apparente inaccessibilité dans notre présent. Et à défaut de pouvoir miser sur la transformation sociale qu’il appelle de ses vœux, il s’en remet assez naturellement à une forme d’individualisme mystique ; il cherche dans la nature sauvage une échappatoire à l’histoire et à ses insolubles contradictions, une plénitude et une perfection que la société ne peut pas lui offrir.

Si j’ai néanmoins jugé utile de rédiger ce petit livre sur les théories primitivistes, c’est non seulement parce qu’elles jouissent malgré tout d’un certain crédit, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elles posent des questions cruciales, intellectuellement et politiquement très stimulantes, aussi imparfaites et critiquables soient les réponses qu’elles leur apportent. Leur radicalité stimule la radicalité de tous ceux qui s’y intéressent, car elle les pousse, eux aussi, à se demander quelle est la racine historique et anthropologique des désastres socioécologiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, quand bien même ce serait pour en tirer des conclusions divergentes. (suite…)

Bernard Charbonneau : « Le Monde » diffuse de fausses informations

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Bernard Charbonneau : Le Monde diffuse de fausses informations

 

Bernard Charbonneau (Bordeaux, 1910 – Saint-Palais, 1996) n’a pas eu souvent les honneurs du Monde, lui qui fut durant la plus grande partie de sa vie occulté, sinon méprisé, par la presse et l’édition de son pays. Mais il est des hommages posthumes dont il se serait bien passé.

Un certain Luc Chatel (rien à voir avec le politicard sarkozyste, même s’il s’est servi de cette homonymie pour monter un canular douteux) signe le 20 décembre 2020 dans le journal officiel de la technocratie un article intitulé « Comment le christianisme influence l’écologie politique » où notre libertaire gascon est par deux fois qualifié de « théologien protestant ». « Théologien protestant » ! On entend d’ici trembler sous ses vociférations la pierre tombale du Boucau où Charbonneau est inhumé aux côtés de sa femme Henriette. Comment peut-on écrire et publier de telles contre-vérités ? Est-ce la paresse et l’incompétence d’un journaliste, un nouveau canular ou bien une de ces diffamations dont Le Monde s’est déjà rendu coupable par le passé[1] ?

Il aurait pourtant suffi aux Décodeurs, la cellule de « vérification des faits » du Monde, d’ouvrir n’importe lequel des ouvrages de Bernard Charbonneau ou de faire la moindre recherche pour apprendre que ce libre penseur n’avait rien d’un « théologien » – pas plus que d’un « protestant » d’ailleurs puisqu’il fut baptisé et reçut une vague éducation catholique jusqu’à sa communion solennelle.

Son ami Jacques Ellul qui, lui, était croyant, s’en désolait :
« Nous avons vécu à la fois dans une très grande proximité d’idées et dans une perpétuelle confrontation ; car il était non chrétien et même assez violemment antichrétien. Ce qu’il ne supporte pas chez les chrétiens, c’est d’avoir trahi, en tout, ce que Jésus a porté sur la terre. Ainsi, à chacune de nos rencontres j’ai eu à subir un procès des chrétiens. Il montre toujours une extrême violence à l’égard des chrétiens, d’autant plus grande qu’il a parfaitement compris ce qu’aurait dû être le christianisme, ce qu’auraient dû vivre les chrétiens [2]. »

(suite…)

5G : l’entretien que vous auriez pu lire dans « Le Monde », par PMO

Nos lecteurs savent que nous ne faisons pas partie de la Société des Amis du Monde, l’organe central de la technocratie. Nous ne quémandons jamais la faveur d’une tribune dans ses pages « Débats », mais nous avons accepté pour la troisième fois en vingt ans, de répondre aux questions d’un de ses journalistes. Les deux premières fois, il s’agissait des nanotechnologies et de la tyrannie technologique ; cette fois de la 5G et du monde-machine.
L’article du Monde (« Protection de la santé, lutte contre le consumérisme… Pourquoi une partie de la gauche s’oppose à la 5G », 18/08/20 – à lire ici) vise essentiellement à valoriser les parasites et récupérateurs du type Piolle et Ruffin. Il n’était pas question que notre entretien paraisse in extenso. Raison de plus pour le publier nous-mêmes en ligne.

***

Le Monde : Comment expliquez vous l’opposition croissante à la 5G et que des partis de gouvernement se joignent à ce combat qui était encore marginal il y a quelques mois ?

Pièces et main d’œuvre : La 5G est la dernière vague de l’emballement technologique qui, depuis 50 ans, accélère l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. Comme à chaque étape, une minorité refuse l’injonction à « vivre avec son temps », ainsi que la déshumanisation et la dépossession par l’automatisation.
Cette minorité – méprisée par la technocratie et ses porte-paroles médiatiques – s’est fait entendre plus que d’ordinaire à l’occasion du déploiement à marche forcée des compteurs-capteurs Linky. Nous avons animé des dizaines de réunions publiques à travers la France, réunissant des publics de plus de 100 personnes (avec des pointes à 300), même dans des villages, où s’exprimait ce refus du premier objet connecté imposé (voir ici). Si la presse nationale a longtemps ignoré ce mouvement démarré en 2016, puis l’a tourné en dérision (en gros, un mouvement de « ploucs » ignorants), une revue de la presse locale entre 2016 et 2019 donne un aperçu de l’ampleur et de l’intensité de ces débats avec des « gens normaux », non militants – d’abord surtout des retraités, puis de plus en plus de jeunes.
Après des années d’enquête sur la smart city, la ville-machine et la société de contrainte , nous, Pièces et main d’œuvre, avons été les premiers surpris par ce mouvement de fond. Lequel ne s’est pas arrêté avec le déploiement de Linky, mais a élargi sa réflexion au gaspillage énergétique de la société électrique, à la société-machine et à la 5G, indispensable à l’interconnexion des milliards d’objets connectés censés fonctionner à notre place. (suite…)

Daniel Cérézuelle, «La liberté chez Bernard Charbonneau et Jacques Ellul » 

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Daniel Cérézuelle

« Le plus dur des devoirs »
La liberté chez Bernard Charbonneau
et Jacques Ellul

 

Sortir du productivisme, remettre à leur place la technique et l’État. « Les progrès de la science qui étend jusque dans l’homme le domaine du déterminisme, la pression des masses et de l’organisation technique qui restreint sans arrêt l’initiative des individus rendent chaque jour plus évidemment fallacieuse l’illusion d’une liberté qui serait naturellement donnée (1). » Dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste (2), texte rédigé en 1935, Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) se révoltent contre la dépersonnalisation de l’action qui résulte du fonctionnement normal des structures économiques, institutionnelles administratives et techniques qui organisent la vie sociale de leur temps et déterminent son évolution. Il en résulte un monde caractérisé par l’anonymat, l’absence d’initiative et de responsabilité personnelles. Comme l’écrit Charbonneau dans un texte de 1939 : « La société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres (3). » En 1937 dans Le sentiment de la nature, force révolutionnaire (4), Charbonneau montrait comment le développement industriel prive les hommes de la possibilité d’établir un rapport équilibré et épanouissant avec la nature. Cette montée en puissance et cette autonomisation des structures s’impose comme un phénomène social total, et détermine aussi nos manières de penser et de sentir. Convaincus qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, Charbonneau et Ellul se sont associés pour contribuer à une nécessaire réorientation de la vie sociale, remettre à leur place l’économie, la technique et l’État et pour promouvoir « une cité ascétique afin que l’homme vive (5) ». Ils ont voulu susciter un mouvement de critique du développement industriel, du culte de la technique et de l’État, et jeter les bases d’une maîtrise collective du changement scientifique et technique. À ce titre, on peut considérer ces deux jeunes Bordelais comme des précurseurs de l’écologie politique et du mouvement décroissant.

(suite…)

Une tribune dans « La Décroissance »

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Les Amis de Bartleby

Une tribune dans La Décroissance
(Parue dans le n° 165 de La Décroissance, décembre 2019)

Lutter contre le nucléaire, la création d’un centre commercial, d’une rocade ou de tout autre grand projet nuisible en multipliant les comités de défense locaux, cela nous paraît une stratégie essentielle de l’écologie politique. Mais marcher vaguement « pour le climat », à l’instar des manifestations médiatiques qui se développent actuellement dans les métropoles, cela a-t-il un sens ?

Curieuse époque en effet où certains marchent, nagent, rament, pédalent, tricotent… « pour le climat » comme d’autres font des processions pour faire tomber la pluie. On pourrait néanmoins trouver sympathiques ces happenings s’il s’y tenait des propos d’un quelconque intérêt. Mais qu’y entend-on ? « Bouffe ma chatte, pas la planète », « Si y’a plus de terre, y’a plus de bière », « Pas d’climat pas d’chocolat »… Dans le même esprit, les militants d’Extinction Rebellion avaient accroché en mai dernier, sur le palais de la Bourse de Bordeaux, une banderole géante qui clamait : « Chirac, reviens ! » (Pour reprendre les essais nucléaires ? Buter quelques Canaques de plus ?) Leur prétendu second degré masque mal leur indigence politique. Comme le reconnaît ingénument Greta Thunberg, l’égérie de Youth for Climate : « Mais je ne parle jamais de politique, tout ce que je dis, c’est que nous devons écouter la science. […] Nous n’avons pas l’éducation qu’il faut pour nous permettre de formuler des demandes, il faut laisser cela aux scientifiques. » Quand on sait que ces mouvements sont financés par des fonds abondés par des multinationales et des multimillionnaires (le Climate Emergency Fund entre autres) pour promouvoir l’imposture de la transition énergétique (à l’échelle industrielle, les énergies renouvelables ne se substituent pas aux énergies fossiles, mais les requièrent et s’y ajoutent) et relancer une croissance verte avec le Green New Deal, on comprend mieux ce qui est en jeu et le « sens » de ces manifestations.  (suite…)

PMO, « Ellul & Charbonneau contre la fabrication de l’homme-machine »

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Pièces et main-d’œuvre

Ellul & Charbonneau contre la fabrication de l’homme-machine

(Repris du site de PMO)

Voici un article de Bernard Charbonneau (1910-1996), Vers un meilleur des mondes, publié en 1984 dans Combat nature, et un extrait de Ce que je crois, de Jacques Ellul (1912-1994), publié en 1987 chez Grasset (à lire ci après). Deux textes contre la fabrication de l’homme-machine (FIV, PMA, GPA, eugénisme et manipulations génétiques), que nous republions à l’occasion du vote de la nouvelle loi de « bioéthique », étendant à toutes les femmes, fécondes ou non, seules ou en couples, l’accès aux technologies de production infantile.

Merci à qui nous les a passés et à qui les fera passer à son tour.

 

Ces textes, nous ne les connaissions pas quand nous avons publié dans La Décroissance, en octobre 2019, notre Appel contre l’eugénisme et l’anthropocide[1]. Ni en septembre, Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine[2]. Ni les multiples enquêtes consacrées depuis deux décennies à la machination de l’homme, notamment dans le domaine de la production infantile.

Certains nous ont reproché, comme d’habitude, de parler trop tôt, ou trop tard, trop fort, trop clair, trop compliqué – enfin trop. Nous avons découvert avec surprise et plaisir qu’Ellul & Charbonneau employaient déjà nos mots, et sans plus les mâcher que nous : « fabrication de l’homme par l’homme », « bombe génétique », « eugénisme scientifique », « homme-machine », « ensemble de pièces détachées », « mécanique composée de multiples rouages que l’on peut séparer, reporter, recomposer autrement… », etc.

Non que nous soyons sensibles à l’argument d’autorité, mais nous préférons avoir raison avec Ellul & Charbonneau que tort avec tout le monde. Et les critiques qu’ils adressent sur le vif au biologiste Jacques Testart, « inventeur » de la fécondation in vitro (FIV), restent les nôtres :

« D’ailleurs, Le Monde nous apprend que le « père » d’Amandine, le premier bébé éprouvette, a commencé sa carrière à l’INRA avant de passer à l’INSERM. On nous apprend que cet éminent inséminateur « supporte mal le monde médical, son appétit du gain », c’est pourquoi « il veut gagner un peu plus que son salaire, il a obtenu l’autorisation de vendre ses services à l’hôpital américain de Neuilly » (Cf. Le Monde 12-13 février 1984).[3] »

(suite…)

Jacques Ellul, « Les précurseurs »

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Jacques Ellul

Les précurseurs

(Foi et vie n° 34, juillet 1988)

L’Histoire de la littérature de réflexion sur la technique reste entièrement à faire. Je vais me hasarder à donner ici quelques indications. Dès l’abord, on peut distinguer trois sortes d’œuvres qui s’y rattachent. Il y a bien entendu les ouvrages de science-fiction, qui, à leur origine, étaient du travail sérieux et dont les ancêtres furent Carol Capêk et Huxley, mais qui depuis sont tombés dans une vulgarité et une absurdité qui font que l’on ne peut rien en tirer de sérieux pour notre réflexion. Il y a ensuite les œuvres purement littéraires qui ne sont pas de la science-fiction, comme Les Choses de G. Perec, Les Abeilles de verre de E. Jünger, et puis les œuvres d’analyse et de connaissance concrète. Mais celles-ci se divisent elles-mêmes en études philosophiques, auquel cas l’examen de la technique est un fragment d’une œuvre plus vaste, la technique n’est pas considérée en elle-même, mais comme une sorte d’exemple ou de facteur, pris en compte pour justifier une étude soit historique, soit philosophique, ce sera par exemple Spengler ou Heidegger. Et puis viennent les études de la technique pour la technique, prise comme objet principal et considérée dans sa pleine importance. Ce sont les œuvres de ces deux dernières catégories que je retiendrai ici. Je ne crois pas que Huxley ou Orwell nous instruisent beaucoup. J’aurais envie (malgré l’admiration littéraire que j’ai pour eux) de dire que ces œuvres au contraire nous rassurent pleinement sur la technique ! En effet elles sont si extrêmes, si totales, si absolues que l’on se dit en considérant la réalité quotidienne : « Mais il n’y a rien de tout cela autour de moi ! notre société n’est en rien organisée de cette façon, donc, nous n’avons rien à craindre. » Je dirai que ces œuvres, même si elles sont à la limite très exactes, peuvent seulement de façon fragmentaire nous amener à poser parfois quelques questions. Et l’on se dit : « Tiens, cela correspond à ce que Huxley avait dit », ou encore « c’est bien ce que Orwell avait prévu » (quel battage n’a-t-on pas fait autour du livre 1984 !), mais sans que cela implique la moindre prise de conscience et surtout sans que nous soyons amenés à comprendre comment on en est arrivé à ce point final. Or c’est précisément ce qui est essentiel : comprendre comment évolue ce phénomène nouveau qu’est la technique, quelles sont ses voies, quel est son mode de développement ; voilà le vrai problème. C’est pourquoi je laisserai en général de côté les philosophes et les théologiens qui veulent voir en elle une expression tout à fait normale de la vocation de l’homme, et ne font guère de distinction entre les techniques artisanales du Moyen Âge par exemple et la technique moderne. (suite…)

« L’écobusiness de Darwin, leur évolution et la nôtre »

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L’écobusiness de Darwin,
leur évolution et la nôtre

Un matin de décembre 2012, Bordeaux se réveillait avec une nouvelle pustule sur sa rive droite. Darwin, un « écosystème écolo », une « ruche dédiée aux activités écocréatives » dans une « démarche de développement durable », un « laboratoire de la ville du XXIe siècle », s’était installé au sein de la métropole française la plus en vogue, dans une caserne militaire désaffectée estimée à 2 millions d’euros que la Communauté urbaine brada pour deux tiers de sa valeur à Philippe Barre, riche héritier de la grande distribution.

Juteuse affaire immobilière maquillée par des publicitaires en une étrange promesse de rédemption écologique, Darwin n’est qu’un décor en trompe-l’œil, qui peine à cacher les contradictions sur lesquelles il est édifié. Ses hérauts avaient d’ailleurs jugé nécessaire de prendre les devants en publiant sur leur site une longue page bourrée de justifications creuses : « Darwin, face aux préjugés ». À notre tour de tirer les choses au clair.

Écospéculation et publicité durable

Alain Juppé, un des plus fervents protecteurs de Darwin, nous met sur la voie : « Ce ne sont pas simplement de doux rêveurs, ce sont des entrepreneurs qui investissent leur argent. » Ainsi Philippe Lassalle Saint-Jean. Cet agro-industriel qui a flairé les belles recettes promises par le bio est l’un des barons de Darwin. Saviez-vous que le restaurant et l’épicerie de Darwin sont tenus par ce membre du Medef, président du Club d’entreprises de la rive droite (CE2R), membre associé de la Chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux, entre autres responsabilités ? Darwin lui donne l’occasion d’écouler à prix d’or de la bouffe en série sous label écolo. Ainsi, le visiteur rencontre dès l’entrée ce « lieu rempli du charme de la récup »… qui n’est autre qu’un supermarché. Ses allures de squat camouflent avec peine les rayonnages bio d’un Leclerc : touchant hommage, sans doute, aux origines familiales de Philippe Barre, investisseur en chef.

Saviez-vous que les patrons de Darwin, Philippe Barre et Jean-Marc Gancille, sont les piliers historiques d’Inoxia (filiale d’Evolution, alias Darwin), une agence de publicité au chiffre d’affaires annuel à six zéros ? Engagée dans le développement durable, spécialisée dans « la transition écologique de la société », Inoxia se charge de verdir l’enseigne de projets écologiquement et socialement nocifs. Elle compte de fameux bétonneurs parmi ses clients (dont Bouygues Immobilier) et diverses chaînes commerciales. Sans oublier Euratlantique, cette gigantesque opération d’aménagement urbain qui remodèle 730 hectares au sud de la métropole de Bordeaux pour le plus grand profit des technocrates et des spéculateurs… Archétype du greenwashing, Darwin se gave en donnant une allure « durable » à la liquidation du monde.  (suite…)

« TGV : gagner du temps et perdre sa vie »

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TGV : gagner du temps
et perdre sa vie

Contre la LGV Paris-Bordeaux
Contre le despotisme de la vitesse
Contre le totalitarisme technologique

À Bordeaux, les 1er et 2 juillet 2017, deux journées de festivités sont organisées pour célébrer l’arrivée du train à grande vitesse sur la ligne Paris-Bordeaux – ou plutôt Tours-Bordeaux, puisque le premier tronçon est en service depuis 1990. Nous ne voudrions surtout pas gâcher la fête, juste donner quelques raisons de ne pas se prosterner devant le TGVeau d’or, cette nouvelle idole de la religion du progrès, et signifier à ses grands prêtres qu’il existe encore quelques sceptiques, à défaut d’une opposition organisée aux nuisances et aux nuisibles.

En 1988, le Bordelais Jacques Ellul écrivait, dans Le Bluff technologique : « Le TGV Sud-Ouest est une absurdité : le trajet Paris-Bordeaux se fait en 4 heures. Avec le TGV on le fera en 3 heures. Est-ce que vraiment une heure de gagnée vaut les 15 milliards de francs prévus pour cette entreprise ? » Près de trente ans plus tard, la question reste posée : ces pauvres 54 minutes « gagnées » avec la ligne à grande vitesse (le trajet
Paris-Bordeaux se faisait en 2 heures 58 avant les travaux de la LGV Tours-Bordeaux, contre 2 heures 4 annoncées désormais) valent-elles les 9 milliards d’euros engagés (7,8 milliards pour la ligne, 1,2 pour les aménagements) ? 160 millions d’euros dépensés par minute « gagnée »… on savait que le temps c’est de l’argent, mais là c’est de l’or pur ! Et la liste est longue de tout ce qui a été perdu pour ces quelques minutes volées, à commencer par les dégâts causés aux 5 300 hectares d’espaces naturels, agricoles ou forestiers, pour poser les 302 kilomètres de la LGV – « un massacre environnemental », « une plaie béante » selon des associations de protection de la nature –, dégâts qui seront, on nous l’affirme, entièrement « compensés ». Comme si l’on pouvait compenser un tel saccage en marchandisant la nature.

Rappelons brièvement les conditions de ce partenariat public-privé (PPP) : Lisea, le consortium piloté par Vinci (parkings, autoroutes et aéroports, voir Notre-Dame-des-Landes), a obtenu, contre le financement d’un peu plus de 50 % du projet, une concession de cinquante ans, de 2011 à 2061, pour construire et gérer cette LGV, la première ligne ferroviaire sous concession privée en France. En échange, il perçoit les péages que versera tout opérateur pour le passage de ses rames sur la ligne. Comptant sur cette manne pour se rembourser (entre 10 000 et 15 000 euros le passage selon le type de train), Lisea veut bien sûr voir circuler le plus possible de rames sur sa ligne, COP 21 ou pas. C’est ainsi qu’il a imposé 18,5 allers-retours par jour à Guillaume Pepy, le PDG de la SNCF, lequel avait pourtant calculé que 13 étaient bien suffisants. Conséquence de ce racket : dans son budget 2017, la SNCF a inscrit une perte de 90 millions d’euros pour seulement six mois d’exploitation. Ce qui présage 180 à 200 millions d’euros de déficit annuel. Si l’on ajoute que l’État a dû se porter caution des crédits contractés par les partenaires privés du projet, et donc que c’est l’argent public qui devrait, in fine, assumer l’investissement, on voit qui payera ce nouveau carrosse des classes supérieures. Ce sont les clients (qu’on appelait « usagers » du temps du service public et du sacro-saint prix unique du kilomètre sur tout le territoire) qui seront rançonnés, la hausse prévue étant par ailleurs proportionnellement bien plus importante sur les billets de seconde classe que sur ceux de première, alors que les sièges de celle-ci bénéficieront de la dernière technologie, véritables bureaux connectés avec sièges pivotants, prise de courant, port USB, Wifi gratuit, liseuse personnelle et mini-tablette permettant de brancher son smartphone. Ainsi, les « turbo-cadres » ne quitteront pas leur open space(suite…)

Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

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Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune.

Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
L’ouvrage est épuisé mais le fichier pdf de la version en ligne
(reproduction et diffusion libre) est gratuitement disponible :

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Ellul-Charbonneau, « Origine de notre révolte »

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Jacques Ellul
Bernard Charbonneau

Origine de notre révolte

(Première partie des Directives pour un manifeste personnaliste, Bordeaux, 1935)

Naissance de la conscience révolutionnaire

1. Un monde s’était organisé sans nous. Nous y sommes entrés alors qu’il commençait à se déséquilibrer. Il obéissait à des lois profondes que nous ne connaissions pas – qui n’étaient pas identiques à celles des sociétés antérieures. Personne ne se donnait la peine de les chercher, car ce monde était caractérisé par l’anonymat : personne n’était responsable et personne ne cherchait à le contrôler. Chacun occupait seulement la place qui lui était attribuée dans ce monde qui se faisait tout seul par le jeu de ces lois profondes.

2. Nous trouvions aussi notre place marquée et nous devions obéir à un fatalisme social. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de bien remplir notre rôle et d’aider inconsciemment au jeu des lois nouvelles de la société. Lois en face desquelles nous étions désarmés – non seulement par notre ignorance, mais encore par l’impossibilité de modifier ce produit de l’anonymat – l’homme était absolument impuissant en face de la Banque, de la Bourse, des contrats, des assurances, de l’Hygiène, de la TSF, de la Production, etc. On ne pouvait pas lutter d’homme à homme comme dans les sociétés précédentes – Ni d’idée à idée.

3. Cependant, malgré notre impuissance, nous sentions la nécessité de proclamer certaines valeurs et d’incarner certaines forces. – Or le monde qui nous offrait une place était entièrement construit sans tenir compte de ces valeurs et en dehors de ces forces. Il était équilibré sans que puisse jouer ce qui nous paraissait nécessaire (les libertés de l’homme, son effort vers sa vérité particulière, son contact avec une matière familière, son besoin d’unir la justice et le droit, sa nécessité de réaliser une vocation) ; on offrait bien une place pour ces forces, mais c’était une place inutile, où elles pouvaient s’épuiser stérilement, sans effet dans cette société. Ainsi se posait un double problème : un problème général et un problème personnel.

4. Le problème général consistait à se demander si la valeur de l’homme réside dans la valeur d’un homme pris au hasard dans une société ou dans la valeur de la société où vit un homme. Si, en somme, la société (quels que puissent être ses défauts abstraits ou pratiques mais généraux) reçoit sa valeur des hommes qui la composent, pris un à un, ou si les hommes reçoivent tous d’un bloc, du fait de leur adhésion à une société, les qualités abstraites et générales prévues pour cette société.

5. Le problème personnel consistait à se demander si nous pouvions incarner effectivement la nécessité que nous portions en nous. Si nous pouvions réaliser notre vocation – c’est-à-dire avoir une prise réelle dans cette société au nom des valeurs qui nous faisaient agir et qui étaient pour nous une contrainte intérieure. – Cette contrainte rendait le problème effectif et non pas seulement intellectuel. (suite…)

PMO : « Machines arrière ! »

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Machines arrière !
(des chances et des voies d’un soulèvement vital)

 

(Texte mis en ligne le 8 mars 2016 sur le site de Pièces et main d’œuvre)

 

 

Une revue universitaire vient de nous poser l’une de ces questions qui remplissent les bibliothèques de livres et les penseurs d’angoisse depuis 1945 : « Quelle forme est-il encore envisageable de donner à la résistance ? Peut-on espérer voir se lever les populations superflues contre le capitalisme technologique et ses soutiens politiques ? »

Il faudrait pour répondre à pareilles questions avec une certitude scientifique, maîtriser la théorie du chaos et connaître la situation dans toutes ses conditions initiales et toutes les chaînes de réactions qu’elles peuvent déclencher. Heureusement, ni les big data, ni les logiciels des sociologues et de la Rand Corporation, malgré tous leurs modèles, ne peuvent encore traiter l’avenir comme un mécanisme programmé.

Le plus sage serait de dire, oui, on peut espérer un tel soulèvement, mais ses formes, par nature, sont indéterminables, et c’est d’ailleurs ce qui en fera un véritable soulèvement et lui donnera une issue possible. Nous n’obéissons à nul destin. Tant qu’il y aura de la vie et de l’humain, l’irréductible liberté nous ouvrira une issue de secours.

Il y a cependant derrière ces deux questions, une troisième informulée, qui se résume classiquement par : Que faire ? et à laquelle tout partisan de l’émancipation s’efforce de répondre, en paroles et en actes. Que peut cet individu ? Que peut-il avec ses semblables pour transformer la situation donnée ? Et d’abord quelle est cette situation ? Qui sont les superflus ? Qu’est-ce qui les émeut ? Comment leur vient la critique ? Que sont les radicaux et comment peuvent-ils révéler aux superflus, le contenu même de leur rêve ancien ? Quelles sont les oppositions entre extrémistes et radicaux, et pourquoi les extrémistes sont les pires ennemis de toute radicalité ? Quels buts et moyens peuvent se fixer les partisans du soulèvement vital ?

Il ne s’agit pas ici d’un traité systématique. Nous avons tâché d’articuler sous une forme claire et sommaire, des éléments retenus de nos lectures, de nos observations, de notre expérience depuis quelques lustres : des matériaux de base. La pensée et le passé. Le rêve ancien du monde. La clarté des humanités. Des éclairs de Marx, Pascal, Rabelais. Un retour sur Debord et « la construction des situations». Les ZAD, le Chiapas et l’Etat islamique. L’anthropologie mimétique et le refus des politiques identitaires. Une théorie des idées et des propositions pratiques.

Faute d’avoir à offrir, comme d’autres, un grandiose plan stratégique, nous avançons les quelques directions dont nous sommes sûrs, jusqu’à ce que les faits les contredisent, pour servir ce que de bon semblera.

(suite…)

«Du vote comme rite de participation», par Bernard Charbonneau

Il l’a toujours été, et surtout il le deviendra de plus en plus, notamment dans les grands pays sans référendum où l’on vote pour des politiciens et des partis plutôt que pour telle politique. L’univers me dépasse, et aujourd’hui c’est la société objectivée dans l’État : la paix, la guerre, l’économie, les finances – qui me domine chaque jour d’un peu plus haut. Chaque jour le monde s’appesantit et se complique, soit que la technique le rende tel, soit quel la science me le dise. Chaque jour l’événement tombe du ciel, ma vie échappe un peu plus à ma pensée et à mon pouvoir. Politiquement je suis libre, mais d’autres ont fixé le lieu et la nature de mon travail, et ils s’occupent aussi de mes loisirs. Je choisirai le chef de l’État, mais de moins en moins le pain que je mange, la maison que j’habite, car c’est la science économique qui en décidera. Je ne maîtrise pas mon destin qui est torrent – production, pollution, information, population – indéfiniment en crue. Reste la guerre ou la paix. Mais l’on n’a jamais convoqué le peuple souverain pour la voter.

Quelle angoisse ! Au fond je n’en sais rien et je n’y puis rien. Heureusement que tous les quatre ans je deviens soudain omniscient et omnipotent : je vote. En général je n’ai guère le choix qu’entre deux biens, ou deux maux. Mais je peux choisir le moindre ; je décide entre le rouge et le blanc, si Dupont ou Durand fera la bombe atomique, si c’est lui ou l’autre qui m’enverra enseigner la grammaire structurale à Hirson. Je ne somnole plus dans mon petit bonheur ou mes petits ennuis privés en jetant parfois un coup d’œil peureux sur l’Himalaya qui me domine. J’émerge du trou, il fait bon, c’est le printemps des élections, l’air sent la politique ; en moi le citoyen se réveille, et d’innombrables coups de trompette m’y convient. Enfin je compte – au moins pour un ; je ne suis plus un individu, je suis le peuple. Ce jour-là, ainsi que tous je m’isole ; j’agis, j’ai des frères, donc des ennemis ; je ne suis plus seul. Je vote parce que j’y crois ; c’est un acte essentiel, décisif. Et moi aussi je vote – je suis un intellectuel critique – parce que je n’y crois pas et que cela n’a aucune importance. Maintenant c’est fait. Qui va gagner ? Les pour ou les contres, les bleus ou les verts ? Le suspense est à son comble. C’est fini ; j’ai voté, j’ai fait l’amour avec la France, j’ai fait pipi dans l’urne et je me sens mieux. J’ai rempli mon devoir et puis penser à autre chose : à gagner du fric ou aux vacances. J’ai voté, ouf ! J’en ai fini pour un temps, j’ai délégué mes pouvoirs. (suite…)

«Du bluff technologique à l’esbroufe artistique»

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Du bluff technologique
à l’esbroufe artistique 

Contre les projets d’art contemporain de la commande Garonne, et en particulier la mise au puits de l’œuvre de Jacques Ellul par Suzanne Treister

Décidément, les aménageurs n’en peuvent plus d’attentions envers les aménagés. Après la commande artistique Tramway (3 millions d’euros pour les deux premières tranches) qui nous a déjà valu une douzaine d’« œuvres » aussi ridicules que prétentieuses, Bordeaux Métropole (ex-CUB) nous annonce sa nouvelle commande Garonne (12 artistes, 8 millions d’euros) censée agrémenter nos rives dès l’an prochain.

Parmi les projets retenus par un petit cénacle d’oligarques (on ne va tout de même pas demander son avis à la populace), un monumental orgue à 36 sifflets qui fonctionnerait grâce aux rejets de vapeur de l’usine de retraitement des déchets de Bègles et qui nous donnerait, la chose peut être utile, l’heure de la pleine mer. « C’est une œuvre très complexe techniquement », nous prévient la réalisation artistique, qui ajoute  : « L’usine et l’œuvre vont faire corps. » Le mariage de l’Art et de l’Industrie  : on ne vous l’a pas soufflé. Quant à M. Duchêne, aménageur en chef à la Métropole, il nous affirme que ce projet « apporte une certaine forme de poésie dans une zone industrielle qui ne s’y prête pas forcément ». La poésie des ordures… on en est tout émus. Mais le gros lot, c’est une artiste anglaise, Suzanne Treister, qui l’emporte avec son triptyque à 1,5 million d’euros. Bingo !

La première des trois œuvres, une bibliothèque d’ouvrages de science-fiction, sera installée dans le grand équatorial de l’observatoire de Floirac. Six étagères murales, ça ne mange pas de pain, mais pourra-t-on emprunter les livres ? Combien ? Aucune information à ce sujet sur le site de Bordeaux Métropole, où l’on apprend toutefois que Suzanne Treister, après maints gribouillis psychédéliques, est « devenue une pionnière dans le champ du digital au début des années 90, en proposant des travaux autour des nouvelles technologies, et en développant des mondes fictifs et des organisations collaboratives internationales », et qu’elle a élaboré « par le biais de nombreux médias – vidéo, Internet, technologies interactives… – un large ensemble de travaux qui intègrent les récits excentriques et les champs de recherche non conventionnels, afin de révéler les structures qui relient le pouvoir, l’identité et le savoir ». On n’y comprend pas grand-chose mais qu’importe, on sent tout de suite que c’est du lourd. « Ses projets comprennent des réinterprétations fantastiques des taxonomies données et des histoires qui examinent l’existence de forces secrètes, invisibles et à l’œuvre dans le monde, qu’il s’agisse de celui de l’entreprise, du militaire ou du paranormal. » Mazette ! Et, en effet, la dame ne cache pas son goût pour l’occultisme, les sociétés secrètes, le spiritisme…, et se flatte d’avoir conçu un jeu de tarots ésotérico-subversif intégrant les figures d’Adorno, Arendt, Thoreau, Unabomber, Huxley, Zerzan, Mumford… mais, curieusement, pas celle d’Ellul. (suite…)

“La Publicité”, par Bernard Charbonneau

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Bernard Charbonneau

La Publicité

(1935)

Économistes et psychologues ne s’en soucient guère encore. Votre rue, votre journal, vos promenades, vos décisions, elle a tout envahi. Mais précisément, elle ne relève point des techniciens. Chacun pourrait en parler : où sont dès lors ses références ? Un spécialiste, un révolutionnaire spécialiste est sérieux ; ne leur a-t-on pas appris dès dix-huit ans à distinguer la connaissance scientifique de la connaissance vulgaire (et avec quelle vulgarité nos professeurs prononçaient-ils ce « vulgaire »).

Dans cette rubrique qu’ouvre Esprit sur la révolution quotidienne on se propose précisément de parler du désordre vulgaire. Vous ne spéculez pas, vous ne jouez pas en Bourse, vous n’exploitez personne : mais vous lisez les hebdomadaires comme les autres, vous allez au cinéma comme les autres, vous ouvrez votre journal comme les autres. Une époque prend son sens dans les faits et gestes quotidiens, ceux que personne ne remarque plus parce qu’ils sont passés dans l’instinct de l’époque, bien plus que dans ses doctrines ou dans ses singularités. Notre dénonciation du désordre serait incomplète si elle n’allait, sous la critique doctrinale et la présentation des grands désordres visibles, jusqu’à la critique quotidienne, reprenons le terme de Bloy, jusqu’à une exégèse des lieux communs.

Le propre du lieu commun est de paraître anodin, comme le propre du désordre bourgeois est de s’être habillé de politesse et de légalité pour adapter le brigandage aux délicatesses d’une société civilisée. Il est par nature celui qu’on laisse dire, laisse passer. Au-dessus des partis et des classes, il nous révèle, si nous voulons l’entendre, combien le même désordre est universalisé dans les cœurs, par-dessous les désordres propres aux partis et aux classes. Mais, à proprement parler, on ne l’entend pas. Il est plus excitant de s’émouvoir avec des formules systématiques et des enthousiasmes bruyants que d’écouter la vie quotidienne. Apprendre à reconnaître le quotidien, à saisir l’essentiel dans le médiocre, voilà par quoi nous arriverons à convaincre jusqu’au boutiquier du coin que notre révolution le concerne, et non pas seulement les intellectuels ou les futurs dirigeants.

La publicité est une de ces maîtresses invisibles de nos journées.

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“Le Militant”, par Bernard Charbonneau

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Bernard Charbonneau

Le Militant

(1939)

Avant d’aborder cette étude, je dois dire que ce n’est pas sans gêne que je me suis décidé à l’intituler : « Le Militant ». Il est toujours pénible de ranger les hommes sous une étiquette. Mais l’existence du militant est une réalité : il y a malheureusement des hommes dont toute la vie se ramène à une attitude sociale interchangeable.

I. – Apparition du militant

Il est significatif que nous puissions dire, en parlant de l’homme qui a une action politique : « c’est un militant », comme si cette action ne concernait pas également les autres. Or ce mot, dans son emploi actuel, est récent.

Vers 1830, on parlait de républicains, et non de militants républicains. Sans doute parce qu’on ne pouvait qu’être républicain – ce qui comportait l’obligation de donner aussi bien son temps que sa vie à la république ; et il eût semblé absurde qu’il y eût parmi les républicains une minorité de spécialistes chargés de travailler à l’avènement de la république pour le compte des sympathisants. Si l’on se servait de ce mot, c’était dans son sens large, car toute conviction forte entraîne à militer.

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“Réformisme et action révolutionnaire”, par Bernard Charbonneau

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Bernard Charbonneau

Réformisme et action révolutionnaire

(1939)

Quand on parle de réformisme, on donne généralement à ce mot un sens trop étroit. En fait, le réformisme est une tendance qui se rencontre dans tous les mouvements lorsqu’ils se heurtent à la réalité. Les réformistes de tous les partis emploient toujours les mêmes arguments et c’est la valeur de ces arguments qu’il s’agit de discuter ; il ne s’agit pas d’une controverse théorique, puisque nous verrons qu’elle aboutit à placer la question dans le temps et sur le plan de la décision.

Le réformisme – ses justifications

Dans la société actuelle, tous les partis, malgré les haines qui les opposent, ont une conception réformiste de l’action (du communisme à l’hitlérisme en passant par la social-démocratie). L’époque actuelle donne le spectacle étonnant d’une situation révolutionnaire sans précédent et d’une absence totale de mouvement révolutionnaire.

La déviation réformiste ne se produit avec autant de régularité que parce qu’elle naît d’une nécessité profonde. Aucun mouvement n’a pu échapper au dilemme de l’action : être pur ou être efficace ; employer des moyens efficaces et être entraînés par eux jusqu’à la trahison ; à quoi bon alors prendre le pouvoir si le pouvoir devient le principal obstacle à l’action ? Pour échapper à ce dilemme, les intellectuels réformistes distinguent entre le gouvernement qui est obligé de composer avec les faits et les forces révolutionnaires (intellectuels, petits groupes) qui le poussent à l’action ; faire participer au pouvoir ces forces révolutionnaires pures serait les corrompre, une société normale doit admettre les représentants de la révolution permanente.

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